LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XII année, 1970, Numéro 1, Page 1

 

 

Le mouvement étudiant*
 
A. CAVALLI – L. LEVI
 
 
Le mouvement étudiant est destiné à devenir un élément permanent sur la scène politique des sociétés industrielles avancées. Par conséquent, toute force politique qui se donne comme objectif la transformation radicale de la société et de l’Etat, tant dans leur dimension que dans leur structure, doit tenir compte du mouvement étudiant, c’est-à-dire doit élaborer, ne serait-ce que sommairement, une théorie qui sache expliquer la naissance du mouvement étudiant et une stratégie qui permette la convergence des énergies libérées par le mouvement étudiant vers des objectifs politiques concrets. Cette exigence vaut en particulier pour les fédéralistes ; en effet, ils ont en commun avec le mouvement étudiant une attitude fondamentale qui consiste à refuser d’agir par les canaux existants de la lutte politique (les partis et toutes les organisations qui, directement ou indirectement, participent à la gestion du pouvoir), et ils misent, pour le renversement de l’Etat national, sur ces forces que libèrent les contradictions du système dans l’incapacité croissante où il se trouve de permettre l’adéquation des fins-valeurs qui se manifestent dans la situation historique aux possibilités de les réaliser dans le cadre des structures existantes.
Nous cherchons donc à indiquer quelques-uns des facteurs les plus importants qui ont rendu possible la naissance du mouvement étudiant. Ces facteurs peuvent grossièrement se diviser en trois catégories : 1) transformations sociales générales dans les sociétés industrielles avancées qui fournissent les conditions nécessaires, même si elles ne sont pas suffisantes, pour l’apparition des mouvements étudiants ; 2) en conséquence, crise des structures institutionnelles, en particulier des structures éducatives, dans lesquelles les jeunes sont engagés et qui touchent la sphère de leur expérience immédiate ; 3) conditions historiques spécifiques relatives surtout à la répartition internationale du pouvoir qui explique que les mouvements étudiants soient justement apparus dans la phase actuelle.
La première catégorie de facteurs explique comment a pu se former un groupe social relativement bien délimité en mesure d’alimenter les mouvement étudiants et explique en outre les différences entre les mouvements étudiants actuels et ceux du passé.
En fait, nous assistons à un phénomène sans précédents : les sociétés industrielles avancées permettent à un nombre toujours croissant de jeunes d’accéder aux établissements d’enseignement supérieur. Ce phénomène est rendu possible par la productivité croissante du travail et par l’incidence moindre du capital variable sur le capital fixe qui en résulte. Les effets de ce phénomène peuvent se développer tendanciellement par l’ajournement de l’entrée des nouvelles générations sur le marché du travail, par l’avancement de l’âge de la retraite et par l’expulsion de groupes « marginaux » (par exemple, les femmes) des activités de travail. Quelle est en fait d’entre ces stratégies la plus utilisée ? Cela dépend en dernière analyse d’appréciations de nature politique déguisées en considérations d’opportunité économique. Toutefois, presque partout, on assiste à une combinaison de ces diverses stratégies et aussi, par conséquent, au prolongement de la scolarité.
Même si, encore aujourd’hui, dans presque toutes les sociétés, le principe du « droit à l’étude » est très éloigné de sa réalisation concrète et même si l’on accède toujours principalement aux diverses formes et aux différents niveaux de l’instruction par des mécanismes de discrimination sociale qui permettent la persistance de situations privilégiées, c’est un fait qu’une part toujours croissante de jeunes d’âge scolaire trouve les portes de l’école plus ouvertes que dans le passé. Ce fait a des répercussions importantes dans la structure de la société. Pour la première fois dans l’histoire des sociétés avancées s’est formée dans la population une couche nombreuse qui est soustraite dans une large mesure au contrôle des institutions primaires (surtout la famille) et n’est pas encore soumise au contrôle des structures de la production. C’est pourquoi se crée dans la vie d’un nombre croissant d’individus une période de liberté relative. Alors qu’il fut un temps où l’entrée dans la structure de la production était presque immédiate et marquait le passage de l’adolescence à la vie adulte, aujourd’hui, avec l’ajournement de cette entrée, un espace se crée où il est permis à des individus déjà adultes par bien des côtés d’hésiter sur le seuil de la vie adulte. Cet espace d’« hésitation » peut donc se transformer en espace d’« expérimentation » de nouvelles formes de vie et de nouvelles valeurs ; il indique une situation d’intégration partielle, de conditionnement atténué, de plus grande tolérance à l’égard de tendances potentiellement divergentes ; en exploitant cet espace, les jeunes deviennent en puissance des agents de transformation sociale. En conclusion, on peut dire que dans les sociétés industrielles avancées sont rassemblées pour la première fois les conditions de la transformation de l’éternel conflit des générations en instrument de changement social.
