LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

VIII année, 1966, Numéro 2-3-4, Page 106

 

 

Documents du XIème Congrès
du Mouvement Fédéraliste Européen*
 
 
L’Europe et la jeunesse
 
FERDINAND KINSKY
 
 
Il y a quelques mois, l’un des leaders des provos néerlandais a formulé le credo de son mouvement. Sous la rubrique « autorité » on pouvait lire sur le côté gauche d’une liste les termes et caractéristiques les plus importants qu’emploient les provos pour décrire la structure sociale d’aujourd’hui. Sous le titre « provocation » étaient énumérés, de l’autre côté, les postulats et les principes que les provos opposent aux valeurs de la structure politique et sociale actuelle. Un échantillon de cette liste schématique permet de comprendre l’objectif que visaient les provos en organisant leurs actions spectaculaires : 
Autorité
Provocation
Conscience déterminée par autrui
Conscience de soi-même
Objectivisme
Subjectivisme
Aliénation
Personnalisation
Mort
Vie
Imitation
Spontanéité
Politesse
Communication franche
Statique
Dynamique
Immobilité
Mouvement
Sérieux
Jeu
Absolu
Relatif
Contrainte
Liberté
Passé
Présent
Bureaucratie
Humanisation
Abstrait
Concret
Armée
Paix
Classes sociales
Egalité
Vieillesse
Jeunesse
Air vicié
Air pur
Voitures
Piétons
Pucelles
Femmes
Autorité
Provocation
Agression brutale
Non-violence
Justice
Droit
Oui
Non
Société
Individu
  
Au fond, il n’est pas tellement important de savoir si cette opposition radicale reflète l’extrémisme d’un petit groupe ou si elle caractérise l’attitude de la jeunesse d’aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que les provos ont réussi à créer, ou plus exactement à canaliser avec ce credo, un mouvement dont on ne connaît pas encore l’importance et les effets, d’autant plus que des groupes similaires se manifestent également avec succès dans d’autres pays. Il est aussi certain que les provos ont réussi à réunir plus de jeunes que nos partis et mouvements politiques. Le M.F.E. ne fait pas exception. Il faut néanmoins être prudent dans la comparaison des chiffres puisque les provos sont au fond contre des termes tels que « organisation » et « membres ». On peut tout de même dire que le nombre de ses « militants » dépasse, par exemple, le nombre total de tous les jeunes membres des partis politiques en République Fédérale d’Allemagne, sans parler de la force dynamique et révolutionnaire de leurs actions.
Ni le problème des générations qui a toujours existé, ni les phénomènes de puberté n’expliquent suffisamment le succès que connaissent les provos. Une telle force dynamique serait impensable si elle ne correspondait pas à une profonde inquiétude qui règne aujourd’hui parmi beaucoup de jeunes. Il est vrai que cette inquiétude ne provoque pas, chez la plupart de ces derniers, une critique aussi violente de l’ordre établi. Toutefois, à en croire les sociologues et les psychologues, cette opposition au moins inconsciente, au monde des parents est une caractéristique généralement répandue dans la jeûne génération. Dans cet ordre d’idées, il faut se demander s’il s’agit d’une inquiétude conditionnée par l’âge, qui s’affaiblit dans la mesure où le jeune devient adulte et « raisonnable », où il est absorbé par la vie professionnelle moderne et où il est confronté aux « vrais »problèmes. Mais il se peut également que les structures de la société actuelle ne correspondent plus à l’évolution, que le jeune se révolte donc avec raison contre un monde de principes et de concepts dépassés. Nous ne pouvons pas esquiver cette question si nous voulons étudier l’attitude de la jeunesse à l’égard de l’Europe et la manière dont le M.F.E. pourrait attirer un plus grand nombre de jeunes. Aussi, je considère qu’il ne m’incombe pas de traiter ici des questions d’organisation de la jeunesse au sein de notre mouvement. D’autres plus compétents et plus riches en expérience, le feront à l’occasion de ce congrès. Je tiens uniquement à éclairer les problèmes devant lesquels se trouve le M.F.E. quand il cherche à attirer les jeunes et à les associer à la réalisation de ses buts.
Trois questions seront au centre de notre discussion : 1) Quelle est la place de la jeunesse dans les structures sociales d’aujourd’hui ? 2) Quelle est son attitude à l’égard de la politique ? 3) Quelle est son attitude devant les problèmes européens ? Après avoir esquissé dés réponses à ces questions fondamentales, nous pourrons tenter de tirer des conclusions pratiques en ce qui concerne le M.F.E., à savoir : comment présenter nos buts, quelles actions entreprendre et comment nous organiser afin d’attirer effectivement la jeunesse vers nous.
 
