LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVIII année, 1986, Numéro 2, Page 149

 

 

L’UNION EUROPÉENNE ET LA COMMUNAUTÉ*
 
 
Tout projet de relance de l’Union européenne doit se confronter avec le fait — qui est à la racine de l’échec de Luxembourg — qu’un certain nombre de pays de la Communauté, à savoir la Grande-Bretagne, la Grèce et le Danemark (plus, demain, peut-être, le Portugal) d’un côté n’ont aucune intention d’avancer sur la voie de l’Union — et le déclarent ouvertement — et, de l’autre, n’entendent pas renoncer aux avantages qu’ils tirent de leur appartenance à la Communauté. Il est hors de doute par conséquent que toute initiative ayant comme objet la relance de l’Union doit tenir compte de cet obstacle et se fonder sur l’hypothèse que la seule attitude réaliste aujourd’hui concevable consiste à poursuivre le but d’une Union comprenant un nombre d’États inférieur à la totalité des membres de la Communauté actuelle (étant entendu qu’il s’agit d’une limitation qui ne vaut que pour le démarrage du processus, tout laisse croire que si un projet ainsi conçu commençait à faire son chemin, l’attitude de la Grande-Bretagne — et par conséquent de la Grèce, du Danemark et, éventuellement, du Portugal — changerait rapidement).
 
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On ne veut naturellement pas dire par là que les ennemis de l’Union se trouvent uniquement en Grande-Bretagne, en Grèce et au Danemark (et éventuellement au Portugal). Il est évident que de nombreux hommes politiques dans les autres Etats membres s’accommodent de l’attitude de ces gouvernements. Il s’agit de personnages  qui sont contre l’Union mais qui, eu égard à l’orientation de l’opinion publique dans leurs pays, ne peuvent pas le proclamer ouvertement et sont bien contents que quelqu’un tire les marrons du feu pour leur compte. Mais la première fonction d’un projet réaliste de relance de l’Union avec ceux qui sont d’accord serait justement de faire tomber cet alibi, en obligeant les ennemis de l’Europe à assumer leurs responsabilités.
L’objectif de l’Union avec ceux qui sont d’accord peut être réalisé de deux manières : ou bien par un acte de rupture ou bien avec le consentement des pays contraires. L’histoire de l’Acte unique de Luxembourg a démontré que la première voie n’est pas praticable. Les événements qui ont caractérisé l’intervalle de temps entre l’approbation définitive du projet de Traité par le Parlement européen et l’Acte unique ont permis de constater, dans certains pays, une disponibilité réelle à aller de l’avant sur la voie de l’Union. Mais ils ont permis aussi de constater qu’aucun pays (sauf probablement l’Italie) n’était disposé à le faire au prix d’une rupture avec la Grande-Bretagne (les autres pays pouvant être considérés à tous égards comme des entités négligeables). Qu’on se rappelle à ce propos que la « rupture » de Milan, si importante qu’on veuille la considérer d’un point de vue symbolique, a été contradictoire car elle s’est traduite par une décision, prise à la majorité, de convoquer une conférence intergouvernementale qui était censée devoir décider à l’unanimité. Sir Geoffrey Howe a eu beau jeu dans la circonstance à se présenter comme le champion du bon sens lorsqu’il a déclaré que la décision de Milan n’aurait eu que l’effet de renvoyer quelque peu dans le temps la constatation de l’impossibilité d’un accord sur le projet du Parlement européen.
 
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Reste le second terme de l’alternative. Il consiste à avancer sur la voie de l’Union avec l’accord des pays qui ne sont pas disposés à y avancer eux-mêmes. Puisque quelques-uns des pays membres ne désirent pas aller de l’avant mais, en même temps, ne veulent pas renoncer aux avantages qu’ils tirent de leur appartenance à la Communauté telle qu’elle est actuellement, ils n’auraient aucune raison, logiquement, de s’opposer à l’adoption, de la part des autres, d’un Traité-Constitution dont le contenu reproduirait les lignes du projet de Traité approuvé par le Parlement européen, pourvu qu’il respecte les droits et les intérêts des premiers dans leur qualité de membres de la Communauté.
Le nouveau texte de Traité-Constitution par conséquent, au lieu de se borner à rappeler, comme le fait l’article 82 du projet du 14 février 1984, que le problème des rapports des États qui l’auront ratifié avec ceux qui ne l’auront pas ratifié se posera à un certain moment, devra contenir dès le début une série de dispositions rendant les règles du Traité-Constitution compatibles avec celles des Traités de Rome. Cela permettrait de présenter la proposition non pas comme une initiative de rupture, mais comme une tentative de concilier les intérêts de ceux qui veulent davantage de supranationalité avec les intérêts de ceux qui la refusent, mais qui entendent sauvegarder l’acquis Communautaire ; et par conséquent de l’adresser à tous les Etats membres de la Communauté en les invitant — mais cette fois-ci sur des bases réalistes — à décider, dans le respect de l’article 236 du Traité de la CEE, la création d’une Union européenne dans le cadre de la Communauté.
 