La deuxième catégorie de facteurs est étroitement liée à la première dans la mesure où elle met l’accent sur la manière dont les transformations qu’on a dites se reflètent sur les structures éducatives ; il s’agit en d’autres termes du phénomène qu’on appelle communément « passage de l’université d’élite à l’université de masse ». En fait, ce passage a déterminé une crise des conceptions traditionnelles de l’université ; il en a transformé profondément les fonctions. Résultat : si l’idée qu’on se faisait de l’université dans le passé et des fonctions qu’elle remplissait était assez claire, l’idée qu’on se fait de l’université d’aujourd’hui et des fonctions qu’elle remplit ou de l’université de demain et des fonctions qu’elle remplira n’est pas claire du tout ; l’université vit, elle aussi, sa « crise d’identité ».
De quoi cette transformation tire-t-elle son origine ? La première réponse qu’on donne en général à cette question met l’accent sur les exigences nouvelles d’une structure productive en pleine transformation. Les transformations technologiques, dit-on, font tous les jours tomber en désuétude des qualifications liées à des tâches qui ne sont plus demandées, tandis qu’elles créent sans cesse de nouvelles tâches qui, en général, exigent des capacités et des connaissances d’un niveau de plus en plus élevé. D’où la nécessité de prolonger la phase d’« apprentissage » dans la mesure où, pour faire fonctionner des mécanismes productifs raffinés, on a besoin de plus en plus de techniciens qualifiés et de moins en moins d’ouvriers à faible niveau d’instruction générale et spécialisée. L’université serait donc appelée à se transformer et à s’élargir pour répondre à cette demande des structures productives. Devant ce besoin d’adaptation, bien des gens, même à l’intérieur du mouvement étudiant, ont réagi en refusant un schéma qui, dit-on, met l’université au service de l’industrie. Il nous semble à ce propos qu’en général les structures éducatives, université comprise, sont toujours plus ou moins directement liées à la structure de l’emploi et donc au type de division du travail existant dans une société. C’est vrai qu’aux Etats-Unis, par exemple, les universités reçoivent de façon acritique, sans médiation culturelle, les requêtes présentées par l’industrie et que, par conséquent, l’accusation de dépendance à l’égard des « besoins des patrons » est souvent justifiée, ce qui n’enlève aucune valeur à l’impossibilité de concevoir en dernière analyse une sphère de la « culture » abstraitement autonome par rapport au monde de la production et donc à l’impossibilité de concevoir une université qui, en dernière analyse, ne soit pas orientée en fonction de la structure professionnelle. Cela n’empêche pas d’admettre la finalité « révolutionnaire » de l’abolition de la division capitalistique du travail ou tout simplement du « retour » à des formes de production qui ne connaissent pas la division du travail ; toutefois, dans cette perspective, partir de l’université et parler du mouvement étudiant, comme d’une force au moins relativement autonome, n’a pas de sens.