Jeunesse et société
La jeunesse forme-t-elle une catégorie sociale à part ? A première vue, on est tenté de donner une réponse positive à cette question :
a) En tant que consommateurs, les jeunes constituent une puissance économique sur laquelle s’est concentrée une branche particulière de la production industrielle et du commerce. En France, par exemple, les personnes entre 7 et 24 ans représentent aujourd’hui 30% de la population globale. Elles dépensent chaque année 500.000.000 francs. L’argent de poche des moins de 15 ans, à lui seul, constitue en France un pouvoir d’achat de 50.000.000 francs. A-peu-près un quart des jeunes Français dispose de 100 francs à 300 francs d’argent de poche par mois. Ce sont surtout les jeunes qui achètent les postes de radio, les appareils de photo, les magnétophones, les disques, etc. Le tirage de magazines pour jeunes tels que Twen en Allemagne ou Salut les copains en France atteint des chiffres extraordinaires.
b) La socialisation de la consommation semble être réalisée avant tout parmi les jeunes. Dans ses ouvrages Der junge Arbeiter (Le jeune ouvrier) et Die Konsumfront (Le front de la consommation), M. Bednarek attire l’attention sur le fait que, pendant ses loisirs, le jeune ouvrier, d’aujourd’hui se distingue à peine de l’étudiant. Tous les deux sont habillés de la même façon, ils participent de manière égale à la consommation de masse que leur propose l’industrie des loisirs. L’image que donne Bednarek n’est certainement pas valable pour tous les pays européens. Il faut dire également que ses ouvrages datent d’il y a dix ans et que l’évolution a fait naître, entre temps, de nouvelles différenciations. On peut néanmoins parler d’une certaine tendance au nivellement dans le domaine de la consommation qui fait apparaître les jeunes en tant que catégorie sociale.
c) La technique exerce une influence plus prononcée que jamais sur la jeunesse. Déjà à l’âge de 4 ou 5 ans, les enfants connaissent aujourd’hui souvent toutes les marques de voitures. Le choix de la profession porte de plus en plus vers des métiers à caractère technique, ce qui a entraîné, en République fédérale d’Allemagne, par exemple, au cours des dix dernières années, un changement profond dans la structure de la formation professionnelle des jeunes. Tandis qu’en 1955 la plupart des jeunes voulaient encore apprendre un métier artisanal classique tel que menuisier ou maçon, ils sont, aujourd’hui, beaucoup plus fortement attirés par des emplois à caractère technique. La jeune génération, cela est compréhensible, voit les dangers de la technique sous un jour moins pessimiste que l’ancienne. Une enquête de l’Institut de sondage d’opinions d’Allensbach donne le tableau suivant : à la question de savoir si la technique finirait par dépasser l’homme ou bien si celui-ci arriverait à la maîtriser, 41% de la population donnaient une réponse négative contre 59% qui donnaient une réponse affirmative. Un tableau représentant les interrogés par groupes d’âge montre très nettement la différence d’attitude entre les jeunes et leurs aînés.
 
Age
Age Attitude négative à l’égard de la technique
Attitude positive à l’égard de la technique
16 à 29 ans
24%
76%
30 à 44 ans
40%
60%
45 à 59 ans
44%
56%
60 ans et plus
63%
37%
 
