LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

V année, 1963, Numéro 1, Page 3

 

 

Les limites de la politique étrangère américaine
 
 
1. — La crise de Cuba
La plus grande crise internationale qui s’est produite entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique au cours de l’administration Kennedy, à savoir la récente crise de Cuba, a eu une conclusion telle que le monde occidental l’a interprétée comme une grande victoire américaine et, à peu de chose près, comme une défaite soviétique. Le démantèlement des bases pour fusées et le retrait des missiles de Cuba de la part de l’Union Soviétique ont été considérés comme un repli retentissant de Khrouchtchev. En réalité les choses sont fort différentes ; il suffit de penser que l’administration Kennedy a dû payer chèrement le repli soviétique puisqu’elle a été contrainte à reconnaître ouvertement et à accepter pratiquement l’influence communiste à Cuba, à moins de deux cents kilomètres de la frontière américaine.
Il faut se rappeler que Kennedy avait déclaré, au cours de sa campagne électorale, en attaquant les faiblesses de la politique étrangère de la précédente administration, que les Etats-Unis ne pouvaient absolument pas accepter l’influence soviétique à Cuba. Il ne faut pas oublier que l’Amérique donna son appui à la tentative de débarquement des réfugiés cubains en avril 1961. Il faut avoir présent à l’esprit que la politique de Kennedy avait, auparavant, toujours été (en polémique avec celle de Khrouchtchev) basée sur la permanence de la validité de la doctrine de Monroe. La politique de Kennedy consistait, en substance, à attendre le moment propice pour abattre plus ou moins directement la dictature de Castro. L’épreuve de puissance qui s’est produite entre U.S.A. et U.R.S.S. à Cuba, en octobre 1962, a sanctionné, il est vrai, une limitation du libre jeu de l’Union Soviétique, mais d’autre part elle a également sanctionné le fait que l’Amérique a dû reconnaître la présence soviétique à Cuba.
Après un premier moment d’enthousiasme pour la retraite soviétique, l’opinion publique américaine a fini par se rendre compte de la réalité de la nouvelle situation, et elle manifeste de plus en plus des signes de désorientation, d’inquiétude et de frustration. L’opposition républicaine attaque de plus en plus durement la politique de Kennedy à Cuba. L’administration Kennedy a été contrainte à intervenir pour lier les mains des réfugiés cubains dans leur activité anticastriste. Le docteur José Miro Cardona a donné sa démission de président du « Conseil révolutionnaire cubain », le 18 avril 1963, assurant qu’« il ne pouvait plus avoir confiance dans les paroles du gouvernement américain » : il a révélé que le gouvernement Kennedy, après la faillite de la tentative de débarquement d’avril 1961, avait promis d’appuyer une nouvelle tentative d’invasion de l’île de la part des réfugiés cubains, tandis qu’il est clair que l’administration américaine n’a désormais plus l’intention de tenir cet engagement.
Ainsi l’influence reconnue de la Russie à Cuba a-t-elle de plus en plus été considérée par l’opinion publique américaine comme la première violation substantielle de la doctrine de Monroe. On peut dire en effet que jusqu’à maintenant les grandes lignes de la doctrine de Monroe n’avaient jamais été démenties par l’histoire américaine. Il y avait eu, à vrai dire, la tentative française au Mexique durant la guerre civile américaine, mais ce fait avait justement eu lieu dans le cadre exceptionnel de la guerre civile, c’est-à-dire à un moment où les Etats-Unis étaient exceptionnellement faibles ; en outre cette tentative avait échoué immédiatement si bien qu’elle n’avait pas pu assumer une importance telle que l’Amérique puisse la considérer comme une menace réelle et permanente. Aujourd’hui, au contraire, la présence de la Russie à Cuba constitue un fait désormais stable de l’équilibre politique mondial. A ce point de vue nous nous trouvons effectivement en présence d’un fait historique qui incide énormément sur l’histoire américaine : la doctrine de Monroe ne fonctionne plus.
Il faut ajouter que ce fait ne se produisit pas dans un moment de faiblesse de la politique étrangère américaine (ce qu’on aurait pu dire, s’il avait eu lieu pendant l’administration Eisenhower) : il se produit, au contraire, juste au moment où les Etats-Unis ont à leur tête Kennedy, c’est-à-dire un homme qui a gagné la bataille pour les élections présidentielles en dénonçant les faiblesses de la politique étrangère d’Eisenhower et en dénonçant une situation telle que l’Amérique perdait constamment du terrain dans la course mondiale au pouvoir.
Ceci montre, en raccourci, l’ampleur des modifications qui se sont produites dans la position de pouvoir de l’Amérique dans le monde et oblige celui qui veut émettre un jugement au sujet de la politique étrangère américaine à examiner la ligne historique de ces modifications en même temps que le développement de la politique étrangère américaine.
 
