LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 2, Page 96

  

 

A PROPOS DES RAPPORTS FRANCO-ALLEMANDS
 
 
Au cours de sa conférence de presse, le 23 juillet dernier, le général de Gaulle a voulu tirer au clair la situation des rapports franco-allemands et, indirectement, celle du processus d’unification européenne. Il a commencé par dire que, « si le traité franco-allemand a permis dans quelques domaines des résultats de détail, s’il a amené les deux gouvernements et leurs administrations à pratiquer des contacts dont, de notre côté, et à tout prendre, nous jugeons qu’ils peuvent être utiles et qui sont, en tout cas, fort agréables, il n’en est pas sortie, jusqu’à présent, une ligne de conduite commune. Assurément — a poursuivi le général — il n’y a pas et il ne peut pas y avoir d’opposition proprement dite entre Bonn et Paris. Mais, qu’il s’agisse de la solidarité effective de la France et de l’Allemagne quant à leur défense, ou bien de l’organisation nouvelle à donner à l’Alliance atlantique ; ou bien de l’attitude à prendre et de l’action à exercer vis-à-vis de l’Est, et avant tout des satellites de Moscou ; ou bien, corrélativement, de la question des frontières et des nationalités en Europe centrale et orientale ; ou bien de la reconnaissance de la Chine et l’œuvre diplomatique et économique qui peut s’offrir à l’Europe par rapport à ce grand peuple ; ou bien de la paix en Asie et notamment en Indochine et en Indonésie ; ou bien de l’aide à apporter aux pays en voie de développement, en Afrique, en Asie, en Amérique latine ; ou bien de la mise sur pied du Marché commun agricole et par conséquent de l’avenir de la Communauté des Six, on ne saurait dire que l’Allemagne et la France se soient encore accordées pour faire ensemble une politique et on ne saurait contester que cela tient au fait que Bonn n’a pas cru, jusqu’à présent, que cette politique devrait être européenne et indépendante. Si cet état de choses devait durer, il risquerait à la longue d’en résulter, dans le peuple français du doute, dans le peuple allemand de l’inquiétude, et chez leurs quatre partenaires du traité de Rome une propension renforcée à rester là où l’on en est, en attendant, peut-être, que l’on se disperse ».
Y a-t-il vraiment des raisons de craindre cela ? Dans un éditorial du 12 septembre la Frankfurter Allgemeine, après avoir mis en évidence le fait que, « depuis la dernière visite de de Gaulle à Bonn, la mauvaise humeur de la France est devenue une réalité politique » et que «  ce fait jette une ombre sur toutes les relations officielles franco-allemandes », continue ainsi: « …la présence de Lucet à Bonn devait donc nous fournir une occasion de prouver au partenaire français que l’amitié et la collaboration politique entre nos deux pays nous tenait, comme auparavant, profondément à cœur et que des variations momentanées de température n’étaient pas en mesure de nous faire dévier de cette route… Le chancelier… a accompli, à l’égard de l’ambassadeur français, M. de Margerie, un geste qui témoignait de sa constante bonne volonté. Tout cela a un sens bien clair : la France nous est proche. Nous devons mettre toute notre bonne volonté pour faire cesser l’irritation de notre susceptible ami ».
On pouvait bien prévoir que ce rapprochement aurait lieu. De Gaulle en a exposé lui-même très brillamment les raisons, au cours de sa conférence de presse, en des termes si clairs qu’ils méritent qu’on les cite littéralement.
« Quand on traite de l’Europe et quand on cherche à discerner ce qu’elle doit être, il faut toujours se représenter ce qu’est le monde.
A la fin de la dernière guerre mondiale, la répartition des forces sur la terre apparaissait comme aussi simple et aussi brutale que possible. On le vit, soudain, à Yalta. Seules l’Amérique et la Russie étaient restées des puissances et d’autant plus considérables que tout le reste se trouvait disloqué: les vaincus abîmés dans leur défaite sans conditions ; les vainqueurs européens profondément démolis.
Pour les pays du monde libre, que menaçait l’ambition des Soviets, la direction américaine pouvait, alors, sembler inévitable. Le Nouveau Monde était, entre eux tous, le grand vainqueur de la guerre. Sous le commandement des Etats-Unis, détenteurs de bombes atomiques, l’alliance atlantique assurait leur sécurité. Grâce au plan Marshall renaissait leur économie. Partout où les puissances coloniales opéraient, dans des conditions plus ou moins violentes, le transfert de leur souveraineté à des régimes autochtones, agissait, ouvertement ou non, la pression de Washington. En même temps, on voyait l’Amérique prendre à son compte la conduite politique et stratégique des affaires dans toutes les régions où le monde libre se trouvait en contact avec l’action directe ou indirecte des Soviets. Elle le faisait, soit unilatéralement, soit à travers des organismes internationaux locaux dont, en pratique, elle disposait: en Europe l’O.T.A.N., en Asie occidentale le C.E.N.T.O., en Asie du Sud-Est l’O.T.A.S.E., en Amérique l’O.E.A. ; soit grâce à sa suprématie dans le Pacifique nord ; soit enfin par des interventions militaires ou diplomatiques effectuées en Corée, ou au Congo, ou lors de l’affaire de Suez, par le truchement de l’O.N.U., que dominait sa prépondérance.
Il est clair que les choses ont changé. Les Etats occidentaux de notre Ancien Continent ont refait leur économie. Ils rétablissent leurs forces militaires. L’un d’eux, la France, accède à la puissance nucléaire. Surtout, ils ont pris conscience de leurs liens naturels. Bref, l’Europe de l’Ouest apparaît comme susceptible de constituer une entité capitale, pleine de valeurs et de moyens, capable de vivre sa vie, non point certes en opposition avec le Nouveau Monde, mais bien à côté de lui.
D’autre part, le monolithisme du monde totalitaire est en train de se disloquer. La Chine, séparée de Moscou, entre sur la scène du monde, colossale par sa masse, ses besoins et ses ressources, avide de progrès et de considération. L’Empire des Soviets, la dernière et la plus grande puissance coloniale de ce temps, voit contester, d’abord par les Chinois, la domination qu’il exerce sur d’immenses contrées de l’Asie et s’écarter peu à peu les satellites européens qu’il s’était, par la force, octroyés. En même temps, le régime communiste, en dépit de l’énorme effort qu’il mène en Russie depuis un demi-siècle et des résultats qu’il atteint dans certaines entreprises massives, aboutit à un échec quant au niveau de vie, à la satisfaction et à la dignité des hommes par rapport au système appliqué en Europe de l’Ouest, lequel combine le dirigisme avec la liberté. Enfin, de grandes aspirations et de grandes difficultés remuent profondément les Etats du “tiers monde”.