d) Une autre caractéristique qui distingue sensiblement la jeunesse d’aujourd’hui des jeunes générations d’autrefois est l’influence de l’image par l’intermédiaire du cinéma, de la télévision et des magazines. Même dans la littérature destinée aux jeunes lecteurs, le texte est de plus en plus remplacé par l’image (Tintin, Superman). Les psychologues spécialisés dans les problèmes de la jeunesse parlent d’une « génération de l’image ».
e) Presque partout les jeunes se trouvent en opposition par rapport à l’ancienne génération qui dirige les associations, clubs, syndicats, partis et autres organisations auxquels ils appartiennent. Ces tensions et conflits peuvent provoquer une scission au sein de l’organisation comme le montre l’exemple des Jeunes Patrons en France qui sont sortis du C.N.P.F. Les dirigeants de l’Association des agriculteurs allemands sont contre le Marché commun, les jeunes agriculteurs sont pour. L’Association des étudiants socialistes allemands et l’Association des étudiants libéraux sont en opposition radicale au parti social démocrate allemand et au parti libéral allemand. Les étudiants européens fédéralistes et les J.E.F., toutes deux organisations des jeunes de l’Europa-Union d’Allemagne, ont adopté une attitude favorable au fédéralisme intégral tandis que l’on n’en veut pas en tendre parler dans les organes directeurs de l’Europa-Union. Cependant, on constate généralement que ces tensions se font sentir dans une moindre mesure là où elles sont institutionnalisées, c’est-à-dire où l’organisation des jeunes dispose d’un maximum d’autonomie par rapport aux anciens.
f) En général, les jeunes n’aiment pas faire partie d’une organisation. Une enquête qui a été faite à ce sujet en France en donne une image frappante. Tous les français entre 18 et 30 ans font partie : d’une association à but culturel 2%, d’un club sportif 10%, d’un club de loisirs 8%, d’un syndicat 4%, d’un parti politique 3%, d’une organisation d’un autre type 1%, d’aucune organisation 72%. Les chiffres mentionnés sont confirmés par les enquêtes faites dans d’autres pays européens. Il est vrai qu’ont toujours existé des minorités actives, des élites, au sens sociologique du terme qui se sont trouvées en face d’une grande masse d’indifférents. Ces élites ont même réussi, dans des cas exceptionnels tels que des situations révolutionnaires, à mobiliser ces masses. Toutefois le refus des jeunes de s’engager dans des organisations institutionnalisées est devenu aujourd’hui la règle.
Il serait facile d’ajouter à cette liste d’autres caractéristiques qui tendraient à définir la jeune génération comme une catégorie sociale particulière. La jeunesse évolue dans le présent, elle est tournée vers l’avenir, alors que la vieille génération s’appuie sur ses expériences et pense dans des catégories dépassées. La jeunesse d’aujourd’hui ne se souvient ni de la guerre ni du nationalsocialisme ; pour les jeunes Allemands Hitler est devenu un personnage historique, comme Napoléon pour les Français, etc.
Cependant, si nous poussons plus loin notre analyse, nous découvrons — à côté des caractéristiques communes à toute la jeunesse — une importante différenciation d’ordre social, due surtout à la différence de métier et de revenu des parents ou des jeunes eux-mêmes ; différenciation d’ordre intellectuel, ensuite, due à une différence du niveau d’éducation. Le terme « jeunesse » devient lui-même relatif et dépend de la hiérarchie sociale. Par « jeune ouvrier » nous comprenons un apprenti entre 14 et 18 ans ; un jeune professeur de faculté ou un jeune chef d’entreprise est un homme d’au moins 30 ans ; dans plus d’un pays d’Europe on qualifie de « jeune » un homme politique entre 50 et 60 ans. Par conséquent, une enquête sur le comportement des jeunes dans la société d’aujourd’hui ne doit en aucun cas perdre de vue les données sociales, en particulier la situation familiale, la structure professionnelle et salariale, les conditions de travail, la situation de l’enseignement et les facteurs politiques. Dans le cadre de ce bref exposé il nous est malheureusement impossible d’étudier toutes ces questions à fond et d’une manière scientifique. Nous nous bornerons donc à résumer les faits les plus importants.