2. — La politique étrangère américaine : la phase de l’« île politique » et la doctrine de Monroe
Il s’agit de tracer, de façon schématique, l’histoire des différentes positions assumées par l’Amérique dans la balance mondiale du pouvoir et de ce qu’a été, au fur et à mesure que changeait cette position, la conscience que les Américains en avaient. Il est clair en effet que le degré de conscience que la classe politique a de la position de son propre Etat dans la balance mondiale du pouvoir, et par conséquent le degré de conscience qu’elle a du pouvoir de son propre Etat, indique la mesure dans laquelle cette classe politique peut utiliser les ressources et les énergies de son pays dans un but de puissance.
Le point de départ de la politique étrangère américaine réside dans le fait que l’Amérique peut jouir d’une position d’île dans la politique mondiale. Ce fait avait été prévu par Hamilton, et avait constitué l’un des motifs qui avaient inspiré la fondation de la fédération américaine. La position d’île politique est avantageuse par le fait qu’elle permet de réduire la politique étrangère au minimum : un minimum d’intervention dans la balance diplomatique et dans la balance militaire mondiale permet d’obtenir un accroissement maximum de puissance. En effet, n’ayant pas besoin de se défendre, un Etat insulaire n’a pas besoin d’entretenir une forte armée de terre et de garder une forte centralisation et, par conséquent, il peut utiliser ses ressources pour accroître son potentiel économique, social, technologique, etc…
Cette position d’île n’est qu’une donnée virtuelle au moment où naît la Fédération américaine. Dans les Amériques existent encore toutes les positions des puissances coloniales européennes et le continent de l’Amérique du Nord est à peupler : ces faits déterminent des problèmes de politique étrangère, c’est-à-dire de conflit, d’alternatives, à l’égard de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, de la France. Mais ce qu’il y avait de juste dans l’intuition de Hamilton, c’est le fait que le remplissage du continent de l’Amérique du Nord par les U.S.A. et la réalisation de l’état d’île se présentaient comme des tendances relativement probables une fois que la Fédération serait fondée. En réalité, quand la Fédération se consolide et quand les influences des puissances européennes en Amérique du Nord diminuent, l’Amérique jouit effectivement d’une position insulaire. Cette situation se reflète dans la conscience des Américains, se traduisant en une politique étrangère et en une idéologie.
La politique étrangère est la politique de la doctrine de Monroe. Il s’agit d’une politique positive : à une situation d’île, et d’île puissante, correspond exactement une politique semblable à celle qui est décrite dans la doctrine de Monroe. La position des U.S.A. ne requiert pas d’initiatives en politique étrangère, elle ne demande pas que les U.S.A. préparent des forces militaires, ni qu’ils suivent constamment toutes les situations fluides de balance du pouvoir, de façon à pouvoir toujours y insérer leur propre ligne d’alliances et d’action. Il suffit de faire savoir au monde entier que l’on ne tolèrera aucune intervention dans sa propre zone. En fait la situation est telle que les possibilités d’attaquer l’Amérique sont minimes et en voie de disparition. Même les possibilités qu’ont les Etats européens d’intervenir en Amérique latine et en Amérique centrale diminuent constamment. C’est pourquoi la politique étrangère basée sur la doctrine de Monroe correspond effectivement à la position de la Fédération américaine dans la balance mondiale du pouvoir.
La position insulaire de l’Amérique se traduit aussi, fatalement, en une idéologie de la politique étrangère américaine. Comme les rapports de force dans le monde ne sont pas dangereux pour l’Amérique du Nord, et comme elle peut, corrélativement, appliquer une politique étrangère « sage » (sans intervention dans les événements militaires) il se forme une idéologie selon laquelle les Etats-Unis sont un pays qui croit que les rapports entre les Etats doivent être basés sur la justice, sur l’indépendance, sur la non intervention, sur la paix, et non pas sur la guerre et les confrontations de force. Cette idéologie de la politique étrangère américaine est en outre possible, et elle prend forme solidement, parce qu’elle peut emprunter le contenu authentiquement démocratique de la Fédération et de la société américaines.
En substance, quand les Etats-Unis se consolident en tant que puissance, avec la fin de la deuxième guerre contre la Grande-Bretagne, quand prend égaiement fin, en Europe, la turbulente période napoléonienne, et que s’ouvre une longue période de paix ou de conflits très limités, la dialectique que nous avons décrite se stabilise entre la position de pouvoir réel de l’Amérique du Nord, la politique étrangère énoncée dans la doctrine de Monroe en 1823, et le reflet idéologique qui accompagne cette politique étrangère. Telle est la situation qui constitue le point de départ de la politique étrangère américaine, qui se consolide et qui devient, pour une longue période, une constante de l’histoire américaine. En conséquence, l’idéologie de la politique étrangère comme politique de justice s’enracine de plus en plus au point de devenir non seulement une constante de la politique étrangère américaine, mais même une constante de l’esprit public américain, un élément constitutif des traditions américaines et de l’American way of life.
La situation de l’Amérique du Nord dans la politique internationale se présente à cette époque aux Américains comme un fait naturel, justement parce que le fondement de la sécurité américaine est si stable qu’il semble indépendant de la volonté des hommes et par conséquent impossible à modifier. En réalité cette sécurité américaine se base sur l’équilibre politique européen classique. Tant que cet équilibre se maintient, les variations qui interviennent en Europe ne touchent pas l’Amérique. Il peut y avoir des renversements d’alliances, de petits déplacements de puissance entre un Etat de l’Europe et un autre, mais ces événements ne modifient en rien la donnée fondamentale pour les U.S.A. : tant qu’il y a équilibre en Europe, l’Amérique ne court aucun danger. Mais l’équilibre européen ne parvient à se maintenir que tant que la puissance navale extérieure, la Grande-Bretagne, fonctionnant comme l’aiguille de la balance, réussit à maintenir le système. De cette façon les Etats-Unis vivent sous le parapluie de la puissance navale anglaise : la Grande-Bretagne maintient en équilibre le système européen, se réservant pour elle-même la main libre et le monopole sur les mers et poursuit, en conséquence, une politique de conservation dont l’un des éléments est justement le maintien de la situation américaine. Ceci met en lumière les données fondamentales de la situation des Etats-Unis dans la balance mondiale du pouvoir : si des modifications intérieures se produisent dans le système européen, elles n’ont pas de répercussion en Amérique, mais si le caractère fondamental de ce système commence à se modifier, la situation de l’Amérique se modifie du même coup.
 
