LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

VIII année, 1966, Numéro 2-3-4, Page 168

 

 

Documents du XIème Congrès
du Mouvement Fédéraliste Européen*
 
 
L’Europe dans le monde d’aujourd’hui**
 
JEAN-PIERRE GOUZY
 
 
PREAMBULE
 
De profondes transformations sont intervenues en Europe et dans le monde depuis huit ans, c’est-à-dire depuis la mise en œuvre de la Communauté Economique Européenne. Ces transformations ont modifié aussi bien les rapports entre pays européens qu’entre l’Europe et le reste du monde. Elles nous obligent donc, en tant que fédéralistes, à saisir l’occasion qui nous est offerte par le prochain Congrès du M.F.E., pour examiner aussi minutieusement que possible où nous en sommes, dans quel cadre mondial nous évoluons désormais, afin d’adapter nos efforts à la poursuite de nos objectifs.
Aucune contrainte ne vient, en effet, aujourd’hui, activer l’exigence fédéraliste aux yeux des responsables politiques européens. L’Europe est plus prospère qu’elle ne l’a jamais été. Le Marché commun a joué comme un accélérateur et un harmonisateur de croissance, et les six pays engagés dans le processus communautaire sont parmi ceux qui ont le plus bénéficié des efforts réalisés depuis la fin de la guerre pour décloisonner les économies européennes, coordonner les efforts de redressement. Les affres de la guerre froide se sont atténuées et, à tort ou à raison, les pays et les peuples européens ressentent beaucoup moins que dans les années 50 la nécessité de « s’intégrer » pour assurer leur sécurité contre des périls menaçants.
Parce que, comme le disait M. Daniel Villey, l’idée européenne est maintenant, comme le bon sens, la chose du monde la mieux partagée, cette idée n’inspire que mollement les pouvoirs publics et ne paraît pas mobiliser les énergies de la jeunesse ou de l’opinion elle-même. Le bon sens n’est pas fait généralement pour soulever les montagnes du conformisme établi ; il tend plutôt à s’en accommoder. Il manque aujourd’hui à la cause européenne cette ardeur passionnée, parfois un peu naïve, qui caractérise les grands efforts collectifs. Ainsi, la faillite d’un certain européisme officiel s’étale au grand jour, puisque tous les efforts accomplis pour aboutir à une Communauté politique ont échoué, et que les gouvernements n’éprouvent même plus le besoin d’essayer de montrer que cette situation les chagrine si peu que ce soit. Ils ont d’ailleurs l’alibi gaullien pour calmer les consciences inquiètes et excuser leur immobilisme. Cependant, ces mêmes gouvernements ayant hérité de l’après-guerre la Communauté des Six, ont mis ce qui leur restait de volonté commune à la poursuite d’une entreprise économique dont les résultats sont largement dus au rôle de la Commission Hallstein, ou plutôt à certains de ses membres (MM. Hallstein, Marjolin, Mansholt, Rey, par exemple), bien que le pouvoir ultime de décision n’ait jamais résidé autre part que dans le Conseil des ministres. Quant aux Communautés techniques, la C.E.C.A., l’Euratom, si elles ont survécu dans une indifférence à peu près générale, nul ne conteste l’utilité de ce qu’elles ont entrepris, en tant qu’elles ont contribué sectoriellement à l’unification économique, mais leur disparition ou leur transformation ne soulèverait aucune des polémiques soulevées par l’édification de la C.E.E.
Tout se passe, au fond, comme si les « Etats-Unis d’Europe » — cette aspiration profonde qui a animé la pensée et souvent l’action de quelques hommes d’Etat de la période qui a précédé la mise en route des traités de Rome — n’apparaissaient plus, en dehors de certains responsables de « l’Eurosphère » communautaire et de quelques cercles fédéralistes, comme une nécessité politiquement impérative.
Sans doute, dans tel ou tel pays, tel ou tel parti proclame toujours son attachement à la philosophie européenne qui est la nôtre, mais cet attachement philosophique se confond rarement avec une volonté politique active et précise. Un telle situation, cependant, ne peut se prolonger sans danger pour les objectifs que nous poursuivons. Et, en tant que militants, nous avons nous-mêmes le devoir de nous interroger.
L’idéal fédéraliste européen n’aurait-il été qu’un idéal de l’après-guerre, ou au contraire est-il une exigence du présent et de l’avenir ? Demeure-t-il un impératif politique, économique et social objectivement constatable, en dehors duquel notre société ne résoudrait aucune de ses contradictions fondamentales et finalement se montrerait incapable de répondre au défi de l’histoire ? L’alternative fédéraliste au statu quo national, est-elle aussi décisive que nous l’avons proclamé et, si oui, quelles sont les motivations qui doivent aujourd’hui l’alimenter ?
C’est à ces inquiétudes — car on ne s’engage vraiment dans l’action que si on est convaincu des nécessités qui exigent l’engagement et le sacrifice — que va tenter de répondre ce rapport.
 
I. — Evolution et transformation de la situation mondiale
 
A — RAPPORTS DE FORCE ET EQUILIBRE NUCLEAIRE
 
1. — La modification
La situation politique est dominée depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, faute d’un ordre international qui ait su imposer les règles d’un désarmement général basé sur l’idée de contrôle, par la puissance nucléaire.
Si les Etats-Unis disposaient du monopole de l’arme atomique jusqu’en 1953, détenant pendant une douzaine d’années d’abord l’exclusivité des moyens nucléaires de dissuasion, puis une supériorité écrasante sur la Russie soviétique et contenaient tant bien que mal l’expansionnisme totalitaire, en basant leur stratégie sur celle de l’intégration militaire de l’Occident et la doctrine des représailles massives et immédiates, à partir de 1958 les rapports de force nucléaire entre l’Est et l’Ouest ont commencé à se modifier. La bombe H a été progressivement substituée à la bombe A, multipliant les appréhensions suscitées par le terrorisme nucléaire à l’Est et à l’Ouest ; les fusées à moyenne et longue portée plus rapides que l’avion, les sous-marins à propulsion nucléaire, pratiquement indétectables, porteurs de fusées « Polaris », commencèrent à faire leur apparition, puis se substituèrent progressivement à l’aviation stratégique.
Les forces gigantesques de l’atome étaient en quelque sorte au service d’un éventuel conflit mondial d’une nature absolument sans précédent. A l’aide des fusées qui atteignent trente fois la vitesse du son, l’homme peut livrer désormais dans n’importe quel coin du globe des charges équivalentes à 60 millions de tonnes de poudre. Les plus puissantes bombes H expérimentées ont été évaluées à 97 millions de tonnes de T.N.T., alors que la plus puissante bombe lancée en 1945 sur l’Allemagne, n’était que de 10 tonnes de T.N.T. « L’énergie libérée en une fraction de seconde par l’explosion expérimentale du 1er mars 1954, écrit le général Gallois,[1] dépasse celle qui fut nécessaire pendant toute la durée de la deuxième guerre mondiale pour exterminer près de 30 millions d’êtres humains ». A la fin de 1965, on pouvait évaluer les forces stratégiques nucléaires américaines à 904 fusées intercontinentales Minuteman et Titan, portant une charge mégatonnique à plus de 10.000 kilomètres, 37 sous-marins atomiques équipés chacun de 16 fusées Polaris à moyenne portée (3.500 kms), et les forces soviétiques à 270 fusées intercontinentales d’une portée de 12 à 15.000 kilomètres, 750 fusées à moyenne portée, une quarantaine de sous-marins eux-mêmes équipés chacun de 3 fusées.
D’autre part, l’Angleterre est en possession de la bombe H et de bombardiers stratégiques, mais ne dispose pas de fusées indépendamment des Etats-Unis et intègre ses moyens nucléaires dans le système général de défense atlantique à dominante américaine.
Comme, enfin, il n’existe pas encore de missiles anti-missiles suffisamment efficaces, les forces nucléaires soviétique et anglo-saxonne sont parvenues dans un premier temps à ce qu’on a appelé l’équilibre dans la terreur. Washington s’efforce de le maintenir technologiquement, à l’aide des énormes moyens dont disposent les Etats-Unis. Ces moyens leur ont permis jusqu’ici de ne jamais « souffler » et de s’adapter continuellement aux exigences stratégiques. C’est ainsi qu’une nouvelle génération de fusées géantes, pouvant pénétrer le réseau de défense le plus moderne que l’U.R.S.S. pourrait installer d’ici quelques années, serait prêt en 1972. Il en coûterait pour les seules études 5 milliards de Francs au budget américain. Cet équilibre dans la terreur est un état par définition précaire ; pour s’imposer, il a fallu à Moscou et à Washington un certain temps de réflexion avant de convenir que leur intérêt était de maîtriser les effets antagoniques de leur puissance et de leurs découvertes pour préserver l’univers d’un conflit susceptible de détruire l’humanité et toutes les formes de civilisation, en même temps que « le monde libre » et le « camp socialiste ». Pour la première fois dans l’histoire humaine la guerre apparut comme un moyen non rentable pour faire triompher des objectifs idéologiques, politiques et économiques.
Cette prise de conscience s’est traduite aux Etats-Unis par le rejet en octobre 1961 de la doctrine des représailles massives, de Dulles, et l’adoption de la stratégie de la riposte graduée à la nature de l’agression, de McNamara.
Cette prise de conscience s’est traduite à Moscou par un changement de la tactique communiste : la théorie de la « coexistence pacifique » s’est substituée aux thèses staliniennes avec Malenkov, puis avec Khrouchtchev. En février 1958, le ministre polonais Rapacki propose une désatomisation régionale en Europe centrale. Le 31 mars 1958, pour manifester son changement d’orientation, l’U.R.S.S. suspendait pour la première fois et unilatéralement ses expériences nucléaires dans l’atmosphère.
 
2. — « Coexistence pacifique »
Dans un premier temps, Khrouchtchev tenta de donner quelque consistance à la théorie de la « coexistence pacifique », qui devait permettre au monde communiste de poursuivre ses objectifs à l’égard du monde non communiste par d’autres moyens que ceux de l’ère stalinienne.
Du 1er au 15 septembre 1959, il se rend donc aux U.S.A. et ce voyage suscite une vague de curiosité et une certaine sympathie à l’égard de sa personne. Le 15 septembre 1959, l’U.R.S.S. donne un coup d’envoi à la compétition spatiale qui commence en lançant une fusée dans la lune. A Genève, depuis le 31 octobre 1958, les représentants de l’U.R.S.S., de la Grande-Bretagne et des U.S.A. ont accepté de se réunir, pour rechercher les moyens de mettre fin aux expériences nucléaires, mais la conférence se poursuivit interminablement sans obtenir de résultats définitifs.
Au surplus, Khrouchtchev fixe lui-même les limites de la détente, dans le rapport qu’il présente devant le Soviet Suprême le 15 janvier 1960 : « L’Union soviétique a accumulé la quantité nécessaire d’armes atomiques et à hydrogène pour assurer sa défense (…). Notre Etat dispose d’une puissante technique des missiles. Dans l’état actuel du développement de la technique militaire, l’aviation, la marine ont perdu leur importance de jadis. Ce type d’armes n’est pas réduit mais remplacé. L’aviation militaire est presque totalement remplacée. L’armement dont nous disposons est un armement redoutable. Nous possédons actuellement une puissance de feu sans précédent. Si un fou provoquait une attaque contre nous, nous pourrions raser le pays ou les pays qui nous auraient attaqués. Si l’Occident déclenchait une nouvelle guerre, non seulement elle serait la dernière, mais marquerait la fin du capitalisme. Ainsi, le rapport des forces a changé. Aujourd’hui, la coexistence pacifique suppose que les Etats où dominent des idéologies opposées vivent en paix, pour épargner au monde un conflit catastrophique. Aucune frontière ne peut barrer la propagation du communisme. Personne ne peut refouler la vérité marxiste-léniniste. Voilà sur quoi se fonde aujourd’hui notre certitude que la cause communiste triomphera. A la place de l’ancienne société capitaliste qui dépérit, vient la marche victorieuse et irrésistible de la société nouvelle. Telle est la loi du développement historique ».
Khrouchtchev fait ainsi alterner la croyance messianique dans le succès communiste et la menace, au nom d’une U.R.S.S. qu’il proclame invulnérable. Il manie le chaud et le froid, la virulence et la bonhomie. Un incident aérien[2] suffit cependant en mai 1960 à faire échouer la réunion d’une conférence au sommet.
De nouveau et jusqu’à la fin de l’année 1962, la tension internationale renaît entre l’Occident et l’U.R.S.S. Elle se manifeste en 1961, par la reprise des expériences nucléaires soviétiques, et du 30 août au 2 octobre par l’explosion de seize bombes atomiques en U.R.S.S. A Genève, les pourparlers entre membres du Club atomique sont rompus en septembre, après 339 séances. Les Izvestia qualifient, non sans raison, cette conférence de « farce indigne ».
En août 1961, le gouvernement de Pankow consacre la coupure des deux Berlin par l’édification du « Mur ».
Dans les Caraïbes, la tension américano-cubaine et la proclamation par Fidel Castro de la première « République démocratique socialiste » du nouveau monde ouvre sérieusement, pour la première fois, le monde latino-américain à l’influence soviétique, tandis qu’en Afrique la guerre civile ravage le Congo, et que le Vietcong soutenu par le Nord Vietnam prend l’offensive en Extrême Orient.
C’est dans ce monde, à nouveau en proie à la tension internationale, que John Kennedy est devenu, en novembre 1960, président des Etats-Unis, et que M. Thant accédera un an plus tard au secrétariat général de l’O.N.U. En 1962, la tension internationale sera portée à son comble par le blocus américain de Cuba, et l’intervention menaçante des Soviétiques dans l’hémisphère occidental. Jamais, depuis la guerre de Corée, le monde n’a été en fait plus proche d’un conflit généralisé que cette nuit du 22 au 23 octobre où le président Kennedy annonça que, les Soviétiques étant en train d’installer à Cuba des fusées susceptibles d’atteindre le territoire américain, il avait donné l’ordre aux forces américaines d’appliquer une « quarantaine » au trafic d’armes offensives vers Cuba. Khrouchtchev eut la sagesse alors de donner l’ordre aux cargos soviétiques de faire demi-tour, puis de retirer ses bombardiers. Un climat nouveau règne depuis lors à Washington, et il est la conséquence du déroulement d’une crise où le président américain fit preuve d’une exceptionnelle maitrise. Dès lors les Américains ont acquis la preuve que leur fermeté avait été payante, et le souvenir de Cuba conditionnera largement leur comportement futur.
De fait, l’année 1963 verra de nouveau s’éclaircir l’horizon international et la détente avec l’U.R.S.S. se concrétiser par deux événements, d’autant plus significatifs que s’annonçait une rupture spectaculaire entre Moscou et Pékin, au sein du bloc communiste, et que la dissémination nucléaire ne paraissait plus pouvoir être évitée. Il s’agit de :
1) L’accord russo-américain pour l’installation d’un fil direct entre le Kremlin et la Maison Blanche (le téléphone rouge sera le symbole du leadership mondial) ;
2) La conclusion du traité de Moscou, le 25 juillet, interdisant les essais d’armes nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace cosmique et dans l’eau. La République fédérale allemande acceptera de signer le traité de Moscou. Au contraire, les Etats en train d’accéder aux nouveaux moyens de la puissance (la Chine et la France) se refuseront à signer ce traité.
L’assassinat du président Kennedy le 22 novembre 1963 et la chute de Khrouchtchev remplacé par Brejnev et Kossyguine, le 15 octobre 1964, ne modifieront ni la politique soviétique à l’égard de l’Occident, ni la politique américaine à l’égard de l’U.R.S.S. Entre les deux puissances dominantes de l’Ouest et de l’Est, même la guerre au Vietnam jusqu’à maintenant n’est pas parvenue à bouleverser les rapports, tant les Etats-Unis et la Russie Soviétique se sont montrés préoccupés de maintenir la politique d’équilibre nucléaire qui fut l’œuvre de deux « K ». Mais les choses ont évolué depuis lors, de telle manière que le maintien de cette situation internationale devient progressivement impossible.
 
