LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VIII année, 1966, Numéro 2-3-4, Page 80

 

 

Documents du XIème Congrès
du Mouvement Fédéraliste Européen*
 
 
Rapport politique du Président sortant
du Bureau Exécutif
 
RAYMOND RIFFLET
 
Le rapport de Jean-Pierre Gouzy, L’Europe dans le monde d’aujourd’hui, confirme ma propre analyse : l’idéal fédéraliste européen n’est pas un idéal de circonstance, dépassé par l’évolution des événements. Le retard technologique croissant du vieux continent entraîne un sous-développement économique relatif, en dépit des statistiques rassurantes sur l’augmentation de la production et la hausse des niveaux de vie. « On n’insistera jamais assez… sur l’importance de l’incorporation massive des calculateurs électroniques dans l’industrie américaine (30.000 sont en service outre-Atlantique sur 35.000 dans le monde), qui ont forcé les dirigeants à se poser des problèmes… pour les poser aux machines, découvrant du même coup les moyens d’améliorer considérablement leur gestion, notamment en renforçant les relations entre les données du laboratoire, les problèmes de production et les perspectives du marché » : ainsi s’exprime Pierre Drouin dans une étude publiée dans Le Monde sur « La nouvelle stratégie industrielle » (23 septembre 1966). Si l’on y ajoute le développement anarchique et insuffisant de la recherche atomique (les recherches communes effectuées par l’Euratom, toutes limitées qu’elles soient, risquent finalement d’être utilisées… outre Atlantique plutôt qu’en Europe), l’insignifiance de l’Europe dans la recherche spatiale (au mois d’août, une commission de la Chambre des Communes a remis une fois de plus en cause la construction de la fusée européenne, en demandant la fusion préalable des trois organismes européens intéressés à l’espace : l’E.L.D.O., constructeur des fusées, le C.E.T.S., conférence pour les télécommunications par satellites, et l’E.S.R.O., chargé de la recherche scientifique en la matière), la faiblesse de l’effort scientifique général (25 pour cent environ de celui des Etats-Unis par habitant), et enfin, last but not least, l’absence prolongée et pour cause, d’un droit fédéral permettant d’organiser effectivement des sociétés européennes de dimension convenable, il n’est pas étonnant que les craintes d’une vassalisation économique et politique de l’Europe s’accroissent sans cesse. « Il est inutile de se boucher les yeux : actuellement le Marché commun profite plus aux industries américaines qu’aux européennes. Les premières sont en effet bien mieux préparées que les secondes à utiliser tous les avantages de la libération des échanges : elles sont des unités de production à la dimension du marché de 180 millions de consommateurs et ont une faculté de secréter des produits nouveaux bien supérieure à celle de l’Europe, parce qu’elles disposent d’un système nerveux industriel plus développé grâce à l’ampleur des investissements dans la recherche » (Pierre Drouin, art. cité).
Rappelons que d’ici 1969, tout indique que 15% des produits industriels vendus aux Etats-Unis seront entièrement nouveaux ! Dans un délai de 10 à 15 ans, c’est 40% des fabrications nouvelles qui seront absorbées par le marché, tant le progrès technique s’accélère et exige une constante adaptation de l’outil industriel à la demande. Un appareil industriel paléotechnique est donc condamné à la dépendance croissante dans la mesure même où il ne pousse pas à un protectionnisme désespéré pour retarder l’inévitable effondrement (nous n’en sommes pas loin dans l’industrie charbonnière et même dans la sidérurgie classique).
C’est dans cette optique notamment qu’il nous faut examiner les progrès constants des investissements américains dans les pays de la Communauté, non pour multiplier de vaines jérémiades nationalistes, mais pour prendre conscience de l’urgence des problèmes posés, solubles seulement dans un cadre fédéral.
Un rapport dû à Louis Charvet était présenté, fin mai 1966, au Conseil économique et social français. Il constatait qu’en 1964 23% des capitaux extérieurs investis en France provenaient des Etats-Unis contre 26% venant des partenaires de la C.E.E. et 33% de la Suisse, ce dernier pays étant l’un des canaux favoris des investissements originaires, en fait, d’outre-Atlantique. Ainsi, même en France, où la croissance apparente de l’investissement américain est la plus faible entre 1958 et 1964 (+ 163% contre + 212% en Allemagne, + 202% en Italie et + 184% aux Pays-Bas), il est en réalité plus important que celui des autres membres du Marché commun. Ceci signifie que l’intégration économique spontanée, dans laquelle les optimistes s’obstinaient à voir la promesse de l’intégration politique inévitable, se fait moins entre les Six qu’avec l’extérieur ! Les ententes et concentrations ou bien conservent un caractère avant tout national, encore quantitativement dominant, ou tissent des liens de plus en plus étroits avec les centres de décision économico-politiques américains.
« L’approche de l’union douanière (poursuit le rapport Chauvet) permet de dire qu’à très brève échéance l’attitude prise par chacun (des pays membres), à l’égard des investissements en provenance des pays tiers, est susceptible d’avoir pour les autres Etats membres des conséquences dont il ne peut dénier complètement la responsabilité »… mais qu’il ne peut éviter de prendre si l’on suit la thèse française quant au caractère sacro-saint de la souveraineté nationale !
Un article de M. Alain Camu, conseiller auprès du premier ministre de Belgique et intitulé « Une économie vassalisée » apportait des vues particulièrement intéressantes sur le problème, dans le premier « courrier de Belgique » du mois d’août dernier dans Le Monde.
En 1965, les investissements étrangers décidés pour la Belgique s’élevaient au montant record de 18 milliards de F.B. (360 millions de dollars). De 1959 à 1965, le total atteignait 52 milliards de F.B. (1 milliard 40 millions de dollars) dont 70% en provenance des Etats-Unis !
L’Allemagne vient en seconde position, suivie de la Grande-Bretagne, et ensuite seulement des Pays-Bas et de la France. « L’examen des projets d’investissements bénéficiant des lois (belges) de relance économique de 1959 font également ressortir l’ampleur des investissements étrangers. Ces projets s’élèvent, dans l’ensemble, à 126 milliards (de F.B.) dont 70 milliards ont été affectés aux usines existantes et 56 milliards à la création d’entreprises nouvelles. Ces dernières relèvent, à concurrence de 75%, d’initiatives étrangères ou mixtes… En fait, les investissements étrangers (à 70% américains, je le souligne pour mémoire) constituent aujourd’hui l’élément le plus spectaculaire de la croissance industrielle en Belgique ».
Et M. Camu de compléter le tableau par la remarque suivante, qui prend toute son importance lorsqu’on examine les mesures prises par les Etats-Unis pour freiner la sortie de capitaux américains et protéger le dollar : « L’instauration par l’administration américaine d’un programme de restriction volontaire n’a pas entraîné de diminution des investissements des sociétés américaines à l’étranger, mais en a déplacé les sources de financement des Etats-Unis vers l’Europe. Il ne s’agit toutefois pas ici de financement sous forme de participation au capital et donc à la propriété, mais de crédits à moyen ou à long terme et d’émissions d’obligations. Ces ponctions pèsent sur les disponibilités, déjà fortement sollicitées et accentuent la pression à la hausse des taux d’intérêt ». En d’autres termes, dépourvus de « brouillard technique », la lutte contre l’inflation en Amérique conduit à accroître les difficultés financières en Europe sans même que les Européens en tirent un accroissement d’autorité sur les entreprises de pointe dont les centres de conception et de décision se situent outre-Atlantique.
La diplomatie gaulliste livre une dure bataille de retardement, notamment sur le plan monétaire, pour contrebattre cette vassalisation ; elle réclame une action concertée des Six. Elle semblait même provisoirement l’obtenir ; après leur réunion à Luxembourg, le 12 septembre, les ministres des finances des Six ont publié un communiqué commun s’alignant en apparence sur la position préconisée par M. Michel Debré : « Nonobstant les divergences sur l’opportunité de définir dès maintenant un dispositif de création éventuelle de liquidités (monétaires) additionnelles, ils estiment qu’en tout état de cause la mise en application effective de celui-ci ne pourra être décidée avant la réalisation d’un meilleur équilibre des balances des paiements, et notamment la disparition des déficits des pays à monnaie de réserve (dollar et livre)… ». Les débats au Fonds Monétaire International à la fin du mois de septembre ont prouvé que ce front commun était aussi précaire qu’équivoque. Nous venons de le voir par la remarque de M. Alain Camu, les dispositions prises pour rétablir l’équilibre de la balance des paiements américaine ne sont pas nécessairement bénéfiques pour les Six. En outre, si les capitaux américains s’investissent moins en Europe, qui financera chez les Six, à l’échelle nécessaire et avec les moyens techniques adéquats, l’élan de rénovation et d’expansion industrielle ? Il ne suffit pas de dénoncer l’impérialisme et le colonialisme. Encore faut-il proposer des solutions de rechange valables, assurant au moins le même taux de développement que nos populations ne sont pas décidées à voir s’effondrer. Ce ne sont pas des mesures d’autarcie nationale juxtaposées qui pourront répondre à cette exigence. Et, faute de gouvernement européen fédéral, définissant la politique financière, commerciale et économique générale, qui pourra ordonner valablement l’expansion communautaire en dehors de l’anarchie des « lois de la concurrence », où les Etats-Unis sont gagnants d’avance dans les circonstances actuelles ? Ce n’est donc pas l’impérialisme américain qu’il faut accuser mais la sotte inconséquence du nationalisme des Etats européens. N’était-ce pas M. Chalandon lui-même, l’un des économistes distingués du régime gaulliste, qui remarquait, le 7 mars 1963, dans Le Monde, que la planification était durement mise à l’épreuve par le Marché commun et que son principe même devrait être abandonné dans « une zone de libre-échange dans laquelle les forces productives s’entretueraient au lieu de coopérer ».[1]
Sans gouvernement européen responsable devant une représentation démocratiquement valable du peuple fédéral européen, il ne peut y avoir ni droit européen, ni programmation européenne sérieuse. Chaque pays membre est dès lors balloté entre le désir d’accepter les marchandages précaires qui sauvegardent l’existence du Marché commun et le désir de prendre, pour son compte propre, des mesures unilatérales qui sont la négation même de ce Marché commun et de la solidarité qu’il implique.
C’est ainsi que le 23 septembre dernier, à Luxembourg, les représentants des sidérurgistes et producteurs de charbon du Comité consultatif de la C.E.C.A. ont mis en garde la Haute Autorité contre la disparité des prix de l’acier, les distorsions en matière de prix de revient de l’énergie, les régimes préférentiels nationaux qui sont devenus en fait de règle. « A défaut d’une action immédiate dans les prochaines semaines, le Marché commun va éclater » ont été jusqu’à dire les porte-parole des producteurs. On peut à vrai dire se demander dès à présent ce qu’il en reste devant le rétablissement autorisé — comment faire autrement — des mesures protectionnistes strictement nationales.
C’est ainsi également que le chancelier Erhard prône à Stockholm un libre-échange favorable aux intérêts de l’industrie allemande.
 