3. — La modification de la situation d’« île » et l’irréalisme idéologique de la politique étrangère américaine
L’événement qui devait rompre l’équilibre européen et par conséquent changer du même coup la situation américaine est la formation de la nouvelle puissance allemande. L’unification nationale allemande n’altère au début aucun aspect fondamental de l’équilibre européen, puisque, lorsqu’une nouvelle puissance entre dans le système, elle doit exprimer pleinement ses forces avant que ne se manifestent des modifications substantielles dans l’équilibre. De 1870 à 1890 environ, l’Amérique peut encore poursuivre sa politique isolationniste à l’égard de la course mondiale au pouvoir. La politique américaine suit toujours rigoureusement la doctrine de Monroe et même, vers la fin du siècle, les U.S.A. tendent à devenir une puissance impérialiste en Amérique. Ils chassent les Espagnols de Cuba, prennent Puerto Rico, s’emparent des Philippines. Le slogan « l’Amérique aux Américains » finit presque par servir de couverture à un impérialisme américain. En Amérique éclatent de grandes polémiques au sujet de l’occupation des Philippines, territoire qui ne correspond pas à un nouvel Etat de la fédération américaine et qui, par conséquent, reste sous sa dépendance. Mais dans tout cela la non-intervention dans la course mondiale au pouvoir, c’est-à-dire en Europe, reste encore le pivot de la politique étrangère américaine.
Mais l’ascension de l’Allemagne au rang de grande puissance européenne, c’est-à-dire en substance la substitution de la Prusse par l’Allemagne dans le jeu des puissances, altère rapidement le système européen des Etats. Comme le fait justement observer Kennan,[1] avoir dans le centre de l’Europe une forte Autriche-Hongrie, en équilibre avec la Prusse, est toute autre chose que d’avoir le système Autriche-Hongrie-Allemagne. L’Allemagne est en effet un élément qui doit fatalement, pour sa raison d’Etat, entrer en compétition, sur le plan commercial et sur le plan naval, par conséquent sur le plan de la puissance, avec la Grande-Bretagne. Ce que Kennan ne voit pas, c’est qu’il ne s’agit pas de faire l’examen nostalgique de l’erreur commise en ne conservant pas l’Autriche-Hongrie et la Prusse, mais de constater que, une fois prise la route de l’Etat national, le principe national envahit nécessairement le continent, rendant fatalement le système européen fortement instable. La tendance au changement de ce système est telle qu’elle risque de rompre le vieil équilibre. Mais de cette façon c’est la balance du pouvoir du monde entier qui se modifie et qui altère jusqu’à la situation de l’Amérique du Nord : le parapluie de la puissance navale anglaise, qui protège l’Amérique, se fait de plus en plus précaire et tend à manquer. Les U.S.A., qui ne pouvaient ni être attaqués ni attaquer à leur tour, et qui par conséquent constituaient un élément extérieur au système, se transforment en un élément qui y entre nécessairement : la politique étrangère américaine influence l’équilibre.
Mais au fur et à mesure que change la position précédente et que l’Amérique devrait adopter une politique d’intervention en Europe, pour déterminer effectivement (dans les limites où elle le peut) la conduite des Etats européens, et pour éviter que le système ne se détériore davantage et n’influence sa situation de façon encore plus négative, la classe politique américaine ne prend pas conscience des nouvelles données et la politique étrangère ainsi que l’idéologie isolationniste se maintiennent. Il se produit de la sorte une divergence nette entre la position des U.S.A. dans le monde et la conscience que les Américains ont de cette position. Par conséquent la politique étrangère américaine n’emploie plus au mieux les ressources américaines.
Nous avons déjà fait remarquer que la politique étrangère américaine prend une consistance idéologique dès son début, et que cet aspect idéologique devient un élément fondamental des traditions américaines. C’est justement cette idéologie qui ne permet pas aux U.S.A. d’adapter leur politique étrangère à la nouvelle situation mondiale. Selon ce reflet idéologique de la position d’île politique assumée précédemment par les U.S.A., les courses à la puissance, les rivalités, les guerres, font partie du jeu du vieux monde mais ne regardent pas les Etats-Unis qui sont un pays démocratique et qui ne s’occupent que des problèmes concernant le progrès civil. Par conséquent une représentation sans préjugés de la position de l’Amérique dans le monde est telle qu’elle bouleverse tous les postulats sur lesquels s’appuie le pouvoir américain. Seules quelques voix isolées enregistrent de façon consciente les modifications de la balance mondiale du pouvoir et les graves conséquences qui en résultent pour l’Amérique du Nord et pour