a) Si différentes que soient les conditions de travail aujourd’hui en Europe — dans la Ruhr, par exemple, nous trouvons des entreprises entièrement mécanisées à côté de trains de laminoirs tout à fait démodés — la situation du jeune ouvrier dans l’usine présente presque partout les mêmes caractéristiques : dépendance, manque de responsabilité et participation, manque de sécurité en ce qui concerne l’avenir. Michel Bassi et André Campana en parlent dans une étude consacrée à l’attitude de la jeunesse à l’égard de la politique : « En tant qu’employé d’une entreprise, le jeune ouvrier fait naturellement partie d’une unité de production. Son travail est entièrement déterminé par l’activité de son groupe de travail. Il n’a qu’à respecter, jour par jour, le même rythme de production. Dans ces conditions, son unique revendication est celle de ses collègues plus âgés : autonomie du groupe de travail. La plus grande facilité avec laquelle les travailleurs peuvent se spécialiser aujourd’hui ne change guère la situation initiale. La spécialisation n’est pas une garantie de sécurité pour l’avenir… Elle ne comporte pas une augmentation de responsabilité personnelle dans l’avenir. Et de plus en plus grand est le nombre de jeunes qui refusent d’accepter leurs conditions de travail. Une minorité y échappe en poussant plus loin sa formation personnelle. Ils évitent ainsi de rester ouvriers pendant toute leur vie. Les autres — et c’est la majorité — tentent d’effacer de leur conscience de cet état de choses ».
De plus en plus important est le nombre de jeunes qui n’admettent pas qu’on les qualifie d’« ouvriers ». A la question : « Etes-vous ouvrier ? » chacun répond : « Je travaille chez Renault », ou « Je suis dans l’industrie du textile » bien que, tous les jours pendant huit heures, il fasse le même geste, tourne la même vis. Parce qu’ils ne se veulent pas « ouvrier », beaucoup de jeunes refusent de s’inscrire à un syndicat, surtout dans des pays, où les syndicats sont déterminés par une idéologie et parlent trop de lutte des classes, de la classe des travailleurs, etc. En France, environ 15% des ouvriers sont membres d’un syndicat, mais 4% seulement parmi les jeunes ouvriers.
b) Dans les différents pays européens, la crise de l’enseignement devient alarmante. Les étudiants réclament plus de moyens financiers pour l’enseignement et la recherche à l’Etat qui n’arrive plus à assumer ces charges devenues trop lourdes. Attirés par les meilleures conditions de travail aux Etats-Unis, les chercheurs européens continuent à émigrer. Il n’y a pas non plus assez de moyens pour la modernisation et l’équipement des universités, pour fonder un nombre suffisant de nouveaux centres d’enseignement supérieur. C’est ainsi que la masse des étudiants dans des amphithéâtres combles devient une sorte de « prolétariat de l’enseignement supérieur ». Ainsi on ne peut pas leur reprocher de considérer l’université simplement comme une institution qui leur permet d’obtenir un « laissez-passer » pour accéder à certaines professions, comme Guardini l’a appelé. Le pourcentage de fils d’ouvriers dans l’enseignement supérieur en Europe occidentale est infiniment faible (7% en France). Ceci est dû en premier lieu, à des raisons matérielles : le revenu des ouvriers est trop faible, il n’y a pas assez de bourses. A cela s’ajoutent des facteurs psychologiques, tels que la gêne bien commune que l’ouvrier ressent en face de « l’universitaire », ou le désir du père qui souhaite que son fils apprenne le même métier que lui. Souvent la formation professionnelle ne correspond pas aux exigences de l’avenir : on ne pense pas assez à l’automation croissante. Souvent c’est précisément dans des métiers condamnés à disparaître que l’on recherche des apprentis, car ceux-ci peuvent être utilisés comme une main d’œuvre bon marché. La formation politique, enfin, est assurée ou bien par des partis politiques et des groupes au service d’un parti, ce qui permet, de recruter des jeunes et d’augmenter les effectifs, ou bien c’est l’Etat lui-même qui assure la formation politique. Dans la mesure où cela se fait dans les écoles, le but est la formation de « citoyens conscients de leur responsabilité », en d’autres termes, de sujets bien loyaux acceptant l’autorité de l’Etat. L’Europe joue un rôle pitoyable dans la formation politique. On parle de ses institutions et, le plus souvent, la politique de l’Europe est rangée loin derrière ce que l’on appelle les problèmes nationaux.
 