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Les avantages de cette approche sont évidents. On en a déjà mentionné un : c’est d’ôter aux faux amis de l’Europe leur alibi le plus crédible. Mais il y en a d’autres. Les voici :
a) Il est certes possible, et même probable, que le gouvernement britannique reste fermement opposé à tout plan de ce genre. Mais il est hors de doute que sa position en serait affaiblie. Il deviendrait beaucoup plus difficile pour Mme Thatcher d’expliquer à l’opinion publique britannique les raisons d’une attitude de refus préalable. Une partie de l’opinion publique et de la classe politique britannique, tout en étant hostile à la participation de la Grande-Bretagne à une Union européenne démocratique et supranationale, serait tout de même en faveur d’un accord qui laisserait les rapports entre le Royaume-Uni et les autres pays de la Communauté dans le statu quo et se bornerait à ne pas empêcher les autres d’avancer.
b) Le seul fait de mettre le plan sur le tapis aiderait à la formation et à la manifestation d’une volonté politique européenne dans divers milieux potentiellement favorables. Il est indéniable en effet que l’obstacle britannique — sans compter qu’il constitue un alibi pour les faux amis de l’Europe — a été jusqu’à présent un facteur réel de dissuasion pour ses amis véritables. Très souvent une volonté politique européenne authentique ne s’est pas manifestée même là où elle aurait pu le faire car la prévision du refus préalable de la Grande-Bretagne étouffe dans l’œuf la volonté d’agir, et même la capacité de projeter.
c) Le front de ceux qui sont pour serait considérablement renforcé aussi par le fait qu’un plan de ce genre leur permettrait de se présenter à la table des négociations en tant que défenseurs de la légalité, alors que toute autre hypothèse d’action présuppose un acte de rupture ; ce qui, étant donné l’improbabilité de ce dernier, renforce le scepticisme des « réalistes », sans parler de l’aversion des légalitaires.
d) Cela ne signifie pas que l’hypothèse de la rupture doive être mise de côté a priori. Il est possible, en effet, comme on l’a déjà dit, que la Grande-Bretagne, s’estimant politiquement marginalisée par un accord de ce genre — quoique le respect de ses droits acquis et de ses intérêts économiques soit garantit — s’oppose à tout accord et provoque l’échec de toute négociation. Mais même dans ce cas l’initiative ferait apparaître clairement aux yeux de tous que la rupture aurait été provoquée par les gouvernements qui veulent bloquer le processus, et non par ceux qui veulent le pousser. Ces derniers, en effet, pourraient légitimement soutenir qu’ils ont fait tout leur possible pour arriver à une solution avec l’accord de tous dans l’intérêt de chacun, alors que les résistances des adversaires seraient de plus en plus difficiles à justifier. Cela créerait une situation favorable à la maturation d’énergies européennes dans l’opinion publique autant des pays favorables que des pays opposés et ferait apparaître finalement une rupture éventuelle comme inévitable et non comme l’issue d’une décision arbitraire, avec pour résultat de rendre acceptable la décision relative même aux gouvernements les plus tièdes.
 
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Il s’agit maintenant d’aborder le problème juridique consistant à démontrer qu’une solution de ce type est possible. Ce qui ne peut être réalisé que par la rédaction d’un texte de projet remplissant les conditions précédemment indiquées. Il ne faut pas se cacher que la formulation va présenter des difficultés sérieuses — même s’il ne convient pas d’en exagérer la portée. L’histoire de l’intégration européenne, en effet, a déjà connu des situations institutionnelles fort complexes, telles que la coexistence des trois Communautés ou celle de la Communauté et du Système monétaire européen. Quoi qu’il en soit, il faut tout mettre en œuvre pour résoudre les difficultés qui se présenteront en saisissant du problème d’éminents juristes, experts en droit communautaire.
Les lignes directrices du projet pourraient être les suivantes :
1) Une Union européenne est constituée dans le cadre de la Communauté économique européenne ;
2) Les pays constituant l’Union pourront avancer sur la voie du renforcement et de la démocratisation des institutions et des politiques communes tout en respectant, dans les rapports avec les pays qui sont membres de la Communauté et non de l’Union, les règles et les procédures de la Communauté ;
3) L’Union est ouverte aux pays de la Communauté qui au départ n’y ont pas adhéré. Ils seront admis, dès qu’ils en manifesteront la volonté, sans négociations, pourvu, bien entendu, qu’ils acceptent les règles de l’Union ;
4) Les membres de l’Union décident, suivant les procédures en vigueur à chaque moment, s’ils agiront, pour ce qui est des rapports intergouvernementaux, dans le cadre de la Communauté, dans leur capacité individuelle ou bien par des organes communs. Quoi qu’il en soit, dans les votes à la majorité du Conseil des ministres et en ce qui concerne la détermination du nombre des membres de la Commission revenant à chaque pays, l’Union aura toujours un poids proportionnel au nombre de ses membres ;
5) Les États tiers ne pourront pas adhérer à l’Union sans passer par la Communauté.
 