ses responsabilités dans le monde, mais cette conscience ne peut pas se transformer en un élément de la lutte politique en Amérique. La nouvelle situation de pouvoir de l’Amérique est naturellement enregistrée aussi par la classe politique et par l’opinion publique américaine, car il s’agit d’une donnée effective trop imposante, mais elle est enregistrée à travers les catégories idéologiques dont nous venons de parler et qui empêchent qu’elle ne soit comprise dans son vrai sens : les U.S.A. intensifient leur engagement dans le monde, non pas au moyen d’une présence de plus en plus importante dans la politique mondiale, mais en proclamant des principes idéologiques et abstraits. La réponse que les U.S.A. donnent à leur nouvelle situation dans la balance mondiale du pouvoir, et qui dure jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, et à l’institution de l’O.N.U., consiste uniquement à proclamer et à tenter d’imposer au monde, à travers des accords diplomatiques et des pactes internationaux, des organisations de justice internationale.
La divergence qui existe entre la position réelle des U.S.A. et leur politique étrangère se manifeste d’une façon éclatante au cours de la première guerre mondiale. En fait les U.S.A. possèdent de réels atouts pour tenter d’empêcher que la guerre éclate, mais ils ne les jouent pas. Et, quand la guerre éclate, au lieu de jeter le poids de leur puissance d’un côté ou de l’autre pour essayer d’orienter les événements, ils se préoccupent de continuer encore à proclamer des principes de justice, de neutralité, de respect des droits des neutres et ainsi de suite. La classe politique américaine ne réussit pas encore à comprendre que la première guerre mondiale marque l’écroulement de la situation d’île politique de l’Amérique.
Les années qui s’écoulent entre la fin de la première guerre mondiale et le début de la seconde sont souvent considérées comme une période au cours de laquelle l’équilibre européen ne se serait pas maintenu parce que les U.S.A., après être enfin intervenus dans la première guerre mondiale pour abattre les puissances de l’Entente, n’auraient pas maintenu une politique étrangère active. Selon cette interprétation, si l’Amérique avait été présente, la S.D.N. aurait réussi à canaliser les frottements entre les puissances européennes en des arrangements légaux. En réalité bien qu’ils ne soient pas entrés dans la S.D.N., les U.S.A. n’en ont pas moins mené, et très activement, une politique de proclamation de principes pacifistes de 1919 à 1940. L’Amérique du Nord a constamment suivi au cours de cette période deux lignes de politique étrangère. En premier lieu elle a suivi une ligne constante de traités d’arbitrage et de traités de conciliation. Dans tous les différends internationaux, les U.S.A. intervenaient, dans le but simpliste de favoriser des arrangements bilatéraux et multilatéraux basés sur le principe de la conciliation pacifique. A ce propos on peut considérer comme symbolique de la grande activité admonitrice et moralisatrice de la politique étrangère américaine, ainsi que de sa grande inefficacité, le pacte Kellog pour la résolution pacifique du conflit et l’abolition de la guerre. L’autre ligne d’engagement constante de l’Amérique dans le monde, au cours de la période qui sépare les deux guerres, est celle du désarmement. Et naturellement, dans ce domaine aussi, elle déploie une très grande activité à laquelle correspond une très grande inefficacité : discussions et réunions, quantité d’accords, de projets, de plans, mais aucune modification réelle de l’équilibre de pouvoir en faveur de situations plus pacifiques.
Ces deux lignes de la politique étrangère américaine entre les deux guerres mondiales présentent le maximum de divergence possible à l’égard de la position réelle de pouvoir de l’Amérique dans le monde. Vu que la tendance à rompre l’équilibre européen, donc à rendre la position de l’Amérique plus dangereuse, dérivait du dynamisme des puissances totalitaires, les U.S.A. auraient dû se préoccuper de freiner Hitler, au lieu de s’occuper de désarmement ou de chercher à faire triompher dans le monde la procédure de l’arbitrage et de la conciliation. Alors que l’équilibre européen devient de plus en plus instable, que le statu quo se détériore et la possibilité de maintenir le monde en paix est désormais à peu près nulle, les U.S.A., qui visent au maintien du statu quo pour conserver leur sécurité au plus bas prix, s’engagent dans une direction dans laquelle, au fond, la guerre devient plus facile et où la tendance perturbatrice n’est freinée par aucun élément de puissance. Ainsi non seulement les U.S.A. n’utilisent pas leur pouvoir accru dans le monde pour éviter la seconde guerre mondiale, mais ils ne sont même pas du tout préparés quand celle-ci éclate.
 