3. — Dissémination des armes nucléaires
La querelle de Gaulle-Washington et la rupture idéologique Pékin-Moscou ont, pour des raisons différentes, recouvert une même réalité : la volonté de la France et de la Chine de disposer, en tant qu’Etats nationaux, d’un armement atomique à leur service exclusif, et leur refus d’accepter de s’en remettre pour leur défense aux Etats leaders de chaque bloc.
La doctrine de la France a été fixée à cet égard par le général de Gaulle, au cours du discours qu’il prononça le 3 novembre 1959 à l’Ecole militaire, définissant les nouveaux objectifs de sa politique de défense : « Le système appelé intégration a vécu… Notre stratégie doit être conjuguée avec la stratégie des autres… Mais que chacun ait sa part à lui. Il faut nous pourvoir d’une force capable d’agir pour notre compte. Il va de soi qu’à la base de cette force sera un armement atomique. Il faut que la défense de la France soit française… Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre… Il est indispensable que la France se défende elle-même, par elle-même, à sa façon ».
Cette profession de foi conduisit à l’explosion de la première bombe atomique française à Reggane le 13 février 1960, à la constitution d’une force de frappe nationale. Elle fut l’une des raisons fondamentales, sinon la raison profonde, de la rupture des pourparlers pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun en janvier 1963 après l’accord McMillan-Kennedy des Bahamas (acceptation par Londres de fusées « Polaris » et rejet britannique d’une force de missiles nationale). D’autre part, l’état de fait créé par de Gaulle a rendu vaines toutes les tentatives américaines de concevoir la défense atlantique dans un cadre nucléaire occidental intégré (dès le 14 janvier 1963, de Gaulle a rejeté le principe d’ailleurs techniquement largement contesté de la « force multilatérale » suggérée par Washington et dont le projet depuis lors a été laissé dans les oubliettes. On sait qu’actuellement la France prépare l’expérimentation de sa première bombe H, après avoir multiplié les essais nucléaires.
En ce qui concerne la Chine, et malgré une diminution progressive de l’aide soviétique sur le plan technologique à partir de 1959, elle étonna le monde en faisant exploser sa première bombe atomique dans le Sinkiang dès le 16 octobre 1964. Depuis lors, les progrès chinois paraissent avoir été rapides : l’explosion le 14 mai 1965 de la seconde bombe atomique chinoise à l’uranium enrichi, a constitué la preuve irréfutable que la Chine dispose d’une usine de séparation isotopique ; la troisième explosion nucléaire, le 9 mai 1966, d’une bombe atomique chinoise « dopée » (bombe utilisant des matériaux thermonucléaires) a semblé prouver aux techniciens que Pékin était maintenant en passe de posséder la bombe H.
Dans dix ans, le pays qui proclame aujourd’hui l’inévitabilité de la guerre avec le monde capitaliste sera probablement une puissance nucléaire mondiale aussi technologiquement avancée que l’U.R.S.S. ou les Etats-Unis, si la société totalitaire chinoise met des moyens prioritaires au service d’une telle ambition.
Ainsi l’humanité doit savoir aujourd’hui qu’il n’existe aucune chance d’empêcher la dissémination des armes nucléaires de se poursuivre, aussi longtemps que les principales puissances ne se résoudront pas à envisager un désarmement nucléaire internationalement contrôlé et se borneront seulement à appliquer des mesures qui reviennent pratiquement à leur assurer un illusoire monopole de ces armes. Illusoire, parce qu’au fur et à mesure où de nouvelles puissances accèdent au monopole, la notion même de monopole perd sa signification.
Pourquoi s’arrêter, en effet ? Le « pourquoi lui et pas moi ? » est la question qui peut venir naturellement à l’esprit des responsables politiques de Etat souverain.
Ainsi se poursuit la diffusion d’un danger mortel pour l’humanité entière. Après les U.S.A., l’U.R.S.S., la Grande-Bretagne, la France, la Chine, combien d’Etats ne seraient pas tentés par l’entreprise ? Israël et l’Egypte ; la Suède et la Suisse ; l’Afrique du Sud et les Indes ; la République Fédérale et la D.D.R. ou la Tchécoslovaquie, etc. Aux dires des techniciens eux-mêmes, cette énumération n’a rien d’excessif.
 
4. — Fin de l’univers bipolaire
En l’état actuel des choses, nous vivons dans un monde qui pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale n’est plus strictement bipolaire, mais dominé par le phénomène de la dissémination croissante de l’arme nucléaire mise au service d’idéologies contradictoires. La Chine est devenue un troisième pôle d’attraction. L’Europe désunie, ne sachant d’ailleurs ce qu’elle veut, ne s’est pas montrée capable d’en devenir un.
La multiplicité des foyers de puissance nucléaire rend vains les efforts soviéto-américains des années passées visant à établir un équilibre précaire de la puissance de destruction atomique.
Au moment où l’intégration croissante de l’humanité devient la conséquence de la révolution technologique, l’anarchie des souverainetés étatiques, avec son cortège de luttes sournoises et de conflits latents, fait vivre les hommes du XXe siècle dans des sociétés fragmentées en Etats multiples déterminant le droit, chacun pour leur compte, selon une conception néo-tribale des rapports humains.
Le péril nucléaire n’a même pas été une motivation déterminante des partisans de l’unité européenne depuis la deuxième guerre mondiale, bien qu’il ait été un motif croissant de difficultés au sein de l’Alliance atlantique entre les Etats-Unis d’Amérique et les Etats divisés de l’Europe de l’ouest, et entre les Etats divisés de l’Europe de l’ouest, eux-mêmes. Quand le général de Gaulle, en effet, reste insensible au reproche qu’on lui fait de contribuer à la dissémination des armements nucléaires, et qu’il répond que la France entend conserver sa pleine liberté d’action nationale en ayant ses propres moyens de dissuasion, « faute de quoi nous ne serions une puissance souveraine, mais un satellite », on ne voit pas, en effet, au nom de quelle morale historique et politique, il pourrait demain prétendre interdire à d’autres Etats européens de tenir ce raisonnement. Seul un gouvernement véritable de l’Europe des européens pourra permettre de trancher le dilemme créé par les Etats désunis d’Europe de l’ouest : s’en remettre aux Etats-Unis d’Amérique ou s’enfoncer « chacun pour soi séparément » dans une nucléarisation absurde et redoutable.
 
B. — LA COMPETITION SPATIALE
 
La compétition spatiale symbolise aussi depuis une petite décade l’évolution et la transformation des rapports de force dans le monde. Elle est, au plan pacifique, ce que la compétition atomique est au domaine des rapports de force et de l’équilibre militaire.
Ces dernières années, l’exploration de l’espace a été dominée essentiellement par la rivalité des deux superpuissances américaine et soviétique. Les progrès techniques qui ont permis cette exploration ont été aussi spectaculaires que rapides. Le champ d’observation astronomique s’est trouvé considérablement étendu par la possibilité acquise d’emporter les instruments hors de l’atmosphère terrestre. La mise sur orbite de satellites dans l’environnement d’autres planètes, l’emploi de satellites comme moyens d’investigation de l’atmosphère terrestre (satellites météorologiques ; satellites de navigation ; satellites de télécommunications ; véhicules spatiaux pilotés par des cosmonautes soviétiques ou des astronautes américains grâce à des moyens de propulsion de plus en plus puissants) vont permettre au domaine de la science et de la technologie de s’enrichir considérablement. La compétition spatiale peut également, à tout moment, provoquer une nouvelle percée scientifique qui bouleverse brutalement toutes les données militaires géostratégiques antérieures. L’utilisation militaire des satellites artificiels est, en effet, une des conséquences prévisibles et prochaines de la compétition spatiale.
Jusqu’en 1962, seuls deux soviétiques — Titov et Gagarine — avaient été envoyés dans l’espace ; les Américains paraissaient surclassés. En 1962, avec l’envoi dans l’espace de Glenn, les Américains ont entrepris de combler rapidement ce retard initial. Le 27 août, la sonde spatiale « Mariner 2 » parvenait, après un vol de cent neuf jours, à 35.000 kilomètres de Vénus, communiquant à la terre, distante de 60 millions de kilomètres, des renseignements précis sur l’environnement de cette planète. Les Russes, de leur côté, envoyèrent en direction d’autres planètes des « stations interplanétaires automatiques ». La NASA conçut alors le fameux projet « Apollo », au terme duquel et moyennant un effort financier estimé au bas mot à 22 milliards de dollars, un équipage humain débarquera un jour sur la lune. Le 11 juillet 1962, le satellite de télécommunications « Telstar » retransmettait une émission de télévision entre les Etats-Unis et l’Europe. La saturation actuelle des moyens de télécommunications classiques à grande distance donnait tout son intérêt à l’expérience. On parla également des progrès prochains de la Mondovision.
Par la suite, la ronde des véhicules spatiaux soviétiques et américains ne cessa de s’accélérer avec les Voskhod, Gemini, Mariner, Zond, Luna, Ranger, Surveyor. C’est l’exploit de Léonov s’aventurant hors de son véhicule spatial, à quoi répond celui de White. C’est le séjour de Borman et Lovell autour de la terre, la transmission de vues de la face cachée de la lune, la transmission de vues rapprochées du sol lunaire ; ce sont les « rencontres de l’espace » et les alunissages ; c’est Young et Collins atteignant en juillet dernier 762 kms : l’altitude la plus élevée qui ait été franchie par l’homme.
Dans cette immense compétition, l’Europe est jusqu’ici à peu près totalement absente. Sans doute, la France se prétend-t-elle « troisième puissance spatiale », mais la distance qui la sépare des deux premières est telle que cette appellation démesurée paraît un peu ridicule. Quant à « la coopération européenne » en matière spatiale, qu’il s’agisse de E.L.D.O. — qui construit des fusées — de l’E.S.R.O. — qui ne s’occupe que de recherche scientifique — ou de la Conférence européenne des télécommunications par satellites, elle a été jusqu’ici tout à fait décevante, marquée par des querelles budgétaires constantes entre les Etats membres. Provisoirement l’E.L.D.O. a été sauvegardé pour permettre à une « fusée européenne » de placer sur une orbite haute (36.000 kms de la terre) un satellite de télécommunications autorisant quelques nations européennes à disposer un jour d’un embryon de réseau spatial propre. Mais, en fait, l’Europe est absente parce qu’elle n’a pas la volonté d’exister comme telle et par elle-même. John Kennedy le lui avait dit ce jour de février 1962 lorsque, prenant acte une fois de plus de la carence du vieux continent, il se déclara prêt à collaborer avec l’U.R.S.S. pour l’exploration de l’espace.
 
