LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VIII année, 1966, Numéro 1, Page 1

 

 

Considérations sur l’essai
sur Lénine de Lukács
 
FRANCESCO ROSSOLILLO
 
 
L’essai de Lukács sur Lénine, écrit en 1924, est, en même temps que Geschichte und Klassenbewusstsein (1923), un produit de la première période marxiste du philosophe hongrois, quand celui-ci se rapporta principalement à l’œuvre du jeune Marx des Thèses sur Feuerbach et de l’Idéologie allemande. Avec Geschichte und Klassenbewusstsein et avec l’œuvre de la période pré-marxiste, Die Theorie des Romans (1920), l’essai sur Lénine a été à la base de la condamnation de Lukács faite par le régime stalinien. Il a été par conséquent répudié par son auteur et est jusqu’à présent resté ignoré par l’orthodoxie communiste officielle.
Depuis le moment de la condamnation jusqu’à aujourd’hui, cet essai est demeuré pratiquement introuvable. Maintenant il est amené devant les feux de la rampe par la publication de sa traduction française en 1965 par les presses de l’E.D.I., avec une préface de J.M. Brohm,[1] et par la publication de l’original allemand annoncée par l’éditeur Luchterhand dans le cadre de l’œuvre complète du philosophe hongrois à l’occasion de son 80e anniversaire.[2]
 
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Lu par un fédéraliste militant, qui a vécu les luttes internes et externes du mouvement au cours de ces dernières années, l’essai conserve une actualité impressionnante. Lukács y analyse les choix fondamentaux face auxquels s’est trouvé le mouvement ouvrier russe avant et juste après la révolution d’octobre et que Lénine a toujours su comprendre dans leur signification la plus profonde. Et le lecteur fédéraliste ne peut pas ne pas être frappé par l’analogie que de tels choix, même dans une situation aussi différente par beaucoup d’aspects et même exprimés en termes entièrement nouveaux, présentent avec ceux qui se sont imposés et s’imposent jusqu’à maintenant aux protagonistes du mouvement d’unification européenne.
Le premier grand mérite de Lénine d’après Lukács fut d’avoir découvert que dans son temps « l’actualité de la révolution prolétarienne n’est plus désormais seulement un horizon de l’histoire universelle planant au-dessus de la classe ouvrière en voie d’émancipation, mais que la révolution est déjà devenue une question à l’ordre du jour du mouvement ouvrier » (p. 29). Ce fut un mérite grand et essentiel parce que « il fallait alors la vision intrépide du génie pour saisir l’actualité de la révolution prolétarienne. Car la révolution prolétarienne n’est visible pour le commun des mortels que lorsque les masses ouvrières sont déjà en train de lutter sur les barricades » (p. 28).
L’idée que la Russie de son temps se trouvait dans une situation révolutionnaire fut, d’après Lukács, à la base de tous les diagnostics et de tous les choix de Lénine. Elle fut par dessus tout à la base de sa conception de la stratégie de la lutte et du rôle dirigeant du prolétariat. Puisque la Russie se trouvait alors à un stade arriéré de développement capitaliste et que, selon l’orthodoxie marxiste, la révolution prolétarienne devient possible seulement dans la phase de maturité du capitalisme, la stratégie la plus conforme à la théorie semblait être celle des mencheviks, d’après lesquels, dans cette phase, incombait au prolétariat la tâche de favoriser le développement du capitalisme, parce que cela aurait signifié automatiquement favoriser la maturation des conditions favorables à la révolution prolétarienne.
Lénine réfuta énergiquement ce diagnostic. Il comprit que « …la reconnaissance de la nécessité d’un développement capitaliste en Russie, la reconnaissance du progrès historique qui y est lié, ne signifient aucunement que le prolétariat doive pour cela soutenir ce développement. Il est forcé de saluer ce développement qui seul prépare le terrain pour l’avènement du prolétariat comme facteur de puissance décisif. Mais il doit aussi le saluer en tant que condition, que préalable à sa propre lutte impitoyable contre le véritable agent de ce développement : contre la bourgeoisie ».
« Ce n’est que grâce à cette compréhension dialectique de la nécessité de tendances historiques, continue Lukács, que se crée l’espace théorique pour l’apparition autonome du prolétariat sur la scène de la lutte des classes. Car si on affirme la nécessité d’un développement capitaliste en Russie, comme l’ont fait les champions idéologiques de la bourgeoisie russe et ultérieurement les mencheviks, on en déduit la conséquence que la Russie doit avant toute chose achever son évolution capitaliste. L’agent de cette évolution est la bourgeoisie. Ce n’est que lorsque cette évolution sera très avancée, que lorsque la bourgeoisie aura déblayé les débris politiques et économiques de la féodalité et mis à sa place un pays moderne, capitaliste, démocratique, etc., que la lutte de classe autonome du prolétariat pourra commencer. L’apparition prématurée d’un prolétariat aux objectifs de classe autonomes serait inutile non seulement parce que le prolétariat en tant que facteur de puissance propre entre à peine en ligne de compte dans cette lutte entre la bourgeoisie et le tsarisme, mais aussi parce qu’elle risque de lui être fatale, car il effraie la bourgeoisie, affaiblit sa puissance de choc en face du tsarisme et la jette directement dans les bras du tsarisme. Le prolétariat n’entre donc — pour le moment — en jeu que comme force d’appoint de la bourgeoisie libérale dans son combat pour une Russie moderne » (pp. 38-39).