La crise du 30 juin 1965 et ses conséquences — dénaturation des institutions communautaires.
Personne ne peut discuter de bonne foi les remarquables résultats obtenus par la Communauté économique européenne depuis sa création. Ils sont brièvement résumés par Gouzy dans son rapport. Il est toutefois difficile de faire la part de ce qui revient à l’expansion générale et à la création de la Communauté économique, les taux de développement de certains pays non membres des Six correspondant à ceux atteints par les signataires des traités de Rome, et les dépassant même parfois (taux d’accroissement moyen de la production industrielle entre 1959 et 1964 : 6,8% pour la C.E.E. dans son ensemble, dont 9,2% pour l’Italie et 7% pour les Pays-Bas, mais seulement 5,7% pour le Luxembourg et 5,8% pour la Belgique, contre 9,4% pour l’Espagne, 8,5% pour la Finlande, 5,9% pour les U.SA. ou l’Autriche, 17,2% pour le Japon !). D’après un calcul assez aléatoire, fondé sur les relations existant entre le développement du commerce et celui de la production, des économistes belges et néerlandais estiment que la Communauté a probablement entraîné un gain d’un an sur l’expansion qui se serait produite en tout état de cause et qui avait commencé à un rythme équivalent bien avant 1958, date de la mise en place des institutions de Bruxelles. (Voir notamment le tableau 34 de l’ouvrage : « L’Economie belge et internationale », publié en 1965 par le Centre d’économie politique de l’Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie).
Même réduits quantitativement à leurs justes proportions, les effets bénéfiques de la Communauté restent importants sur le plan qualitatif également, par le stimulant d’une économie de grand marché en voie de constitution.
Mais, surtout, ce n’est pas dans un congrès fédéraliste qu’il convient de rappeler les espérances politiques liées à l’action communautaire. Mario Albertini y fait allusion dans son rapport. Si les traités de Rome ont été rédigés sous le signe d’une ambiguïté volontaire, les auteurs des textes se gardant bien de parler de supranationalité, de transferts de souveraineté, et à fortiori de fédéralisme, cette ambiguïté devait permettre une évolution ultérieure, sous la poussée des réalités économiques ; le calcul des optimistes se fondait sur l’impossibilité d’aboutir à une véritable intégration économique sans recourir parallèlement à une intégration politique. Il semblait donc à la fois sage, réaliste et tactiquement habile de ne pas soulever prématurément des difficultés de principe et de laisser agir la « force des choses ». Que l’on me permette de rappeler ce texte de M. François Fontaine, écrit en septembre 1957 : « Les communautés d’intérêts, en même temps qu’elles créent entre les hommes des liens irréversibles, vident peu à peu la souveraineté nationale de son contenu réel. Celui-ci ne sera bientôt plus qu’un cadre abstrait. Il faudra bien alors en tirer les conséquences politiques et reconnaître la souveraineté là où elle sera, dans les institutions nouvelles. Or, d’aucuns prétendent que nous en sommes déjà arrivés à ce point. Après le Marché commun général, on ne peut plus avancer dans la voie de l’économie. Il faut passer au politique. Après oui. Mais nous sommes encore avant. Soyons logiques. Si la stratégie de l’intégration économique avait un sens, c’est l’expérience de la solidarité concrète qui devrait susciter le sentiment de l’unité morale des peuples européens. Cette expérience est-elle déjà faite ?... On peut certes… demander aussi de dire, dès aujourd’hui, oui ou non à des institutions politiques européennes. Seulement, il devient inutile dans ce cas de se référer à l’expérience de la C.E.C.A. ou du Marché commun. C’est une option purement politique et sentimentale qu’on… propose alors, comme en 1954, avec des risques pareils.
Il serait insensé de courir à nouveau ces risques quand la patiente démonstration de l’unité européenne commence à intéresser la grande masse. Qu’on fasse seulement fonctionner le Marché commun et je ne donne pas dix ans pour que les structures nationales crient grâce et appellent les formes fédérales qui les remplaceront » (dans Demain du 19-9-1957 sous le titre « Les paysans pour l’Europe »).
Voilà affirmé avec une particulière clarté le fameux « esprit » des Traités auquel il a été fait si souvent référence pendant la crise de 1965-66.
Il est de la plus haute importance, en ce moment, de rappeler cette thèse, qui a pratiquement dominé la stratégie communautaire, et aussi celle de la majorité des « européistes ». Elle explique en grande partie pourquoi, pendant les années 1958-65, les fédéralistes ont éprouvé les plus grandes difficultés à entraîner derrière eux les leaders d’opinion et à fortiori les masses populaires. Les dirigeants responsables des organisations politiques et des divers groupes de pression sont souvent ralliés en principe à l’idée européenne, mais soucieux, en pratique, d’éviter des choix douloureux entre l’intérêt immédiat et les avantages à plus long terme. Comme le dit par exemple Albertini pour les partis : « L’intégration européenne les pousse à accepter l’idée de Fédération, mais le processus politique, d’élection en élection, les pousse à dire ce que devra faire leur nation dans le domaine de la politique extérieure, militaire, économique et sociale, c’est-à-dire tout le contraire de la résolution de céder ces compétences ». Le même raisonnement est d’ailleurs valable dans leur propre cadre, pour les syndicats, les groupements patronaux, les associations paysannes ou même les milieux chargés de l’information quotidienne du public, désireux de coller à l’actualité, laquelle se déroule dans le cadre des réalités nationales.
Il n’est que trop tentant de compter sur la dynamique des faits pour éviter d’avoir à prendre des décisions graves et risquées. Pourquoi affronter des obstacles qui s’effondreront d’eux mêmes sous l’action bienveillante du temps ? Surtout lorsque ces obstacles prennent l’aspect redoutable du général de Gaulle.
Les circonstances ont d’abord semblé donner raison aux stratèges subtils de l’unification inconsciente et spontanée de la révolution par les faits. Les échanges commerciaux se sont accrus entre pays membres beaucoup plus vite que ne pouvait le faire prévoir le rythme de dégressivité réelle des barrières douanières et contingentaires. Anticipant sur le marché commun promis, les agents économiques ont pris les devants sur les effets de l’abaissement des protectionnismes, rejetant les habitudes malthusiennes et le provincialisme.
Les associations patronales surtout, mais aussi syndicales, paysannes, interrégionales se sont multipliées pour tenter de prévoir les conséquences des mesures prises et les canaliser dans des voies avantageuses. Le label « Europe » a fait rapidement fureur, même si le pavillon couvrait parfois des marchandises frauduleuses. Il paraît acquis que l’union douanière sera réalisée avec un an et demi d’avance sur les prévisions les plus optimistes de 1957. Les accords agricoles, première pierre d’une véritable politique économique commune, sont enfin conclus et la programmation économique à moyen terme est admise, bien timidement il est vrai, tout ceci entraînant une solidarité financière et monétaire de fait dont les gouvernements des six pays sont sans cesse plus conscients. Et, il est important de le souligner, tous ces progrès ont été non seulement accomplis malgré la présence de de Gaulle au pouvoir depuis mai 1958, mais en grande partie sous la pression particulièrement énergique des experts et des représentants français aux Communautés : M. Mansholt lui-même a tenu à souligner, un peu avant la crise de juin 1965, l’appui précieux et, disons-le, décisif, que M. Pisani lui a apporté dans les pénibles négociations sur la fixation des prix agricoles et la mise en place du F.E.O.G.A.
Le monde entier, avec des appréciations variables et même contradictoires, salue les extraordinaires progrès de la Communauté économique et se bouscule à ses portes dans l’espoir d’en partager les avantages ou d’en paralyser le dynamisme jugé redoutable pour les tiers.