Cependant, pour revenir à la ligne centrale de notre argumentation, il nous semble assez mécaniste de penser que l’université est devenue une université de masse seulement pour répondre aux exigences nouvelles du monde de la production. Bien plus, d’un certain point de vue, il semble qu’on puisse même affirmer tout simplement l’existence d’un lien contraire : dans la mesure où une société poursuit consciemment (par exemple, par l’action de ses élites politiques) la fin de la modernisation, elle est portée à mettre l’accent sur l’élargissement des moyens d’éducation de façon relativement indépendante des exigences du processus d’industrialisation. Dans ce sens, la création de nouvelles capacités techniques et intellectuelles, au lieu de dépendre du développement économique, peut être vraiment en mesure de le stimuler. Ce mécanisme d’incitation qui assigne aux structures éducatives un rôle éminemment autonome et novateur est typique de tous les systèmes en forte expansion et en particulier des pays en voie de développement, où très souvent l’effet est renforcé par l’idéologie nationaliste. Dans les pays de l’Europe occidentale au contraire, un phénomène analogue se produit, mais avec des effets tout à fait différents. Ici aussi, dans bien des cas, la valeur de l’instruction et de la formation scientifique et technique est promue au rang d’exigence autonome par rapport au développement du système productif. Résultat : dans de nombreux domaines, scientifiques et techniciens sortis de nos universités ont été contraints à l’émigration par manque de carrières professionnelles tant au niveau de la production qu’au niveau de la recherche scientifique pure et appliquée.
Tout cela devrait avoir montré que le rapport entre structures éducatives et structures productives est, à notre avis, de type problématique : il est impossible d’établir un rapport de dépendance univoque et unidirectionnel, même s’il nous semble utopique, en dernière analyse, de penser que les exigences de la production ne l’emportent pas sur celles de l’éducation. Toutefois, s’il est une chose sur laquelle aucun doute n’est possible, c’est qu’une des caractéristiques saillantes des sociétés modernes (quelque ambiguë que puisse être la signification de ce mot) est précisément la diffusion quantitative du « bien » instruction.
Pourtant, l’aspect quantitatif est secondaire par rapport aux aspects qualitatifs qui accompagnent le phénomène. Le passage à l’université de masse est en effet caractérisé par une contradiction : d’un côté, il peut être entendu comme le reflet du besoin de niveaux d’instruction de plus en plus élevés et de plus en plus répandus, de l’autre comme le reflet d’une déqualification sociale croissante des grades universitaires. Une disparité croissante se manifeste donc entre l’attente de la société et les aspirations individuelles en matière d’instruction d’un côté et le niveau des positions auxquelles l’instruction donne accès, de l’autre. L’université est de moins en moins un canal de promotion sociale (elle peut le rester justement dans la mesure seulement où l’accès n’est pas ouvert à tous), elle perd sa fonction d’instrument de la formation (et de la perpétuation) d’une élite, pour devenir une condition presque indispensable de l’exercice d’un nombre de plus en plus grand de rôles professionnels. Quand on dit ironiquement qu’à l’avenir le doctorat sera nécessaire même pour pouvoir être, par exemple, facteur, on pousse à l’extrême une tendance qui est pourtant réelle.
Que ces transformations dans le recrutement et dans la fonction sociale de l’instruction soient profondément en contradiction avec les structures, le fonctionnement et les conceptions qu’on a des institutions éducatives, ce n’est que trop évident. Cette contradiction indique précisément une des dimensions fondamentales de la crise de l’école et explique comment cette crise a ouvert un espace dans lequel ont pu se développer les mouvements étudiants.
Pourtant, au point où nous en sommes, il faut mentionner, ne serait-ce que très brièvement, un lien de nature plus générale qui est très important pour expliquer l’origine et la phénoménologie des mouvements étudiants : les universités (ou mieux, l’école dans son ensemble) ne sont pas du tout seulement des lieux où se forment les capacités nécessaires pour tenir des rôles professionnels, elles font aussi partie de cet ensemble d’institutions qui travaillent à assurer la transmission de génération en génération des valeurs fondamentales d’une société, elles servent donc d’instruments à la formation de ce minimum de consensus dont toute société a besoin pour pouvoir fonctionner. Quiconque détient le pouvoir dans une société exerce à ce propos une pression constante sur les institutions éducatives afin qu’elles remplissent efficacement cette fonction de nature essentiellement « idéologique » et « conservatrice ». Dans des sociétés plus simples que les sociétés modernes, c’est la famille qui remplissait principalement cette fonction, car elle était en un certain sens un microcosme, capable de refléter en soi et de reproduire le modèle de la société plus vaste. Plus une société devient complexe et différenciée, plus il est nécessaire de prolonger la période de « socialisation » et de soustraire à la famille les fonctions correspondantes. En un certain sens, il est vrai que l’école agit « in loco parentis », mais pas tant en continuant l’œuvre accomplie par la famille (comme c’était peut-être le cas dans le passé) qu’en s’opposant à elle, pour assurer une formation « morale » et « idéologique » que la famille donnerait insuffisamment ou ne donnerait pas du tout.
