LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IX année, 1967, Numéro 2-3, Page 141

 

 

UN PLAN D’ACTION A MOYEN TERME
 
 
LE M.F.E. ET LA LUTTE POUR L’EUROPE
 
Il ne faut pas se décourager à cause de la faiblesse actuelle du M.F.E., et en tirer la conclusion qu’il ne peut pas intervenir dans le processus politique. Le M.F.E. n’est pas une autorité constituée comme les grands partis ; il n’a d’attache ni avec la gestion du pouvoir national, ni avec la masse des intérêts qui y sont liés. Le M.F.E. est fort ou faible suivant l’action qu’il fait. Il a été très fort à l’époque de la C.E.D. Il a décliné pendant la période transitoire du Marché commun. Il ne pouvait en être autrement. Il s’agissait d’accomplir les étapes prévues par le traité. Les gouvernements et la Commission suffisaient à la tâche. Le M.F.E. ne pouvait pas jouer un rôle perceptible à l’opinion publique parce que la situation ne lui offrait aucun point d’appui politique autorisant une action extérieure efficace.
Le M.F.E. savait que la seule intégration économique ne conduirait pas automatiquement l’Europe à l’unité politique. Il savait que même l’unité économique, sans l’unité politique, ne parviendrait pas à son complet achèvement, parce qu’elle poserait fatalement, à un certain stade de son développement, des problèmes de politique économique pratiquement insolubles sans un pouvoir européen. Et il chercha par tous les moyens à faire comprendre ces vérités d’évidence. Mais il ne fut pas écouté, et moins encore suivi : le progrès constant du Marché commun faisait penser à la plupart qu’on marcherait continûment vers l’Europe. Pour le M.F.E., il s’agissait de savoir attendre.
Il avait des problèmes internes et les affronta. Il donna à son organisation une structure supranationale. Il précisa les linéaments de sa pensée. Par les expériences du C.P.E. et du Recensement, il éprouva ses possibilités de contact direct avec les citoyens. Ces expériences, qui requéraient une vigoureuse action de base, lui permirent de conserver une certaine force dans les régions où l’action fut menée avec décision. Toutefois, le M.F.E. ne pourra recouvrer la force qu’il avait à l’époque de la C.E.D. qu’au moyen d’une action extérieure efficace. Une action, et non des actions. Toute section, toute région a ses formes d’action. Mais ces actions, tout en étant indispensables, ne suffisent pas. Pour renverser la tendance au déclin, pour reconstituer un fort recrutement, pour acquérir de nouveau de l’influence, etc., il nous faut une action politique qui fasse du M.F.E. un protagoniste, une organisation dont on doive tenir compte, avec laquelle, pour ou contre, on doive compter.
 
LE CONGRES DE TURIN ET LE PLAN D’ACTION
En théorie, c’est le Congrès de Turin qui aurait dû formuler ce plan d’action. Mais, en réalité, il n’en a pas été ainsi. Du point de vue de l’organisation, le Congrès de Turin a été un succès ; il a montré que le M.F.E., malgré la longue période défavorable, a su maintenir une implantation efficace, et renforcer la culture politique des militants grâce à la convergence des deux écoles fédéralistes : l’école proudhonienne et l’école hamiltonienne. Mais, en ce qui concerne le plan d’action, le Congrès s’est trouvé devant une difficulté insurmontable. Pour lancer ce plan, il aurait dû en identifier la base politique. Mais pour cela, il eût fallu une compréhension de la situation historique qui n’était pas possible, parce que la longue phase de l’intégration européenne commencée en 1950 avec la C.E.C.A. et relancée avec la C.E.E. était alors sur le point de se terminer, et que les données de fait qui animeront la phase nouvelle n’avaient pas encore pris de forme concrète. Il appartenait donc au Comité central de formuler un plan d’action à peine aurait-il la possibilité de reconnaître la présence d’un point d’appui convenable.
A mon avis, ce point d’appui existe désormais, et est destiné à devenir toujours plus fort. L’Europe n’est plus, comme au commencement de notre lutte, une simple prévision historique. C’est une réalité économique pourvue d’une complexe administration communautaire, ainsi qu’une nécessité politique toujours plus évidente. Mais à côté de cette imposante réalité européenne, il y a un Parlement européen encore privé de base électorale. Si l’on demande qu’il soit élu, on demande une chose que tous, sauf les ennemis de l’Europe, trouvent juste. Il s’agit d’exploiter ce sentiment. En fait, les partis démocratiques, dans la mesure où ils admettent l’économie — autrement dit la société — européenne, ne peuvent pas, sans se renier, refuser la démocratie européenne. C’est là que se trouve le point de contact entre le M.F.E. et les partis démocratiques. Pris dans l’engrenage de la lutte pour le pouvoir national, ces partis, tout en reconnaissant le principe de la démocratie européenne, ne font rien pour la réaliser. Mais ils ne pourront demeurer les bras croisés, si le M.F.E. les oblige, par une campagne tenace et patiente, à répondre.
Naturellement, il ne s’agit pas seulement de demander l’élection directe du Parlement européen, mais de développer une action longue et difficile au terme de laquelle on puisse obtenir cette élection, ou la revendiquer. En pratique, il s’agit d’identifier à chaque fois des objectifs effectivement à notre portée sur la voie du fait électoral européen, afin de provoquer des décisions concrètes et pas seulement des discours dominicaux. La grande ligne de partage des eaux, pour le moment, tient à ce que de Gaulle peut empêcher l’élection européenne mais ne peut pas empêcher l’élection directe unilatérale dans les autres pays. Si l’on demande l’élection européenne, un point c’est tout, personne ne peut rien faire, rien ne se met en branle. Si l’on demande l’élection unilatérale, les partis démocratiques, surtout dans les pays où ils contrôlent le gouvernement, doivent répondre oui ou non, parce que cette élection dépend d’eux. Sur cette base, nous pouvons commencer une lutte, en élargissant progressivement notre capacité d’intervention.
 