Mais tout cela semble acquis sans transfert institutionnel de souveraineté, suivant une conception très gaulliste de la juxtaposition possible d’une indépendance intransigeante des pays membres et d’une interpénétration concertée de leurs économies. Pas plus que l’existence de 114 cartels internationaux, une circulation très libre des hommes, des biens, des capitaux, une interdépendance étroite de la Lorraine, de la Sarre et de la Rhur n’ont empêché la guerre de 1914-18 d’éclater et de durer, la multiplication des accords commerciaux et industriels, le regain du libre-échange et l’interpénétration des appareils économiques nationaux n’empêchent les Etats membres de poursuivre leurs desseins propres et souvent contradictoires. Si l’on ne conçoit plus provisoirement de possibilité de guerre entre eux, ayons l’honnêteté de reconnaître que c’est très peu dû aux communautés de Luxembourg et de Bruxelles et beaucoup au nouveau clivage des forces dans le monde.
Nous ne pouvons prétendre constituer l’avant-garde éclairée du fédéralisme si nous nous accrochons à des mythes rassurants et si nous ne nous livrons pas à une impitoyable et permanente autocritique. C’est par l’expérience seule que peuvent se former les cadres de la révolution européenne, expérience qui doit remettre constamment en cause les hypothèses de travail, sur lesquelles nous fondons notre stratégie et notre tactique.
Les leçons à tirer du fonctionnement des communautés, et plus spécialement de la récente crise, provisoirement close par les accords de mai et juillet, me paraissent quant à moi très claires :
— L’interdépendance économique européenne a tendance à s’accroître de façon si non irréversible, du moins très difficilement réversible ;
— cette interdépendance n’est nullement exclusive ; elle fait partie d’un processus général d’interpénétration mondiale des économies créant des solidarités, mais aussi des rivalités qui dépassent constamment le cadre provisoire des communautés existantes ;
— cette interdépendance économique n’implique pas nécessairement de véritable transfert de souveraineté sur le plan politique, et plus spécialement en matière de politique extérieure et de défense, dans la mesure où l’on se contente de laisser jouer les « lois du marché » tempérées par les ententes industrielles et d’harmoniser les interventions publiques nationales dans le sens d’une juxtaposition des conservatismes.
Les accords agricoles qui viennent d’être conclus et que l’on s’occupe actuellement de parachever constituent la plus belle illustration de cette dénaturation progressive des aspirations communautaires. Dans la ligne logique des thèses si clairement exprimées par M. François Fontaine, la Commission, sous l’impulsion du président Hallstein, avait tiré dans ses propositions de mars 1965 les conclusions normales des directives adoptées en décembre précédent, lors de la fixation du prix commun des céréales : versement progressif à la Communauté des prélèvements et des droits de douane, accroissement du rôle du parlement européen dans l’établissement et le contrôle des budgets communautaires, engagement d’une procédure tendant à allouer peu à peu aux institutions vraiment supranationales, commission et parlement, un pouvoir, indiscutablement de nature politique, ne débordant pas les limites fonctionnelles des traités de Rome. La France semblait avoir tout à gagner à la conclusion des accords agricoles et les élections présidentielles étaient proches, la rédaction prudente et « technique » des propositions communautaires paraissait, aux yeux des optimistes, devoir écarter les objections de principe que l’on ne heurtait pas de front. On connaît la suite ; les porte-parole de la France firent valoir qu’on n’achetait pas l’adhésion de leur pays comme celle d’un quelconque gouvernement sous-développé et paralysèrent relativement le fonctionnement des institutions communautaires tant que les partenaires de la France et les institutions de Bruxelles elles-mêmes n’acceptèrent pas de séparer nettement le problème du financement de la politique agricole des implications politiques auxquelles les liaient les suggestions du 31 mars. Cette séparation est désormais acquise.
Il serait sans doute plus qu’excessif de prétendre que les gouvernements autres que celui dé Paris en sont profondément chagrinés ; pratiquement, dès le 30 juin 1965, les propositions de mars étaient dépassées et la discussion ne tournait plus autour d’elles mais du prix que chacun aurait à payer et des contreparties à obtenir. S’il en avait été autrement, l’on aurait dû assister à un front commun des Cinq et de l’opposition française autour du premier mémorandum Hallstein. La bataille de l’élection présidentielle en aurait pris ses véritables dimensions européennes, alors que le second mémorandum Hallstein de juillet 1965 renonçait déjà à toute liaison immédiate entre les accords agricoles et les modifications institutionnelles.
Ce n’est pas le moment d’analyser dans le détail les accords agricoles réalisés. Disons tout de suite qu’ils sont préférables, tels qu’ils sont, à la dislocation des Communautés. Mais l’enthousiasme de la plupart des commentateurs me paraît pour le moins hors de saison. M. Couve de Murville a pu se payer le luxe d’une suprême ironie en regrettant le caractère trop protectionniste des conventions conclues. Il s’est bien gardé toutefois de démontrer le mécanisme institutionnel ayant conduit au triomphe de ces conceptions protectionnistes, au moment où l’on parle de la relance des négociations Kennedy, d’une répartition rationnelle des productions, de la nécessité de favoriser l’écoulement des produits vitaux pour les pays en voie de développement (le sucre par exemple pour lequel le prix adopté est environ trois fois celui du marché mondial). Dans un cadre véritablement supranational l’intérêt des consommateurs d’acheter au meilleur prix, des producteurs industriels d’abaisser leurs prix de revient, des collectivités membres elles-mêmes d’écarter le spectre de l’inflation pourrait heureusement se marier dans une politique de reconversion progressive et planifiée, où chacun aurait pu se débarrasser de ses groupes de pression conservateurs grâce à l’appui de ses partenaires.
Dans le cadre international actuel, où les organes communautaires ont été réduits au rôle d’honnêtes courtiers, chaque gouvernement ne pouvait céder quoi que ce soit sans contrepartie chiffrable, soucieux qu’il était avant tout de maintenir l’équilibre politique national et de gagner la sympathie des « masses flottantes ».
Le prestige et l’intérêt national immédiat étant engagés, l’accord ne pouvait se faire qu’en endossant le protectionnisme de chacun en échange du sien propre.
Ainsi se trouve une fois de plus démontrée l’étroite corrélation du contenu et du contenant, des accords et des organes qui les négocient. La fédération européenne ne peut sembler inutile ou dépassée que pour ceux qui acceptent la vassalisation plus ou moins dorée dans le cadre atlantique ou mondial, la prédominance des ententes industrielles et financières sur la volonté collective, démocratiquement exprimée, l’attachement conservateur aux intérêts nationaux ou corporatifs. Encore une fois, la lutte fédéraliste semble liée à la lutte pour le progrès, la liberté effective, une démocratie efficace.
Pour aller vers la Fédération, il faut dès lors accomplir une option globale, un choix clair et conscient. Aucun dynamisme spontané ne peut remplacer cette action volontariste. Les hommes sont portés à accepter la loi de l’économie des efforts, à suivre la pente de la facilité. Tant qu’on a pu croire que le Marché commun impliquait une politique commune, il était permis d’espérer que l’intégration économique traînerait derrière elle l’intégration politique. Les critiques fédéralistes apparaissent maintenant bien plus percutantes et ce n’est pas un hasard si les premiers succès d’initiatives comme le Front démocratique pour une Europe fédérale ont coïncidé avec la prise de conscience de la gravité de la crise communautaire, avec l’effondrement des illusions sur l’automatisme de l’unification. Ces illusions risquent cependant de renaître dans la mesure où, cessant de jouer leur rôle de contestation, les administrations communautaires acceptent de couvrir de leur prestige l’insidieux transfert de pouvoirs qui s’est en fait effectué depuis la crise en faveur du Conseil des Ministres et des représentants permanents. Il est bien clair que si le mémorandum Hallstein du 31 mars 1965 n’avait pas été présenté, il n’y aurait pas eu de bataille européenne en France, ni la prise de conscience de ce qui était en jeu dans tous les pays de la Communauté. Vouloir éviter systématiquement les affrontements du type de ceux de juin 1965, c’est accepter par avance l’interprétation gaulliste des accords de janvier à Luxembourg, renoncer à toute vocation supranationale des Communautés, à fortiori à l’extension de leurs compétences aux domaines proprement politiques.
 