L’université qui devient une université de masse répond donc à la nécessité où se trouvent les sociétés avancées et complexes de disposer de mécanismes de formation du consensus et d’intégration sociale. Les rapports entre la société et l’université se font donc plus étroits dans la mesure où la société « croît » en différenciation et en complexité et où elle a besoin de « bons citoyens » et de « bons travailleurs » pour son développement et son fonctionnement. Il ne devrait donc rien y avoir en soi de démystifiant à déclarer qu’existe un rapport de ce genre ; il est impossible d’imaginer une université qui serait tournée vers les valeurs de la « culture » et de la « science » au point de ne plus être au service de la société et donc, ne serait-ce qu’indirectement, de la structure de pouvoir de ladite société.
Cette dernière observation nous conduit à aborder un autre sujet, très important dans l’analyse de la problématique proposée par le mouvement étudiant. Nous avons soutenu que les institutions d’instruction supérieure ne peuvent éviter d’être conditionnées d’un côté par la structure économique (ou plus généralement par le type de division sociale du travail) et de l’autre par la structure lato sensu politique (sans considérer, pour ne pas compliquer le discours, le lien économie-politique qui, toutefois, ne doit pas être pour autant tenu pour négligeable). L’existence de ce conditionnement ne devrait étonner personne, c’est plutôt le contraire qui surprendrait : une université « libre » de tout conditionnement de la part des structures économico-politiques de la société environnante. Et pourtant, la dénonciation de ce conditionnement comporte toujours un élément de démystification dans la mesure, justement, où c’est ce conditionnement même qui est systématiquement caché par l’idéologie d’après laquelle les universités seraient le lieu où tout est fait au nom de la « science » et de la « culture » pensées comme valeurs autonomes et où la « liberté académique » serait la garantie de cette autonomie.
Il n’est assurément pas question dans ce bref rapport d’aborder systématiquement les problèmes de la « neutralité » de la science, des rapports entre la science et l’idéologie et, enfin, de la nature mystificatrice de la croyance d’après laquelle l’université serait le sanctuaire consacré à la recherche de la « vérité ». L’action du mouvement étudiant a été tout simplement décisive pour désacraliser l’université, même si désormais tout le monde a vu que le roi était nu sans avoir pourtant le courage de répandre la nouvelle. La prise de conscience de la place faite à l’université dans une société qui, par l’intermédiaire de l’école, continue à discriminer ceux qui devront occuper des positions de commandement et ceux qui devront occuper des positions subalternes, celle de l’existence de liens étroits quelquefois entre l’université et l’industrie (ou, comme c’est le cas aux Etats-Unis, entre l’université, l’industrie de guerre et l’armée), celle de l’utilisation fréquente de l’enseignement et de ses contenus comme mécanismes de manipulation du consensus et, donc, celle de la dimension essentiellement politique de l’action de l’école, cette prise de conscience, disions-nous, contient déjà en soi les raisons de l’action de démystification du mouvement étudiant. Dans un monde où le critère dominant de la bonté d’un choix quelconque est son degré d’efficience technique, répéter (comme l’a fait le mouvement étudiant) que tout choix technique existe en tant que tel seulement dans un cadre où sont hors de cause certains choix de valeur et certains choix politiques et que, par conséquent, la dimension politique de l’acte ne peut pas être éliminée même si l’on veut se cacher sous le manteau commode de la « neutralité » de la science, a constitué une saine bouffée de renouveau. Il va de soi que le discours frappe plus directement les sciences sociales, qui servent évidemment d’instruments au pouvoir, que les autres sciences et, en particulier, les sciences de la nature, mais celles-ci n’échappent pas pour autant à un jugement qui met en évidence le conditionnement politique de leur développement (on pense à tout le secteur de la recherche spatiale).