4. — La fin irréversible de la situation insulaire et la politique du « containment »
Kennan n’a donc pas tort de dire que toutes les polémiques qui ont eu lieu à la fin de la seconde guerre mondiale contre la façon dont Roosevelt avait posé le problème des rapports avec la Russie, dans les grandes conférences qui ont eu lieu vers la fin de la guerre et après la fin des hostilités, ne tiennent pas compte du fait que l’Amérique du Nord était arrivée à la guerre sans que sa politique étrangère l’ait prévue et sans y être véritablement préparée. En somme, pour les Etats-Unis, il s’agit d’une guerre purement défensive. C’est pourquoi, au moment d’exploiter la victoire et de consolider un nouvel équilibre mondial, c’est la Russie qui a les meilleures cartes à jouer. En commençant la guerre sans préparation effective, les U.S.A. se trouvent dans la nécessité d’employer au maximum la puissance militaire russe et de laisser à la stratégie russe la plus large possibilité d’intervenir sur le front européen. Par conséquent, même si au cours des discussions et des décisions prises pendant la dernière année de guerre on tenta de freiner un peu la Russie (par exemple en ne lui envoyant pas de matériel militaire), on ne put désormais obtenir que bien peu.
De toute façon, pour continuer à dresser notre tableau historique des modifications du poids des U.S.A. dans le monde et de leur politique étrangère, ce qui importe le plus c’est qu’à la fin de la seconde guerre mondiale a lieu la dernière transformation fondamentale de la situation américaine : la fin définitive et irréversible de la situation insulaire. La fait nouveau apparaît de façon encore plus évidente si l’on compare la deuxième après-guerre à la première. A ce moment-là, en raison de la pression de la nouvelle situation de pouvoir, l’Amérique du Nord avait dû mener une politique étrangère très active. Mais, ayant enregistré la nouvelle situation à travers la déformation de sa vieille idéologie isolationniste et moraliste, la classe politique de l’Amérique du Nord avait édifié une politique étrangère tout-à-fait idéaliste et abstraite. Ceci était possible en raison du fait qu’il n’existait pas, pour les Etats-Unis, de menace militaire immédiate : l’équilibre européen, bien qu’extrêmement précaire, fonctionnait encore, du moins en apparence.
En 1945, au contraire, la situation est telle que l’Amérique ne peut plus se retirer. Il est vrai que la classe politique de l’Amérique du Nord ne réussit pas encore à se rendre compte de la situation : le poids des traditions et des catégories idéologiques qui prédominent en Amérique et que même la seconde guerre mondiale n’a pas ébranlées de manière définitive, est tel que les U.S.A., en préparant leur politique étrangère pour l’après-guerre se trompent de nouveau de direction. Dans ce sens, l’unique changement que l’on observe en Amérique par rapport à la première après-guerre, c’est que, au lieu de s’engager exclusivement à soutenir la politique d’arbitrage, de conciliation et de désarmement, avec des rapports bilatéraux, et de n’importe quelle façon, les Etats-Unis s’engagent dans la tentative d’établir des pactes organisés de façon multilatérale, si possible à l’échelle mondiale. La politique étrangère américaine pointe sur l’O.N.U. et sur le Fonds Monétaire International : l’O.N.U. pour les questions de politique internationale, de guerre et de paix, le Fonds Monétaire International pour obtenir une règlementation mondiale du commerce international et un instrument de conciliation des conflits internationaux de nature économique. Mais les faits sont désormais plus forts que la déformation idéologique. Les U.S.A.,. dans un équilibre mondial bipolaire, dont ils sont l’un des pôles, ont en main la moitié de l’Europe et en face d’eux la Russie qui en occupe l’autre moitié et qui est prête à envahir le reste si les Américains se retirent. Par conséquent, pour les U.S.A., existe désormais la nécessité absolue de faire de la politique étrangère à fond, en ce sens que, non seulement ils doivent maintenir l’engagement diplomatique, non seulement ils doivent maintenir celui de la menace d’une intervention, mais ils doivent maintenir aussi l’engagement militaire direct d’occupation dans les zones d’influence les plus importantes, notamment en Europe. Au fur et à mesure que cette donnée de fait s’impose toute seule à une politique qui ne l’avait ni prévue ni calculée, les Américains prennent lentement conscience du fait que la politique étrangère ne peut pas être seulement une politique de principes et ils commencent à avoir une vision réelle de ce qu’ils ont à faire : nous sommes arrivés à cette période de la politique étrangère américaine que l’on appelle période du containment. La divergence (qui avait d’abord atteint son maximum) entre la situation réelle des U.S.A. et la conscience qu’en présentait la politique étrangère américaine, commence à disparaître ; la tendance se renverse.
La politique du containment consiste dans l’engagement que l’on utilisera des moyens militaires dans toutes les portions du monde dans lesquelles, si l’on n’intervenait pas, la puissance adverse déborderait. Il s’agit là d’une politique extrêmement simpliste. Elle se base sur le principe qu’il faut utiliser sa propre puissance pour arrêter celle des autres, et elle adopte mécaniquement, comme instrument, le principe purement militaire. Elle croit que toutes les situations du monde peuvent être maintenues au moyen du simple principe militaire et que par conséquent l’on doit imposer à chaque pays le choix entre l’Amérique et la Russie, et l’adhésion à un pacte militaire. Cette politique réussit, au moins partiellement, mais son succès dépend d’une coïncidence occasionnelle avec des circonstances de fait passagères. A la fin de la deuxième guerre mondiale, les U.S.A., se trouvent, comme l’a reconnu Kennedy, dans deux situations contingentes de monopole : le monopole des armements nucléaires, et celui de la possibilité d’envoyer à l’étranger une aide économique considérable, ces deux éléments expliquent le succès de la politique du containment. Il ne s’agit pas, donc, d’une politique active dans laquelle on se propose une ligne de développement pour exploiter au maximum la puissance de l’Amérique et celle de ses alliés, mais d’une politique qui exploite uniquement le fait que la puissance adverse ne peut pas se mouvoir parce que les Etats-Unis possèdent les deux monopoles dont nous venons de parler.
C’est pourquoi, la politique de containment n’a de succès que là où le monopole atomique et celui de l’aide économique comptent ; et ils comptent surtout en Europe occidentale. Là où les situations sont plus fluides, où l’on ne peut pas intervenir militairement, et où il n’y a pas d’économie à reconstruire grâce à des injections de dollars, les U.S.A. perdent au lieu de gagner. La politique du containment ne réussit pas à maintenir l’avantage américain. En outre elle est telle que, dans toutes les situations où il faut faire preuve d’esprit d’initiative, et dans toutes les zones en évolution et en train de se développer, l’Union Soviétique prend l’avantage. Cette donnée de fait s’aggrave immensément parce que les deux positions américaines de monopole s’évanouissent rapidement : le monopole atomique prend fin complètement, et celui de l’aide économique est également en train de disparaître (bien que dans une moindre proportion). A mesure que les deux situations de monopole disparaissent, la politique du containment révèle pleinement sa faiblesse.
 