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Le projet de traité devra régler les rapports entre l’Union et la Communauté en affrontant les problèmes qui se poseront dans tous les secteurs les plus importants, et notamment :
1) Les organes. Ils ne devront pas être dédoublés, mais ils agiront dans la double fonction d’organes de l’Union et de la Communauté. Le Parlement et la Commission, en particulier, pourraient maintenir leur composition actuelle mais, lorsqu’ils agiraient en tant qu’organes de l’Union, leurs membres anglais, danois et grecs seraient présents en qualité d’observateurs, avec droit de parole, mais sans droit de vote.
Les membres anglais, danois et grecs de la Cour de Justice seraient compétents, avec tous les autres, dans les controverses concernant soit la Communauté, soit les rapports entre la Communauté et l’Union.
2) Les ressources propres et le budget. Les ressources actuelles resteraient affectées à la Communauté. L’Union devrait se doter de ressources propres en ayant recours à des transferts ultérieurs.
3) La politique agricole commune. Elle resterait du ressort de la Communauté. L’Union pourrait assumer des tâches dans le secteur de l’orientation.
4) Le marché intérieur. Tout en sauvegardant les accords conclus tour à tour avec la Grande-Bretagne, la Grèce et le Danemark, l’Union pourrait donner au processus une impulsion plus forte.
5) La cohésion. On pourrait facilement imaginer une compétence concurrente. La Communauté et l’Union mèneraient leurs politiques régionales et sociales respectives, tout en tâchant de les harmoniser dans la mesure du possible.
6) La monnaie. Il n’y a aucun problème conflictuel. L’Union pourrait encadrer le SME dans son système institutionnel et avancer vers son développement dans la direction d’une vraie Union monétaire.
7) La procédure de révision du traité d’Union. Elle ne pose aucun problème conflictuel, pourvu que l’intégrité des institutions communautaires dans les rapports avec les pays membres de la Communauté et non de l’Union soit sauvegardée.
 