Du reste, ajoute Lukács, même si en fait la révolution n’avait pas été actuelle, même si la perspective historique des mencheviks avait été juste, celle-ci n’aurait pas été également acceptable pour le prolétariat. « On peut se demander en effet à bon escient si un suivisme aussi fidèle à l’égard de la bourgeoisie n’obscurcit pas la conscience de classe du prolétariat au point qu’une séparation d’avec la bourgeoisie doit rendre — idéologiquement parlant — impossible ou du moins difficilement possible une action autonome du prolétariat, même à un moment de l’histoire considéré comme favorable par la théorie menchevique » (p. 40).
L’histoire a démontré combien était essentielle la préoccupation de Lénine de donner au prolétariat une physionomie et une action autonomes. Lénine dut affirmer l’exigence de l’autonomie non seulement à l’égard de la bourgeoisie, mais également à l’égard des autres classes opprimées, en particulier vis-à-vis de la classe paysanne, que beaucoup de révolutionnaires, loin d’assigner un rôle autonome au prolétariat, étant donné sa faible consistance numérique en Russie, fondaient avec ce dernier dans le concept générique de “peuple”. Lénine refusa cette identification, poussé par la conviction « qu’il faut acquérir pour le prolétariat l’autonomie de l’action selon une ligne de classe » (p. 36). Mais affirmer l’autonomie du prolétariat ne signifie pas de le condamner à l’isolement. Si celui-ci ne doit pas se fondre avec les paysans, ce qui lui ferait perdre sa physionomie autonome et l’empêcherait de développer une conscience de classe, il doit pourtant s’allier avec eux. « Car la force décisive dans cette lutte de classe, qui pour la Russie signifie le passage du Moyen Age à l’époque moderne, ne peut être que le prolétariat. Les paysans, non seulement à cause de leur niveau culturel terriblement arriéré, mais surtout à cause de leur situation objective de classe, ne sont capables que d’une révolte élémentaire contre leur situation de plus en plus intenable. De par leur situation objective de classe, ils sont destinés à rester une couche sociale hésitante entre plusieurs politiques, une classe dont le destin dépend en fin de compte de la lutte de classe dans les villes, du sort des villes, de la grande industrie, de l’appareil d’Etat, etc. » (p. 43). A cette classe et à son instinct de révolte « le prolétariat seul peut donner une orientation qui conduit alors le mouvement des masses à un but réellement profitable pour elle ». Et le déchaînement de cet instinct de révolte, de sa part, « crée… les conditions dans lesquelles le prolétariat peut entreprendre le combat contre le tsarisme et la bourgeoisie avec toutes les chances de victoire de son côté » (p. 44). Ces considérations expliquent, sans faire évanouir l’exigence de l’autonomie du prolétariat, la nécessité de l’alliance du prolétariat lui-même avec la classe paysanne. « Leurs objectifs de classe, écrit Lukács (p. 44), sont différents. C’est pourquoi leur assemblage chaotique dans la notion populiste et confuse de “peuple” devait se disloquer. Mais ils ne peuvent réaliser ces objectifs de classe différents sans une lutte commune ».