5. — La conscience de la nouvelle situation des U.S.A. : la politique étrangère de l’administration Kennedy
Tel est brièvement le tableau de l’évolution de la position de pouvoir de l’Amérique dans le monde et de la conscience que les Américains en ont eu : c’est dans ce tableau que l’on doit juger la politique étrangère américaine actuelle et ses limites.
Au cours de sa campagne électorale Kennedy attaque carrément la politique du containment. Il lui est facile de démontrer que, dans une situation dans laquelle la comparaison entre U.S.A. et U.R.S.S. sur le plan mondial met en jeu, selon lui, la survivance de la liberté sur la terre, la politique américaine a provoqué un affaiblissement de la puissance des U.S.A. et un accroissement de la puissance de la Russie. La puissance militaire de l’Amérique a diminué et celle de la Russie a augmenté ; il est facile pour Kennedy de mettre ce fait en évidence à une époque où les grands progrès accomplis par les Russes dans le domaine astronautique et dans celui des missiles peuvent presque être touchés du doigt par l’opinion publique. Se vérifie en général une augmentation du pouvoir d’initiative de la Russie, qui peut se permettre d’intervenir davantage dans toutes les zones fluides, et même jusque dans le camp américain, pour y semer des éléments de discorde et d’affaiblissement. Certes, même dans le camp russe se présentent des difficultés, mais les possibilités qui s’offrent à l’Amérique de les exploiter (par exemple dans l’Est de l’Europe) sont bien moindres sous la présidence d’Eisenhower. L’Amérique est perdante, en particulier, sur l’immense front des pays non engagés, des pays neufs, parce que le principe militaire qui est fatalement lié au principe du containment non seulement ne pousse pas les pays neufs du côté de l’Amérique, mais il contribue beaucoup à les pousser du côté de la Russie.
Le fait que Kennedy ait gagné la bataille électorale contre la politique du containment prouve que l’Amérique porte au pouvoir toutes les ressources dont elle dispose et tous les points de vue qu’elle peut trouver en vue d’une politique étrangère aussi efficace et aussi active que possible. Puisque le problème de la politique étrangère a désormais été mis sur le tapis en termes précis et puisque, en Amérique, la course au pouvoir s’est basée sur cet élément, tout ce dont l’Amérique dispose pour mettre en lumière les possibilités qu’elle a de dominer la situation mondiale s’exprime à travers l’administration Kennedy : dans ce sens Kennedy représente le maximum de conscience de la position américaine que l’on peut avoir en Amérique.
En effet Kennedy trace un schéma de politique étrangère qui, à première vue, se montre cohérent. Tout d’abord il a conscience de la fin des deux monopoles américains dont nous avons parlé précédemment. Par conséquent il a conscience du fait que l’Amérique ne peut plus se contenter d’une politique statique, mais qu’elle a besoin de pratiquer une politique active, puisque plus rien ne se déroule fatalement tout seul. Il faut dire que ce réalisme permet aux Américains de voir la situation telle qu’elle est : on note souvent chez Kennedy cet aspect de l’esprit churchillien qui consiste à mettre son pays en face de la réalité de la situation, à ne pas lui laisser se mettre la tête sous l’aile.
Kennedy passe en revue tous les secteurs mondiaux fluides et les examine selon le principe général suivant : le nationalisme et le développement économique sont les deux grandes forces qui animent toutes les situations dans lesquelles se trouvent les pays neufs. Il est évident que l’on ne peut faire évoluer démocratiquement ces situations dans les pays neufs, donc les amener du côté de l’Amérique contre la Russie, que si l’on est en mesure d’offrir une juste perspective aux forces du nationalisme et du développement économique. Et ces deux forces ne peuvent pas se développer pleinement dans une situation d’immaturité, de lutte politique et de vie économique primitives, si l’on demande immédiatement aux pays neufs d’adhérer à un pacte militaire et de faire un choix décisif entre l’Amérique et la Russie. Il s’agit d’essayer d’établir un autre principe de discrimination : celui entre le principe démocratique et le principe totalitaire. Ce principe implique l’abandon total de ce que l’on a appelé la pactomanie de Dulles : le principe des pactes militaires ne vaut que pour l’Europe occidentale et pour certaines situations du Sud-est asiatique. Selon cette perspective, le neutralisme devient un élément qui ne joue plus en faveur de la Russie : il peut jouer en faveur de l’Amérique dans la mesure où il laisse libre cours, dans les pays neufs, à un nationalisme équilibré et à un développement économique intense, qui portent vers des expériences démocratiques ou de tendance démocratique. Kennedy fait dans ce sens un examen de la situation internationale, tant en ce qui concerne le Moyen-Orient qu’en ce qui concerne l’Afrique, l’Inde, l’Amérique latine, et pour chacun de ces problèmes il tâche de poser, selon le cas, les lignes effectives d’aide économique et de politique étrangère, telles qu’elles permettent de concrétiser cette nouvelle ligne politique.
A l’égard de la Russie, Kennedy pense qu’une réelle détente est possible. L’Amérique et la Russie ont un intérêt fondamental à empêcher la prolifération des bombes atomiques, afin de ne pas mettre leur sécurité en péril. Cet intérêt commun leur permettrait de passer de la politique de guerre froide à la politique de détente et de coexistence dans la compétition.
En outre, Kennedy se rend compte (et c’est le troisième élément qui constitue sa politique étrangère), que toute cette ligne ne peut réussir qu’à condition que toutes les ressources mûres de l’Occident marchent ensemble. On ne peut vaincre le bloc opposé, le bloc communiste, qui de par sa nature est plus porté à se présenter comme compact, si le monde libre ne sauvegarde pas son unité : c’est de cette exigence que découle la politique de Kennedy envers l’Europe occidentale et envers le pacte atlantique. D’une part Kennedy veut maintenir le leadership américain, parce qu’il est la condition de toute sa politique étrangère, et d’autre part il veut que ce leadership soit démocratique parce qu’à cette condition seulement l’unité du monde libre peut être préservée. Cette unité de l’Occident sous le leadership américain devrait amener l’Europe occidentale à s’engager davantage sur les lignes générales mêmes de la politique de Kennedy. De là sa tendance à faire pression sur l’Europe afin qu’elle s’engage davantage dans une politique d’aide aux pays sous-développés, afin qu’elle assume une position de détente plus qu’elle ne l’a fait jusqu’à ce jour, afin qu’elle n’accomplisse son effort militaire que dans le domaine des armements conventionnels de façon à ne pas opposer d’obstacles au leadership américain. Dans ce cadre le leadership américain est considéré comme un élément nécessaire, parce qu’avec le leadership seulement existe l’unité occidentale, et que le seul pays qui puisse assurer ce leadership est l’Amérique.
Il y a donc, dans la politique de Kennedy, une idée générale de détente à l’égard de la Russie, il existe une ligne directrice à l’égard de l’Europe occidentale et il existe une ligne directrice à l’égard du monde qui est en train de naître : toute cette perspective est basée sur le seul principe du leadership américain. Eisenhover n’a pas exercé de leadership américain : il suffit que l’Amérique exerce ce leadership pour que les situations démocratiques dans le monde se trouvent mobilisées.
 