 
C. — L’ENGAGEMENT AMERICAIN ET L’ACCESSION DE LA CHINE AU RANG DE LA PUISSANCE MONDIALE
 
Si la crédibilité d’un conflit nucléaire soviéto-américain dans l’immédiat apparaît relativement faible, en revanche la guerre au Vietnam, dont les proportions n’ont cessé de grandir, fait redouter à l’opinion mondiale, et particulièrement à l’opinion européenne, que les Etats-Unis ne se trouvent éngagés malgré eux dans un très grave conflit avec la Chine dont nul ne peut prévoir l’issue.
L’engagement américain dans le monde, au delà de ce que Washington souhaitait, est la conséquence de l’absence de l’Europe et de la paralysie de l’Organisation des Nations Unies par le droit de veto. M. Thant, secrétaire général des Nations Unies, a lui-même admis que l’O.N.U. était inapte à jouer le rôle pour lequel elle a été créée ; les principales puissances sont en désaccord sur le financement des interventions de forces internationales, ou sur le principe même de ces forces. D’autre part, la Grande-Bretagne jouant un rôle de plus en plus secondaire dans le sillage des Etats-Unis, la France du général de Gaulle pratiquant jalousement une diplomatie particulariste répondant à ses propres motivations et le partenaire européen n’existant pas en tant que réalité politique, les Américains ont peu à peu acquis la conviction qu’ils devaient, pour défendre leurs intérêts et ceux de leurs alliés, assurer une sorte de gendarmerie du « Monde libre », susceptible d’étouffer les foyers de guerre localisés qui menacent la paix.
C’est cette conception qui les a fait intervenir en Corée ; soutenir Tchang Kai-check à Formose ; débarquer le 28 avril 1965 à Saint Domingue dans la hantise d’y voir se développer une situation comparable à celle de Cuba ; et qui les a conduits à s’engager toujours plus fortement au Sud Vietnam pour repousser d’abord l’action des partisans Vietcongs appuyés par Hanoi, puis l’intervention directe des forces Nord-Vietnamiennes adossées à la puissance chinoise. A partir de février 1965, une étape décisive de la « flexible response », des théories stratégiques de Maxwell Taylor et Robert Mac Namara, a été franchie avec lies bombardements du Nord Vietnam et l’intervention d’un corps expéditionnaire. Il s’agit, en fait, d’une intervention qui, par puissance interposée, prend de plus en plus l’aspect d’un conflit avec la Chine de Mao.
Celle-ci est forte de son énorme masse démographique : 670 millions d’hommes aujourd’hui, le double dans quarante ans au rythme actuel de fécondité. L’attitude politique de la Chine est celle d’un jeune univers totalitaire orgueilleux d’une civilisation millénaire qui se considère comme supérieure aux autres ; qui puise dans ses ressources multitudinaires la croyance en son invulnérabilité et dont le chef Mao Tse-toung est l’objet du culte social des masses : celui du héros infaillible comparable à la divinisation pharaonique dont Staline a été l’objet. Cette Chine à laquelle un ordre international impuissant et tronqué refuse sa place de jure (la présence de la Chine communiste au Conseil de sécurité, avec le droit de veto correspondant, est une autre hantise de la Maison Blanche), est aussi celle qui, au nom de « l’antirevisionnisme » a consacré le schisme du communisme international. Volontiers menaçante (guerre aux confins himalayens avec l’Inde ; ultimatum adressé à New Delhi pour faire cesser le conflit Indo-Pakistanais par une intervention armée), la Chine de Mao Tse-toung est aussi une grande puissance nucléaire naissante. Il ne manque pas aux Etats-Unis de responsables de la politique américaine pour s’en inquiéter et penser qu’une action immédiate contre un Etat dont le régime proclame quotidiennement la thèse de l’inévitabilité de la guerre avec le capitalisme, aurait aujourd’hui des conséquences moins dramatiques pour l’humanité que dans dix ans, quand Pékin disposera d’une armada nucléaire utilisable.
La situation mondiale, pour ces motifs, est devenue une situation extrêmement périlleuse aux enchaînements imprévisibles.
L’existence d’une Fédération Européenne pourrait modifier aujourd’hui encore cet état de fait : la base des relations harmonieuses entre Etats-Unis d’Europe et d’Amérique ne pouvant être que celle d’un dialogue équilibré, au sein du monde occidental, il deviendrait alors possible aux européens de faire prévaloir leur propre point de vue du fait même qu’ils prendraient à leur tour leurs responsabilités mondiales. Karl Marx disait jadis de la Russie qu’elle était « un animal qui ne discute sérieusement qu’avec d’autres animaux de sa taille ». Ce qui était vrai de la Russie, le demeure de l’U.R.S.S., des Etats-Unis, comme de la Chine.
Tant que l’Europe en restera où elle est, elle ne fera donc que favoriser un déséquilibre global et se rendre aussi coplice de la dégradation de la situation internationale.
 
 
D. — AVENEMENT DU TIERS MONDE
 
1. — Décolonisation dans l’anarchie
La décolonisation, contrairement à ce qu’était la situation en 1958, est aujourd’hui largement achevée et, pour ce qui concerne les Etats du Marché commun, elle est pratiquement terminée.
La Hollande a abandonné le rêve de disputer à l’Indonésie, aux prix d’une lointaine et coûteuse intervention militaire coloniale, les terres vierges de la Nouvelle Guinée.
Le Congo ex-Belge a accédé à l’indépendance en mai 1960, mais il a été livré à une situation anarchique pendant plusieurs années, du fait des divisions qui opposèrent partisans du tribalisme et d’une congolisation unitaire ; et des tentatives de constituer des Etats plus ou moins autonomes. Le Ruanda-Urundi, territoire sous mandat Belge par décision de la S.D.N. se transforma en deux Etats indépendants en 1962 : le Burundi et le Ruanda. La Somalie ex-italienne est devenue indépendante après sa fusion avec l’ancien Somaliland Britannique en 1960. La Somalie était la dernière survivance des rêves impériaux de Mussolini.
Enfin, le général de Gaulle pratiqua une politique de décolonisation rapide[3] des territoires d’Afrique noire hérités des Républiques précédentes après une éphémère tentative faussement fédéraliste de Communauté franco-africaine. La Guinée devint indépendante la première (en 1958) et les pays des anciennes A.E.F. et O.A.F. ainsi que Madagascar, en 1960. Enfin, en 1962, dans les circonstances dramatiques dont on se souvient et qui polarisèrent pendant des années les réflexes de la politique intérieure française, l’Algérie accédait à l’indépendance et la France devait rapatrier la minorité française d’Algérie (1.000.000 de personnes).
Autre puissance coloniale européenne de premier plan, la Grande-Bretagne a également acheminé d’une façon systématique les anciennes possessions africaines vers l’indépendance. De nouveaux Etats africains se sont constitués sous des noms inédits : Zambie (ex-Rhodésie du Nord) ; Tanzanie (ex-Tanganyka et Zanzibar), Malawi (ex-Nyassaland), etc.
Néanmoins, la gestation postcoloniale de l’Afrique est loin d’être accomplie, si on considère la situation en Afrique du Sud (3 millions de blancs et 13 millions de non blancs), où la politique de l’apartheid a conduit l’Etat à se retirer le 31 mai 1961 du Commonwealth ; en Rhodésie du Sud (7 millions d’Africains, et 200.000 européens) ; en Angola portugaise ; ou même en Somalie. En outre, la fluidité des pays neufs issus de la décolonisation a, en Afrique comme ailleurs, en les rendant sensibles au moindre choc, en les laissant souvent dépourvus d’assises politiques réelles, malléables et incertains, compromis et terni la notion même de Tiers Monde, au sens politique du terme, telle qu’elle s’est trouvée dégagée dans cette apothéose de la décolonisation que fut la XVe session des Nations-Unies, au cours de laquelle retentit le verbe oratoire de MM. Nehru, Nkrumah, Soekarno, Nasser et Sekou Touré.
Tiers Monde a signifié neutralisme et pauvreté. En Afrique, les Etats indépendants tentèrent vainement de donner quelque consistance à l’idée d’unité africaine. En 1961, à Casablanca, des pays « progressistes » d’Afrique (Algérie, Ghana, Guinée, Mali, Maroc, R.A.U.) tentèrent d’instaurer une force d’intervention africaine sous commandement unique mais sans aucun résultat. En 1963, la conférence panafricaine d’Addis Abeba a fait décider à trente-quatre Etats africains de créer l’organisation de la Charte de l’unité africaine, mais des réalisations concrètes, même au niveau régional, sont nulles. L’O.C.A.M. (organisation africaine et malgache) a été constituée en 1965 pour renforcer la coopération et la solidarité entre Etats africains et Malgache dans le cadre de l’O.U.A. ; elle s’est substituée à l’éphémère Union africaine et malgache et à la non moins éphémère O.A.M.C.E. (organisation africaine et malgache de coopération économique).
Une autre tentative « d’unité », réunissant la Syrie et le Yémen autour de l’Egypte, sous le nom de République Arabe Unie, décidée en 1958, échoua en 1961. Gamal Abdel Nasser demeura président d’une RA.U. réduite aux acquêts égyptiens. La plupart des tentatives d’unité postcoloniale, il faut l’observer, ont eu ainsi un sort malheureux. On se souvient de la tentative du Sénégal et du Mali constituant, en 1959, une fédération du Mali qui, du fait de la rivalité des deux chefs d’Etat ante-fédérés, éclata dès 1960. Il s’agissait, il est vrai, beaucoup plus d’une union personnelle que d’une union fédérale. Ou, en Extrême Orient, des difficultés de la Malaysia constituée en 1963, et dont se retira le territoire de Singapour deux ans plus tard.
En fait, les véritables bases de regroupement des anciennes possessions coloniales ne peuvent être dégagées à partir du seul héritage colonial. Le fédéralisme et la démocratie ne peuvent se confondre à notre sens, avec la plupart des expériences postcoloniales des dix années écoulées, pour des raisons qui ont été fort bien illustrées par M. Thiam, ministre des Affaires étrangères du Sénégal, devant le parlement européen de Strasbourg le 29 septembre 1965, après avoir constaté que la mosaïque de petits Etats qui constituent l’Afrique n’était que le reflet de ce qu’était l’Europe elle-même pendant la période de colonisation.
L’Afrique est restée balkanisée, parce que l’Europe des Etats souverains en quittant les lieux, en rapatriant ses administrations coloniales, l’a fait pour le compte de chacun de ses Etats.
Ainsi, la décolonisation européenne a eu lieu en ordre dispersé, sans tentatives concertées et préalables et sans se soucier des conséquences qui en résulteraient pour les peuples de cet immense continent : l’Afrique.
L’égoïsme national des Européens a favorisé des relations uniquement « verticales » avec les anciennes métropoles européennes. Non seulement, par exemple, la France et la Grande-Bretagne ne se sont pas préoccupées du regroupement économique commun de certaines de leurs anciennes colonies, mais encore la France ne fit rien pour maintenir les anciennes fédérations primaires d’A.O.F. et d’A.E.F. qui avaient au moins le mérite d’étendre l’aire géographique des cloisonnements administratifs et économiques africains. Il est bien évident que l’Afrique devra s’articuler demain en groupements régionaux et dépasser le cloisonnement actuel pour organiser au minimum des communautés économiques régionales, et répudier une « inextricable cacophonie de réglementations et de politiques économiques nationales disparates et désaccordées ».
Ainsi des grandes aspirations et illusions révolutionnaires du Tiers Monde de 1960, il reste aujourd’hui peu de choses. Une partie de l’Afrique avait été marquée par l’influence chinoise, mais le bellicisme de Pékin a inquiété, et l’afro-asiatisme n’a pas survécu. L’inspirateur de la conférence de Bandoung, Soekarno, a échoué en Indonésie. Le deuxième Bandoung prévu à Alger en 1965 a été abandonné à la suite de la substitution de Ben Bella par Boumedienne, puis du conflit Indo-Pakistanais, des changements intérieurs en Indonésie, de la virulence du conflit sino-soviétique. En Afrique, la chute de M. Nkruma a mis fin également à une page d’histoire.
En 1966, l’avenir du Tiers Monde apparaît donc plus incertain que jamais ; plus disponible aussi, si l’Europe était capable d’une politique commune à son égard, qui serait beaucoup plus sa vocation naturelle que celle des Etats-Unis, d’ailleurs aujourd’hui accaparés par le conflit vietnamien et les problèmes spécifiquement latino-américains. Faute de pouvoir le faire, l’Europe donne sa chance aux totalitarismes.
Sur le plan économique et démographique, la notion de Tiers Monde devient celle que par euphémisme on nomme « pays en voie de développement », et qu’on devrait plutôt appeler « pays en voie de sous-développement ».
 