De toutes ces données nouvelles, enchevêtrées et compliquées, il résulte que la répartition de l’univers entre deux camps, respectivement menés par Washington et par Moscou, répond de moins en moins à la situation réelle. Vis-à-vis du monde totalitaire progressivement lézardé, ou des problèmes que pose la Chine, ou de la conduite à tenir à l’égard de maints pays d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, ou de la refonte de l’Organisation des Nations Unies telle qu’elle s’impose en conséquence, ou de l’aménagement mondial des échanges de toute nature, etc., il apparaît que l’Europe, à condition qu’elle le veuille, est désormais appelée à jouer un rôle qui soit le sien.
Sans doute convient-il qu’elle maintienne avec l’Amérique une alliance à laquelle, dans l’Atlantique nord, l’une et l’autre sont intéressées tant que durera la menace soviétique. Mais les raisons qui, pour l’Europe, faisaient de l’alliance une subordination s’effacent jour après jour. L’Europe doit prendre sa part de responsabilités. Tout indique, d’ailleurs, que cet avènement serait conforme à l’intérêt des Etats-Unis, quelles que puissent être leur valeur, leur puissance et leurs bonnes intentions. Car la multiplicité et la complexité des tâches dépassent dorénavant, et peut-être dangereusement, leurs moyens et leur capacité. C’est pourquoi eux-mêmes déclarent qu’ils souhaitent voir l’Ancien Continent s’unir et s’organiser, tandis que, parmi les Gaulois, les Germains et les Latins, beaucoup s’écrient: ‘Faisons l’Europe !’ ».
« Mais quelle Europe ? — continue de Gaulle — C’est là le débat. En effet, les commodités établies, les renoncements consentis, les arrière-pensées tenaces ne s’effacent pas aisément. Suivant nous, Français, il s’agit que l’Europe se fasse pour être européenne. Une Europe européenne signifie qu’elle existe par elle-même et pour elle-même, autrement dit qu’au milieu du monde elle ait sa propre politique. Or, justement, c’est cela que rejettent, consciemment ou inconsciemment, certains qui prétendent cependant vouloir qu’elle se réalise. Au fond, le fait que l’Europe, n’ayant pas de politique, resterait soumise à celle qui lui viendrait de l’autre bord de l’Atlantique leur paraît, aujourd’hui encore, normal et satisfaisant.
On a donc vu nombre d’esprits, souvent d’ailleurs valables et sincères, préconiser pour l’Europe non point une politique indépendante, qu’en vérité ils n’imaginent pas, mais une organisation inapte à en avoir une, rattachée dans ce domaine, comme dans celui de la défense et celui de l’économie, à un système atlantique, c’est-à-dire américain, et subordonnée, par conséquent, à ce que les Etats-Unis appellent leur ‘leadership’. Cette organisation, qualifiée de fédérale, aurait eu comme fondements, d’une part, un aréopage de compétences soustraites à l’appartenance des Etats et qu’on eût baptisé ‘exécutif’ ; d’autre part, un Parlement sans qualifications nationales et qu’on eût dit ‘législatif’. Sans doute, chacun de ces deux éléments aurait-il fourni ce à quoi il eût été approprié, à savoir : des études pour l’aréopage et des débats pour le Parlement. Mais, à coup sûr, aucun des deux n’aurait fait ce qu’en somme on ne voulait pas qu’il fasse, c’est-à-dire une politique. Car, si la politique doit évidemment tenir compte des débats et des études, elle est tout autre chose que des études et des débats.
La politique est une action, c’est-à-dire un ensemble de décisions que l’on prend, de choses que l’on fait, de risques que l’on assume, le tout avec l’appui d’un peuple. Seuls peuvent en être capables et responsables les gouvernements des nations ».
Cela est vrai. Mais de Gaulle oublie qu’il s’agit de faire une seule politique et non pas autant de politiques qu’il y a d’Etats. Le général tombe dans de graves contradictions. Tout d’abord il n’est pas possible qu’il puisse y avoir un véritable « appui du peuple » pour une politique qui ne se manifeste pas dans un parlement, mais qui naît du jeu subtil de compromis entre les diplomaties de deux ou de plusieurs Etats indépendants et souverains. Les phénomènes d’opinion publique se produisent là où existent les instruments indispensables à leur formation. Et le premier de ces instruments dans le temps, et aussi quant à son importance, c’est cette information qui, par définition, n’existe pas au niveau des conférences diplomatiques, puisque personne n’a le droit d’y fourrer son nez.
Mais même si l’on pouvait compter sur cet appui populaire (auquel de Gaulle a raison d’attacher tant d’importance), il faudrait tenir compte du fait qu’il ne posséderait aucun moyen pour se manifester. Il y a bien des organismes pour exprimer les intérêts particuliers et différents des Européens, ce sont les Etats, avec tous leurs moyens d’expression, des gouvernements aux parlements, aux partis, à la presse, etc. Mais il n’existe rien de semblable au niveau européen, qui permette d’exprimer des intérêts communs.
Il est vrai (et de Gaulle l’a dit) que la situation mondiale d’aujourd’hui est profondément différente de celle qui régnait tout de suite après la guerre, que l’Europe, « à condition qu’elle le veuille, est désormais appelée à jouer un rôle qui soit le sien » et que, pour ce faire, les Européens doivent rester ensemble et collaborer. Mais tant qu’il n’y aura pas de gouvernement européen, ce rôle de l’Europe restera à un stade tel que, tout en étant à portée de la main, il nous échappera chaque fois que nous essaierons de l’assumer. Ce que l’éditorialiste de la Frankfurter Allgemeine dit de l’Allemagne (« Il faut honnêtement ajouter que l’Allemagne ne peut modifier ni sa position géographique ni la situation politique mondiale avec toutes les voies obligatoires qu’elle assigne à la politique étrangère de Bonn ») est valable pour tous les Etats, et même s’il n’y a pas lieu de penser qu’on puisse en revenir aux vieilles divisions, les choses étant ainsi, on ne pourra pas non plus espérer réaliser l’unité dont l’Europe a besoin.
 