Une autre acquisition théorico-pratique fondamentale de Lénine est celle qui se rapporte au rôle du parti communiste dans une époque révolutionnaire. Il avait une claire conscience du fait que « ce serait… appliquer la théorie marxiste de façon mécanique et par là se bercer complètement d’illusions contraires à la vérité historique que de s’imaginer que la conscience de classe peut naître d’elle même au sein du prolétariat, progressivement, sans heurts ni régressions, comme si le prolétariat pouvait idéologiquement se pénétrer peu à peu de sa vocation révolutionnaire selon une ligne de classe » (p. 47). L’impossibilité pour le prolétariat de développer spontanément une conscience de classe adéquate et soustraite à tout risque d’involution est déterminée par deux facteurs qu’on ne peut éliminer : 1) la formation d’une aristocratie ouvrière qui est poussée par ses intérêts économiques dans le camp de la bourgeoisie et qui, avec son influence, contribue à obscurcir la conscience de classe du prolétariat ; et 2) la situation particulière déterminée par la crise du capitalisme, impliquée dans l’idée de l’actualité de la révolution. « L’actualité de la révolution, écrit Lukács, signifie en même temps que l’effervescence de la société, l’effondrement de ses anciennes structures ne se limitent pas uniquement au prolétariat, mais s’emparent de toutes les classes de la société. Le vrai critère d’une situation révolutionnaire est en effet, d’après Lénine, que les “couches inférieures de la société ne veulent pas vivre à l’ancienne manière et que les couches supérieures ne peuvent pas vivre à l’ancienne manière” ; “la révolution n’est pas possible sans crise de la nation entière atteignant aussi bien les exploités que les exploiteurs”. Plus la crise est profonde, plus les chances de la révolution sont grandes. Mais plus elle est profonde et plus nombreuses sont les couches sociales concernées, plus elle recèle, entrecroisés, des mouvements élémentaires différents et plus les rapports de force entre les deux classes dont dépend en fin de compte l’issue de la lutte, bourgeoisie et prolétariat, deviennent confus et changeants. Si le prolétariat veut être victorieux dans cette lutte, il doit encourager et soutenir tout courant qui contribue au pourrissement de la société bourgeoise, il doit chercher à intégrer dans le mouvement révolutionnaire d’ensemble tout mouvement élémentaire, si peu clair soit-il, de toute couche sociale opprimée. Et l’approche d’une période révolutionnaire se caractérise aussi par le fait que tous les mécontents de l’ancienne société cherchent à s’unir au prolétariat ou, au moins, à s’allier avec lui. Mais ici peut se situer précisément un grand danger. Car, si le parti du prolétariat n’est pas organisé de manière à garantir la justesse de l’orientation de sa politique de classe, ces alliés, qui tendent toujours à se multiplier dans une situation révolutionnaire, au lieu d’être une aide ne peuvent qu’apporter le désordre. Car bien entendu les autres couches sociales opprimées (paysans, petits bourgeois, intellectuels) ne visent pas les mêmes objectifs que le prolétariat. Le prolétariat — s’il sait ce qu’il veut et ce qu’il doit vouloir du point de vue de classe — peut apporter libération de la misère sociale non seulement pour lui-même, mais aussi pour les autres couches sociales. Si le parti, le porteur militant de sa conscience de classe, est incertain du chemin que doit suivre la classe ouvrière, si même son caractère prolétarien n’est pas garanti sur le plan de l’organisation, ces couches sociales envahissent le parti du prolétariat et le détournent de son chemin ; ainsi leur alliance, qui avec une organisation du parti prolétarien ayant une claire conscience de classe aurait hâté la révolution, peut devenir le danger le plus grave pour elle » (pp. 53—55).
Il en résulte qu’il faut que le prolétariat soit guidé par une avant-garde qui soit « l’incarnation de la conscience de classe du prolétariat » (p. 51) : un parti communiste dont la structure soit rigidement centralisée et les membres rigoureusement sélectionnés, que ce soient donc des « révolutionnaires professionnels », conscients du but et prêts à tous les sacrifices.
Cela ne signifie pas pour autant que le parti doive « faire » la révolution en utilisant la masse comme un instrument totalement passif pour parvenir à ses fins, et prête à suivre aveuglément ses décisions. Son action se fonde en fait sur la prise de conscience objective de la présence d’une situation révolutionnaire. « Le parti, écrit Lukács (pp. 61—62), n’a pas pour tâche d’imposer aux masses un type quelconque de comportement abstraitement élaboré, mais bien au contraire d’apprendre en permanence des luttes et des méthodes de lutte des masses. Mais tout en préparant les actions révolutionnaires à venir, il doit être actif, même en étudiant le comportement des masses. Il doit rendre conscient et relier à la totalité des luttes révolutionnaires ce que les masses ont inventé spontanément grâce à leur juste instinct de classe ; il doit, pour employer les mots de Marx, expliquer aux masses leur propre action, non seulement afin d’assurer la continuité des expériences révolutionnaires du prolétariat, mais aussi d’activer consciemment le développement ultérieur de ces expériences ».
Le parti n’est, donc pas isolé des masses, mais il en est l’avant-garde, il est un pôle dialectique d’un mouvement unique qui les comprend tous deux. Lukács interprète magistralement la nature dialectique de la position du parti à l’égard des masses : « Aussi bien la vieille conception… de l’organisation comme préalable de l’action révolutionnaire que celle de Rosa Luxemburg de l’organisation comme produit du mouvement révolutionnaire de masse apparaissent alors comme unilatérales et non dialectiques. Le parti qui a pour fonction de préparer la révolution devient à la fois — et au même degré d’intensité — producteur et produit, préalable et fruit des mouvements révolutionnaires de masse » (p. 57). Et plus loin : « L’organisation léniniste est elle-même dialectique, donc non seulement le produit d’un développement historique dialectique, mais son promoteur conscient dans la mesure où elle-même est à la fois produit et producteur de sa propre réalité. Les hommes font eux-mêmes leur parti ; il leur faut atteindre un haut degré de conscience de classe et d’abnégation pour vouloir et pouvoir participer à l’organisation ; mais ils ne deviennent de véritables révolutionnaires professionnels que dans l’organisation et par l’organisation. Le jacobin qui fait alliance avec la classe révolutionnaire procure par sa résolution, sa capacité d’action, son savoir et son enthousiasme forme et clarté à la classe. Mais c’est toujours l’être social de la classe, la conscience de classe qui en découle, qui détermine le contenu et le sens de son action. Ce n’est pas l’action par procuration pour la classe mais l’activité de la classe elle-même à son apogée » (pp. 63—64).