2 — Le prolétariat extérieur
Face aux affluent sociétés de l’Occident, les pays pauvres représentent 70% de la population mondiale.[4] On calcule que le revenu annuel moyen est de 1.900 dollars par habitant et par an aujourd’hui pour les pays plus développés (2.450 aux U.S.A. en 1962), de 130 dollars par habitant et par an pour les pays sous-développés d’Afrique et d’Asie, 300 dollars pour le groupe latino-américain.
En 1990, les pays riches auront doublé leur revenu, tandis que le revenu annuel moyen du groupe des pays sous-développés, si le montant de l’aide n’est pas modifié et si l’accroissement de la population de ces pays se poursuit au taux actuel, ne se sera accru que de 13,5%.
Dans un monde où on prévoit que le doublement de la population mondiale s’opérera tous les 36 ans dans le dernier quart du XXe siècle, alors qu’il lui fallait 84 ans pour doubler dans le premier quart du même siècle, la population européenne ne s’accroîtra que de 34% ces quarante prochaines années, alors que celles des pays du Tiers Monde connaîtra un pourcentage d’accroissement de 200 à 250%. Notre univers compterait ainsi, selon le calcul des démographes, 6.500 millions d’êtres humains au minimum (7 milliards disent d’autres démographes), dans une quarantaine d’années.
Bien entendu, ces prévisions sont théoriques. Elles n’en sont pas moins frappantes. Elles montrent que l’écart actuel du niveau de vie entre pays développés (socialistes et capitalistes) d’une part et pays sous-développés (socialistes et Tiers Monde) d’autre part, ne cessera de croître, au détriment de ces derniers, alors que la poussée démographique s’opérera au détriment des pays développés (2,7% par an dans le Tiers Monde ; 0,9% dans l’univers industrialisé). D’ores et déjà les pays sous-développés d’extrême-Orient ne couvrent que 90% de leurs besoins en calories, et ceux du proche-Orient 98%. Aux Indes, le spectre de la famine rôde en permanence, sans que l’Occident paraisse s’émouvoir des conséquences, sinon à retardement. En 1965, les Indiens ont dû vivre en régime de rationnement alimentaire : 350 gr. de riz ou de blé par jour: un kilo de sucre par mois.
Fait plus grave encore, révélé par un rapport récent de l’O.C.D.E., depuis cinq ans, la production de denrées alimentaires augmente moins vite dans le monde qu’auparavant, sauf en Afrique. Ainsi, la population mondiale a augmenté de 2% en 1965, et la production alimentaire de 1%. Cela revient à dire que la population du globe augmente deux fois plus vite que les possibilités alimentaires.
Toutes les conditions sont donc en train de s’accumuler pour créer une situation explosive et M. George Wood, président de la Banque mondiale, a souligné à la session du Comité d’assistance au développement de l’O.C.D.E. que « le montant de l’assistance financière aux pays en voie de développement est inférieur à toute norme raisonnable ».
Dans l’état présent des choses, en effet, seule la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Royaume Uni consacrent plus de 1% de leur revenu national à l’aide alimentaire aux pays du Tiers Monde, puis les Etats-Unis consacrent un peu moins de 1% et leur aide tend à baisser alors que le revenu national américain augmente. Les remèdes qu’on peut apporter à cette situation sont connus (les experts de l’O.C.D.E. suggèrent la réduction des pertes entre le stade de la production et celui de la commercialisation des produits alimentaires, l’accélération de la production agricole du Tiers Monde, le contrôle des naissances, l’accroissement des transferts de denrées alimentaires des pays développés vers les régions moins développées ; le président de la Banque mondiale demande que les pays industrialisés consacrent 1% de l’accroissement de leurs revenus, qui est de 40 à 50 milliards de dollars par an, à l’assistance financière aux pays en voie de développement ; M. Jacques Ferrandi, directeur du Fonds européen de la C.E.E. a dénoncé les illusions dangereuses entretenues sur les capacités de remboursement des pays qui n’ont pas encore réussi leur « décollage » économique, et préconisé une politique de dons ; tous les experts réclament l’organisation mondiale d’un marché des matières premières qui mette le Tiers Monde à l’abri des fluctuations des prix ; d’autres préconisent pour les prêts une aide maximum à long terme, l’accroissement de l’aide technique pour l’industrialisation, un régime préférentiel à l’exportation des produits industriels venant des pays sous-développés, etc…).
Toutes ces suggestions techniques méritent, en effet, attention, mais elles n’ont rien d’inédit. Depuis dix et quinze ans ces mesures sont préconisées ou très partiellement appliquées, et le problème posé s’aggravant chaque année un peu plus devient chaque année moins soluble. La raison en est simple : on ne peut dans l’anarchie mondiale actuelle des Etats souverains, des impérialismes économiques, des compétitions idéologiques contradictoires, des séquelles des préjugés libéralistes en Occident, organiser un véritable plan Marshall au niveau mondial, incorporant, en les planifiant sur une première décade, l’ensemble des engagements que devraient souscrire pays développés et sous-développés pour mettre fin à la mondialisation des nations prolétaires. Ces engagements, pour être efficaces, devraient prendre la forme d’un véritable contrat (l’aide internationale supposant les réformes agraires, sociales, intellectuelles au sein des pays sous-développés) et être garantis par une autorité supranationale mondiale aux règles de laquelle chaque pays signataire du contrat, qu’il soit développé ou sous-développé, s’engagerait à respecter les règles. Or, une telle entreprise, qui pourrait être une conséquence de la restructuration politique du monde occidental, n’a aucun sens tant que l’Europe est ce qu’elle est :[5] multiplicité anarchique de souverainetés contradictoires.
C’est pourquoi les marxistes-léninistes estiment que, si les nations prolétaires — ce que Toynbee appelle « l’action du prolétariat extérieur » — ne manquent généralement ni de richesse, ni de matières premières pour leurs industries de base, elles ne sont prolétaires que parce qu’elles sont « pillées par l’impérialisme pour les besoins » de celui-ci au détriment « des pays loin desquels s’envolent les richesses à l’état brut ».[6]
« L’impérialisme, disent-ils, est plus que jamais un système mondial, sa prospérité dans ses métropoles se nourrit du pillage du Tiers Monde, et la classe ouvrière des pays industrialisés, tout en étant exploitée par l’impérialisme, participe elle-même objectivement, dans une certaine mesure, à cette exploitation du Tiers Monde ». Il s’agit d’une « nouvelle aliénation » universelle. Les pillés doivent donc faire rendre gorge aux pillards, et le Tiers Monde doit comprendre que son émancipation ne peut résulter que de son engagement dans la voie socialiste. C’est la thèse de Castro. C’est la thèse que l’on cherche à inculquer à toutes les jeunes élites de ce monde incertain et misérable dont nous venons de parler ; proie facile des démagogies totalitaires.
Prenons garde aux conséquences ! L’Europe colonisatrice est la première à devoir rendre des comptes dans cette affaire. De plus, la morale sur laquelle elle prétend fonder son humanisme politique devient une duperie dès lors qu’elle se refuse à opérer les réformes fédéralistes qui la mettraient en position de répondre là encore, au défi de l’histoire. Et, d’autre part, sans la valeur d’exemple que constituerait son engagement résolu dans la seule voie réaliste de la solidarité universelle et de la justice humaine, on ne voit pas que des pays aussi divers de nature et d’aspirations que l’U.R.S.S., les Etats-Unis ou le Japon arrivent, au sein d’organismes internationaux tels qu’ils existent, à quoi que ce soit de valable pour libérer des milliards d’bommes des chaînes qui les emprisonnent à leur destin. Le choix est, pour reprendre un beau titre de Thierry Maulnier, violence ou conscience ; et j’ajouterai : révolte du Tiers Monde ou révolution de l’Occident.
 
 
E. — FIN DU MONOLITHISME COMMUNISTE ET CRISE DU MONDE OCCIDENTAL
 
Autre phénomène qui a dominé l’évolution de la politique mondiale : la fin du monolithisme des blocs. Il est la conséquence d’une modification substantielle au sein du communisme mondial, et de la rupture spectaculaire entre Moscou et Pékin.
 
1. — Polycentrisme communiste
On peut dater les débuts du conflit Moscou-Pékin de l’été 1958, et son développement à partir de 1962. La Chine et l’U.R.S.S. ne sont pas d’accord sur certaines méthodes d’édification de la société nouvelle (critique des communes populaires par les Russes ; procès d’intention des Chinois à l’égard des Soviets soupçonnés d’approuver les expériences révisionnistes yougoslaves ; divergences entre les deux parties sur l’aide économique à l’intérieur du monde socialiste). Mais surtout Pékin et Moscou sont en désaccord sur la stratégie de la révolution mondiale et l’organisation du mouvement communiste. La Chine préconise le soutien armé des « mouvements de libération nationale », la mobilisation des peuples contre l’impérialisme américain. Elle estime une troisième guerre mondiale inévitable, car l’apparition des armes de destruction massive ne changera pas la nature de l’impérialisme qui est la guerre. Les Chinois refusent aussi que le mouvement communiste continue à être dirigé d’un seul centre : le Kremlin. Une série d’événements précipitera la crise (opposition de la Mongolie extérieure à la Chine ; rapprochement soviéto-yougoslave ; soutien apporté par l’U.R.S.S. à l’Inde au moment où Pékin est en conflit armé avec New-Delhi ; reculade de Khrouchtchev à Cuba). En fait, la rupture sera idéologiquement et politiquement consommée en 1963. Elle cache la férocité d’appétits hégémoniques contradictoires, attisée par les revendications de Pékin sur une partie de la Sibérie et surtout la mauvaise volonté de Moscou à l’égard des ambitions nucléaires chinoises. L’U.R.S.S. déclare le 30 juin 1964 qu’elle « refuse de soutenir les buts particuliers de la Chine qui travaille à se procurer des armes atomiques ».
Très rapidement, le monde communiste prendra le visage d’un kaléidoscope de bureaucraties de plus en plus nationales, dressées les unes-contre les autres au nom d’un marxisme-léninisme caricatural. A Moscou, les maoïstes sont qualifiés de « néo-trotskystes petits bourgeois ». A Pékin,[7] les Soviétiques sont appelés « néo-bourgeois », « pseudo-communistes ». L’opposition des idéologies dissimule de moins en moins la rivalité des empires ; les pays frères se conduisent en nations rivales où les intérêts ne s’opposent pas seulement, mais également la psychologie de générations révolutionnaires différentes. Le polycentrisme communiste est aussi le prétexte pour les petits Etats d’Europe de l’Est à affirmer une plus grande indépendance. L’Albanie soutient inconditionnellement la Chine dès lors que Tito se rapproche de Moscou. La Roumanie renvoie Pékin et Moscou dos à dos. A Bucarest, l’enseignement du Russe cesse d’être obligatoire ; on critique ouvertement le Kremlin ; on demande la suppression du pacte de Varsovie, après avoir refusé de se soumettre à l’autorité supranationale du Comecon.
Un peu partout togliattistes, maoïstes, titoïstes et khrouchtchéviens (révisionnistes) et castristes s’affrontent. Cuba refuse d’abord de choisir puis décide d’opter pour Moscou. La plupart des partis communistes asiatiques soutiendront d’abord la Chine, puis prendront leurs distances (ce fut le cas notamment des nord-Coréens et des Japonais).
Une Europe fédérée, disposant des moyens d’une politique autonome et résolument progressiste, eût incontestablement, en tant que foyer rayonnant de la civilisation européenne, contribué à accélérer le passage de l’Europe de l’Est de la stalinisation à la libéralisation, et amplifié cette libéralisation pacifique des régimes communistes de nombreux pays de tradition occidentale. Sans doute, certains esprits distingués en ont conclu un peu vite que la convergence des systèmes capitaliste et communiste rendrait inéluctable cette évolution. Le professeur Liberman qui est le principal inspirateur de la réforme de la planification en cours d’application dans l’industrie soviétique, vient encore de réfuter cette thèse trop simpliste. Mais on doit aussi constater dans les faits que l’accroissement de l’initiative privée et la responsabilité des investissements au niveau de l’entreprise en Tchécoslovaquie, par exemple, ou certaines réformes économiques intervenues en D.D.R. ces dernières années, constituent des facteurs encourageants. En Russie soviétique même, le désir de « souffler » après la longue période stalinienne, le besoin trop longtemps contenu de consommativité, l’assouplissement de la planification autoritaire, la recherche des méthodes de débureaucratisation sont également autant de faits qui doivent retenir l’attention.
Ceci dit, dans la phase actuelle de la situation internationale, et faute de l’existence d’Etats-Unis d’Europe, il est vain et sans doute dangereux de spéculer sur une désagrégation complète du bloc communiste en Europe. Des hiérarchies totalitaires, s’enfermant dans leurs murailles nationales pour s’opposer les unes aux autres en vertu d’objectifs contradictoires, constitueraient autant de foyers de nationalisme à courte vue et d’insolubles conflits. La politique qu’il faut donc favoriser n’est pas celle d’une disparité anarchique des attitudes des pays communistes, mais, comme l’ont souligné les Polonais auprès de M. Couve de Murville, l’instauration d’un dialogue qui permette la détente entre pays membres de l’Alliance atlantique et du pacte de Varsovie.
De tels rapprochements ne seront que thèmes de propagande, en effet, si certains pays d’une Europe occidentale et d’une Europe orientale désunies prétendaient les obtenir contre l’U.R.S.S. ou contre les Etats-Unis. Du, moins encore une fois dans la situation présente des rapports de force et des réalités internationales.
 
2. — Surpuissance et poussière d’Etats
La situation de l’Ouest est dominée par la disparité des moyens entre des Etats-Unis d’Amérique économiquement et politiquement surpuissants, condamnés à l’isolement ou à l’intervention mondiale, et une poussière d’Etats Européens de moyennes ou petites dimensions, incapables de se donner une expression politique commune. Cette situation, accentuée par la volonté d’action nationaliste de la France du général de Gaulle et l’incapacité de la Grande-Bretagne de choisir entre son intégration dans le Marché commun et ses responsabilités dans le Commonwealth, est à l’origine de la crise de l’Alliance atlantique, et d’une manière générale d’une certaine désagrégation de l’unité de vues et d’action à l’ouest.
Ce qu’on nomme superpuissance américaine n’est pas une formule commode ; elle se traduit dans des chiffres éloquents et dans des faits.
Les Etats-Unis, malgré la guerre du Vietnam où ils ont engagé, avec 300.000 soldats, une partie de leurs forces, ont connu une nouvelle vague de prospérité ; ils n’ont cessé de consolider leur avance à l’égard des autres pays du monde occidental. Leur produit national brut est passé de 584 milliards de dollars en 1963 à 622 en 1964, alors que cette même année le P.N.B. de la C.E.E. était de 271 millions de dollars. Compte tenu des tensions inflationnistes, le P.N.B. américain devrait atteindre en 1966, 730 milliards de dollars. Le revenu par tête doit croître de 20% en cinq ans. Les bénéfices des sociétés sont passés de 19,5 milliards de dollars en 1961 à 32 milliards en 1964. Les salaires ont atteint des chiffres record. Dans les manufactures, le gain ouvrier est en moyenne de 107 dollars par semaine. Le S.M.I.G. américain sera de 1.40 dollar l’heure le 1er février 1967 (6,89 francs). En comparaison, le salaire minimum français est de 1,74 F. l’heure dans l’agriculture, et de 2,05 F. dans l’industrie ; le coût de la vie, il est vrai, est sensiblement plus élevé aux U.S.A. qu’en France : près du double selon les observateurs. Malgré ce correctif, la différence reste très importante. Le taux de chômage est le plus bas depuis la guerre : moins de 5% de chômeurs.
Les prévisions budgétaires globales pour l’année fiscale 1966-1967 sont de l’ordre de 112 milliards de dollars dont près de 60 milliards de dollars pour la défense, soit 300 milliards de francs.
Ce dernier chiffre n’avait été atteint qu’au plus fort de la seconde guerre mondiale.[8] Pour autant, le financement des projets de « grande société » du président Johnson et du spectaculaire effort spatial ne sont pas oubliés.
Ainsi, malgré certaines ombres au tableau (déficit persistant de la balance des paiements ; chute des stocks d’or ; tensions inflationnistes) les Etats-Unis ont atteint aujourd’hui un sommet de leur puissance économique.
 