Si la fonction idéologique de l’idée de « neutralité » de la science n’est pas niable, il faut toutefois se garder à ce propos de toute généralisation acritique ; que le développement de la recherche scientifique soit en tout cas conditionné par des instances de nature politique (visant, par conséquent, le pouvoir et non la « vérité ») ne dément pas deux points d’importance fondamentale. Premièrement, la recherche scientifique, bien que détournée de ses fins spécifiques par le « maître » qu’elle sert, permet l’accumulation de connaissances potentiellement utilisables dans un contexte social tout à fait différent et à la limite contre le pouvoir lui-même qui les a rendues possibles. Deuxièmement, bien qu’irréalisables dans l’état actuel de division de la société en classes et de l’humanité en nations, les valeurs de « neutralité » de la « science » et de la « culture » servent de point de repère idéal (dans la société utopique délivrée de l’esclavage de la production et du pouvoir, la science pourrait tendre « librement » vers la « vérité ») ou permettent aux institutions qui s’en font les véhicules (par exemple, les universités) de poser des problèmes et de remplir une fonction critique à l’égard de la société tout en restant profondément conditionnée par elle. C’est pourquoi il est à notre avis possible de recouvrer dialectiquement une idée de science, relative et problématique en opposition avec une idée absolue et dogmatique, et d’identifier une fonction critique que les universités peuvent remplir justement en vertu du lourd conditionnement auquel les soumet la structure économico-politique de la société.
Le mouvement étudiant est un élément décisif pour faire apparaître au premier plan cette fonction critique, latente, de l’université. C’est justement l’étroite relation existant entre l’université et la société qui place les étudiants en tant que groupe social dans une position centrale et privilégiée d’où il est possible de saisir et d’attaquer les contradictions du système. Il a été dit que, pour l’étudiant d’aujourd’hui, vivre l’expérience universitaire, c’était comme, pour l’ouvrier de la révolution industrielle, vivre l’expérience de l’usine, que c’était dans l’université que se reflétaient aujourd’hui les contradictions primaires de la société et que, par conséquent, ce n’était pas par hasard si les étudiants étaient en première ligne pour dénoncer ces contradictions et faire jaillir les énergies capables de produire un renversement dialectique et révolutionnaire.
Cette comparaison contient indéniablement quelques éléments de vérité, mais elle met en lumière aussi les différences profondes entre les étudiants et les autres groupes sociaux ; les étudiants restent toujours un groupe social sui generis marqué par le caractère temporaire du rôle d’étudiant ; il n’est donc pas possible de penser aux étudiants comme à une « classe révolutionnaire » au sens où l’ont été les ouvriers au cours de la révolution industrielle ou les paysans au cours de la révolution chinoise. A notre avis, toute tentative d’interprétation de la naissance des mouvements étudiants uniquement en termes de classes est destinée à rester stérile. Les mouvements étudiants sont nés de la crise globale de la société moderne qui tire son origine à la fois des contradictions de classes, qui n’ont pas été résolues et perpétuent l’exploitation, et des contradictions des rapports internationaux qui alimentent l’impérialisme. Mais l’impérialisme n’est pas réductible uniquement, comme dans la fameuse équation de Lénine, à ces forces qui ont pour effet de perpétuer l’exploitation de classe, de même que les forces qui maintiennent l’humanité divisée en nations ne sont pas nécessairement les mêmes que celles qui maintiennent la société divisée en classes. Mais sur ce point, nous nous engageons à revenir à une autre occasion de façon plus approfondie.
Jusqu’ici, nous avons cherché à expliquer, bien qu’encore très provisoirement, les transformations dans les structures et les fonctions des universités qui ont rendu possible et conditionné le développement des mouvements étudiants, qui ont en d’autres termes créé la base sociale sur laquelle il est possible de construire un mouvement politique, ne serait-ce qu’en puissance.
Mais le changement de la nature et de la fonction des institutions universitaires datent désormais de quelques décennies, au moins en ce qui concerne les pays les plus avancés sur le plan industriel et technologique, où le savoir scientifique et technique joue un rôle fondamental dans la production. Par conséquent, ce type d’explication ne nous permet de comprendre le problème qu’en ses termes généraux.