Un grand mérite de Lénine par la suite fut, d’après Lukács, la démystification de l’Etat bourgeois, et par dessus tout, l’invention de l’instrument d’organisation capable de rendre opérante cette démystification. Une telle démystification avait déjà été faite clairement par Marx, d’un point de vue théorique. Mais, après Marx, sa théorie de l’Etat avait cessé d’être une idée-force des luttes du prolétariat. « Le prolétariat, écrit Lukács (p. 93), moins que quiconque était à même d’associer par un lien organique ce problème fondamental aux problèmes immédiats de la lutte quotidienne. Le problème apparut de plus en plus comme “but final” dont la solution peut être réservée à l’avenir ». Ceci parce que la vie du prolétariat se déroulait dans l’Etat bourgeois et, par là, celui-ci était nécessairement amené à considérer ce dernier comme « …son monde environnant naturel et immuable, comme le seul ordre social possible pour son existence présente » (p. 94).
Une fois donnée l’actualité de la révolution, il devenait alors d’importance primordiale de retrouver la pureté de la théorie marxiste, de donner au prolétariat une absolue « absence de prévention théorique vis-à-vis de l’Etat » et faire « de son attitude à l’égard de celui-ci une simple question de tactique » (p. 94).
Le problème de Lénine était donc de créer un cadre nouveau de lutte politique et de soustraire le prolétariat au conditionnement que le cadre existant, constitué par l’Etat bourgeois, exerçait à son égard. Cela se voit avec clarté dans un passage magistral qu’il vaut la peine de rapporter intégralement, malgré sa longueur, étant donnée l’affinité surprenante qu’il révèle avec l’une des expériences cruciales des fédéralistes. « La conception non-dialectique et par là a-historique et non-révolutionnaire de l’opportunisme, écrit Lukács, a tiré du fait que le prolétariat lutte contre la domination de classe de la bourgeoisie, du fait qu’il s’efforce de conduire à une société sans classe, la conclusion que le prolétariat doit être, en tant qu’adversaire de la domination de classe de la bourgeoisie, l’adversaire de toute autre domination de classe ; elle en déduit par conséquent que ses propres formes de domination ne doivent être en aucun cas des organes de domination de classe, des organes d’oppression. Cette opinion fondamentale considérée abstraitement est une utopie car une telle domination du prolétariat ne peut jamais vraiment se produire. Mais dès qu’on en saisit la portée concrète et appliquée à la situation présente, elle apparaît comme une capitulation idéologique devant la bourgeoisie. La forme de domination la plus élaborée de la bourgeoisie, la démocratie, apparaît pour une telle conception au moins comme une pré-forme d’une démocratie prolétarienne, mais très souvent aussi comme cette démocratie elle-même dans laquelle il faudrait veiller simplement à gagner la majorité de la population par une agitation pacifique aux ‘idéaux’ de la social-démocratie. Pour elle le passage de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne n’est donc pas obligatoirement révolutionnaire. Il n’y a de révolutionnaire que le passage des formes d’Etats arriérés à la démocratie ; le cas échéant une défense révolutionnaire de la démocratie contre la réaction sociale peut être nécessaire. (On voit en quoi cette séparation mécaniste de la révolution prolétarienne et bourgeoise est fausse, et contre-révolutionnaire, dans le fait que la social-démocratie n’a jamais opposé une résistance sérieuse à une réaction fasciste pour défendre la démocratie avec des moyens révolutionnaires).