a. — Compétition technologique
Des informations viennent constamment rappeler aux Européens qu’ils sont en train de se laisser surclasser dans des domaines essentiels par les Etats-Unis qui monopolisent de plus en plus la gestation et la commercialisation des techniques les plus avancées. Dans le domaine de l’aviation, on apprenait à quelques semaines d’intervalle que la Grande-Bretagne avait renoncé à fabriquer le bombardier TSR-2 et décidé de s’équiper en F.111 américains ; que le moyen courrier Boeing 707 supplantait la Caravelle sur plusieurs marchés dominés jusqu’à alors par l’aéronautique française ; que l’avion de transport supersonique Concorde, qui mobilise les moyens de l’industrie aéronautique britannique et française non sans difficultés, sera concurrencé par un appareil américain du même type, plus important, plus rapide et moins coûteux.
Dans le domaine des ordinateurs et de l’automation, c’est la même supériorité qui s’affirme. L’Europe en a pris conscience quand, en 1964, elle apprit que des firmes américaines prenaient le contrôle des machines Bull et du département électronique de la Société Olivetti.
Quand on sait que le calculateur électronique est un des éléments essentiels de la société industrielle nouvelle, et qu’une nation incapable de construire ses propres calculateurs prend un retard technique qui ne pourra jamais être rattrapé ; quand on rappelle que les Etats-Unis possèdent actuellement plus de 27.000 calculateurs contre 6.000 en Europe et 1.900 au Japon ; quand on sait que la firme américaine I.B.M. contrôle 75% du marché mondial des calculatrices électroniques, suivie d’une autre firme américaine (General Electric), et de trois firmes européennes (Philips, Siemens, A.E.G.) dont deux exploitant des brevets américains, on mesure l’avance technologique déconcertante des Etats-Unis et par voie de conséquence l’état de dépendance qui en résulte pour l’Europe, puisque la Grande-Bretagne est jusqu’ici le seul pays à posséder sa propre industrie qui couvre les besoins de moins de la moitié du marché britannique (45%) et seulement de 12% du marché européen. Le retard européen en ce domaine ne pourra être comblé d’ici 1970. Or, à cette époque, les U.S.A. devront disposer de 45.000 ordinateurs et l’Europe occidentale de 18.000.[9]
Le monde industrialisé est au seuil d’une révolution sans précédent. La machine y remplacera progressivement non seulement les muscles mais aussi le cerveau de l’homme. Sans doute, la calculatrice numérique ne prive pas encore l’homme de sa fonction d’apporteur des informations nécessaires à la production, mais, d’ores et déjà, on sait qu’aux U.S.A., comme dans les autres pays industrialisés, le principal obstacle au progrès de l’automation n’est plus technique mais tient aux capacités de l’économie. Il faut former, informer, cultiver davantage l’homme pour l’adapter à la machine qu’il a lui-même créée, pour tirer d’elle le meilleur rendement et maîtriser ses effets. L’automation généralisée posera progressivement le problème de l’adaptation des sociétés affluentes à des nécessités nouvelles : le chômage technologique ne pouvant être la conséquence du progrès.
D’autre part, il faut adapter les unités de production à l’évolution technologique, et pour cela augmenter et rentabiliser les investissements ; consacrer à la recherche des capitaux considérables. La dimension de l’entreprise joue donc un rôle fondamental, et on sait que les deux cents sociétés américaines qui effectuent 88% de la recherche industrielle des Etats-Unis sont celles qui investissent en Europe. Tandis qu’un pays comme la France dépensait 1 milliard de dollars pour la recherche avec 35.000 chercheurs, les Etats-Unis dépensaient 21 milliards de dollars avec 425.000 chercheurs.
Le déficit total de la balance des pays européens pour les brevets et licences n’a cessé d’augmenter ces dernières années à l’égard des U.S.A.[10] Tandis que les superpuissances favorisent les disciplines scientifiques et techniques, pour gagner la compétition technologique (le rythme de formation des diplômés pour ces disciplines est de 3,9% par classe d’âge aux U.S.A. et de 4% en U.R.S.S.), dans les pays du Marché commun, 1,10% des classes d’âge obtiennent les diplômes scientifiques et techniques correspondants.
Enfin, la disproportion des unités de production américaines et européennes n’a cessé de s’accroître depuis dix ans. La General Motors, principale firme U.S.A., avec 16,5 milliards de dollars, représente dix fois le chiffre d’affaires de Volkswagen ; la General Electric six fois celui de l’A.E.G. Dans l’automobile, cinq firmes américaines représentent 75% du chiffre d’affaires, des sociétés dont le C.A. est supérieur à 250 millions de dollars. Dans la C.E.E., 7 firmes représentent 17% du chiffre d’affaires. Dans le pétrole, 21 sociétés américaines représentent 71% du C.A. ; 5 firmes de la C.E.E., 13%. Dans la chimie, 23 sociétés américaines représentent 58%, 14 firmes de la C.E.E. totalisent 27%, etc…
Automation, recherche, investissements, dimensions des entreprises sont les éléments dynamiques, irrésistibles qui favorisent l’investissement américain en Europe dans des proportions qui mettent en cause la capacité compétitive des entreprises européennes. Trois grosses entreprises américaines (Esso, General Motors, Ford) représentent à elles seules 40% des investissements américains en Europe. Sur les 1.000 entreprises américaines les plus importantes et techniquement avancées, 700 ont aujourd’hui des usines sur le vieux continent. Ces investissements américains ont évidemment des avantages. Ils sont des facteurs de croissance économique, de diffusion du progrès technologique, mais un inconvénient évident, si on considère les incidences politiques inévitables de la dépendance économique qui en résulte.
Pour rétablir cette situation, l’Europe ne peut plus agir sur le plan national, d’une part parce que les firmes nationales ne peuvent atteindre les dimensions souhaitées, d’autre part parce qu’aucun pays du Marché commun n’a la possibilité d’empêcher l’entrée sans discrimination sur son territoire de produits fabriqués dans la C.E.E. par la filiale d’une société américaine.
Les solutions sont de niveau continental : politique rigoureusement européenne de recherche fondamentale et appliquée (instituts technologiques européens — institutions communautaires), création de firmes européennes multinationales ; législation anti-trust européenne, etc… Les Européens doivent songer qu’avant 1914 la majorité des investissements aux Etats-Unis étaient faits avec des capitaux européens, et que, si les proportions se sont inversées, le déclin de l’Europe à la suite des deux dernières guerres mondiales et ses divisions persistantes en souverainetés nationales anachroniques, face aux Etats-continents, sont des raisons fondamentales de cette situation.
Seule la Fédération Européenne, donnant sa finalité logique à l’entreprise communautaire, permettra à l’Europe de soutenir la compétition technologique des Etats-continents ; de s’adapter à temps à des métamorphoses techniques accélérées ; de transposer la compétition des cerveaux dans la course aux nouveautés.
Au contraire, que pèserait une Europe divisée qui se laisserait distancer sur ce plan, qui ignorerait les Lasers (light amplification by stimulated emission of radiations), le pétrole comestible, les reins et cœurs artificiels, les accélérateurs de croissance, la cybernétique, etc., ou qui mieux encore n’ignorerait rien de ces techniques, mais serait incapable de les promouvoir compétitivement avant qu’elles ne se trouvent elles-mêmes rapidement périmées.
Cette Europe-là serait, toute proportion gardée, un nouveau continent sous-développé.
 
b. — Failles de la puissance américaine
Certains pays européens tirent argument de la puissance américaine pour se reposer sur elle le plus possible, et justifient ainsi leur immobilisme politique. En fait, cette attitude est nocive et provoque chez d’autres un nationalisme anti-américain, comme l’a souligné un des responsables de la politique américaine, M. George Ball :
« Les sentiments qui se développent dans certains pays d’Europe sont provoqués par un sens de disparité dans la taille et le sentiment que les Etats-Unis sont étouffants (…). Lorsque les peuples d’Europe progresseront vers une unité, ce sentiment de disparité, cette conscience d’être plus petit et d’avoir moins de ressources, tendra à disparaître ».
Les Etats-Unis sont aux prises avec de graves problèmes qui risquent d’autre part de mobiliser de plus en plus leurs efforts pour faire face aux crises qui les menacent et d’accaparer de plus en plus leur attention et leur énergie.
On connaît le premier facteur de la crise : l’engagement américain en extrême Orient. Non seulement les incidences financières de cet engagement (10 milliards de dollars minimum par an) commencent à se faire sentir, mais à la longue la guerre du Vietnam perturbe la vie américaine. Si un conflit sino-soviétique éclatait, l’Europe devrait faire face seule à de terribles obligations.
Les Etats-Unis seront, d’autre part, de plus en plus accaparés par les problèmes qui se posent dans l’hémisphère occidental, et plus précisément dans un monde latino-américain en plein bouillonnement politique et économique, instable et largement sous-développé, sollicité aujourd’hui par les guerres idéologiques.
Enfin, la révolte des noirs américains est le talon d’Achille de la grande société américaine. Il ne s’est pas passé des jours en 1966 sans désordres racistes aux Etats-Unis. A la prédication de la non-violence font place des phénomènes inquiétants : l’organisation d’un nationalisme noir américain à la recherche d’une partition du pays ; la renaissance des activités terroristes du Ku Klux Klan et groupes extrémistes blancs ; l’agitation ressuscitée d’un parti nazi-américain reprenant pour la première fois un peu d’importance dans certaines villes du pays. La tension des esprits est telle que, dans plusieurs Etats, la lutte est ouverte entre tenants d’un pouvoir noir (Carmichael) et d’un pouvoir blanc (Georges Rockwell). Force donc est de constater que la société américaine de ce dernier quart de siècle n’a pas encore su régler les problèmes d’une population de couleur de vingt millions d’individus, qui s’accroît plus vite que la population blanche, et qui a conscience de demeurer en pratique trop souvent privée des droits que lui reconnaissent des lois récentes.
Ainsi l’Amérique, si puissante qu’elle soit, ne peut offrir à l’Europe occidentale les certitudes que, par esprit de démission et parce qu’elle n’a pas voulu être elle-même en tant que réalité politique, celle-ci voudrait y trouver.
Seuls des Etats-Unis d’Europe, même restreints aux six pays, pourraient, en cette fin du XXe siècle, affronter l’histoire, si l’Amérique, pour l’une des causes indiquées ou pour plusieurs de ces causes en même temps, était défaillante sur le plan mondial.
 
c. — De Gaulle et ruptures atlantiques
Un homme d’Etat européen au moins paraît avoir eu conscience de cette situation : le général de Gaulle. Mais le malheur a voulu que, tout en diagnostiquant les raisons qui militaient en faveur d’une plus grande indépendance de l’Europe, d’une « Europe européenne », d’une restructuration de l’Alliance atlantique qui tienne compte des modifications intervenues dans les l’apports de force mondiaux et en Europe même depuis 1949, il a été incapable de concevoir un dépassement du stade de souveraineté nationale. Mieux, en ce qui concerne la France, sa politique a été guidée par un seul objectif : la restauration de l’Etat national dans tous ses attributs.
En juillet 1964, alors qu’il était ministre des affaires étrangères, M. Giuseppe Saragat observait, après une conférence de presse du président de la République française, que l’on y trouvait des déclarations de bon sens, plusieurs observations générales et, « soudainement, la fuite éperdue vers des mythes totalement étrangers à la réalité historique ».
Des attitudes contradictoires et des attitudes souvent unilatérales expliquent toujours une volonté de refus : celle de participer à quelque espèce de communauté ou d’organisation que ce soit, qui limite la liberté d’action de la France. La France de de Gaulle pouvait être au premier rang ou à l’écart, jamais au second rang. Dès lors, l’organisation de l’Alliance atlantique, étant ce qu’elle était à son arrivée au pouvoir, intégrée techniquement et marquée par la prépondérance américaine, le président de la République française n’a pas tenté de la rééquilibrer en suscitant une Europe elle-même fédérée, pour faire d’elle un partenaire égal des Etats-Unis dans une communauté atlantique d’un type nouveau ; il a préféré s’en retirer, pour contester de l’extérieur la supériorité américaine et dégager la France de toute obligation contraignante. Il faut se souvenir, en effet, qu’un des premiers actes diplomatiques du général de Gaulle en 1958 fut de demander dans une lettre adressée à MM. Eisenhower et McMillan, qu’un directoire franco-anglo-saxon assume la direction de l’Alliance atlantique. Sa demande n’ayant pas obtenu satisfaction (il fallait d’autant plus s’y attendre que la France était à l’époque engagée jusqu’au cou dans la guerre d’Algérie, et n’avait même pas un embryon de force nucléaire), le retrait de l’O.T.A.N. était dans la logique de l’attitude diplomatique française. Il fut opéré le 7 mars 1966, sans même que sérieusement on ait tenté de négocier une autre structuration de l’Alliance,[11] et sans avoir la loyauté de reconnaître que la prépondérance américaine dans celle-ci était moins imputable aux Etats-Unis, qu’à la division persistante de l’Europe en Etats souverains, dix sept ans après la signature du traité de Washington.
Pourtant, le président Kennedy avait lui-même tendu la perche aux européens, et en premier lieu au général de Gaulle dont il reconnaissait le rôle politique et la personnalité exceptionnelle, lorsqu’il avait déclaré le 4 juillet 1962 : « Nous voyons dans une Europe unie une partenaire avec laquelle nous puissions traiter sur un pied d’égalité en ce qui concerne toutes les tâches immenses qui constituent la mise sur pied et la défense d’une communauté des nations libres ».
Quoi qu’il en soit, depuis 1958, une certaine désagrégation du bloc occidental s’est accomplie. Le polycentrisme communiste l’a accentuée. Le particularisme français, tel qu’il s’est exprimé (refus de toute intégration ; force de frappe nationale ; refus de signer le traité de Moscou ; tentative et échec d’un axe Paris-Bonn ; échec d’une union politique conçue selon les vœux du général), a été un élément fondamental de modification de la situation. En fait, la méfiance qui a dominé constamment les rapports de la France gaullienne et des Etats-Unis, largement les rapports de Paris avec Bonn, Londres et quelques autres capitales européennes, jugées trop serves à l’égard de Washington, et aboutissant à la rupture de mars 1966 après d’autres incidents de parcours, repose le problème de l’Alliance atlantique au détriment de l’Europe.
Il est improbable, en effet, que l’on en revienne au statu quo ante, mais faute justement de recourir à l’édification fédérale, que de Gaulle refuse doctrinalement, et ses partenaires européens par manque de volonté d’y aboutir, on ne voit pas encore quelle organisation de défense et de sécurité se donnera le monde occidental, pour préserver sa cohésion et sa liberté, mais aussi pour concrétiser d’une manière dynamique l’évolution vers la détente des puissances du pacte de Varsovie.
Une chose est certaine, en tous cas, disait François Fontaine : Le nationalisme a longtemps ensanglanté le Rhin. Maintenant, va-t-il empoisonner l’Atlantique ? N’appartient-il pas à des fédéralistes de se montrer vivement conscients de ce danger et d’agir pour empêcher isolationnistes et nationalistes de se renforcer mutuellement des deux côtés de l’océan ?
Certes, mais peuvent-ils le faire, avec quelque chance d’être écoutés, tant que, pour reprendre une excellente analyse de M. de la Vallée Poussin devant l’Assemblée de l’U.E.O., les pays européens ne prennent pas des positions politiques communes ? Tant qu’ils ne le feront pas, en effet, leur poids restera si faible, dans les affaires mondiales et sur la politique américaine, que celle-ci ne sera pour eux qu’un « principe de contradiction »,car certains pays seront tentés de prendre leurs distances à l’égard des Etats-Unis, surtout lorsqu’ils ne sont pas dans une zone menacée, tandis que les autres, de plus en plus préoccupés d’être assurés de l’appui américain, à défaut d’une unité européenne valable, seront enclins à soutenir en échange la politique des Etats-Unis dans toutes les parties du monde où ils n’ont pas d’intérêts nationaux essentiels.
Autrement dit, il n’y aura pas de dialogue utile entre l’Europe et les Etats-Unis, tant que l’Europe ne sera pas une réalité politique suffisante.
 
