LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IX année, 1967, Numéro 1, Page 31

 

 

LIBERTE DE LA GRECE
LIBERTE DE L’EUROPE
 
 
Grosso modo, l’évolution de la politique grecque jusqu’au coup d’Etat militaire est claire. En Grèce, une base populaire concrète était en train de se former pour l’action de partis politiques de gouvernement. La politique du palais, de l’armée et des factions de droite s’en trouvait menacée. Mais surtout celle du palais. Avec des partis en voie de modernisation, la Grèce serait devenue une monarchie constitutionnelle, où le roi règne mais ne gouverne pas. Il y a deux ans, Constantin, démettant Papandréou au mépris des règles constitutionnelles, tenta d’arrêter cette évolution. Mais la partie restait ouverte et la menace des prochaines élections politiques pesait désormais sur le palais, sur l’armée et sur les factions de droite. La partie que Constantin n’avait pu conclure a été dénouée par les militaires.
Le palais aurait préféré une « démocratie policière » avec manœuvres électorales. Mais, grâce au réveil du peuple, ce régime n’était plus en mesure d’arrêter l’avance démocratique. Aussi, pour dénouer la partie, la force brute des militaires a-t-elle été nécessaire. Par, ailleurs, ces derniers, pas assez forts pour gouverner seuls, ont besoin du palais, tout comme le palais a besoin d’eux pour se maintenir. C’est pourquoi un régime de monarchie militaire est en train de s’instaurer, avec des tendances fascisantes, aux dépens de la liberté des Grecs.
Pour la majorité des observateurs, les facteurs internationaux et européens de la crise sont moins clairs. C’est un fait que, dans le cadre de la première phase de la politique atlantique, la Grèce avait trouvé une certaine possibilité de développement ordonné. Et la formation d’une base démocratique pour la lutte de Papandréou l’attestait. Dans la résistance au stalinisme, et dans les dures conditions de la guerre froide entre Washington et Moscou, la droite avait pu jouir d’un minimum de légalité et de consensus, dans le cadre duquel les éléments démocratiques disposèrent, à leur tour, d’un minimum d’expression.
Avec la détente et les perspectives de développement liées à l’économie internationale et à l’association avec le Marché commun, le noyau démocratique se renforça, et chercha à s’affirmer. Mais il a perdu. Or, la donnée la plus importante à cet égard, c’est qu’il n’a pas perdu à cause de sa faiblesse interne, mais à cause du poids écrasant des facteurs internationaux. Dans le pays, le noyau démocratique était plus fort. Mais le noyau antidémocratique est inséré dans une puissante trame de relations internationales qui ont représenté le poids décisif dans la balance des forces. L’armée grecque ne dépend pas de la Grèce, mais des Etats-Unis. Sans ravitaillements américains, l’armée grecque n’a que quarante-huit heures de mouvement, après lesquelles elle devient une grosse machine inerte.
Cela ne suffit pas pour affirmer que le coup d’État soit un dessein américain. Les responsabilités américaines sont lourdes ; mais ne vont pas jusque-là. Elles consistent en un péché par omission — ne pas avoir retenu l’armée grecque — et en un péché diplomatique, découlant de la défiance envers les forces démocratiques grecques. Toutefois, tout en ne correspondant pas à un dessein américain, le coup d’Etat grec met en cause les limites objectives de la politique extérieure américaine. La première préoccupation d’une puissance hégémonique concerne toujours l’ordre. En l’espèce, l’ordre finissait par s’identifier, dans les moments d’incertitude, à l’anticommunisme viscéral d’une partie de l’armée grecque, celle qui a agi brutalement. Limitée de la sorte, la politique américaine ne pouvait évidemment pas favoriser une transformation démocratique, qui devait mûrir en luttant justement contre l’ordre établi pour en créer un nouveau.
On en arrive ainsi au point décisif du problème grec : les conditions internationales de son évolution. La Grèce est avec l’Amérique, la Russie doit se tenir tranquille. Ce qui est venu à maturité, c’est donc le premier point de la détente exclusivement russo-américaine. Cette détente a mis en mouvement la démocratie grecque, mais seulement pour l’étouffer. Et l’Europe ne bouge pas devant une liberté foulée aux pieds, devant l’asservissement d’un peuple dans le sein duquel est née la civilisation européenne. De Gaulle, qui voudrait assumer le rôle de champion des pays écrasés par l’hégémonie russo-américaine, est impuissant. Les Etats européens qui cherchent péniblement à récupérer un peu de liberté de manœuvre, ne pensent qu’à leur nationalisme provincial.
Et les gouvernements démocrates et socialistes de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Italie ? Et les forces démocratiques et populaires ? Et l’Internationale socialiste ? A ce propos, ou bien on inaugure un discours nouveau, ou bien la réaction grecque marquera, comme autrefois la réaction espagnole, l’aube d’un triste jour. Un mur sépare les forces démocrates, chrétiennes et socialistes de la véritable solidarité internationale : la souveraineté absolue de l’Etat. Cette limite étant donnée, le principe de la non-intervention dans les affaires des autres Etats est fondé, que proclament de façon si anachronique tant de Gaulle que les gouvernements communistes d’Europe orientale et que mettent en pratique en fait tous les gouvernements qui ne possèdent pas de capacités hégémoniques. Cette limite étant donnée, la raison d’Etat l’emporte sur la liberté.
Un fait est clair. Si, sur la base de l’économie européenne, les forces démocrates et socialistes des Six avaient lutté pour la création d’un pouvoir démocratique européen, la Grèce, qui est associée au Marché commun, aurait adhéré à la Fédération européenne. Dans ce cadre, elle aurait trouvé, d’une part, non seulement un espace économique, mais aussi une programmation adaptée à son degré de développement, et, d’autre part, le rempart fédéral de sa liberté. C’est donc ce discours nouveau qu’il faut tenir, pour ne pas se borner aux lamentations hypocrites des prophètes désarmés. C’est cet objectif qu’il faut chercher a atteindre avec ténacité, pour ajouter, aux pôles russe et américain de la détente, un pôle européen, indispensable pour la liberté des Européens et pour la paix dans le monde.
 
Mario Albertini
(juin 1967)

 

 

 

 

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