LE SCHEMA DE L’ACTION
Grosso modo, les aspects essentiels sont les suivants. Obtenir tout de suite des résultats là où c’est le plus facile, afin de constituer un point de départ qui permette par la suite d’ébranler les situations plus difficiles et de renverser les situations hostiles. Commencer pour cette raison la campagne en Italie, et, une base parlementaire suffisante à peine réalisée en Italie, associer à la campagne italienne les leaders de l’opposition française à de Gaulle et des personnalités des autres pays. Sur cette base, poursuivre la lutte jusqu’à ce qu’on obtienne l’élection unilatérale en Italie et, le cas échéant, ailleurs ; ou bien, en cas d’échec, jusqu’à ce qu’on ait mobilisé une force suffisante pour revendiquer, au moyen d’un congrès élu directement par la population avec la méthode des élections primaires le même jour, dans un nombre suffisant de villes européennes, la démocratie européenne. Pour en arriver là, exploiter d’une part toutes les actions du M.F.E., le Front, le Recensement, l’action frontières, l’action sur les syndicats etc., par la mobilisation directe de l’opinion publique, et d’autre part, avec les mêmes instruments, et par tout autre moyen, exploiter dans toutes les localités et à tous les niveaux les possibilités existantes ou futures de regroupement du plus grand nombre possible de personnalités politiques, culturelles et syndicales.
 
LA PORTEE DE L’ACTION
On ne peut pas prévoir dès maintenant quelles formes prendra l’action au cours du temps. Etant liée à un élément de la situation politique, son développement dépendra de l’évolution de cette situation, et elle pourra de temps en temps être rectifiée et précisée en fonction de cette évolution. Ce qu’on peut évaluer dès maintenant, ce sont, malgré tout, sa consistance et sa durée.
En ce qui concerne la durée, il faut observer que tant que subsistera la conjonction d’une économie européenne et d’un Parlement européen non élu, la possibilité de continuer l’action et de la développer subsistera également, même au-delà des élections unilatérales et jusqu’à l’élection européenne. L’action a donc devant elle un temps assez long pour prendre forme, mûrir et croître.
En ce qui concerne sa portée, il faut observer que l’objectif final, le fait électoral européen, n’est pas une chose parmi tant d’autres qui peuvent se faire en direction de l’Europe, mais la chose qui peut nous donner l’Europe. Comme problème politique, l’élection directe du Parlement européen se différencie de tous les autres problèmes par un aspect décisif. Tous les grands problèmes politiques et économiques imposent désormais de se référer à l’Europe, mais, comme le montre l’expérience, encore actuelle, ils laissent penser l’Europe dans les termes évasifs de l’optique nationale (collaboration, confédération, communauté sans transformation fédérale). Le fait électoral européen, au contraire, impose de se référer au transfert du pouvoir à l’Europe et le réalise. Il suffit de considérer que la première élection européenne obligera les partis à se grouper au niveau européen et à se battre pour le consensus européen, pour se rendre compte que ce groupement, et cette lutte, ne sont pas autre chose que la forme concrète du transfert du pouvoir du niveau national au niveau européen. Une fois la lutte politique déplacée des cadres nationaux au cadre européen, les obstacles substantiels qui nous séparent de la démocratie européenne se trouveraient surmontés. Tous les autres objectifs, y compris la constitution et la constituante, ne seraient que les thèmes de ce qu’on appelle dans la stratégie militaire, l’exploitation du succès.
 