Par suite d’une telle conception, non seulement la révolution est écartée du développement historique et représentée par toute une série de transitions plus ou moins maladroites ou finement construites comme une ‘transcroissance dans le socialisme’, mais le caractère de classe bourgeois de la démocratie doit être voilé aussi pour le prolétariat. Mais le moment de la duperie vient du concept non-dialectique de majorité. En effet comme la domination de classe ouvrière, de par sa nature, représente les intérêts de la grande majorité de la population, de nombreux ouvriers ont l’impression illusoire qu’une démocratie formelle et pure, dans laquelle le voix de chaque citoyen acquiert la même valeur, serait l’instrument le plus approprié pour exprimer et défendre les intérêts de tous. Mais on néglige en cela le simple — simple ! — détail suivant, à savoir que les hommes ne sont justement pas des individus abstraits, des citoyens abstraits, des atomes isolés dans un ensemble étatique, mais, au contraire et sans exception, des hommes concrets qui occupent une place déterminée dans la production sociale et dont l’être social (et par médiation leur pensée), est déterminée à partir de cette position. La démocratie pure de la société bourgeoise exclut cette médiation en reliant directement le simple individu abstrait au tout que représente l’Etat et qui à cet égard apparaît tout aussi abstrait. Déjà par le caractère formel de la démocratie pure la société bourgeoise est politiquement pulvérisée et les ouvriers atomisés donc neutralisés. Ce qui n’est pas un simple avantage pour la bourgeoisie, mais précisément la condition décisive de sa domination de classe.
Car toute domination de classe a beau en fin de compte s’appuyer sur la force, il n’y a cependant pas de domination de classe qui puisse à la longue tenir par la simple violence. Talleyrand disait déjà qu’“on peut faire n’importe quoi avec des baïonnettes, mais on ne peut pas s’asseoir dessus”. Toute domination par une minorité est socialement organisée d’une manière qui concentre la classe dominante, la rend apte à une action unifiée et qui par là même désorganise et émiette les classes opprimées. Dans le cas de la domination minoritaire de la bourgeoisie moderne on doit toujours avoir présent à l’esprit le fait que la grande majorité de la population n’appartient à aucune des classes décisives dans la lutte de classe, ni au prolétariat, ni à la bourgeoisie et que par conséquent la démocratie pure a pour tâche sociale, conforme à ses intérêts de classe, d’assurer à la bourgeoisie la direction de ces couches intermédiaires. (Il en va bien sûr aussi de la désorganisation idéologique du prolétariat. Plus la démocratie est ancienne dans un pays, plus elle s’est développée d’une façon pure, plus cette désorganisation idéologique est importante, ainsi qu’on peut le constater en Angleterre et en Amérique). Certes une telle démocratie politique ne suffirait pas seulement à cet effet. Mais elle constitue aussi le point culminant d’un système social dont les autres éléments sont : la séparation idéologique entre l’économie et la politique, la création d’un appareil d’Etat bureaucratique qui intéresse matériellement et moralement une grande partie de la petite bourgeoisie à la perpétuation de l’Etat, le système des partis bourgeois, la presse, l’école, la religion, etc. Dans une division des tâches plus ou moins consciente, ils ont tous pour but d’empêcher dans les classes opprimées de la population la naissance d’une idéologie autonome qui exprimerait leurs intérêts propres ; ils ont pour but de relier à l’Etat abstrait trônant au-dessus des classes les membres de ces classes pris isolément, considérés comme des individus, des simples citoyens, etc., enfin ils ont pour but de désorganiser ces classes en tant que classes, de les réduire à des pions faciles à manier pour la bourgeoisie.
La compréhension du rôle des conseils (les conseils des ouvriers, des paysans et des soldats) en tant que puissance étatique du prolétariat signifie la tentative par le prolétariat en tant que classe dirigeante de la révolution, de lutter à contre-courant de ce processus de désorganisation. Il doit tout d’abord lui-même se constituer en classe. Mais il va parallèlement à cela organiser en vue de l’action les éléments actifs des couches intermédiaires qui se révoltent instinctivement contre la domination de la bourgeoisie. Mais en même temps il faut que soit brisée l’influence matérielle et idéologique de la bourgeoisie sur les autres parties de ces classes. Des opportunistes plus lucides, comme par exemple Otto Bauer, ont bien vu aussi que le sens social de la dictature du prolétariat, de la dictature des conseils, revient essentiellement à ceci : arracher radicalement à la bourgeoisie la possibilité d’une direction idéologique de ces classes, en particulier des paysans, et réserver cette direction au prolétariat pendant la période de transition. Ecraser la bourgeoisie, détruire son appareil d’Etat, anéantir sa presse, etc., telles sont les nécessités vitales de la révolution prolétarienne, parce que la bourgeoisie après ses premières défaites dans la lutte pour le pouvoir d’Etat ne renonce en aucune façon à reprendre son rôle de direction aussi bien économique que politique, et qu’elle reste encore longtemps une classe très puissante, même dans un combat de classe poursuivi dans de tout autres conditions » (pp. 96-100).