L’urgence politique de la Fédération.
Or, non seulement les problèmes technologiques, financiers, commerciaux, sociaux et économiques, mais les problèmes proprement politiques eux-mêmes deviennent chaque jour plus difficiles à résoudre dans un esprit de paix, de progrès et de démocratie en l’absence de la Fédération européenne.
Mario Albertini n’a que trop raison d’insister sur l’importance des échéances des années 1967-69 : « La fin de la période transitoire du Marché commun posera le problème de la monnaie, des douanes et de la politique économique européenne. L’échéance du Pacte atlantique, celui de la nouvelle défense de l’Europe. Il s’agit précisément de problèmes qui ne peuvent être résolus sans un gouvernement européen. En théorie, leur solution peut sans doute être retardée par un élargissement et une dilution provisoire de l’intégration européenne. Mais ils ne peuvent être mis de côté pour toujours, parce qu’ils sont inhérents à la nature même de l’intégration ». En d’autres termes, si l’on éludait trop longtemps les solutions de type fédéral, il ne resterait plus qu’à renoncer peu à peu à l’intégration elle-même. Les Communautés se transformeraient en ces organismes techniques spécialisés, préconisés par le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 5 septembre 1960, chargés de préparer et de suivre les décisions des Etats membres. Elles ne constitueraient plus qu’un instrument de concertation parmi bien d’autres, au delà ou en deça des frontières des Six actuels, surtout si de nouveaux partenaires sont accueillis sans précautions préalables.
Or, le tableau des réalités peint par Jean-Pierre Gouzy n’est nullement assombri pour les besoins de la cause. Ce ne sont pas les seuls fédéralistes qui dénoncent chaque jour les dangers issus de la dissémination progressive des armes de destruction massive, de la précarité d’une détente fondée sur l’acceptation pratique, par les deux super-grands, de la zone d’influence de l’autre, et sur la dénonciation théorique de ce statu quo respecté !
Il n’est que trop aisé pour les Chinois d’accuser les Soviétiques de révisionnisme et de trahison, dans la mesure où ceux-ci renoncent à toute conquête directe ou indirecte. « En Amérique latine, les derniers maquis, complètement lâchés par Moscou, n’ont plus que quelques centaines de combattants. Nkruma et Sukarno, champions principaux de l’anti-impérialisme, ont mordu la poussière. La rébellion extrémiste est autant dire vaincue au Congo. La Guinée et le Mali, jadis considérés comme des têtes de pont du communisme en Afrique, font aujourd’hui fête au roi Feyçal, rival, béni par Washington, du président Nasser… L’Inde, longtemps critique sévère de la politique des Etats-Unis, est trop heureuse de les savoir dans le secteur pour contenir la puissance chinoise.
…Quant à l’U.R.S.S., elle fait preuve d’une totale prudence, et l’on a peine à croire qu’il y a quatre ans, à cette époque, elle était sur le point d’engager contre les Etats-Unis la plus grande et, peut-être, la dernière épreuve de force de la guerre froide. La signature du contrat Fiat suffit à montrer dans quel sens elle oriente désormais son effort, et chacun sent bien que s’il n’y avait pas le conflit du Vietnam, elle développerait davantage encore dans tous le domaines ses rapports avec Washington ». Ainsi s’exprime, non pas le Quotidien du Peuple de Pékin, mais André Fontaine dans Le Monde du 28 septembre dernier, où il compare les Etats-Unis à la Rome antique.
La misère sévit et s’accroît même dans le Tiers monde. Le dernier rapport de la Banque mondiale, de septembre 1966, indique que l’aide officielle apportée par les pays industrialisés est tombée de 0,8% à 0,6% de leur revenu national (les chiffres absolus restant les mêmes, mais leur valeur relative ayant baissé de 15 à 20% par suite de la poussée inflationniste mondiale) de 1961 à 1965. Cela ne manque pas de dramatique ironie lorsqu’on se rappelle que l’une des principales recommandations de la Conférence mondiale de Genève sur le commerce, en 1964, portait sur l’élévation immédiate du montant de l’aide à 1%, minimum du dit revenu national ! Le cynisme devient encore plus cinglant lorsqu’on sait que l’un des arguments avancés au Fonds monétaire international pour justifier la création de liquidités nouvelles est la nécessité d’augmenter l’assistance aux régions pauvres.
Faut-il être grand prophète pour dire qu’un statu quo fondé sur l’acceptation d’une pareille impuissance, d’une inégalité permanente et sans cesse aggravée est intenable à long terme et que l’U.R.S.S. ne pourra que passer la main à la Chine ou à d’autres si ses intérêts propres la poussent à abandonner ce qui reste de son élan révolutionnaire sans qu’une solution meilleure soit trouvée. Comment ne pas voir qu’aucune paix durable ne peut s’établir si des tensions aussi fortes se maintiennent.
Mais à l’Ouest, la même équivoque règne. C’est l’Allemagne qui constitue cette fois la pierre angulaire de l’édifice, et cela d’autant plus que l’attitude française pousse davantage à la création d’un axe Bonn-Washington.
Toute la fidélité atlantique de la République Fédérale est fondée sur le postulat que l’aide américaine assurera, un jour, la réunification du pays, c’est-à-dire la remise en cause du sacro-saint statu quo. Mais chacun sait que dans les circonstances présentes, cette réunification ne pourrait se faire que contre la volonté de l’U.R.S.S. (et de bien d’autres). Elle implique la guerre que le Pacte Atlantique a pour objet essentiel d’éviter par la dissuasion ! Si la Fédération européenne se réalise dans un délai raisonnable, avec ses implications économiques, sociales et politiques inéluctables, il est possible d’éviter que ce paradoxe pousse l’Allemagne à définir, elle aussi, sa politique propre, fatalement dominée par les mythes traditionnels du nationalisme. Un nouveau Rapallo est sans doute peu probable ; les Soviétiques ne céderaient pas facilement la D.D.R. en échange d’une neutralité allemande précaire, théorique, et pour tout dire impossible vue la puissance d’une Allemagne nationale réunifiée.
Mais la fin des espérances européennes et des illusions atlantiques poussera à une instabilité permanente de la politique de Bonn. Elle est dès à présent très sensible : dirigeants de Bonn hésiteront constamment entre l’incorporation définitive et totale à la zone américaine (ce à quoi les poussent la prospérité, l’interpénétration des intérêts, la crainte d’un retour offensif des Russes, les préférences idéologiques) et un rapprochement avec Moscou, dans le style de celui esquissé par de Gaulle. Dans les deux cas, l’Allemagne n’a aucune chance de retrouver pacifiquement l’unité à laquelle elle se proclame officiellement attachée, mais ce jeu de bascule irritera à la longue les esprits et nul ne sait jusqu’où pourra aller à nouveau une intoxication entretenue par un sentiment de frustration bien pire que celui qui suivit Versailles, dans un monde n’offrant pas d’autre issue que la jungle des nationalismes rivaux et des « espaces vitaux » concurrents. Dans ses « Thèses sur une politique allemande et européenne », l’écrivain Heinz Kuby écrivait, en juin dernier, que les objectifs nationaux eux-mêmes ne sont pas accessibles pour l’Allemagne en dehors d’une Fédération européenne, qui seule donnerait les garanties de paix et de liberté indispensables
Je ne serais pas sincère en disant qu’une Fédération politique européenne résoudrait automatiquement le problème de la réunification allemande. Les réserves soviétiques subsisteraient à coup sûr. Mais ce qui me paraît clair, c’est que la seule façon de dépassionner les débats sur les frontières « justes », d’ouvrir une voie vers la coexistence pacifique et durable de tous les peuples, en tenant compte dans toute la mesure du possible de leurs désirs librement exprimés, c’est de « désacraliser » l’Etat national et, du même coup, les frontières qui le délimitent, en remplaçant l’ordre fondé sur le rapport brutal des forces par un ordre de droit, assurant toutes les participations et recours légitimes.
« Tout Etat est de sa nature annexionniste. Rien n’arrête sa marche envahissante, si ce n’est la rencontre d’un autre-Etat, envahisseur comme lui, et capable de se défendre. Les prêcheurs de nationalité les plus ardents ne se font pas faute, à l’occasion, de se contredire, dès qu’il y va de l’intérêt, à plus forte raison de la sûreté de leur pays… Il en est autrement dans le système fédératif. Très capable de se défendre… une confédération demeure sans force pour la conquête… En sorte qu’une confédération est tout à la fois une garantie pour ses propres membres et pour ses voisins non Confédérés ».
Ces paroles admirablement lucides, extraites du « Principe Fédératif » de Proudhon, conservent toute leur valeur (si l’on se rappelle qu’en 1863 l’auteur employait le terme confédération pour celui de fédération, citant la Suisse comme exemple).
Une Europe fédérée ne serait pas, en effet, une troisième force au sens où on l’entend trop souvent de troisième puissance mondiale, capable de contester l’hégémonie aux supergrands actuels. Ce n’est pas cette vue gaulliste de la Fédération qui doit nous intéresser. Elle est irréaliste. Ce qui nous importe, c’est de créer une autre forme de relations organisées entre collectivités autonomes, excluant par nature le recours à la violence, écartant de ce fait même les suspicions légitimes, offrant une structure d’accueil pour toutes les collectivités voisines, désireuses d’échapper à leur tour aux illusions et au totalitarisme inhérents à l’Etat-nation en soi. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de paix juste entre Etats-nations souverains ; l’on ne dénoncera jamais assez ce mythe dangereux. Les rapports entre Etats-nations sont fondés sur la rivalité, la concurrence, l’exclusivisme mutuel. Les alliances elles-mêmes, toujours précaires, ne couvrent qu’une volonté de puissance ou de défense, ce qui revient au même. Elles ne peuvent préfigurer l’ordre fédéral, association permanente d’égaux en droit, acceptant un arbitrage supranational, suivant des règles que tous les membres ont contribué à établir à une majorité qualifiée. Dès lors, réunifier l’Allemagne pour répondre aux vœux, mêmes supposés unanimes, des Allemands, dans le cadre des réalités statonationales actuelles, c’est demander à toutes les autres puissances de renforcer le potentiel d’un rival ou d’un concurrent. Les alliés mêmes de l’Allemagne ne le souhaitent guère.
Que dire de ses adversaires ? Trève donc d’hypocrisie, les Allemands n’ont de chance raisonnable de se réunifier, dans le domaine où il leur paraîtrait encore souhaitable de le faire, que dans un cadre fédéral, interne et externe, équilibrant les forces, rassurant les autres partenaires. Ce n’est que dans la même perspective que les Etats-nations actuels pourraient voir remettre en cause leurs frontières, accepter des autonomies nouvelles, qui pour l’instant sont fatalement assimilées par eux à un affaiblissement devant « l’étranger », c’est-à-dire l’ennemi, réel ou potentiel, à une-trahison caractérisée. Encore une fois, la Fédération n’est pas une simple solution institutionnelle, mais une remise en cause des structures les plus profondes de nos sociétés qui répond aux exigences de la raison devant révolution du monde.
Comme le note justement Gouzy, ce n’est que dans la perspective ouverte par cet ordre fédéral européen que la libéralisation progressive à l’Est peut déboucher non sur un simple renversement des alliances, une anarchie des gaullismes de l’Est et de l’Ouest, mais sur une association volontaire des peuples actuellement séparés par des oppositions anachroniques, un attachement à des habitudes et des idéologies en voie de dépérissement des deux côtés de l’ex-rideau de fer. Il ne s’agit pas d’essayer de ramener à l’Ouest des Etats-nations entraînés « provisoirement » dans l’orbite soviétique, pas davantage que d’arracher aux Etats-Unis des dépendances européennes, mais de construire les premières assises d’un monde nouveau où les divisions actuelles perdront peu à peu leurs derniers restes de justification.
En ce sens, la Fédération européenne demeurera un mythe, ou constituera, par ses inévitables implications, non pas une troisième force, mais la force rénovatrice par excellence, capable de transcender les oppositions présentes. C’est dire, les fédéralistes en sont pleinement conscients, à quel point la lutte que nous menons est vitale, enthousiasmante, mais aussi longue et dure. Au fur et à mesure que la fameuse « force des choses » révèle la liaison des problèmes, en apparence très différents, des questions politiques intérieures et extérieures, de l’autonomie régionale et de l’arbitrage supranational, de l’ordre fédéral et de la démocratie économique et sociale, de la discipline collective et du droit relatif de libre-disposition des communautés membres, de la création d’un Gouvernement européen responsable et du progrès technique, d’une politique monétaire saine et d’une répartition équitable des revenus, au fur et à mesure que l’on prend conscience de ces connexions, des mutations et des regroupements politiques nécessaires se dessinent ; des alliés, mais aussi des ennemis nouveaux apparaissent pour le fédéralisme. C’est inévitable, et nous serions d’incurables naïfs si nous attendions de la simple juxtaposition des centres de décision politico-sociaux actuels la force capable de vaincre les difficultés.
 