6. — Les limites de la politique étrangère américaine
Il nous reste maintenant à voir si cette ligne générale de politique étrangère, établie par Kennedy, réussit à atteindre les buts que la nouvelle administration s’était proposés. Au cours de la première année d’application de cette politique le recul de l’Amérique continue sur tout le front. L’Amérique est humiliée à Cuba, lors de l’expédition militaire que tentèrent les réfugiés cubains pour reconquérir leur île et qui se traduit par un échec. De même, la tentative de détente à l’égard de Khrouchtchev échoue également. Sur tous les fronts qui présentent des situations fluides, l’Amérique tend à reculer plutôt qu’à avancer.
Toutefois, dans son premier message concernant l’état de l’Union, celui de 1961, Kennedy a encore le courage de maintenir sa ligne, examinant la situation avec franchise. Kennedy dit : le courant nous est encore défavorable : nous ne pouvons pas, à brève échéance, compter sur des succès, au contraire, nous devons enregistrer des insuccès, parce que nous payons les conséquences de la politique erronée d’autrefois, et parce que la vague qui prédomine est encore celle de la politique russe. Malgré tout, continue Kennedy, nous devons reconnaître ce fait parce que c’est la seule façon de pouvoir y remédier, et nous pouvons y remédier si nous appliquons cette politique générale, qui est encore possible. Kennedy montre encore cette franchise : ceci confirme ultérieurement le fait que la conscience que l’on peut avoir en Amérique de la position de l’Amérique dans le monde, et la position effective de l’Amérique dans le monde, coïncident effectivement.
En effet, malgré les revers, malgré l’expédition militaire contre Cuba, qui donne un ton légèrement militaire à la politique étrangère, le caractère général de la politique de Kennedy continue à être celui du principe démocratique. Le neutralisme devient un élément possible de la politique américaine : au Laos les Américains adoptent une solution de compromis, laissant ainsi tomber l’ancienne politique de présence militaire pure. En général, Kennedy a réussi à invertir la tendance de la politique étrangère américaine dans son style et dans sa méthode : la politique étrangère américaine est une politique que le monde considère en général comme moins outrancière que celle de la France et de l’Allemagne.
Ce courage et cette capacité de voir les situations telles qu’elles sont réellement et de les affronter sur des lignes évolutives sont particulièrement visibles dans la politique commerciale. Dans ce domaine Kennedy a remporté un vrai succès, à l’intérieur, lors de l’approbation de son projet de loi destiné à conférer au Président le pouvoir de diminuer, avec une certaine élasticité, les tarifs douaniers de 50%. En face du grave déficit que présentait la balance américaine des paiements, et de la profonde altération du rapport de puissance économique entre les U.S.A. et les six pays du Marché commun, l’Administration Kennedy n’a pas pris la voie de la politique de protectionnisme, qui aurait été la plus simple et la plus facile, mais la voie plus difficile mais plus progressive de la politique libériste. La donnée de fait, c’est que Kennedy a devant lui le problème de l’unité de l’Occident, une politique consciente qui maintienne cette unité est nécessaire, et cette politique doit correspondre à une expansion et non pas à une stagnation. C’est pourquoi l’Amérique doit répondre à sa propre crise, qui est la crise générale de la politique mondiale du monde libre, par une politique d’expansion, et non pas par une politique protectionniste. Telle est justement la voie suivie par Kennedy.
Donc, l’administration Kennedy change effectivement le caractère de la politique étrangère américaine. Le style de la politique militaire change, tant parce qu’il devient moins outrancier que parce que les dépenses militaires augmentent comme augmente l’effort dans le domaine des fusées. Le style de la politique commerciale change, en ce sens que l’Amérique essaie de sortir de sa situation d’isolationnisme en économie et de devenir l’élément guide de l’économie libériste internationale qui caractérise l’expansion du monde atlantique.
Cependant, si nous observons de l’extérieur ce qui se passe dans la politique mondiale, maintenant qu’ils se sont écoulés trois ans depuis l’installation de l’administration Kennedy, nous sommes obligés de constater que, malgré ces modifications de la politique étrangère américaine, dans la compétition entre Amérique et Russie, et dans les modifications internationales qui se produisent, rien n’a changé de façon substantielle quant aux possibilités de prendre des initiatives. La situation qui caractérise la période Eisenhower et la politique du containment, n’est pas altérée de façon notable, bien que l’Amérique pratique effectivement la meilleure politique possible pour essayer d’invertir cette tendance. En substance que se passe-t-il ? Du point de vue de ce qui se passe entre l’Amérique et la Russie, à l’égard de l’Europe, à l’égard du monde entier, tant sur le plan militaire que sur le plan économique, nous constatons que dans l’ensemble la Russie conserve le pouvoir d’initiative : on peut surtout le voir à propos de Berlin, point névralgique actuel de la situation mondiale. Sur le front de l’Europe, et à Berlin en particulier, front dont dépendent tous les autres, la Russie a conservé intactes ses possibilités d’initiative et contraint l’Amérique à les accepter. Le seul secteur dans lequel la Russie a perdu ses possibilités d’initiative est peut-être le Congo. Dans le Laos on est arrivé à un compromis (apparemment sur un pied d’égalité) qui satisfait les deux puissances puisqu’a été établie une situation de neutralité. Mais du point de vue de la balance mondiale du pouvoir, comme on a pu le constater récemment, il s’agit d’une situation à l’avantage de la Russie et du monde communiste. Nous avons déjà parlé de la situation de Cuba et il ne nous reste qu’à rappeler ici comment l’Amérique a pratiquement accepté, alors qu’elle ne l’avait jamais reconnue auparavant, l’influence soviétique à Cuba. En substance l’initiative reste à la Russie dans le domaine politique et militaire. Même si certaines situations se sont améliorées, on n’observe aucune inversion des tendances. Sur le plan économique l’économie américaine et le dollar n’arrivent pas à constituer un leadership autour duquel puisse s’organiser toute l’économie occidentale mûre, et qui puisse ensuite diriger cette économie vers une puissante influence, dans le sens démocratique, dans les Pays neufs qui sont en train de se développer. Une preuve supplémentaire de cette incapacité dans laquelle se trouve l’Amérique d’organiser de façon unitaire l’économie occidentale, réside dans le fait que les directives que les Américains essaient d’imposer aux organismes internationaux et à la politique économique des différents pays, ne sont pas suivies.