***
 
Telle est dans ses grandes lignes l’évolution de la situation mondiale depuis 1958, an I de la Communauté Economique Européenne. Cette évolution a conduit aux transformations fondamentales que nous venons d’analyser. Voyons maintenant comment a évolué l’Europe politiquement désintégrée au milieu de contradictions globales.
 
 
II. — Europe : prospérité économique et absence politique
 
A. — MARCHE COMMUN : FACTEUR POSITIF
 
1. — Les Six et leur contexte
Il existe une foule d’Europes, mais les fédéralistes ne peuvent s’attarder, sans se ridiculiser, aux chances de parvenir aux Etats-Unis d’Europe à partir d’un certain nombre d’organismes dont l’impuissance politique, en dehors des services techniques ou culturels qu’ils rendent, a mille fois été démontrée.
Nous ne nous y attarderons pas, considérant que le seul embryon possible pour le moment d’une fédération européenne se situe aujourd’hui dans le cadre de l’Europe des six, et éventuellement dans l’élargissement de ce cadre à la Grande-Bretagne et certains pays liés à celle-ci dans l’A.E.L.E. ou à l’Espagne libérée de sa dictature, sous réserve que l’extension de l’aire communautaire n’aboutisse pas à sa dissolution dans une réalité encore moins vertébrée et plus disparate.
Non sans peine, il est vrai, au milieu des fluctuations politiques contradictoires, des conflits internes et des crises, la Communauté économique européenne créée par le traité de Rome est en passe d’achever son Union douanière et poursuit la réalisation d’objectifs qui doivent tendre à en faire une Union économique. Il ne nous appartient pas ici de juger la qualité des institutions qui ont permis cette évolution, ou des hommes qui en ont eu la charge. Il s’agit là d’un autre propos et d’un autre débat qui a été largement abordé dans nos précédents congrès. Il s’agit de constater l’évolution relativement positive du Marché commun, de l’analyser et d’en tirer des conséquences.
Malgré leurs faiblesses, et indépendamment du fait, nous l’avons déjà dit, que les décisions ont toujours appartenu, dans les Communautés européennes, aux pouvoirs nationaux, celles-ci, grâce à l’impulsion de certains de leurs exécutifs, et l’attrait qu’au moins l’une d’entre elles, la Communauté économique européenne, a exercé sur l’opinion, ont fait reculer le nationalisme économique, contribué à créer entre les six pays une réalité internationale originale, décloisonnée des retranchements traditionnels.
 
2. — Bilan provisoire d’une gestion commune
Depuis les mois de mai et juillet derniers, on sait notamment :
1) que le 1er juillet 1968 la réalisation de l’Union douanière en matière industrielle sera un fait, et que la presque totalité des produits agricoles sera alors en libre circulation. Ainsi l’Union douanière aura été menée à bien un an et demi d’avance par rapport à la date prévue dans le traité de Rome.
2) L’accord établi, après des crises homériques, sur le financement de la politique agricole commune jusqu’à la fin de la période transitoire, complète et amplifie la solidarité des six sur un point fondamental, et ouvre la voie à d’autres « harmonisations » et décisions de l’union économique en gestation. D’autre part, la Communauté est maintenant en mesure d’affronter techniquement avec les moyens dont elle dispose, et malgré ses divergences internes, les négociations commerciales du Kennedy Round.
La création d’un nouvel espace économique européen, concernant 184.000.000 d’habitants, a abouti depuis 1958 aux résultats suivants :
— Le niveau de vie a connu une progression annuelle de 4,2%, bien que la population active de la C.E.E. ne représente plus que 40,7% de la population totale, contre 43,3% en 1958, la première augmentant deux fois et demi moins vite (4% par an) que la seconde.
— La consommation a augmenté de 5,4% par an en Italie, de 5% aux Pays-Bas, de 4,6% en Allemagne, 4% en France, 3,8% en Belgique.
— La Communauté est la première puissance mondiale importatrice de produits alimentaires et de matières premières (31% du commerce mondial contre 16% aux U.S.A.), et la plus grande exportatrice de produits industriels (33% du commerce mondial contre 26% aux U.S.A.).
— Le P.N.B. des six s’est accru de 44% en sept ans. La productivité a augmenté de 6% en Italie, 4,5% en Allemagne et en France ; 4% environ dans les autres pays. Le taux de croissance de la C.E.E. est supérieur à celui des pays de l’A.E.L.E. (de la base 100 en 1958, il est passé à 139 en 1964 pour la C.E.E, contre 129 pour les pays de l’A.E.L.E.).
— Le salaire brut horaire moyen a progressé de 80% dans la Communauté et les revenus annuels réels, compte tenu de la hausse du coût de la vie, de 40% en moyenne, de 50% en Allemagne à 25% en Italie.
— Dans plusieurs pays, des réductions de la semaine de travail ont été constatées et le nombre de chômeurs est tombé de 2,75 millions en 1958 à 1,5 millions en 1965.
— La politique agricole commune est engagée sur des bases presque entièrement définies aujourd’hui.
— Les échanges intracommunautaires se sont accrus de 300% par rapport à 1958.
— L’association des Etats africains et malgache à la Communauté a été maintenue, et deux Etats européens, la Grèce et la Turquie, sont également associés. Des négociations sont engagées ou prévues avec d’autres pays.
— En matière de concurrence et dans le domaine social, une législation communautaire importante a été précisée et partiellement mise en œuvre, bien que les progrès de la politique commerciale sont considérés comme insuffisants et l’harmonisation des législations douanières et des autres obstacles aux échanges bien en retard. De même, les progrès la de programmation apparaissent décevants ; la politique régionale balbutiante ; la réalisation d’un marché des capitaux une hypothèse d’avenir, etc.
Seules les divergences politiques, mais prévisibles, sur lesquelles nous reviendrons, n’ont pas permis à cette Communauté de disposer de ressources propres, ni de connaître un début de démocratisation, ni de progresser sur le plan institutionnel (la fusion des exécutifs, dans les conditions où elle a été exécutée, contrairement à ce que voulaient ses instigateurs, risque d’avoir été un marché de dupes). La seule fois où la Commission Hallstein s’est aventurée dans la voie supranationale (le 31 mars 1965), une crise politique d’une extrême violence a bloqué pendant sept mois les mécanismes communautaires le 30 juin 1965, la France gaullienne ayant fait connaître que cette tentative lui avait été insupportable. L’action commune n’a été reprise qu’au prix de l’abandon de toutes les vélléités supranationales et le traité de Rome a, de ce fait, perdu momentanément le rôle de moteur de l’intégration prévu par ses signataires, pour devenir, écrit M. Nicolson dans la revue marxiste L’Europe, « un cadre souple de recherche et coordination des intérêts communs, tels qu’ils naissent de l’évolution spontanée ». Si cependant « la tendance à l’intégration économique des pays d’Europe occidentale peut être considérée comme irréversible, et si les six pays constituant actuellement la Communauté européenne apparaissent comme le centre et le pôle principal de cette intégration, le Marché commun, dans ses limites actuelles, dans ses dispositions juridiques, politiques et institutionnelles définies par le traité, n’a rien, lui, de définitif ni d’irréversible, bien qu’une rupture profonde paraisse improbable ».
C’est pourquoi, comme le soulignait cette fois M. Georges Villiers,[12] alors président du patronat français, « la fin de la période de transition du Marché commun doit être considérée comme un point de départ et non un aboutissement. Si un redressement énergique n’intervient pas dans les deux ans à venir, nous allons nous trouver devant une Union douanière imparfaite et une union économique à peine ébauchée ».
 
3. — Eléments fédérateurs
Les européens savent, en effet, que mettre en place des politiques économiques communes, est déjà faire de la politique, mais que sans une véritable politique économique commune (et non des politiques parallèles comme on l’a fait jusqu’ici en matière d’énergie), l’Union douanière ne se maintiendra pas.
Tout dépend donc maintenant de la volonté et de la capacité des européens d’achever leur œuvre, malgré leurs divergences. Et c’est presqu’une gageure quand on sait quelles divergences existent entre les Six en ce qui concerne les relations commerciales et politiques avec les Etats-Unis ; la politique commerciale à l’égard des pays de l’Est et des pays à bas prix de revient ; à l’égard de la Grande-Bretagne et du problème de la création d’une zone économique unifiée de toute l’Europe occidentale incluant l’A.E.L.E. Ces divergences, on le voit, concernent toutes le rôle que l’Europe doit avoir dans le monde, et elles se doublent d’oppositions institutionnelles, d’appréciations contradictoires sur le mandat et la valeur du mandat de la future Commission unifiée.
Le rôle des fédéralistes, dans de telles conditions, n’est pas de se désintéresser de l’œuvre communautaire, pour envisager le problème de l’unité politique ex nihilo, mais d’analyser, et de favoriser s’ils le peuvent, les « éléments fédérateurs » qui naissent d’une réalité économique intégrée et qui permettent une gestation européenne constante. Ces éléments fédérateurs résident dans le tarif extérieur commun qui devrait affermir la solidarité économique des Six, en condamnant tout report sur une aire plus vaste d’un protectionnisme traditionnel ; l’amorce d’une solidarité monétaire qui réside dans le fait que les prix agricoles, désormais fixés en unités de compte, supposent une fixité des taux de changes ; et dans tous les éléments qui conduisent des intérêts hier nationaux et protectionnistes à s’organiser aujourd’hui au niveau européen, posant en face des problèmes concrets la question fondamentale de l’unité des centres de pouvoirs et des décisions politiques dans l’Europe en formation.
 
 
B. — ABSENCE ET DEMISSION POLITIQUE
 
Car tel est bien le fond du problème : au moment où l’économie de nos pays s’européise toujours plus, la politique continue à obéir à des règles de jeu strictement nationales au sein des six pays de la Communauté.
Cette contradiction fondamentale sera au cœur des problèmes politiques de demain, comme elle le fut constamment depuis 1958. Elle suscitera de nouvelles crises dangereuses mais sans doute nécessaires à la prise de conscience par l’opinion européenne et mondiale d’une réalité européenne toujours plus vaste.
« La vérité, écrivait Lord Gladwyn le 13 août 1966 dans Le Monde, est que nous approchons du moment où les problèmes fondamentaux auxquels font face les anciennes nations d’Europe ne peuvent plus être ignorés. De deux choses l’une : ou bien nous (…) nous unissons dans une sorte d’entité supranationale, ou bien nous devenons des satellites permanents de l’une ou l’autre des superpuissances. Quelles que soient les vues que nous puissions avoir sur la nécessité de préserver une souveraineté inviolable, telle est la conclusion à laquelle doivent se ranger inévitablement tous les gens raisonnables d’Europe occidentale ».
Cette sorte « d’entité supranationale » à laquelle pense Lord Gladwyn a évidemment pour nous un visage fédéraliste précis. C’est pourquoi nous avons enregistré sans surprise les échecs des diverses tentatives d’unité politique ambiguës qui se sont développées depuis 1958, qu’il s’agisse du Plan Fouchet de 1961-1962 ; des espoirs placés dans cette tentative d’Europe des Etats réduite à deux Etats qu’a voulu créer le traité franco-allemand, après le rejet spectaculaire de la candidature britannique au Marché commun ; et plus près de nous, à travers diverses initiatives sans consistance fédéraliste, qui ont abouti au refus définitif qui leur fut opposé par le gouvernement français le 12 février 1964, celui-ci déclarant s’en tenir à ce qu’il avait proposé deux années plus tôt.
On doit également tenir compte, pour s’expliquer le comportement des pays européens les uns par rapport aux autres, des lésions profondes causées par la manière dont furent rompues les négociations sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun en janvier 1963, suscitant une crise de confiance entre les Six, et par la décision française de pratiquer la politique de la chaise vide de juin 1965 à janvier 1966, pour aboutir à Luxembourg à une sorte de gentlemen’s disagreement entre les Six, quant aux règles majoritaires incluses dans le traité de Rome et certaines procédures communautaires. L’Europe communautaire n’est pas morte de ces secousses, mais elle est demeurée politiquement frappée de précarité.
Nous avons déjà évoqué l’attitude française, dominée par la personnalité du général de Gaulle. Ajoutons seulement qu’elle a eu un effet paradoxal : celui de poser le problème de l’unité européenne dans l’opinion publique de son pays d’une manière plus aiguë sans doute que partout ailleurs. Les contestations du général ont été au cœur de l’élection présidentielle de décembre 1965, au point que certains ont pu écrire que la popularité du Marché commun avait été la raison fondamentale de la mise en ballotage du Chef de l’Etat au premier tour de scrutin.
Les autres gouvernements membres de la Communauté européenne se sont montrés, dans leurs réactions, conservateurs des engagements assumés dans le cadre des traités de Rome et de Washington, mais ils n’ont pas su, ou n’ont pas voulu, dégager une alternative démocratique européenne, préférant biaiser avec les réalités et temporiser. L’attitude de l’Allemagne de la fin du règne d’Adenauer et des débuts de la magistrature Ludwig Erhard a été à cet égard particulièrement symptomatique.
 