***
 
La logique de la question a amené de Gaulle au point de dire: « Il n’est certes pas interdit d’imaginer qu’un jour tous les peuples de notre continent n’en feront qu’un et qu’alors il pourrait y avoir un gouvernement de l’Europe ». Mais, ne tenant pas compte du fait qu’il puisse aussi exister des peuples fédéraux (des peuples de nations),[1] et se représentant le peuple européen comme la fusion nationaliste des langues, des traditions, etc., il a fini par dire: « mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour était venu », et il n’a pas vu que le peuple qui peut naître en Europe, le peuple fédéral européen, est en train de se former.
 
Luigi V. Majocchi


[1] Il est bien évident qu’autour de de Gaulle on n’a jamais su, ou plus probablement on n’a jamais voulu savoir ce qu’est une fédération. Les preuves abondent. En voici une récente. Jacques de Montalais écrit dans la Nation du 30 oct. 1964: « M. André Philip s’imagine que l’Europe serait déjà faite si de Gaulle… avait été élu président des Etats-Unis d’Europe. Mais il présiderait aujourd’hui une fédération sur le point d’éclater ». Ces quelques lignes suffisent à prouver que leur auteur confond fédération et confédération, ou, au mieux, qu’il ne s’est jamais aperçu de la nature réelle des liens qui unissaient le Sénégal et le Mali dans l’ancienne — et prétendue — Fédération de Mali, ou de ceux qui unissaient les trois Etats qui étaient censés former l’ancienne — et prétendue — Fédération des Rhodésies et du Nyassaland.

 

 

 

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