LE FRANCHISSEMENT DES OBSTACLES
Mettre en évidence le caractère décisif du fait électoral européen, alors qu’on cherche à baser le plan à moyen terme sur les élections unilatérales, peut donner l’impression qu’on met la charrue avant les bœufs. Mais il n’en est pas ainsi. Toute entreprise humaine ne révèle sa signification que si l’on considère son point d’arrivée possible, et il est certain qu’il y a un lien concret entre les élections unilatérales et l’élection européenne. Les unes et l’autre ont le même point d’appui politique, qui serait porté, par une ou plusieurs élections unilatérales, à un degré accru d’évidence et de force, au point de soutenir de nouvelles batailles, plus importantes.
D’autre part, l’objectif des élections unilatérales éclaire la première phase de la lutte, montre comment on pourrait surmonter les obstacles qui aujourd’hui semblent insurmontables, et comment ont atteindrait, non seulement en ce qui concerne les initiatives fédéralistes, mais aussi en ce qui concerne la progression même de l’action, la dimension européenne. Par ces élections, et leurs répercussions populaires, le branle de la démocratie européenne serait donné concrètement aux partis. Et cette impulsion n’a pas de limites nationales, elle a des limites et un aliment européen. A partir des contacts déjà existants entre les partis, des influences réciproques et de la participation à chaque épisode de la lutte d’éléments d’autres pays, cette impulsion se répandrait de toute part.
En France, cela favoriserait la maturation de la conscience de ce que l’alternative à la désagrégation du gaullisme réside dans la démocratie européenne, et non dans une sixième république plus ou moins éventuelle (la seule Europe du prix des céréales a rendu difficile la réélection de de Gaulle, l’apparition concrète de la lutte pour la démocratie européenne le réexpédierait à Colombey-les-deux-Eglises). En Allemagne, où on a déjà pensé à élire directement la délégation allemande au Parlement européen, mais où la nouvelle situation politique a créé de notables incertitudes, cela favoriserait la reprise de la volonté européenne, et l’aptitude à voir que la solution du problème de la division de l’Allemagne est une question européenne, et non exclusivement allemande ou américano-soviétique. En Belgique et aux Pays-Bas, on a toujours mis l’accent sur l’élection directe du Parlement européen : ce serait la disparition du dernier obstacle, qu’y constitue le seul immobilisme des autres pays. Pour finir, Anglais et Scandinaves, qui ne savent quel parti prendre, de la compréhension de la signification démocratique de l’Europe ou de la tentation gaulliste de l’Europe des Etats, seraient placés devant la véritable alternative européenne, et pourraient ainsi contribuer tout de bon à la démocratisation de l’Europe. On mettrait en branle de la sorte une force difficile à arrêter, l’opinion publique européenne, la seule vraie force dont dispose l’Europe démocratique.
 
L’ACTION ET LES PRISES DE POSITION
Que l’on doive s’attaquer éperdument à la conjonction de l’économie européenne et du Parlement européen non élu, que l’on doive accroître l’influence de cette donnée de la situation, et croître avec elle, n’exclue pas, mais requiert au contraire, la prise de position sur tous les grands problèmes politiques, économiques et sociaux. Cette conjonction peut être le véhicule de l’Europe, mais seulement si, en même temps, on développe la conscience des fins par rapport auxquelles l’Europe n’est qu’un moyen, ce qui ne peut se faire qu’en montrant avec patience, au moyen des prises de position, le lien entre la construction de l’Europe et la solution des grands problèmes, afin d’orienter vers la Fédération européenne les énergies positives qui aujourd’hui s’épuisent, et quelquefois se dégradent au point d’accepter de nouvelles hypothèses nationalistes, sur des voies stériles et impraticables.
 
Mario Albertini
(septembre 1967)

 

 

 

 

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