La cause qui a rendu historiquement possible la formation de mouvements étudiants doit être recherchée dans les modifications intervenues dans les années 60 sur le terrain politique international. Le fait crucial de cette décennie est en fait la crise de l’assiette mondiale du pouvoir, due à la désagrégation progressive des blocs. Or, il existe un lien précis entre la crise de l’ordre international et la naissance du mouvement étudiant.
Tant que les deux grandes puissances exercèrent leur hégémonie sans oppositions dans leurs sphères d’influence respectives, la dynamique de l’antagonisme entre les blocs était en mesure d’absorber toutes les ressources matérielles et morales des individus, des partis et des Etats. La guerre froide ne laissait pas de place à des positions différentes du « communisme » ou de la « démocratie ». Les décisions politiques, quand elles n’étaient pas imposées, se limitaient au choix entre la sphère d’influence soviétique et la sphère d’influence américaine.
Mais le développement des Etats de l’Europe occidentale et orientale, de la Chine et du tiers monde, a contraint les deux puissances hégémoniques à atténuer leur compétition et à commencer le processus de détente, dans le vain espoir d’arrêter la désagrégation des blocs. Un nouvel équilibre mondial multipolaire se profile et, par conséquent, l’espace laissé libre à l’action des Etats et des forces politiques tend à augmenter. C’est l’espace qui s’ouvre aux forces neuves. Or, ces forces, partout où elles se manifestent, s’installent dans l’opposition à l’ordre établi.
En fait, avec l’affaiblissement de la discipline internationale rigide qui avait caractérisé la guerre froide, la couverture idéologique de l’ordre mondial bipolaire tombe en lambeaux. Le stalinisme et le maccarthysme perdent toute justification. Les mythes d’une Russie patrie et bastion du « communisme » et d’une Amérique patrie et bastion de la « démocratie » ne sont plus croyables. Les deux puissances guides des blocs n’offrent plus à l’humanité un modèle de société à imiter.
C’est en 1964 que le mouvement étudiant se manifesta pour la première fois à Berkeley, une des universités les plus modernes et les plus libres du monde, aux Etats-Unis, le centre du système impérial occidental. Le fil conducteur de l’agitation étudiante, c’est la dénonciation de l’impérialisme américain. En particulier, de la guerre du Vietnam, sa nature (guerre d’une grande puissance mondiale contre un petit peuple du tiers monde), sa férocité (emploi d’armes spéciales, bombardement de villes, torture), ses circonstances (la guerre éclate dans un climat de détente internationale) sont propres à mettre en pleine lumière la profonde dégénération subie par l’ordre mondial. Les Etats-Unis (comme l’U.R.S.S.), pour défendre leurs intérêts de puissance menacés dans plusieurs secteurs, sont contraints à recourir de plus en plus fréquemment à des solutions militaires.
Démocratie et communisme se sont transformés, au service des grandes puissances, d’idéologies libératrices en instruments diplomatiques de conservation du statu quo international et en instruments répressifs des mouvements de libération en lutte contre l’impérialisme : les franges de plus en plus consistantes qui se détachent des forces de gauche traditionnelles refusent l’encadrement dans les vieilles divisions et choisissent comme nouveaux points de repère internationaux la Chine, le Vietnam ou Cuba, symboles de résistance victorieuse à l’impérialisme.
En outre, la détérioration de l’équilibre mondial a déterminé un déplacement sensible de l’équilibre interne de la société américaine, qui se manifeste par l’influence accrue des industries de guerre et des chefs militaires sur toutes les institutions de la société, y compris l’université. Ce phénomène est à la base de la décomposition du système démocratique américain.
A la collaboration internationale des Etats-Unis et de l’U.R.S.S. correspond à l’intérieur des Etats la convergence progressive des forces de gauche et de droite, l’intégration des partis communistes au système et la formation de nouveaux ferments d’opposition radicale extra-parlementaire.