Notre action dans les prochaines années.
Si l’on approuve les analyses faites par Gouzy, Albertini et moi-même, ni les groupes politiques de Strasbourg, ni les internationales diverses, ni les groupements européens sectoriels, corporatifs ou professionnels comme tels ne peuvent remplacer le rassemblement autour de l’avant-garde fédéraliste des éléments conscients des réalités et des choix véritables. J’approuve entièrement les remarques d’Albertini concernant l’ambiguïté des forces politiques et des groupes de pression actuels. Elles situent bien les données essentielles du problème stratégique. Il ne s’agit ni de rejeter en bloc ce qui existe, ni de faire confiance aux structures statonationales pour se nier elles-mêmes, pour effectuer spontanément les indispensables transferts de pouvoir. Il faut progressivement grouper suffisamment de leaders d’opinion, de militants actifs et influents, distribués dans les secteurs clefs pour provoquer autant de fois que nécessaire le « scandale », ce qu’Albertini appelle l’opposition de communauté. Il faut dès lors savoir que notre position est et restera inconfortable. Nous rencontrerons beaucoup de sympathie dans la mesure où les thèses que nous défendons rejoignent les aspirations profondes de tous les progressistes, de tous les pacifistes, de tous les démocrates sincères. Mais l’on persistera à nous trouver gênants et difficilement supportables dans la mesure où nous ferons ce que nous conseille justement Albertini : dénoncer le « compromis sur des solutions précaires, ou la fuite continuelle en avant dans l’illusion », lesquels « coïncident avec la persistance dans la voie nationale » si tentante pour ceux qui doivent mener le combat quotidien.
Tout est question d’équilibre, de mesure. Si l’avant-garde se perd dans le gros des troupes, elle risque de s’y diluer. Si elle part trop en flèche dans l’action quotidienne, — dans la formation théorique des cadres, nous n’irons jamais assez loin ni assez profondément — elle se fait battre sans profit pour personne et les militants se découragent parce qu’ils ont le sentiment de ne pas « mordre » sur le réel.
Dans cette perspective, examinons les efforts déployés depuis le congrès de Montreux. Pour les faits, je renvoie au rapport circonstancié de notre secrétaire général Giarini.
Je voudrais seulement ici examiner les aspects proprement politiques, en faire la critique et en tirer des leçons pour notre action ultérieure.
Je ne pense pas que toutes les sections du M.F.E. aient vraiment compris tout l’intérêt et toutes les possibilités du recensement. Il est cependant très important que tous les responsables saisissent l’excellent moyen de formation des militants que constitue l’obligation de vaincre sa timidité, d’employer des arguments persuasifs pour marquer l’importance et l’avantage d’une option fédéraliste, de chercher des collaborateurs et des zones de rayonnement. Le jumelage du recensement et de la propagande pour le Front a donné en Italie par exemple des résultats non négligeables. Le signataire de l’appel du Front, qui s’est également prêté au recensement et a payé une certaine somme, parfois relativement élevée, est normalement un convaincu que le Mouvement peut ensuite incorporer directement ou indirectement dans les manifestations adéquates.
Ceci veut dire qu’une osmose plus permanente des diverses formes d’action s’impose.
L’action de base doit permettre une propagande assez large mais servir aussi à l’extension de l’avant-garde et enfin au rayonnement extérieur du Mouvement. Si des personnalités se montrent particulièrement intéressées par nos efforts, il faut les pousser à prendre elles-mêmes des initiatives, allant depuis la réunion d’amis ou de collègues en présence d’un militant compétent jusqu’au colloque économique ou politique, une rubrique dans la presse locale, régionale ou nationale, une exposition, un cours ou une conférence dans une école ou un cercle d’étude, le vote d’une résolution dans une assemblée politique, syndicale ou culturelle, etc. Il faut créer peu à peu un climat qui empêche l’opinion de s’endormir, qui prépare des réactions politiques valables lorsque les circonstances le permettent.
Pour l’instant nous travaillons beaucoup trop en ordre dispersé. Un grand nombre de militants se dépensent sans compter, mais sans coordonner leurs efforts entre eux, pas même de section en section.
La faiblesse de nos moyens administratifs et financiers est évidemment l’une des causes fondamentales de ces insuffisances. Mais si nous voulons jouer notre rôle, nous devons absolument surmonter ces obstacles sans attendre des miracles qui ne se produiront pas.
Des régions entières végètent et somnolent faute de ces contacts ; elles ont l’impression de travailler dans le vide, d’avoir à remuer la terre entière avec des moyens dérisoires.
Notre dernier Comité Central s’est préoccupé de cette situation, les responsables élus au niveau supranational éprouvant trop souvent le sentiment que leurs entretiens se déroulent en cercle fermé, que les décisions prises demeurent trop académiques, qu’il n’y a pas de liaison directe entre la discussion au sommet et l’activité des groupes de base.
Notre secrétaire général s’épuise dans l’envoi de circulaires d’information qui ne rencontrent pas l’écho souhaitable, la presse fédéraliste est relativement abondante, mais elle repose le plus souvent sur des initiatives particulières, non coordonnées. Sur la suggestion notamment de notre ami Brunet de Bordeaux, le Comité central a proposé un renforcement des contacts interrégionaux. Je crois que la politique n’étant pas l’art de la contemplation, ni le M.F.E. une académie, rien ne serait plus important que de profiter de cette rencontre pour aboutir à des propositions très concrètes et accompagnées d’une volonté d’exécution chez tous les participants, pour assurer cette assistance mutuelle des régions dans le cadre des décisions adoptées par le Comité central et des directives des organes exécutifs.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire à d’autres occasions, nous n’avons ni récompenses à distribuer ni sanctions à infliger. Notre force repose uniquement sur notre bonne volonté commune et les dirigeants qui ne sont pas des permanents n’ont généralement pas plus de temps disponible que les militants de la base. Ils sont prêts à venir apporter leur appui partout où on le leur demandera et où leurs occupations le leur permettront.
Mais ils ne peuvent ni suppléer au manque d’initiative locale, ni consacrer leurs efforts à redresser des orientations improvisées, compromettant l’action d’ensemble.
En ce qui concerne les tentatives de regroupement plus large, je voudrais centrer mes observations sur le Front démocratique pour une Europe fédérale et le Mouvement européen.
 