Lénine sut trouver, comme on l’a déjà vu dans la citation ci-dessus, l’instrument d’organisation pour créer un nouveau cadre de lutte : les soviets. Lénine « …ne fait pas seulement ressortir les conséquences pratiques (idéologiques, tactiques, etc.) immédiates d’une connaissance historique exacte de l’Etat bourgeois, mais fait apparaître concrètement et en liaison organique avec les autres instruments de lutte du prolétariat une ébauche de l’Etat prolétarien. La division traditionnelle du mouvement ouvrier (parti, syndicat, coopérative) se révèle aujourd’hui insuffisante pour le combat révolutionnaire du prolétariat. Il apparaît comme indispensable que soient créés des organes qui soient à même de rassembler tout le prolétariat et même au-delà la grande masse de tous les exploités de la société capitaliste (paysans, soldats) pour les mener au combat » (p. 94). « Cette organisation de l’ensemble de la classe ouvrière, poursuit Lukács (p. 95), doit — qu’elle le veuille ou non — mener le combat contre l’appareil d’Etat de la bourgeoisie. On n’a pas le choix : ou bien les conseils ouvriers désorganisent l’appareil d’Etat bourgeois, ou bien celui-ci parvient à corrompre les conseils pour les réduire à des simulacres et les laisser ainsi dépérir. On se trouve en face d’une situation dans laquelle soit la bourgeoisie réussit à écraser dans une action contre-révolutionnaire les mouvements de masse et à rétablir les conditions “normales”, “l’ordre”, soit il se crée, à partir des conseils, à partir des organisations de lutte du prolétariat, son organisation de domination, son appareil d’Etat qui est précisément une organisation de la lutte de classe. Les conseils ouvriers révèlent, dès leur première apparition dans leurs formes les moins élaborées, dès 1905, cette caractéristique : ils sont un contre-gouvernement ».
 
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Il n’est pas besoin de dépenser beaucoup d’encre pour démontrer comment, au delà de la profonde différence des situations et de la terminologie, il y a un parallélisme impressionnant entre les problèmes que dut affronter Lénine et ceux que le progrès du processus d’intégration européenne a posés et pose aux fédéralistes. Ceci fait penser que l’œuvre de Lénine et de son exégète Lukács sont valables bien au delà du fait contingent de la révolution d’octobre et constituent une contribution fondamentale à une théorie de la révolution en général.
Le problème de l’actualité de la révolution fédéraliste a joué et joue un rôle déterminant dans la dialectique interne du mouvement. Ici aussi, comme dans le mouvement ouvrier russe, c’est lui le discriminant, souvent inconscient, qui se trouve à la base de toutes les dissensions sur la stratégie existant à l’intérieur du M.F.E. et entre les différents mouvements fédéralistes. C’est lui qui sépare (en tenant compte du fait qu’ici l’on décrit des attitudes extrêmes, alors qu’en réalité il y a quantité de positions intermédiaires et nuancées) l’une de l’autre les deux attitudes fondamentales présentes au sein de l’européisme organisé. D’un côté il y a ceux qui croient à l’inévitabilité et à l’imminence de la crise des Etats nationaux et qui, par conséquent, même en voyant dans le processus d’intégration européenne que les gouvernements ont jusqu’à ce jour mené, le présupposé nécessaire à l’atteinte des objectifs fédéralistes (dans la mesure où il fait venir à maturation la crise des Etats) retiennent que la fonction des fédéralistes consiste à préparer l’alternative à proposer au moment de la crise, et dès lors conçoivent leur combat comme un combat d’opposition, mettent l’accent sur la nécessité de donner aux fédéralistes une physionomie autonome et retiennent comme utiles les alliances dans la mesure seulement où l’autonomie leur permettrait de guider leurs alliés, plutôt que d’être guidés par eux, retiennent le fait que l’ossature du mouvement doit être constituée par un noyau de militants semi-professionnels qui consacrent toutes leurs énergies à l’approfondissement théorique et à la mise en œuvre de la stratégie fédéraliste et sont convaincus que le maintien de l’autonomie des fédéralistes dans leur bataille d’opposition présuppose leur sortie du cadre national, soit au point de vue théorique, avec la démystification de la nation, soit au point de vue pratique, avec la création d’un cadre supranational de lutte politique (M.F.E. supranational et action-cadre). D’un autre côté se trouvent ceux qui ne croyant pas, même si c’est souvent de façon inconsciente, à l’actualité de la révolution fédéraliste, veulent limiter la fonction des mouvements fédéralistes, au soutien du processus en cours, donc à l’appui aux gouvernements, et par conséquent nient l’exigence de l’autonomie, ne voient pas la fonction des militants et agissent à l’intérieur du cadre existant en tant que groupe de pression — en se laissant inévitablement absorber.
 
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Le chapitre intitulé « L’Impérialisme : guerre civile et guerre mondiale » mérite une étude complètement à part. On y décèle une intéressante contradiction qui met en évidence les limites de l’analyse de Lukács.