La révolte des jeunes est la réaction à la stérilisation des idéologies traditionnelles désormais incapables de comprendre et d’orienter la phase actuelle de l’histoire, et à la crise de l’assiette mondiale du pouvoir qui se répercute à l’intérieur de tous les Etats, en les rendant de plus en plus faibles et incapables de remplir leurs missions, même les plus modestes.
C’est en Europe occidentale, où le vide de pouvoir a contribué à la transformation des Etats-Unis en gendarme et banquier du monde, que la crise se manifeste avec le plus d’acuité. Dépassés par l’histoire, à cause de leurs dimensions, réduits au rang de sujets passifs de la politique internationale, les pays européens ne peuvent qu’avaliser l’impérialisme des grandes puissances et la politique des blocs ou se rebeller sous la forme stérile et velléitaire du nationalisme de type gaulliste. Du reste, les tragiques événements de Tchécoslovaquie ont démontré de la façon la plus claire qu’il n’y a pas d’alternatives possibles dans les cadres politiques établis, que l’indépendance en politique intérieure dépend de l’indépendance en politique extérieure, qu’il n’y a pas de liberté sans la puissance nécessaire à sa défense.
La crise de l’Etat en Europe occidentale a désormais atteint un point si avancé que les institutions sont méprisées et sont en train de perdre le consensus de secteurs de plus en plus vastes de la population. L’esprit de révolte, qui s’étend même au delà du monde étudiant, n’est que l’aboutissement à gauche, encore anarchoïde, faute d’objectifs réalistes de pouvoir, d’un phénomène général qui se manifeste à droite et au centre par l’apathie, le scepticisme, la décadence des valeurs civiques, et qui pourrait nous ramener, avec le rappel à l’ordre à tout prix, en présence de la violence qui réapparaît dans la vie sociale, à de nouvelles formes de fascisme. Mais la raison indique clairement l’autre terme de l’alternative. Il s’agit d’asseoir le pouvoir politique sur une base plus forte, plus ouverte, plus évolutive que la base nationale. Il faut donc fonder sur l’unité économique européenne le premier noyau fédéral et donner ainsi la vie à l’embryon du pôle européen, indispensable, comme le pôle chinois, à la formation d’un ordre international plus flexible, pacifique, ouvert.
Or, en proposant dans le cadre de l’analyse des contradictions qui ont engendré les mouvement étudiants un discours en termes de fédéralisme européen, nous ne voulons certes pas tenter une ennième fois de capter les énergies libérées par ce mouvement, nous voulons seulement affirmer qu’en l’absence du développement d’une stratégie politique « autonome », le mouvement étudiant est inévitablement destiné à tomber victime de ces forces politiques qui dans le cadre existant cherchent à récupérer et à réabsorber les poussées qu’il laisse échapper (cf. en France et en Italie les séductions répétées des P.C. qui trouvent toujours quelques oreilles disposées à écouter).
Il n’est pas difficile de découvrir les raisons qui ont empêché jusqu’à présent le développement d’une stratégie politique, « autonome », du mouvement, qui est forcé, par conséquent, de suivre la voie sans issue de l’action directe pour l’action directe, laquelle produit inévitablement, même avec des intentions révolutionnaires, des effets réformistes. Les mouvements étudiants, nous l’avons vu, reflètent la crise globale de notre société qui se manifeste par l’incapacité de surmonter les contradictions de la structure de classe et de l’ordre international. La réponse à la crise globale a donc été, au moins dans cette première phase, elle aussi globale ; la contestation va du refus de l’impérialisme dans les rapports internationaux, au refus de l’autorité dans le rapport entre étudiant et enseignant à l’université et dans le rapport entre père et fils dans la famille. Le caractère global de la crise, de la contestation et de la lutte a permis, du reste, aux mouvements étudiants d’entrevoir, bien qu’embryonnairement, d’autres modèles de société et d’humanité, de concevoir une fois encore l’utopie, de proposer à nouveau la réflexion sur les valeurs ultimes de l’histoire. Quelle que soit l’issue du processus en cours, le mouvement étudiant aura eu le mérite de remettre en valeur, à une époque de culture relativiste et technique, les potentialités d’une perspective totalisante et d’une considération dialectique de la réalité sociale. Mais c’est justement ce caractère global qui peut se transformer sur le plan politique en une limite grave de l’expérience des mouvements étudiants. La traduction des valeurs ultimes en objectifs politiques concrets et réalisables qui, tout en maintenant avec ces valeurs un lien dialectique (c’est en quoi consiste précisément l’élaboration d’une stratégie politique révolutionnaire et « autonome »), présuppose justement l’abandon du plan global pour placer la lutte dans le cadre des possibilités offertes par la situation historique. Aux groupes « culturels », il est permis d’anticiper de plusieurs siècles même les solutions qui seront proposées de temps en temps par le cours de l’histoire ; les groupes « politiques » doivent toujours au contraire tenir compte de la réalité, c’est-à-dire des possibilités qu’offre de temps en temps le cours de l’histoire de faire un pas en avant dans la réalisation des valeurs ultimes.