1. — L’Allemagne d’Adenauer à Erhard
L’Allemagne fédérale ne s’est jamais tout à fait résignée sur le plan économique à l’absence de la Grande-Bretagne dans la C.E.E. M. Abs, porte-parole du monde bancaire allemand, préconisait le 30 avril 1966, dans Die Zeit, un renforcement de l’U.E.O. qui rapprocherait les préoccupations de Bonn et celles de Londres, en dehors des cadres communautaires actuels.
Le chancelier Erhard est allé fin août à Stockholm, réaffirmer que le moment lui paraissait venu de « commencer des négociations en vue d’une entrée dans la C.E.E. des pays membres de l’A.E.L.E. ». En attendant la fusion espérée des Six et des Sept, M. Erhard et ses hôtes scandinaves sont convenus de réduire ou de contourner les obstacles qui les séparent.
Il ne faut pas oublier, en effet, que, si le général de Gaulle est l’adversaire de la supranationalité, le chancelier Erhard, qui se présente comme le porte-drapeau du libéralisme économique, qualifiait d’absurdes les dispositions semi-protectionnistes prévues pour le Marché commun, au moment de la rédaction du traité de Rome.
Sur le plan politique, la République fédérale a mené simultanément une politique de rapprochement avec la France du général de Gaulle, héritée de la diplomatie d’Adenauer, et une politique strictement atlantique avec MM. Erhard et Schroeder.
La République fédérale pourtant, justement préoccupée par le problème de l’Allemagne de l’Est, n’a pu faire évoluer une situation qui lui tient à cœur parce que faute d’une Europe fédérale disposant de son autonomie politique, le problème de la D.D.R. n’avait aucune chance d’évoluer, le statu quo étant profitable à la Russie soviétique. Contrairement à ce que disent souvent les porte-paroles officiels, la D.D.R. n’est qu’un aspect particulier de la situation de l’Europe de l’Est. Imagine-t-on, en effet, une Allemagne nationale ayant le courage moral et politique d’admettre que son problème ne soit pas privilégié par rapport à celui des Tchèques, des Polonais et autres peuples de l’Est qui aspirent au même titre que les Allemands de l’Est au retour à la liberté ? Faute d’un changement dans l’équilibre des forces en Europe, la situation demeure figée. Or, sans Communauté fédérale, l’Europe ne peut politiquement prétendre qu’au statu quo. Son renoncement à être elle-même est un des éléments qui a contribué, au fil des ans, à bloquer toute solution acceptable du problème allemand.
Une diplomatie ondoyante a donc fait de la République fédérale, colosse économique et nain politique, un pays plus sensible qu’il ne l’a été sous Adenauer à l’argumentation nationaliste (l’agitation encore localisée du Parti national-démocrate allemand — N.D.P. — en est un symptôme), mais aussi aux incertitudes et aux fluctuations de ses dirigeants (crises dans l’armée et oppositions sans cesse renaissantes à l’égard du chancelier).
 
2. — La Grande-Bretagne entre les Six et le grand large
De son côté l’attitude de la Grande-Bretagne a été dominée par la préoccupation que lui a causé l’instauration graduelle de la Communauté économique européenne.
Dans un premier temps, en 1958 et 1959, lors de la mise en place des institutions communautaires et dans la phase préparatoire de l’Association européenne de libre échange dont le traité constitutif a été signé à Stockholm les 19 et 20 novembre 1959 entre la Grande-Bretagne, l’Autriche, le Danemark, la Norvège, le Portugal, la Suède et la Suisse, les Britanniques se sont efforcés d’aboutir à une association économique entre les divers pays de l’Europe de l’Ouest et non à une association des sept Etats libre-échangistes à la Communauté des Six. L’A.E.L.E. fut présentée comme un « syndicat de défense ».
Dans un deuxième temps, les Britanniques, constatant l’efficacité et le prestige dont la C.E.E. bénéficiait, engagèrent dans le courant de l’année 1961 une négociation en vue d’aboutir à l’entrée de la Grande-Bretagne et de plusieurs de ses partenaires de l’A.E.L.E. dans le Marché commun.
La négociation avec les Britanniques s’avéra très difficile, notamment lorsqu’on aborda le problème de l’intégration de l’agriculture dans la Communauté européenne. Le gouvernement de M. McMillan à mis tant d’acharnement à marchander son accord qu’il donna parfois le sentiment d’oublier qu’il était demandeur. La Commission Hallstein, gardienne du traité de Rome et particulièrement appuyée par le gouvernement français en l’occurrence, avait fixé la position suivante : « Exception faite des modifications que l’entrée de nouveaux membres rend de toutes façons nécessaires, les mesures d’adaptation à prendre doivent être définies à l’intérieur du Traité en se fondant sur des procédures communautaires. L’exécution de ces mesures doit être assurée par les institutions de la Communauté élargie dans l’exercice des pouvoirs de contrôle et de décision que lieur confère le traité ».
Fin 1962, on n’espérait pas aboutir à un accord avant le printemps 1963. C’est alors que survint à Nassau l’accord McMillan-Kennedy sur les fusées « Polaris » qui irrita de Gaulle, convaincu que la Grande-Bretagne était incapable de choisir entre l’Europe et le grand large. A ses yeux, elle restait le « cheval de Troie » des Etats-Unis. De Gaulle fit un éclat au cours de sa conférence de presse du 14 janvier 1963, et le 28 janvier suivant le gouvernement français opposa son veto à la poursuite des négociations.
De retour au pouvoir, les Travaillistes, traditionnellement plus réservés à l’égard des projets européens que les Conservateurs, donnèrent le sentiment de vouloir reprendre le dialogue. « Notre objectif final, dit M. Wilson, est un Marché commun qui comprend la Grande-Bretagne et tous les pays européens qui souhaitent s’y joindre », mais la Grande-Bretagne maintenait une ferme position de principe sur le conditions à remplir pour que ses intérêts soient sauvegardés.[13]
Les choses en sont là ; elles n’ont, en fait, que très peu évolué depuis des années, sur le plan de la philosophie générale et sur celui des intérêts pratiques. On ne voit pas, dans l’état actuel des situations acquises, comment se terminera cette affaire. On observera par contre qu’il existe une symbiose de fait entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis quant à la conception de la défense, et que la Grande-Bretagne, dans une situation financière particulièrement difficile, a obtenu de Washington, par l’intermédiaire du Fonds monétaire international, un appui considérable qui consacre une solidarité traditionnelle.[14]
Sur le plan international, la Grande-Bretagne se trouve amenée, sous la pression des nécessités financières, à des retraites successives. Pour faire des économies, elle a décidé d’abandonner sa politique de présence à l’Est d’Aden. L’existence Outre-Rhin d’un contingent de 60.000 de ses soldats lui paraît à la longue un fardeau difficile à supporter.
Ainsi, une Grande-Bretagne affaiblie a pu supputer les chances qu’elle avait de rallier l’Europe communautaire en modifiant cependant le moins possible ce qui avait traditionnellement correspondu à sa vocation profonde. Le vide politique européen, l’ambiguïté des efforts d’union politique des années 1960-1961,[15] la pratique diplomatique de « la fuite en avant », chez certains partenaires de la France désireux d’équilibrer le partenaire gaullien, ont favorisé les malentendus de la tentative britannique d’adhésion au Marché commun.
 
3 — Coexistentialité et existence
Enfin, il convient de souligner que l’Europe des Etats souverains a assisté depuis 1958, sans pouvoir l’influencer, à l’aspect de l’évolution du monde communiste qui la concernait le plus : celui des pays de l’Europe de l’Est. Elle a consacré ainsi la situation créée par le partage de Yalta. Les gouvernements souverains de l’Europe de l’Ouest sont en fait incapables d’organiser la « coexistentialité » avec l’Europe de l’Est pour la raison fondamentale que l’Europe de l’Ouest n’existe pas, en tant que réalité politique. Ce ne sont pas les encouragements personnels de la diplomatie française qui ont permis d’infléchir en quoi que ce soit le cours de la libéralisation à Bucarest, Budapest, Sofia ou Varsovie. Sans doute la politique nationale du général de Gaulle a trouvé un écho chez les Roumains, mais malgré tout le bruit qu’on a fait à ce sujet, les fausses similitudes qui ont pu exister dans l’esprit des dirigeants roumains (à l’égard de l’U.R.S.S.) et français (à l’égard des Etats-Unis) ne pouvaient déboucher sur une attitude positive. Ainsi l’Europe dite libre s’est elle-même exclue du règlement des affaires internationales qui la concernait le plus directement.
Au cas de l’Europe de l’Est, on pourrait ajouter celui des dictatures ibériques qui se maintiennent dans des conditions qui ne permettent pas aux peuples espagnol et portugais de s’associer aux efforts de la Communauté européenne.
 
4 — Temps perdu et accélération de l’histoire
Qu’il s’agisse d’une destinée humaine ou de celle des peuples, le temps perdu, on le sait, ne se rattrape pas. Or, la révolution technologique du XXe siècle imprime une formidable accélération du rythme de l’histoire à toutes choses. La génération à laquelle nous appartenons vit une sorte d’explosion de la société industrielle.
L’Europe d’aujourd’hui est une société qui change en trois ans autant qu’en trente ans au début du XXe siècle, et qu’en trois cents ans avant Newton. Le rythme de croissance de la production industrielle est le doublement en dix ans. Il aboutit en un siècle à une multiplication par mille.
L’Europe doit adapter toujours plus vite ses structures politiques et sociales à l’évolution du monde, pour répondre à temps et efficacement à des problèmes sans cesse renouvelés, sans cesse plus gigantesques, sans cesse plus complexes. Or, malgré tous les faux semblants, elle continue à démissionner politiquement en maintenant le système des Etats souverains, et les contextes sociologiques différents qu’ils englobent juridiquement.
L’unité de l’Europe paraît de plus en plus soumise à la loi de l’immédiat. Les gouvernements qui prétendent poursuivre cet objectif ont emprunté les parcours les plus inattendus. Leur politique demeure myope par excellence et l’histoire nous a montré qu’elle ne changeait généralement de route qu’au bord du précipice.
Les fédéralistes doivent donc sans cesse dénoncer cette situation dangereuse ; toujours insister sur l’urgence fédérale, en faisant observer qu’aux raisons de faire l’Europe qui existaient au lendemain de la guerre s’en ajoutent sans cesse de nouvelles. Ces raisons sont toujours plus impérieuses et l’absence de l’Europe donne le sentiment que demain celle-ci pourrait bien ne plus pouvoir rendre les services qu’on attendait d’elle, tout simplement parce que la solution européenne serait elle-même dépassée par les événements.
L’Europe n’est pas, en effet, un but en soi pour les fédéralistes. Elle est le moyen de sauver une civilisation et d’atteindre des objectifs de paix et de progrès qui ne peuvent plus l’être dans le cadre stato-national.
Déjà, dans de vastes domaines — la faim et la sécurité — l’Europe n’est qu’une solution partielle, c’est pourquoi les fédéralistes européens sont aussi fédéralistes mondiaux. Du moins l’intervention de l’Europe, en tant qu’unité politique et société rayonnante, permettrait d’infléchir substantiellement le destin de l’humanité.
Nous sommes dans un temps de l’histoire où l’Europe est encore la solution politique des problèmes européens. C’était le cas déjà de l’Europe de 1930, mais en 1933 le verbalisme de la S.d.N. n’avait abouti à rien et Hitler était au pouvoir.
L’accélération de l’histoire condamne la stagnation. Quand l’Europe stagne aujourd’hui, elle régresse. Le Tiers Monde, lassé de la compétition dont il est l’objet, attend une main secourable qui ne lui est pas tendue. La compétition technologique se fait au détriment du continent qui l’a projetée dans l’univers, parce que ce continent, tel qu’il est, s’essouffle à organiser ses chercheurs, ses laboratoires, la promotion de ses jeunes. Après la révolution technologique qui la surprend et la trouve pusillanime face aux immenses moyens que la science met à sa disposition, voici que l’Europe risque de prendre le même retard à l’égard de la révolution énergétique qui s’amorce.
Chaque jour qui passe accentue le déséquilibre politique au sein du monde occidental. Le temps viendra où rien n’équilibrera plus les surpuissances livrées à elles-mêmes dans un monde prolétarisé et nucléarisé.
« Il m’est impossible d’imaginer que le dynamisme du Marché commun puisse continuer à fonctionner au rythme actuel, observe François Fontaine,[16] sous les yeux intéressés de mes enfants qui renverraient à leurs enfants le soin d’en tirer les conclusions institutionnelles. La Fédération se nouera avant dix ans, ou l’intégration économique se dénouera ».
 