Jeunesse et politique
A première vue, l’analyse sociologique fait apparaître la jeunesse comme une catégorie sociale à part, mais, en même temps, elle révèle les différenciations sociologiques au sein de la jeunesse comme reflet de la structure sociale globale. En revanche, l’attitude de la jeunesse envers la politique ne semble pas déterminée par une opposition entre les générations. Les résultats de sondages d’opinion ne montrent pas entre la jeune et l’ancienne génération en Europe de différences importances en ce qui concerne l’intérêt porté à la politique. Deux enquêtes faites en France et en Belgique en 1961-62, présentent le tableau suivant pour les jeunes entre 16 et 24 ans : en Belgique, s’intéressent à la politique : beaucoup 21%, moyennement 31%, peu 21%, pas du tout 23% ; en France, s’intéressent à la politique : beaucoup 20%, moyennement 35%, peu 24%, pas du tout 21%.
Ces résultats correspondent de très près aux chiffres obtenus pour la population globale. A-peu-près en même temps, Walter Jaude a fait en Allemagne fédérale une enquête sur l’attitude politique de la jeunesse. Il distingue entre les engagés (12%), intéressés (34%), indifférents (46%), sceptiques (8%). Ces chiffres montrent une nette différence dans les résultats selon que l’enquête porte sur l’engagement ou simplement sur l’intérêt en matière politique.
Les quelques enquêtes mentionnées et les rares études sûr le sujet « Jeunesse et politique » nous permettent peut-être de tirer quelques conclusions :
a) L’intérêt que les jeunes portent à la politique et la volonté d’engagement augmentent avec l’âge et le degré d’éducation. L’intérêt en matière politique et l’engagement sont plus fréquents en ville qu’à la campagne, chez les garçons plus que chez les jeunes filles.
b) L’intérêt et la volonté d’engagement existent surtout parmi les étudiants, même si la plupart d’entre eux n’ont pas directement une activité politique. Naturellement les étudiants sont aussi les mieux informés. Cependant, à la différence des jeunes responsables syndicaux, ils ne sont pas directement confrontés aux problèmes pratiques d’ordre politique. Leur approche de la politique se situe donc davantage au niveau des idées. Ce fait est confirmé par les résultats d’une enquête qu’Alfred Grosser a menée parmi les étudiants de l’Ecole des Hautes études commerciales à Paris.
A la question de savoir quelles raisons avaient amené les candidats d’une circonscription électorale à briguer un mandat, 11% des étudiants ont répondu pour servir leurs concitoyens, 48% pour faire triompher leurs idées politiques, 28% pour se procurer des avantages matériels, 13% pour exercer le pouvoir.
c) Si, parmi les étudiants, l’approche de la politique se fait surtout au niveau des idées, il faut se demander quelle est leur attitude envers les idéologies politiques existantes. Sans doute, les étudiants sont plus réceptifs aux idéologies que les jeunes ouvriers. Néanmoins, la plupart des étudiants adoptent également une attitude sceptique à l’égard des vieilles idéologies, ce qui ne signifie pas qu’ils ne soient pas ouverts à l’égard de nouvelles formes d’idéologies.
d) Parmi les jeunes ouvriers, l’intérêt politique et l’engagement existent presque uniquement parmi les membres des syndicats. Toutefois, là, ces phénomènes s’accompagnent souvent d’un nombre surprenant d’idées concrètes et de beaucoup de connaissances. La grande majorité des jeunes travailleurs ainsi que la jeunesse rurale cependant est complètement indifférente aux problèmes politiques. L’exode rural y joue un grand rôle. C’est un fait que les plus intelligents s’en vont vivre dans les villes.
e) Quant au niveau d’information, les jeunes ne se distinguent guère des adultes de 25 à 60 ans, évidemment si on laisse de côté les très jeunes (14 à 16 ans) qui, en général, sont moins bien informés. Contrairement aux plus âgés, les jeunes souffrent de leur ignorance. A Lyon et dans ses environs 9% seulement des jeunes filles et 15% des garçons se croient bien informés contre respectivement 91% et 85% qui s’estiment mal informés. En général, les jeunes Hollandais et Allemands sont, par rapport aux autres, relativement mieux informés, les jeunes Français et Belges le sont déjà un peu moins et les jeunes Italiens encore moins. La situation en Italie du Nord est probablement la même que celle dans les autres Etats membres du Marché commun alors qu’en Italie du Sud l’ignorance politique est presque partout la règle. D’après une enquête faite par l’Institut italien de sondage d’opinion Doxa, en 1963, un quart des électeurs italiens ne savaient pas qu’ils avaient un gouvernement chrétien-démocrate, et un tiers ne connaissait pas le nom du chef du gouvernement d’alors.
f) Si le niveau d’information est à-peu-près le même chez les jeunes et les adultes, les jeunes ne partagent pas forcément opinions très divergentes. Si, lors des dernières élections législatives en République fédérale d’Allemagne, les jeunes seuls avaient voté, les sociaux-démocrates seraient aujourd’hui au pouvoir. L’institut français de sondage d’opinion S.O.F.R.E.S. montre que de Gaulle a reçu le 5 décembre seulement les suffrages de 38% des moins de 30 ans contre 60% des plus de 75 ans. Pour Lecanuet, c’était l’inverse: 28% des moins de 30 ans contre 11% seulement des plus de 75 ans. (Pour ceux qui ont voté pour Mitterrand, l’âge n’a pas joué un grand rôle).
g) Pour les jeunes électeurs qui ont donné leur voix à Lecanuet deux facteurs étaient importants : l’âge du candidat d’une part, et d’autre part son attitude claire et nette dans les questions de politique européenne, et ceci à une époque où le gouvernement français ne participait pas aux négociations au sein du Marché commun. A cette occasion, nous avons pu observer un phénomène qui se produit fréquemment parmi les jeunes : là où une crise éclate, l’intérêt et la volonté de s’engager s’intensifient. Cela ne veut pas dire que la jeunesse a une propension pour les positions radicales. La grande majorité de la jeunesse est contre l’extrême droite et contre l’extrême gauche. En cas d’une crise ouverte cependant sur un secteur politique déterminé, la jeunesse devient consciente de son attitude critique à l’égard du système établi. Le mécontentement diffus éclate alors.
 