Pourquoi donc, malgré toutes ses importantes innovations, la politique étrangère de l’administration Kennedy échoue-t-elle ? La réponse est simple. Pour appliquer cette politique il ne suffit pas de dire que « si l’on applique cette politique dans tel pays, on obtient telles conséquences ». Une politique effective demande bien plus. La politique étrangère d’un pays n’est efficace que si elle produit dans la conduite de ce pays une modification capable d’altérer la balance mondiale du pouvoir, de façon à influencer les balances du pouvoir particulières dans les différents Etats, en ce sens que les solutions politiques désirées seront effectivement adoptées dans chacun de ces Etats. Avoir envisagé des solutions favorables, les avoir comprises, étudiées, constitue l’un des éléments d’une politique étrangère, mais l’élément fondamental est constitué par le fait de pouvoir altérer la balance mondiale du pouvoir de telle sorte que ces solutions puissent devenir effectives. C’est justement ce pouvoir qui a manqué et qui manque aux Etats-Unis.
Nous avons vu que le pilier de la nouvelle politique étrangère américaine de l’administration Kennedy était le leadership américain. En réalité, ce concept du leadership américain est vide et idéologique, puisqu’il n’y correspond pas un pouvoir réel, de la part des Etats-Unis, d’altérer substantiellement la balance mondiale du pouvoir et de guider effectivement le monde occidental. Le pouvoir des U.S.A. a diminué par rapport à celui de l’U.R.S.S. puisque les deux monopoles, à savoir le monopole atomique et le monopole de l’aide économique, sont définitivement perdus : la liberté de jeu de l’Amérique par rapport à celle de la Russie diminue donc au lieu d’augmenter.
En particulier, l’Amérique n’a de puissance à l’égard de la Russie que dans la mesure où elle arrive à maintenir uni le monde occidental libre. Au contraire, même en Occident, les Etats-Unis s’affaiblissent. On observe en effet une profonde altération de la puissance économique à l’intérieur du monde occidental, entre l’Amérique et les pays européens, surtout avec ceux du continent. L’Amérique a connu, avec les phénomènes de récession, un grand affaiblissement qui s’est manifesté sous forme de déficit de la balance des paiements. Etant donné le poids que l’économie américaine supporte pour la politique étrangère des U.S.A., pour leur politique militaire, la suprématie de l’industrie et du commerce américains dans le monde ne suffisent plus à assurer au dollar la position d’hégémonie et d’arbitrage qui caractérisait le monopole économique à la fin de la seconde guerre mondiale. Par conséquent le poids des U.S.A. à l’intérieur du système occidental s’est réduit de façon massive à l’avantage des pays européens. En Europe commencent à se manifester, sur la base de la grande poussée économique des six pays du Marché commun, les signes d’une tendance vers l’indépendance militaire et politique. Malgré tous les discours et malgré toutes les pressions, le pouvoir qu’ont les Etats-Unis de maintenir le monde occidental uni sous leur leadership diminue.
Même la politique pratiquée par Kennedy à l’égard du troisième monde qui, envisagée d’un point de vue abstrait, devrait être positive, ne réussit pas, et pour la même raison. Pour que cette politique ait cours effectivement il faut justement que le poids de la politique américaine augmente au lieu de diminuer. Maintenant, au contraire, la donnée de fait qui est en train de se vérifier est justement la diminution du poids de l’Amérique dans le monde.
Par conséquent la politique de Kennedy échoue, non pas parce qu’il s’agit d’une politique erronée, mais parce que la zone du monde dans laquelle peuvent intervenir des modifications du pouvoir telles qu’elles puissent altérer la balance mondiale de façon à permettre la réalisation des solutions souhaitées par Kennedy, n’est pas l’Amérique.[2] En substance, si l’on veut être objectif, on doit dire que les U.SA. occupent une position excentrique par rapport aux modifications qui doivent intervenir dans l’équilibre mondial pour augmenter les possibilités de paix, d’expansion économique et d’orientation démocratique dans le monde.
Une dernière donnée reste à mettre en lumière : cette position d’excentricité de la politique étrangère américaine, en même temps que la prise de conscience américaine du rôle de puissance mondiale des Etats-Unis, font qu’en Amérique ne se produise pas de tension démocratique : il ne reste que la simple velléité de leadership. Un pays qui est contraint, dans le but d’augmenter sa propre démocratie intérieure et la démocratie dans le monde, à assumer plus pesamment le leadership, à le revendiquer, et à déclarer presque explicitement qu’il ne peut y renoncer, tandis que d’un autre côté il n’est pas en mesure d’augmenter vraiment les possibilités démocratiques dans le monde, se trouve nécessairement dans une situation, telle que, au lieu d’un plus profond esprit démocratique, finit par mûrir un plus profond esprit nationaliste. C’est pourquoi, en substance, la dernière donnée réelle sur laquelle joue la politique de Kennedy est le nationalisme et non pas la démocratie, et c’est un nationalisme dans lequel les éléments démocratiques flattent le nationalisme et où la nation ne sert pas la démocratie.
Dans ce sens cette analyse de la politique étrangère américaine coïncide avec l’analyse que l’on peut faire en général de l’évolution de l’Etat américain vers des formes plus centralisées et plus nationalistes et où la tension démocratique est moindre.[3]
 
Le Fédéraliste


[1] Pour ce rappel, et pour les suivants, à George F. Kennan, voir, surtout, American Diplomacy : 1900-1950, Chicago, The University of Chicago Press, 1953.
[2] En réalité, la zone du monde dans laquelle peuvent intervenir des modifications déterminantes dans l’équilibre mondial, est l’Europe. Mais nous traiterons ce sujet dans une autre étude, de prochaine publication.
[3] Voir « La décadence du fédéralisme aux Etats-Unis », par M. Albertini et F. Rossolillo, Le Fédéraliste, 1962, n. 3.

 

 

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