Le but du chapitre est d’expliquer les raisons de l’échec du mouvement ouvrier international face à la première guerre mondiale. Il s’agit d’échec, selon Lukács, pour autant qu’existait à cette époque une situation objectivement révolutionnaire qu’il incombait au prolétariat d’exploiter en profitant du fait que l’impérialisme lui avait créé un allié naturel : les mouvements de libération nationale des peuples opprimés. L’arme du prolétariat pour exploiter cette situation et pour empêcher la guerre aurait été la guerre civile. Pourquoi n’y eut-il pas recours ? Pourquoi toléra-t-il que la guerre impérialiste crée une situation internationale « …dans laquelle des millions de prolétaires doivent assassiner avec une cruauté particulièrement raffinée des millions d’autres prolétaires afin de consolider et de développer la position monopolistique de leurs exploiteurs » (p. 79) ?
La réponse, selon Lukács, doit être cherchée dans le fait qu’au sein de la IIe Internationale prédominaient les révisionnistes. « …la prise de position de la social-démocratie envers la guerre n’avait pas été la conséquence d’un égarement momentané, d’une lâcheté, etc., mais la suite nécessaire de son évolution antérieure » (p. 83), c’était « l’application logique à la situation présente des principes du révisionnisme » (p. 84). Ce qui revient à dire que, même dans une situation objectivement révolutionnaire, le prolétariat ne sut pas prendre conscience « de sa position et de ses tâches », ne développa pas une véritable conscience de classe.
Comment cela put-il arriver ? Lukács répond avec la phrase de Marx : « Car les hommes font eux-mêmes leur propre histoire ». Il se serait agi en conséquence d’un fait de liberté, d’un choix, ou mieux, puisque ce n’est pas les hommes qui choisissent la conscience mais la conscience qui choisit les hommes, d’un fait de hasard. Certes Lukács ajoute, en citant encore Marx, « non pas bien entendu dans des circonstances choisies par eux, mais dans les circonstances qu’ils trouvent immédiatement données devant eux et qui leur sont transmises » (p. 79). Mais, malgré la citation ajoutée, il reste cependant toujours vrai que, d’après Lukács, l’irruption de la conscience dans l’histoire, quand existe une situation objectivement révolutionnaire, est liée au hasard.
Ainsi Lukács laisse une grosse zone obscure dans sa théorie de l’interprétation historique, s’éloignant à notre avis de tout ce qu’il avait affirmé dans d’autres passages de son œuvre, où la phrase de Marx citée plus haut était bien interprétée comme l’affirmation du rôle historique de la liberté humaine entendue par opposition aux lois mécanistes des sciences « bourgeoises » de l’économie et de la société ; mais non certes comme négation de la possibilité d’une quelconque philosophie de l’histoire. « La théorie objective de la conscience de classe, écrivait Lukács dans Histoire et conscience de classe, est la théorie de sa possibilité objective ». Mais il est certain que le marxisme ne peut s’arrêter là pour ne pas rendre absolument aléatoires toutes ses prévisions historiques, qui sont le pivot autour duquel tourne toute la théorie marxiste. C’est justement sur ce point, où l’économie et la sociologie ne peuvent plus servir d’aucun secours, qu’intervient la philosophie de l’histoire, c’est-à-dire qu’intervient la foi — absolument essentielle — qui veut que là où existe la possibilité objective de la conscience de classe, la conscience de classe se développe réellement, que ce soit même en un temps plus ou moins long et à travers des luttes plus ou moins difficiles.
Les réflexions de Lukács sur le parti démontrent du reste que, dans un autre contexte, il partageait entièrement cette position. Le parti est, pour lui, « producteur et produit, préalable et fruit des mouvements révolutionnaires des masses » (p. 57). La possibilité de la conscience et la conscience réelle sont deux pôles dialectiques d’un unique mouvement, donc la première est inconcevable sans la seconde.
Certes, on pourrait objecter que, pour Lukács, entre la possibilité de la conscience et la conscience il existe de toute façon un hiatus temporel — qui est une conséquence essentielle de la nature dialectique de leur rapport —, « que la victoire définitive du prolétariat doit passer par un long chemin et par de nombreuses défaites et qu’ainsi des régressions non seulement matérielles mais aussi idéologiques à un stade inférieur au niveau d’évolution déjà atteint sont inévitables » (p. 48). Mais pour que leur rapport, même s’il n’est que dialectique, puisse continuer à avoir un sens, il faut que l’hiatus ne soit pas infini, il faut que, sous les régressions et les défaites, soit visible, même cachée et souterraine, une ligne d’évolution : autrement la dialectique, d’instrument fécond d’analyse historique, devient un passe-partout commode qui transforme magiquement les défaites en victoires, les régressions en progressions, qui démontre n’importe quelle thèse et rend impossible toute discussion, qui crée une réalité factice au lieu d’aider à en découvrir une plus profonde. Et, dans ce cas, l’irruption de la conscience dans l’histoire reste toujours abandonnée au hasard.