La jeunesse et l’Europe
L’attitude des jeunes à l’égard de l’Europe est évidemment déterminée par leur intérêt et leur volonté d’engagement politiques. A première vue, on ne relève pas de différence entre la jeune et la vieille génération quant à leur intérêt et à leur niveau d’information. En nous basant sur le peu de documents traitant de l’attitude de la jeunesse à l’égard de l’Europe, nous pouvons tirer les conclusions suivantes :
a) Une grande majorité de la population de tous les pays membres du Marché commun ses déclare en faveur de l’unification de l’Europe. En 1962, par exemple, c’étaient 81% en Allemagne, 65% en Belgique, 72% en France, 60% en Italie et 87% en Hollande. Dans tous les pays cités, le pourcentage des jeunes qui sont pour l’Europe est encore supérieur à celui de la population globale.
b) Dans aucun pays, cependant, les problèmes posés par l’unification de l’Europe préoccupent les gens outre mesure. On est pour, mais il y a d’autres problèmes, plus « importants ». Ou bien l’on est optimiste « l’Europe se fera, parce qu’elle devra se faire », ou bien on se résigne et considère que la fédération européenne est une belle utopie. L’enquête que l’Institut de sondage d’opinion d’Allensbach a faite, l’année dernière, montre clairement quel faible rôle joue l’Europe dans la conscience politique. Question : « Quel est, selon vous, le problème politique le plus important qui devrait être au centre des discussions en Allemagne fédérale ? ».
 