Front démocratique pour une Europe fédérale.
A part les succès remportés à Rome en octobre 1964 et à Cannes en, octobre 1965 grâce en grande partie à la volonté d’action coordonnée du groupe des initiateurs du Front, c’est surtout en France, à l’occasion de l’élection présidentielle, que ce nouvel instrument s’est affirmé comme une entité cohérente, juridiquement constituée sous la présidence de notre ami Etienne Hirsch. Il a permis le rassemblement autour du noyau de militants du M.F.E. de personnalités dynamiques, prêtes à collaborer loyalement et efficacement avec nous, sans rejoindre pour autant le Mouvement fédéraliste. L’expérience a montré la grande puissance de pénétration d’un petit groupe d’hommes décidés ; ayant l’immense avantage sur les autres de voir au delà des préoccupations immédiates, des querelles de boutique, des horizons politiques traditionnels. Par le biais de la Convention des institutions républicaines, le Front, et par lui le M.F.E. ont joué un rôle très loin d’être négligeable, absolument disproportionné aux effectifs de ses membres, dans une bataille politique essentielle. Mais nous ne nous sommes jamais faits d’illusions et nous ne nous en faisons pas davantage à l’heure actuelle, malgré des succès plus rapides et plus importants que les plus optimistes d’entre nous ne les espéraient. Un contact étroit a été établi avec les responsables des plus grandes associations professionnelles sur le plan européen, ainsi qu’avec de nombreux dirigeants du Conseil des communes d’Europe, des Enseignants européens, de la Ligue des droits de l’homme, des Résistants pour l’Europe unie, etc. Mais il nous faut, maintenant et d’urgence, franchir une nouvelle étape si nous ne voulons pas voir se diluer les forces rassemblées et se déformer les buts initiaux.
Je tiens à parler très clairement.
En France notamment, l’immense intérêt de l’opération tentée par le Front consiste en la possibilité de déprovincialiser l’opposition au gaullisme, de lui donner, dès l’abord des dimensions européennes, alors que, sur le plan officiel, c’est trop souvent de Gaulle qui fait paradoxalement figure de personnalité mondiale, employant, comme le faisait remarquer récemment un éditorial du Monde, la stratégie de l’espace. Si le Front est absorbé dans une opération électorale de type classique, visant à un soi-disant rassemblement des gauches contre un soi-disant rassemblement des droites, toutes ses vertus rénovatrices disparaîtront et le Front lui-même d’ailleurs se disloquera suivant les préférences personnelles de ses affiliés.
Il est donc de la plus grande importance que, dépassant les marchandages entre les appareils d’anciens partis, la nostalgie de Front populaire ou du retour aux gouvernements dits de Troisième Force, le Front en France reste cimenté aux forces de progrès des autres pays de la Communauté européenne et détermine avec elles les grandes options économiques, sociales et politiques.
L’idée d’aboutir prochainement à une grande Convention des institutions européennes, élargissant le remarquable effort accompli par la Convention des institutions républicaines et lui donnant ses véritables dimensions, me paraît absolument essentielle. Je demande que le M.F.E. s’engage fermement dans cette voie.
Il est en effet absolument vain d’espérer la convocation d’une quelconque Constituante, que nous appelons de nos vœux depuis vingt ans, si nous ne savons pas à l’avance quel type de constitution nous voulons lui voir rédiger et pour quelles fins politiques générales.
Les hommes ne se battent pas pour des abstractions constitutionnelles, mais pour les avantages concrets qu’ils espèrent tirer des modifications demandées.
N’entretenons pas d’illusions. Au fur et à mesure que nous développerons notre action, que ceux qui y participeront en comprendront davantage les implications, pèseront les choix qu’ils comportent, y compris pour leur carrière personnelle, nous enregistrerons des défaillances, des déviations. Constamment l’avant-garde que nous nous efforçons de constituer et d’élargir devra resserrer les rangs, rectifier le tir, mieux délimiter les alliés et les adversaires possibles.
D’autre part, l’action du Front doit être conçue avec le maximum de pragmatisme. Andrea Chiti-Batelli, dans un article paru en février 1966, dans Lotta Federalista a émis des doutes sur la capacité du Mouvement tel qu’il est actuellement, pour entraîner derrière lui des forces suffisantes. Il emploie l’expression heureuse de « masse critique » nécessaire. Je ne crois pas, pour ma part, qu’il soit possible de définir exactement à quel moment l’on dispose de cette « masse critique », et cela notamment parce que, pour en disposer, il faut agir.
Personne ne pensait, par exemple, au départ des Etats-Généraux des Communes d’Europe, à Rome, que les résultats seraient aussi favorables. Personne, ou presque, ne pensait pouvoir réussir aussi vite en France un rassemblement important sur les bases préconisées par les initiateurs du Front.
Encore une fois, ne surestimons pas ces succès. Je ne mesure que trop leur fragilité et leur relativité et je viens de préciser ce que j’en pense pour la France. Il n’en demeure pas moins que, sans eux, il nous serait impossible aujourd’hui de voir au-delà et que le M.F.E. lui-même serait sans doute beaucoup plus faible encore qu’il ne l’est.
Mais j’approuve les suggestions positives de Chiti-Batelli : coordination d’études politiques européennes (ce qui me paraît plus réaliste que la création d’une Fondation Internationale unique), préparation d’un schéma de constitution de l’Europe fédérale (qui devrait être approuvé par la Convention des institutions européennes pour donner à ce travail une signification politique véritable), définition des objectifs essentiels d’une politique fédérale européenne (ce que les initiateurs du Front ont commencé à faire, comme l’indique le commentaire adopté à Poigny-la-Forêt et publié en annexe dans le rapport Giarini), sans tomber toutefois dans le ridicule de choix nécessairement prématurés tant que les instruments du pouvoir fédéral ne seront pas en place, participation à des Tables rondes et colloques (dont nous devons prendre l’initiative chaque fois que c’est possible comme nous l’avons fait à de multiples reprises), cycles de conférences d’information suivies de discussions, cours de préparation politique approfondie pour les jeunes (et pour les moins jeunes).
Tout ceci n’est nullement contradictoire avec l’extension du Front démocratique et le recensement volontaire. Il est bien évident que dans les trop nombreuses régions où nous sommes faibles, voire inexistants, il faut commencer par créer le climat, établir les premiers contacts, multiplier les initiatives du type club, colloque ou débats avant de songer à constituer une véritable force d’intervention politique. Mais si tous ces efforts ne convergent pas vers un objectif principal ils perdront beaucoup de leur valeur et ne permettront pas au Mouvement de jouer pleinement son rôle de catalyseur politique.
 