Le mouvement étudiant, dans presque tous les pays, mais en particulier en Europe occidentale, se trouve aujourd’hui devant cette alternative : s’il veut passer de la contestation globale à la construction d’une force politique révolutionnaire, il doit choisir le cadre dans lequel il veut agir, les objectifs qu’il veut atteindre, autrement dit il doit élaborer sa stratégie politique. Ces choix seront d’une grande importance pour le développement du mouvement ; si, par exemple, l’« internationalisme étudiant », qui est pourtant une des caractéristiques les plus prometteuses du mouvement, est sacrifié en faveur de la « révolution dans chaque pays », il n’est pas difficile de prévoir que le mouvement étudiant lui-même tombera victime, comme en son temps le mouvement ouvrier, du mécanisme de conservation le plus puissant dont disposent les classes dominantes pour diviser le front révolutionnaire : l’Etat national. Au contraire, si le mouvement étudiant réfléchit sur les causes qui l’ont produit et sait les identifier dans l’inégale répartition du pouvoir dans le monde actuel qui rend possible l’impérialisme (en Grèce comme au Vietnam, en Tchécoslovaquie comme en Amérique latine), alors il saura choisir un cadre supranational de lutte et des objectifs intermédiaires capables de remettre en cause la répartition du pouvoir dans le monde. Sur ce point, il est possible d’ouvrir un dialogue entre fédéralistes européens et mouvement étudiant ; les fédéralistes européens, au moins pour ces groupes qui ont développé une thématique autonome et avancée, n’aiment pas l’idée de la Fédération européenne ; pour eux, celle-ci n’a que valeur d’instrument afin de remettre en cause la situation actuelle des rapports de puissance et de créer un cadre qui permette de repenser en termes nouveaux l’assiette sociale de l’humanité. A l’origine de leur mouvement, il y a aussi, comme pour les mouvements étudiants, la perception du profond écart entre les valeurs ultimes de l’homme et sa situation actuelle dans un monde qui n’a pas encore surmonté l’exploitation de classe et la guerre entre les nations, et la volonté qui en résulte d’orienter l’action vers ces fins et ces valeurs ultimes. Cette perception, il est vrai, peut pousser l’action dans des directions différentes pas nécessairement toutes incompatibles entre elles. Nous fédéralistes, nous pensons que la bataille pour la Fédération européenne est la bataille qui nous est imposée par la situation historique actuelle parce que l’existence d’une pluralité d’Etats dans l’espace européen nous paraît être la contradiction primaire (c’est-à-dire une contradiction dont dépendent d’autres contradictions) de notre système politico-social actuel. Nous voudrions inviter tous ceux qui d’une façon ou d’une autre se reconnaissent dans le mouvement étudiant (et beaucoup d’entre nous s’y reconnaissent, ou au moins y reconnaissent beaucoup de leurs exigences) à débattre ce choix qui est le nôtre.


* Cet essai, écrit à la suite d’un débat qui s’est déroulé entre les représentants des Centres d’études fédéralistes de Milan, Turin, Gênes et Pavie, a été présenté à titre de document introductif à la rencontre qui a eu lieu à Turin les 27 et 28 septembre 1969 sur le thème suivant : « Le problème de la démocratie à l’école et la contestation des étudiants ».

 

 

 

 

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