 
Age
16-29
ans
30-44
ans
45-59
ans
60 ans
et plus
La réunification de l’Allemagne
50%
45%
45%
39%
Le problème de Berlin
6%
4%
4%
3%
Des problèmes économiques : les salaires, les prix, la monnaie
20%
33%
28%
26%
Le maintien de la paix, la réconciliation entre l’Est et l’Ouest
8%
9%
11%
13%
Les tâches sociales, la politique intérieure
6%
5%
6%
7%
L’armement, le désarmement, les questions nucléaires
2%
4%
3%
2%
Divers
4%
2%
3%
4%
Ne sait pas, pas de réponse précise
8%
5%
7%
13%
 
104%
107%
107%
107%
 
Ce tableau montre, il est vrai, que les jeunes attachent plus d’importance aux problèmes européens que ceux qui ont plus de 60 ans, mais il est vrai aussi que les jeunes considèrent la réunification allemande comme le problème le plus brûlant. Des enquêtes semblables faites dans d’autres pays montrent que les soi-disant problèmes nationaux l’emportent de loin sur ceux concernant l’unification de l’Europe. Rares sont les groupes de la population, comme par exemple les agriculteurs français, qui voient leurs problèmes matériels dans le contexte européen.
c) Le système national d’éducation et la présentation nationale des informations dans la presse, la radio et la télévision font que la jeunesse pense avant tout dans des catégories nationales. En général, le jeune ne sait trop quoi opposer à une propagande si massive. Ou bien il l’accepte sans beaucoup réfléchir ou bien il se révolte à l’aide d’une sorte d’internationalisme vague. Mal informé, le jeune n’a souvent pas des idées très précises concernant l’Europe.
Dans un excellent cours qu’il a fait en février 1965 à l’université de Bruxelles, Jacques-René Rabier, Directeur du Service de Presse et d’Information des Communautés européennes, a expliqué ce manque d’information et l’indifférence, assez répandus et parmi les adultes et parmi les jeunes à l’égard des problèmes de l’unification de l’Europe : « L’intérêt de la plupart des hommes est le plus souvent accaparé par certains problèmes individuels ou collectifs auxquels ils sont rendus particulièrement sensibles par leur vie quotidienne (salaire, travail, situation familiale et sociale, etc.), et par l’appareil que nous savons nationalement organisé, d’information collective… Le public, dans sa majorité, est peu sensibilisé aux problèmes de politique générale, moins encore à ceux qui débordent l’horizon national, sauf si un risque de conflit apparaît et vient dramatiser l’événement. L’absence d’une véritable opposition à la construction de l’Europe, d’une opposition avouée, militante et polémique, contribue sans doute à rendre inutile, aux yeux de beaucoup de partisans de l’Europe, non seulement tout militantisme, mais même toute mobilisation d’attention. L’Europe, pour beaucoup, cela va de soi ».
 