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Avant sa mort, Spinelli s’était fait le promoteur, à l’intérieur de la Commission institutionnelle du Parlement européen, d’un plan de relance de l’initiative du Parlement qui prévoit les objectifs suivants :
a) La convocation d’une convention des États favorables à l’Union qui approuve le texte d’un mandat — élaboré par le Parlement lui-même — devant être confié au Parlement européen avant les prochaines élections, après que des référendums consultatifs auront été organisés là où l’opportunité s’en manifeste, et s’engage à soumettre à ratification le texte qui aura été approuvé par le Parlement ;
b) La rédaction par le Parlement européen issu des prochaines élections, sur la base du mandat reçu, d’un Traité-Constitution de l’Union ;
c) La transmission directe du Traité-Constitution aux Parlements nationaux, ou aux autres organes constitutionnellement compétents, pour qu’ils procèdent à la ratification, sans que le texte passe au crible d’une conférence intergouvernementale.
La proposition contenue dans cet écrit s’insère parfaitement dans le plan de Spinelli, dont elle articule plus clairement un passage.
Dans la proposition de Spinelli il reste en effet encore un point non parfaitement éclairci. Il réside dans la phase de la convocation de la Convention. Celle-ci, ne concernant que les pays favorables, se placerait en dehors des Traités existants et donnerait comme déjà acquise la rupture avec les gouvernements opposés. Or, on ne voit pas comment cette rupture, qui ne s’est pas produite dans la phase qui s’est achevée avec l’Acte unique de Luxembourg, — une phase qui se présentait, grâce à plusieurs circonstances, comme particulièrement favorable — puisse se produire, rebus sic stantibus, au cours des prochains mois. Certes l’imprévisible n’est pas rare dans l’histoire ; et si le climat des rapports entre les États membres de la CEE devait changer radicalement sur la lancée d’événements exceptionnels, il n’y aurait qu’à se jeter sur l’occasion. Mais il est tout aussi certain qu’un Mouvement doit élaborer ses stratégies sur la base des développements prévisibles, car ce n’est qu’en fonction de développements prévisibles qu’il est possible de mobiliser des énergies.
Or les développements prévisibles à brève échéance sont les suivants : a) que les Etats ouvertement opposés à l’Union vont continuer à s’y opposer ; b) que les États favorables à l’Union vont continuer à ne pas être disposés à suivre des voies qui ne passeraient pas par l’application de l’art. 236 du Traité CEE, qui prévoit le vote à l’unanimité, et c) que la possibilité du Mouvement européen et de ses composantes de renforcer la volonté politique des gouvernements favorables par leurs pressions, une fois la phase favorable de la présidence italienne terminée et sans plus de possibilité d’organiser des manifestations de l’envergure de celle de Milan, aura plutôt tendance à s’affaiblir qu’à se renforcer.
Cela signifie simplement qu’il faut étudier, pour relancer l’Union, une procédure qui ne donnerait pas déjà comme acquis un degré de maturation des forces suffisant à les pousser tout de suite à la rupture — car les forces sur le terrain n’ont pas atteint ce degré de maturation, mais qui favoriserait leur maturation la plus rapide possible et en même temps rendrait les obstacles à surmonter moins ardus, en affaiblissant les capacités de résistance de l’adversaire.
Concrètement, les propositions de Spinelli pourraient être complétées par les lignes suivantes :
a) Il faut que la Convention par laquelle débute le processus réunisse tous les Etats de la Communauté, en vue de trouver une solution satisfaisante pour tout le monde ;
b) Il faut que le mandat à donner au Parlement européen concerne l’élaboration d’un Traité-Constitution qui ne se borne pas à définir les fondements de l’Union, mais qui règle les rapports entre celle-ci et la Communauté. La Communauté continuerait à exister, garantissant la sauvegarde des droits et des intérêts de ceux de ses membres qui n’entendent pas adhérer à l’Union. (Il est entendu que, au cas où les États opposés à l’Union manifesteraient à l’occasion la volonté d’affaiblir encore davantage la Communauté, en atténuant ultérieurement sa cohésion et le caractère contraignant de ses règles, il faudrait leur donner satisfaction, pourvu que, bien entendu, ils ne s’opposent pas à l’adoption, de la part des autres, de la Constitution de l’Union).
Comme on le voit, il s’agit d’une précision qui ne change rien à la caractéristique qualifiante de la proposition de Spinelli, qui consiste à soustraire aux bureaucrates et aux diplomates la tâche d’élaborer le texte du Traité-Constitution.
 
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Quelques considérations restent à faire à ce point en guise de conclusion.
1) Aucune solution juridique, quelle qu’elle soit, ne peut susciter une volonté politique qui n’existe pas. Il faudrait être bien naïf pour croire le contraire. Mais le droit joue en tout cas un rôle irremplaçable en politique car il fournit à la volonté politique, lorsqu’elle est là, les moyens pour produire des décisions concrètes. Une bonne solution juridique, par conséquent, peut donner à certaines forces un instrument indispensable pour prévaloir sur d’autres forces et actualiser une volonté politique qui n’existe qu’à l’état potentiel.
2) Aucun plan d’action, surtout dans une phase du processus d’unification européenne tel que l’actuel, ne peut être pensé comme définitif. Il doit être conçu, au contraire, comme une hypothèse de travail sur la base de laquelle on déploie ses propres forces au commencement de la bataille, tout en sachant que les événements suivants pourront imposer des ajustements ou même rendre nécessaires de véritables changements de cap.
3) L’efficacité d’un plan d’action ne peut pas être jugée sur la seule base de sa capacité d’atteindre le but, car pour que cela puisse arriver il faut en plus la « fortune » de Machiavel. Il faut en juger plutôt sur la base de sa capacité de maintenir les forces sur le terrain, de donner à tous quelque chose à faire et des arguments à utiliser. Le plan d’action suggéré par Spinelli, complété selon les lignes exposées dans cet écrit, semble satisfaire à ce critère (il permettrait par exemple aux fédéralistes britanniques de s’activer sur l’objectif de l’Union en évitant de se mettre dans la condition embarrassante de soutenir une ligne qui, si elle était adoptée, pousserait la Grande-Bretagne, au moins dans un premier temps, à sortir de la Communauté).
 
Francesco Rossolillo


* Il s’agit d’un document présenté à la commission institutionnelle du Mouvement européen international le 12 juillet 1986.

 

 

 

 

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