Or on ne peut certes dire que, au temps où Lukács écrivait son essai — six ans après la fin de la guerre, à une époque où le fascisme était déjà consolidé en Italie, où Horthy était au pouvoir en Hongrie après avoir liquidé le régime communiste de Bela Kun, où Hitler avait déjà tenté son premier putsch — une ligne d’évolution du communisme en Europe occidentale ait été visible.
Au reste Lukács ne pouvait pas ne pas tomber dans cette erreur théorique en évaluant le comportement du mouvement ouvrier en face de la première guerre mondiale, parce que la première guerre mondiale a été justement la démonstration définitive de l’incapacité du mouvement ouvrier à régler son compte au nationalisme, et a marqué en dernière analyse le commencement de la fin du socialisme révolutionnaire en Europe occidentale. A l’épreuve des faits le lien national s’est révélé plus fort que le lien de classe : et une théorie qui faisait de la division de la société en classes l’unique moteur de l’histoire, devait nécessairement, en face de ce fait, démontrer son impuissance, et ouvrir la voie à l’irruption, dans l’histoire même, du hasard, c’est à dire de l’inexplicable et de l’incompréhensible.
 
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Le chapitre qui conclut l’essai mérite une dernière et brève observation. Son titre est « Realpolitik révolutionnaire ». Il est consacré à l’activité de Lénine après la révolution d’Octobre, quand le parti communiste est au pouvoir en Russie et doit affronter le problème de la défense de la dictature du prolétariat de ses ennemis internes et externes et celui du passage au socialisme. Dans cette phase, au cours de laquelle la tâche du parti communiste n’est plus de conquérir le pouvoir mais de l’administrer, « la proposition marxiste fondamentale à savoir que les hommes font eux-mêmes leur histoire, acquiert à l’ère de la révolution et après la prise du pouvoir une importance toujours croissante, même si, bien entendu, le complément dialectique de sa véracité totale, c’est-à-dire l’importance des circonstances qui, elles, ne sont pas choisies, est indispensable. Cela signifie pratiquement que le rôle du parti dans la révolution — l’idée maîtresse du jeune Lénine — est encore plus grand et plus décisif à l’époque du passage au socialisme que dans la période préparatoire. Car plus l’influence active du prolétariat grandit, en déterminant le cours de l’histoire, plus ses décisions marquent sa destinée propre — au bon sens comme au mauvais sens du terme — et celle de toute l’humanité, plus il est vital de maintenir dans toute sa pureté la seule boussole susceptible de guider sur cet océan tumultueux des apparences, à savoir la conscience de classe du prolétariat, et de former à une clarté toujours plus grande cette conscience, seul guide possible dans le combat. Cette importance du rôle historiquement agissant du parti prolétarien est une idée fondamentale de la théorie — et donc de la politique — de Lénine qui n’a cessé de la mettre en relief et d’insister sur son importance dans les décisions pratiques » (pp. 124-125).
Il semble déjà que l’on aperçoit dans cette phrase un pont pour passer à une conception de l’histoire différente de celle qui caractérise l’œuvre de Lukács avant son adjuration, et qui fait penser que sa condamnation de la part du régime stalinien ait été superflue. Même si c’est de façon timide, une attitude fait son chemin dans la pensée de Lukács, celle-là même que Merleau-Ponty appellera « ultra-bolchevisme », pour laquelle le parti est la volonté consciente qui modèle l’histoire, c’est-à-dire qui donne forme à une réalité historique qui n’a plus de sens propre qui doive seulement être expliqué, rendu conscient mais est devenue un « océan tumultueux des apparence ». Une époque s’ouvre en Russie où, à la dialectique comme méthode de pensée et d’action, se substituent d’un côté le scientisme mécaniciste et le volontarisme, de l’autre l’exercice brutal du pouvoir.
Cette évolution était inévitable. La dialectique, en tant que logique du changement, est l’arme théorico-pratique des révolutionnaires. Elle constitue un danger pour celui qui détient le pouvoir, dans la mesure où la logique du pouvoir est celle de la conservation. C’est pour cela que le communisme — qui est un mouvement désormais confiné, dans une perspective historique, justement à un rôle de conservation — l’a abandonnée. C’est pour cela aussi qu’elle peut être aujourd’hui tellement utile aux fédéralistes pour comprendre leur propre expérience et la poursuivre.


[1] Georg Lukács, Lénine, Paris E.D.I. 1965.
[2] L’essai, dont le titre original est Lenin, sera publié dans un volume qui, en plus de "certains écrits mineurs, contiendra même Geschichte und Klassenbewusstsein. Cette dernière œuvre a déjà été réintégrée à la culture européenne par Kostas Axelos et Jacqueline Bois grâce à la traduction française parue en 1962, à Paris aux Editions de Minuit : Goerg Lukács, Histoire et conscience de classe.

 

 

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