Résumé et conclusions
Nous avons constaté que la grande majorité des jeunes ne s’associe pas aux organisations politiques et sociales, que la minorité qui s’engage est presque partout en opposition à la direction et à l’opinion politique de la plus vieille génération, même là où les jeunes et les plus vieux adhèrent au même parti, au même mouvement ou à la même organisation.
Il est vrai que le problème des générations a toujours existé, mais il devient, dans notre monde technicien de plus en plus brûlant. Il ne préoccupe pas seulement les enseignants mais encore toute une armée de psychologues, de sociologues, de journalistes et d’autres experts. La résistance passive sous forme d’un refus de participation d’une part, et la révolte active des engagés d’autre part, nous incitent à prétendre que les structures sociales et politiques actuelles ne peuvent pas, effectivement, satisfaire les jeunes. Ils sentent qu’ils ne peuvent ni vivre dans les catégories de la plus vieille génération ni accepter leur terminologie.
Nous avons en outre constaté que le degré d’information et d’intérêt à la politique, indispensables pour la réalisation d’une démocratie, n’est pas plus fort parmi les jeunes que parmi leurs aînés. Les problèmes de l’Europe ne préoccupent pas les uns plus que les autres ; on est pour sans s’y intéresser réellement.
Il en résulte une série de conséquences pour le M.F.E. :
a) Notre but, l’instauration de l’ordre fédéraliste européen, doit être présenté dans un langage qui suscite l’intérêt des jeunes, langage qu’ils comprennent et qu’ils acceptent. Personne ne peut plus s’extasier pour des slogans européistes tels que « amitié entre les peuples », « coopération des nations » ou même « nation européenne ». Nous devons clairement définir nos idées par rapport au bavardage officiel sur l’Europe, à « l’Europe de papa et des notables ». A une époque où chaque homme politique se considère comme un grand Européen, il faut clairement proclamer notre but contre la tactique de camouflage de la propagande officielle. Il ne suffit pas de défendre la conception des Etats-Unis d’Europe contre celle de l’Europe des Etats. Ceci est certainement utile et nécessaire, mais nous ne devons pas nous arrêter là. Nous devons montrer aux jeunes que leurs propres problèmes, leur niveau de culture, leur revenu, leurs conditions de travail, leur avenir dépendront de la question de savoir si l’Europe sera fédéraliste ou non. Nous devons faire comprendre aux jeunes que, inévitablement, l’Europe sera rétrograde et relativement sous-développée tant que la structure des Etats nationaux subsistera. Nous devons montrer aux jeunes que l’Europe ne peut contribuer à la solution des problèmes mondiaux les plus importants, qu’elle ne saura ni garantir la paix, ni faire avancer le développement du tiers monde, ni non plus résoudre les problèmes dits nationaux tant que seront conservées les structures actuelles. Il faut que le M.F.E. fasse clairement comprendre son caractère révolutionnaire.
b) Nous devons montrer aux jeunes que c’est précisément le fédéralisme qui leur offre ce qui leur manque dans la société actuelle : l’autonomie et la participation. Autonomie veut dire que le niveau inférieur, la base de la société, c’est-à-dire les communes, les régions, mais aussi l’atelier dans l’entreprise, le groupe local du syndicat ou de l’organisation professionnelle doit disposer d’autant de compétences, de droits et de moyens financiers qu’il lui faut pour résoudre ses propres problèmes. Plus le principe de l’autonomie sera réalisé, plus les jeunes peuvent être intéressés à une coopération sur le, plan local, dans l’entreprise ou dans l’association. Le centralisme par contre étouffe toute initiative. La participation dans la démocratie se limite à l’exercice du droit de vote et l’Etat central est structuré de telle sorte que le jeune ne voit pas comment il pourra jamais influencer la politique, ce qui explique son manque d’intérêt et d’engagement.
Enfin, la participation est le principe essentiel de la démocratie. Conformément à la doctrine fédéraliste, la participation doit exister à tous les niveaux et dans tous les domaines. Le principe de participation détermine essentiellement l’intérêt et l’engagement des jeunes. S’il est vrai que les jeunes refusent d’adhérer à une organisation ou à un mouvement, s’ils ne participent pas activement à la vie publique, si les rares engagés sont en opposition au vieux c’est qu’ils n’ont aucune influence sur les décisions, c’est que les structures politiques, sociales et économiques actuelles ne leur permettent pas une, véritable participation. La jeunesse a toujours l’esprit d’initiative, cherche à être active. Si par contre, elle sent que ses actions sont vaines, elle tombe dans le nihilisme.
c) Si nous réussissons à formuler clairement nos idées sur l’Europe et les principes fédéralistes et à faire comprendre aux jeunes ce que nous voulons, tout dépendra alors de la question de savoir si nous trouvons la stratégie et la tactique pour l’action des jeunes au sein du M.F.E. Le Front démocratique pour une Europe fédérale et le recensement indiquent le chemin.
Les jeunes du M.F.E. ne pourraient-ils pas fonder leur propre Front Démocratique, à savoir un front de la jeunesse pour une Europe fédérale ? La coopération entre les différentes organisations fédéralistes et européennes des jeunes, par exemple au sein de l’U.A.E.E., pourrait servir de base. Mais où est le contact avec la jeunesse syndicale, avec la jeunesse rurale, avec les grandes associations de jeunes ? L’étude des problèmes sociaux et économiques notamment aussi du développement des Communautés européennes doit être une des conditions. Le recensement s’est révélé utile surtout parce qu’il attire un certain nombre de jeunes qui, jusque là, n’ont jamais été actifs. Ils y voient enfin une véritable action. Il est absolument nécessaire pour les jeunes au sein du M.F.E. d’organiser encore plus de recensements et dans des conditions meilleures. Il faut, en outre, entreprendre de nouvelles actions similaires, par exemple, lors des campagnes électorales, lors de manifestations publiques. Rien n’est plus néfaste pour un mouvement de jeunes que l’inactivité.
d) Enfin, pour permettre aux jeunes de faire déboucher leur initiative sur un champ d’action au sein du M.F.E., pour constituer un pôle d’attraction aux yeux des jeunes intéressés et sympathisants, il sera nécessaire de régler les rapports entre les jeunes et les organes directeurs du M.F.E., selon les mêmes principes fédéralistes. Du point de vue de l’organisation, les jeunes du M.F.E. doivent être autonomes, c’est-à-dire ni dominés par la plus vieille génération au sein du M.F.E., ni entièrement indépendants de celui-ci et constituer une organisation en dehors du mouvement. Les limites d’une telle autonomie devraient être déterminées conformément au principe de subsidiarité ; cela veut dire autant d’autonomie que nécessaire à la jeunesse pour régler ses propres problèmes. Le Comité central et le Bureau exécutif ne devraient faire valoir leur compétence que dans les domaines où la jeunesse n’est plus capable d’agir par ses propres moyens, ou alors où elle est en opposition par rapport aux buts principaux du M.F.E. Il faut renforcer la solidarité et la coopération entre les différentes sections de jeunes d’une part, et entre la jeunesse et leurs aînés d’autre part, sans compromettre les principes de l’autonomie et de la subsidiarité en faveur de solutions centralistes. La jeunesse doit en outre pouvoir exercer son droit de participation en occupant des sièges et en votant à l’échelon régional, dans le Comité central et dans le Bureau exécutif. Il est vrai que cela se fait actuellement déjà, mais il faut un statut plus clair dont il ne m’incombe pas d’étudier les détails pratiques.
Les idées maîtresses de ce rapport doivent encore être approfondies par une enquête faite auprès des jeunes membres du M.F.E. Au moment cependant où ce texte a été rédigé, nous ne disposions pas encore des résultats de cette enquête. Albert Delhomme prépare actuellement un autre rapport, indépendant du mien, dans lequel il traitera des questions de l’organisation des jeunes au sein du M.F.E.


* Le XIème Congrès du M.F.E. a eu lieu à Turin du 30 octobre au 1er novembre 1966.

 

 

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