Un mot maintenant à propos du Mouvement européen.
Notre position dans cet organisme a toujours été marquée par une ambiguïté difficilement évitable. Tout naturellement, nous avons essayé de l’entraîner aussi loin que possible dans la voie du fédéralisme, jouant au fond chez lui le rôle que nous préconisons pour les militants fédéralistes au sein du Front démocratique ou d’une Convention des institutions européennes. Mais sa composition, sa nature et son fonctionnement ne nous ont permis ni de le transformer en un Mouvement fédéraliste élargi, fondé sur une base supranationale et une discipline démocratique, ni de le considérer comme une préfiguration du Front que nous préconisons.
Conçu comme mouvement de personnalités et comité de coordination, le Mouvement européen n’a pu, sur un plan supranational, ni même international, subordonner effectivement ses décisions et son action à la volonté exprimée par des congrès représentatifs de véritables militants. Cela ne signifie aucunement qu’il est sans intérêt de réunir, comme il l’a fait, des colloques ou des réunions plus spectaculaires, exprimant les vœux d’une grande partie de l’opinion dans des moments cruciaux. Bien au contraire. Mais trop de personnalités assemblées ainsi occasionnellement ne se sentent aucunement liées à une force politique organisée et les résolutions auxquelles elles se rallient ou qu’elles aident à formuler, ne sont guère suivies d’action, l’appareil du Mouvement se retrouvant à peu près seul entre chaque réunion.
« Le Mouvement européen, déclarait M. Petrilli dans une réunion, ne s’acquitte pas pleinement de sa tâche de coordination entre les forces d’inspiration européenne, par suite du manque de représentativité de ses propres membres et de la paresse des forces politique nationales… Le Mouvement européen ne stimule pas efficacement les diverses forces associées, faute d’avoir réussi à devenir une nouvelle dimension de la politique nationale… Le Mouvement européen doit rester étroitement lié aux forces politiques et sociales nationales, en vue de : a) coordonner leur action européenne ; b) leur fournir l’esprit de synthèse politique européenne qui leur manque.
Il doit en même temps s’ouvrir aux élites, aux mouvements politiques, aux forces économiques, sociales et culturelles, aux adhérents individuels, susceptibles de collaborer à l’instauration de la forme d’Europe que nous souhaitons, et de transformer le Mouvement européen en un véritable front démocratique européen ». Ainsi s’exprimait M. Petrilli dans un rapport d’ailleurs généralement excellent, présenté au Mouvement européen, à Rome, en mai dernier.
C’est ici qu’il convient d’être bien précis. Le Front démocratique pour une Europe fédérale, tel que nous l’avons préconisé à Montreux et que nous avons commencé à le mettre en pratique là où nous en avions les moyens, ce n’est pas une sorte de juxtaposition du Comité Monnet et du Mouvement fédéraliste. L’un et l’autre ont leur utilité propre et leur rôle à jouer mais on ne peut constituer à la fois le rassemblement de personnalités dirigeantes agissant en leur qualité de responsables et une avant-garde rompant en visière avec le conformisme officiel.
C’est bien pourquoi un grand nombre de représentants d’organismes politiques, sociaux et économiques s’affirmant partisans de l’unification européenne s’étaient bien gardés de venir à la réunion du Mouvement européen à Rome, de crainte de se compromettre, et surtout de compromettre les organismes dont ils ont la charge.
La même expérience a été faite lors de la tentative effectuée par la Gauche européenne de réunir un Congrès européen du Travail, réunissant les dirigeants syndicaux de la C.I.S.L. et de la C.I.S.C. et les représentants des partis socialistes, démocrates-chrétiens et apparentés.
Toute la tactique du Front démocratique est fondée sur l’ambiguïté des structures socio-politiques. Cette ambiguïté, résultant de la contradiction objective des solutions nationales immédiatement accessibles, mais précaires et insuffisantes, et des solutions fédérales, durables mais difficiles à atteindre et demandant du temps, se traduit par l’ambiguïté de l’attitude des dirigeants. Il faut donc amener le maximum possible d’entre eux à prendre pleinement conscience des choix qui s’imposent pour leur donner confiance en une possibilité de changement de cadre pour faire basculer à un moment donné le rapport des forces en faveur de l’ordre fédéral. Par définition, cela ne peut être l’œuvre d’un rassemblement des organismes existants dont il s’agit précisément de provoquer la mutation, par une action exercée de l’extérieur. La coordination officielle ou officieuse des forces politiques, économiques, syndicales est à coup sûr, utile, indispensable même, mais elle ne peut prendre un aspect progressiste, favorable à nos thèses que si une pression s’exerce du dehors, même si elle est le fait d’hommes faisant partie des partis, groupements économiques et syndicats en question, mais qui, au départ, ne peuvent s’exprimer qu’à titre individuel. Ce n’est qu’à la toute dernière étape que le Front, tel que nous le concevons, pourrait donc se confondre avec la coordination de certaines forces existantes, mais profondément rénovées sur le plan européen, et encore est-ce loin d’être sûr. Au départ, et pendant longtemps sans doute, le Front ne peut que jouer le rôle qu’ont assumé les clubs en France et, d’une manière assez similaire, forcer les appareils traditionnels à poser correctement les problèmes ou à déclarer forfait. Comme le dit excellemment Albertini pour conclure son rapport : « La lutte pour la fédération européenne étant donné ses difficultés pratiques et intellectuelles ne peut réunir qu’une fraction des personnes qui font de la contradiction entre les faits et les valeurs une question personnelle. Mais elle suffit. Tant que le problème qui déchaînera la crise est encore loin, il s’agit seulement de survivre, d’entrer dans l’équilibre politique et d’en sortir avec une technique frontiste habile et d’encadrer ce qui existe déjà dans la conscience populaire, l’espérance européenne (européisme diffus) afin de disposer au moment décisif d’une plate-forme populaire toute prête.
D’autre part, quand ce problème approche, et que le caractère européen de l’alternative politique devient plus facilement compréhensible, beaucoup… finissent par entrer dans le camp fédéraliste. Et cela constitue une base suffisante pour allumer la mêche de la décision de fonder la Fédération Européenne ».
Pour ma part, je préciserais qu’il y aura sans doute plusieurs problèmes qui feront effectuer des pas importants, que la mutation ne s’effectuera probablement pas d’un seul coup. Déjà le plan Schuman, les traités de Rome ont été largement dûs à des actions d’avant-garde, lancées à des moments propices. C’est au M.F.E., au Front démocratique, à tous les instruments disponibles sur le moment de faire naître de nouvelles occasions de progresser, d’effectuer une percée pour rapprocher le moment de la mutation décisive qui se traduira inévitablement par un transfert de pouvoir.
Je demande dès lors au Congrès d’affirmer clairement :
1. Les principales raisons qui, plus que jamais, militent pour l’union fédérale de l’Europe : technologiques, économiques, politiques ;
2. Les implications de cette union fédérale : le développement des autonomies, la démocratie économique, la création d’un gouvernement européen pourvu des compétences nécessaires et responsable devant une assemblée démocratiquement élue par le peuple fédéral européen et un sénat représentant les collectivités autonomes ;
3. La volonté d’unir de façon permanente, dans un cadre européen, les démocrates partisans de cette rénovation globale par la réalisation progressive d’une Convention des Institutions européennes, chargées de définir la forme et le contenu essentiel de la Fédération ;
4. La volonté de renforcer le Mouvement lui-même par un recrutement de militants de haute valeur et une coordination étroite des diverses activités au niveau inter-régional.
5. La décision de poursuivre les efforts de rayonnement extérieur par tous les moyens permettant au Mouvement de demeurer lui-même, tout en activant la prise de conscience et la volonté fédéraliste en dehors de toute appartenance à un organisme déterminé.