 
C. — OBJECTIF FEDERALISTE
 
Société « à hauteur d’homme » et gouvernement européen
Cette Europe, tiraillée entre les phénomènes contradictoires de l’unification économique et de la désagrégation politique, — qui ne le voit ? — « fait peau neuve ».Elle change de visage à grande allure. Un pays comme la Hollande voit s’accroître sa population de 100.000 habitants par an, et celle d’un pays comme la France augmente chaque année d’un nombre d’habitants équivalent à la population d’une ville comme Bordeaux. La population se concentre de plus en plus dans les agglomérations urbaines (80% en France dans vingt cinq ans contre 40% au début du siècle).
Nous assistons en Europe à un remodelage des structures et à des transformations économiques et démographiques régionales accélérées par le phénomène communautaire, sans politique régionale d’ensemble et sans planification de l’aménagement du territoire au niveau européen. Un pays comme l’Allemagne de l’Ouest, absorbant onze millions de refugiés, est méconnaissable par rapport à ce qu’il fut.
L’économie de l’Europe paraît vouée aux promesses d’un nouvel âge par la découverte de nouvelles sources énergétiques[17] et le doublement en quinze ans de ses besoins en énergie.
L’étendue des possibilités de l’Europe, la vigueur de l’Europe ont pour contrepartie d’insignes faiblesses politiques : l’Europe des Etats souverains est un mélange disparate d’Etats jacobins et décentralisés, où sévit une crise de la démocratie. Une démocratie victime dans ses mœurs, ses méthodes, ses capacités, du « rapetissement de l’Europe » (the dwarfing of Europe, de Toynbee). La sclérose de la démocratie conduit à la prolifération de l’étatisme bureaucratique et technocratique, la sclérose des institutions représentatives, la partitocratie chez les uns, le pouvoir personnel chez les autres. La jeunesse se détourne d’une société politique qui n’assume pas sa participation. Si, en France, les clubs ont redonné ces dernières années aux élites le goût de la démocratie, et ramené les indifférents à la vié publique, il n’est pas certain que la phase constructive des clubs survive à l’après-gaullisme. Ce phénomène s’est trouvé lié, en effet, au dépérissement momentané de la partitocratie au profit d’un nouveau bonapartisme en période de prospérité dans une économie industrielle de transformation, mais le phénomène des « clubs » n’a pas pris jusqu’ici une dimension européenne.
Par contre, l’Europe connaît un peu partout un phénomène de désidéologisation. Elle veut des plans ; « des options précises comportant des variables immédiatement mesurables ». Mais la tendance saine qui consiste à refuser les systèmes clos de valeurs arbitrairement dégagées — ces terribles simplificateurs qui ont conduit aux pires errements — ne peut prendre son sens que dans une société « à hauteur d’homme », c’est-à-dire une société basée sur des principes fédéralistes, désireuse de régler certains problèmes internes à l’Europe en tenant compte des facteurs ethniques,[18] respectant les autonomies, la multiappartenance des individus et des groupes, assurant aux niveaux communal, régional, aujourd’hui national, demain européen, la participation réelle des citoyens. Seule une telle société européenne permettrait d’éviter les dangers d’une organisation de plus en plus technocratique et étatique, dissimulant la démagogie derrière les statistiques, en se substituant à la conception romantique de la politique d’hier et d’avant-hier.
C’est un grand technocrate, M. François Bloc-Lainé[19] qui écrivait : « Le pouvoir semble devoir être capté aujourd’hui par les détenteurs des capacités techniques les plus utiles à la communauté. Mais, une fois encore, le peuple qui pousse au gouvernement ceux dont il a besoin risque de se retrouver asservi par eux ». Le problème d’aujourd’hui est de faire en sorte que « le technicien ne domine pas demain (…) ceux qui lui auront conféré le pouvoir ».
Ces considération dictent nos conclusions :
1) Il faut à l’Europe un gouvernement ; il faut que l’Europe soit une démocratie ; il faut à l’Europe une justice qui soit la sienne et garde le droit commun, parce qu’elle répond à un fondamental besoin de dimension.
2) Mais l’Europe, dans la tradition progressiste de l’U.E.F. et du M.F.E., ne doit pas être la justification des désordres établis ; elle ne doit pas reconduire à un niveau supérieur les anachronismes de structures que nous connaissons aujourd’hui dans nos Etats, car cette société ne peut permettre aux européens de jouer un rôle renouvelé dans le monde.
Les fédéralistes doivent donc ne jamais perdre de vue que la réalisation de l’unité européenne est inséparablement changement des dimensions (c’est-à-dire des mesures qui permettent d’exécuter les choses) et des structures (c’est-à-dire du réseau de relations entre les éléments qui composent la réalité européenne présente, prise dans toutes ses échelles, tous ses paliers en profondeur).
Seule une telle Europe pourrait être un facteur décisif pour la coexistence pacifique ; et notamment donnerait un sens à l’organisation de la sécurité collective avec l’Est européen ; pourrait agir en tant qu’entité politique autonome dans une communauté de destin occidentale bipolaire, donnant ainsi un début de signification à la notion de partenaires égaux chère à feu le président Kennedy ; serait à même d’assurer sa propre sécurité ;[20] aurait la capacité de redistribuer une part croissante de son revenu national aux pays du Tiers Monde ; de développer un nouveau Welfare State ; de tenir son rang dans la compétition technologique ; d’imposer le respect de ses intérêts aux autres puissances ; de redevenir un facteur décisif de l’histoire.
Qu’une telle Europe se crée, elle aura justifié, pour ces motifs et tous ceux qui ont fait l’objet de notre analyse et de ce rapport, l’action persévérante d’une génération de fédéralistes et, vingt années après la création de l’U.E.F., elle aura justifié aujourd’hui l’action projetée vers l’avenir, tournée vers le renouvellement et la jeunesse, du Mouvement fédéraliste européen.


* Le XIème Congrès du M.F.E. a eu lieu à Turin du 30 octobre au 1er novembre 1966.
** La rédaction de ce rapport a été achevée le 1er septembre 1966.
[1] Stratégie de l’âge nucléaire.
[2] Incident de l’U.2 américain.
[3] En fait, cette décolonisation rapide laisse à la France quelques bribes de son ancien empire où la colonisation demeure. Cette politique se traduit depuis 1958 par le refus de donner aux Antilles et à la Réunion un statut d’autonomie, ou de favoriser l’évolution du statut de Djibouti.
[4] Amérique sauf U.S.A. et Canada ; Afrique entière, Asie sauf Japon et Israël, Océanie sauf Australie et Nouvelle Zélande (environ 2.100 millions d’individus sur 3.100 millions que comptait le monde en 1962).
[5] Il faut mentionner cependant l’aide apportée par la Communauté Economique Européenne en vertu du traité de Rome. Un Fonds de Développement, alimenté par des contributions des Six, a contribué depuis 1958 aux investissements publics économiques et sociaux des pays d’Outre-Mer dépendant de l’un des Six pays au moment où le traité de Rome fut négocié. Pour une première période de cinq ans, les pays Africains associés à la Communauté (principalement les territoires de la zone franc) ont bénéficié de 581 millions de dollars. Pour une deuxième période de cinq ans, cette aide a été fixée à 800 millions de dollars. Ces chiffres sont encore modestes au regard des besoins, mais ils sont significatifs d’un fait : à l’origine la France avait en quelque sorte imposé le régime d’association établi par le traité de Rome. Si celui-ci n’existait pas, l’Europe, en tant que telle, n’aurait aujourd’hui aucune raison de venir en aide aux pays d’Outre-Mer. Or, depuis lors, la Communauté Européenne s’est montrée attachée à cette forme d’aide au développement particulièrement en Afrique, manifestant ainsi la spécificité d’une certaine vocation africaine. Peut-être les dispositions du traité de Rome permettront-elles demain, sous forme de coopération et de parité, d’amorcer une aide unitaire massive de la Communauté Européenne aux pays du Tiers Monde.
En 1963, l’aide totale de la France aux pays d’Outre-Mer a été de 1,62% (en 1964, de 1,56%) du P.N.B. ; pour l’Italie et l’Allemagne, les pourcentages étaient respectivement de 0,60% et 0,67% du P.N.B. Une politique unitaire d’une Europe fédérale à l’égard des pays sous-développés devrait évidemment mettre fin à ces distorsions.
[6] Pierre Jalée : Le pillage du Tiers Monde, François Maspero éditeur.
[7] Depuis lors, il est vrai, les Chinois ont fait mieux encore. Les « 23 Commandements de la Garde-Rouge » méritent incontestablement une mention spéciale dans l’encyclopédie du totalitarisme au XXe siècle (œuvres choisies à réunir).
[8] Par comparaison, bornons-nous à citer le budget français de défense (bombe H en préparation et force de frappe miniature incluses) : 22,5 milliards de Francs.
[9] L’industrie américaine investissait 12 milliards de dollars dont 12% servirent à l’investissement de machines, en 1959. En 1964, les investissements atteignirent 18,5 milliards de dollars dont 20% consacrés à l’automation.
[10] En France, le déficit total atteignait, en 1964, 351 millions de francs et 397 en 1965. Pour l’acquisition de licences d’exploitation des brevets étrangers, la France a versé 705 millions, mais perçu seulement 292 millions de francs de redevances pour les licences vendues par ses industriels. Son déficit à l’égard des U.S.A. est à lui seul de 274 millions de francs.
[11] L’article 12 du Pacte atlantique de 1949 stipule : « Après que le traité aura été en vigueur pendant dix ans, les Parties se consulteront, à la demande d’une d’entre elles, en vue de réviser le traité ».
[12] 1er juillet 1966.
[13] Conditions définies par le congrès Travailliste de Brighton en 1962.
[14] La livre perd de son prestige au sein même du Commonwealth. En 1964, l’Australie a échangé la livre sterling contre le dollar.
[15] L’échec du Plan Fouchet d’union politique confédérale a été consacré à Paris le 18 avril 1962. La position des adversaires des projets français d’Europe des Etats a été exposée le 19 avril par M. Luns, ministre néerlandais des Affaires Etrangères, en ces termes :
« Les Pays-Bas sont en faveur d’une Europe unie, aussi étendue que possible, donc plus grande que les six pays de la C.E.E. La fondation de cette Europe devrait se faire sur des principes supranationaux et d’intégration tout comme le traité de la C.E.C.A. Le plan français, lui, est fondé sur l’ancienne idée d’un traité entre les Etats, d’une alliance d’une Europe des patries. Notre point de vue est que ce plan doit être rejeté, mais nous sommes disposés à faire des concessions si la Grande-Bretagne y est intéressée.
Bien qu’il soit parfois difficile de persister à dire non à des pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie, il existe des moments où cela est nécessaire. Hier l’un de ces moments était venu ».
Cette déclaration revêt toute sa signification si on se souvient que le 10 avril 1962, dans un discours prononcé à Londres, au Conseil des Ministres de l’U.E.O., M. Heath, lord du Sceau privé, avait demandé officiellement que la Grande-Bretagne fût invitée à participer aux négociations sur l’Union politique. Les six gouvernements étaient donc prêts à se résigner à l’instauration d’une « Europe des patries » sous bénéfice d’inventaire, mais à condition que la Grande-Bretagne y participe.
[16] François Fontaine, « Preuves », septembre 1966.
[17] Exploitation du gaz à Lacq et en Hollande. Aujourd’hui gisements sous-marins de la Mer du Nord d’un rendement quatre fois supérieur aux besoins du Royaume Uni. D’autre part, selon l’O.C.D.E. le tiers de l’électricité consommée sera dès 1980 d’origine nucléaire en Europe occidentale. En l’an 2.000, 50% des besoins en énergie des Six seront consommés sous forme d’électricité.
[18] Problème du Tyrol du Sud, etc.
[19] Club Jean Moulin ; directeur de la Caisse française des Dépôts. Texte paru dans la Revue « Esprit ».
[20] L’Europe devra-t-elle avoir une force nucléaire ? Sur ce point les « européens » sont divisés. Deux choses cependant sont certaines : 1) elle hériterait probablement, si l’unité politique se réalisait dans quelques couples d’années, des forces nucléaires préexistantes ; 2) un pouvoir politique européen aurait alors à apprécier, en fonction de la situation mondiale du moment, comment assurer la sécurité de l’Europe. Il est à notre sens parfaitement puéril de dire aujourd’hui par quels moyens techniques l’Europe fédérée assumera les responsabilités de cette sécurité. Par contre, dans la situation actuelle, aucune des possibilités de défense de l’Europe nucléarisée ne paraît sérieuse : la force de dissuasion française est au plus un atout dans un vaste jeu diplomatique ; une force de frappe européenne strictement autonome supposerait résolu le préalable d’un gouvernement fédéral européen disposant du soutien du peuple européen et par conséquent de sa composante allemande. D’autre part, techniquement, la notion d’autonomie nucléaire européenne est violemment controversée. Enfin, les propositions américaines de type force multilatérale ont été rejetées, car elles ne constituaient pas, telles qu’elles avaient été formulées, à l’égard de l’Europe telle qu’elle est, une réponse aux problèmes qu’elles prétendaient résoudre. Plus que dans tous autres domaines, celui qui est ici posé dépend du préalable politique au niveau européen et des choix du pouvoir nouveau. On peut penser à cet égard, si la détente se confirme entre le monde occidental et l’U.R.S.S., qu’un gouvernement fédéral européen déclare volontairement renoncer, sous réserve de réciprocité dans un certain laps de temps, à une politique de réarmement pour venir en aide au Tiers Monde et donner à cette renonciation une portée internationale considérable, en tentant notamment d’obtenir un accord mondial sur la non-dissémination des armes nucléaires.

 

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