* Le XIème Congrès du M.F.E. a eu lieu à Turin du 30 octobre au 1er novembre 1966.
[1] Il n’est peut-être pas inutile de citer ici un passage de l’exposé de M. Michel Debré au Fonds monétaire international : « S’il existait couvrant la terre entière de sa tutelle respectée une autorité politique, partout obéie et apportant à tous les bénéfices d’un développement équilibré de la production et des échanges, on pourrait imaginer qu’un signe monétaire représentant le pouvoir de cette autorité, et la foi que lui porte la majeure partie de l’humanité, exprimerait une monnaie de réserve internationale. Mais il n’en est pas ainsi… La valeur d’une monnaie internationale est faite d’abord de sa capacité à assurer le fonctionnement des mécanismes d’ajustement des balances des paiements. Si le monde n’a jamais connu qu’une seule véritable monnaie internationale, c’est que le monde est ce qu’il est, divisé en nations avec chacune son commandement politique… C’est pourquoi seul un instrument indépendant des pouvoirs permet de régler le solde des échanges. L’or a été, l’or demeure cet instrument international… L’or est la seule liquidité vraiment internationale, car son émission n’est pas déterminée per la volonté d’un ou de plusieurs Etats ni par les déficits de balance des paiements (comme c’est le cas pour le dollar et la livre considérés actuellement comme monnaies de réserve)… La création de toutes pièces d’un instrument monétaire n’est pas une entreprise académique, mais un acte politique… ». Ainsi, M. Debré voit parfaitement tout le bénéfice que l’on peut tirer d’une monnaie unique pour diriger efficacement le développement économique mais son horreur de tout abandon de souveraineté lui fait préférer une monnaie marchandise, soit disant autonome, comme si toute l’expérience des dernières décennies ne prouvait pas précisément l’artificialité, et donc le caractère politique du prix de l’or lui-même. Plutôt que d’essayer vainement de retourner à des illusions libérales du XIXe siècle, ne serait-il pas plus efficace de peser dans les rapports de force économique avec tout le poids d’une monnaie unique européenne, impliquant, c’est M. Debré qui le dit, une autorité politique centrale ? Sinon, les privilèges, en effet exorbitants, de la livre et surtout du dollar ne feront que refléter l’inégalité de fait des Etats et l’impossibilité des nations européennes divisées de réaliser davantage un partnership monétaire qu’un partnership militaire et politique !

 

 

 

 

 

 

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