LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 2, Page 107

 

 

PETITES NOTES
 
 
La constance de la cécité. — Le philosophe marxiste Galvano Della Volpe, dans la quatrième édition italienne du volume Rousseau et Marx (Rome, 1964), présente de nouveau, à la fin de son livre, un petit article intitulé « Le philosophe et la paix » qui fut écrit à l’occasion d’un référendum organisé par la revue soviétique Voprosy filosofii. Après avoir critiqué le projet philosophique Pour la paix perpétuelle de Kant, ignorant avec désinvolture le principe de la fédération, il conclut: « D’où il semble licite de conclure que, une fois l’instance rousseauniste de la ‘souveraineté de la volonté générale’, ou populaire, réalisée matériellement (à la lumière de la lutte des classes), et une fois cette instance développée en fonction d’une liberté égalitaire ou sociale substantielle, et non pas purement politique ou formelle, il en dérivera la justification d’un Etat (socialiste) qui, ayant résolu le problème intérieur de son propre bien-être (ç’est-à-dire du bien-être de tous indistinctement) à travers la plénitude de production due à la possession sociale des moyens de production et à la règle universelle du travail (« qui ne travaille pas ne mange pas »), aura de ce fait, à l’extérieur, surmonté tout motif de guerre de conquête, autrement dit de guerre impérialiste, et aura enfin trouvé dans la fraternité socialiste des peuples (toute exploitation nationale et internationale de l’homme par l’homme étant abolie) l’incitation suprême à une paix durable. De cela, la présence historique actuelle du premier Etat socialiste du monde, l’U.R.S.S., et le ‘contre-encerclement’ anticolonialiste que cet Etat a organisé et mis en œuvre, sont déjà une garantie que le philosophe non dogmatique doit reconnaître et renforcer, non seulement par la pensée mais aussi par l’action ».[1]
Le philosophe marxiste avait ajouté cet article à la troisième édition de son livre (1962). Imperturbable dans sa cécité, il l’a maintenu dans la quatrième (1964). Faudra-t-il lui dire que, s’il mettait avec plus de diligence les lunettes que lui fournit l’essai de Kant (1795), il commencerait peut-être à entrevoir quelque-chose ?
 
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La déformation professionnelle. — Dans un essai publié dans le volume Humanistic Education and Western Civilization (publié par les soins d’Arthur A. Cohen, par la Reinhart and Winston, Inc., 1964) Philip C. Jessup, ex-conseiller et chef de la délégation des Etats-Unis à l’O.N.U. et maintenant juge à la Cour Internationale de Justice de La Haye, soutient que « les Nations Unies sont une démocratie internationale ».[2] Naturellement, de prime abord, le moins qu’on puisse dire c’est que l’on est surpris, et l’on se demande s’il est possible de parler de démocratie en dehors d’une société et d’un Etat démocratiques. Mais l’ex-conseiller et chef de la délégation américaine aux Nations Unies a une réponse toute prête:
« La démocratie est une doctrine philosophique, mais c’est aussi une organisation sociétaire. Elle est souvent analysée sur la base du rapport existant entre l’individu et l’Etat ou le pouvoir qui gouverne dans le cadre de l’Etat. Mais puisque c’est le demos qui détient fondamentalement le pouvoir qui gouverne, l’individu fait lui-même partie du pouvoir gouvernemental, et le rapport essentiel est celui qui existe entre un individu particulier et les autres individus de la société. L’absence d’un super-Etat ou d’une autorité internationale suprême n’empêche donc pas de considérer la démocratie internationale comme un rapport entre les différents Etats particuliers ».
A part l’aberration que constitue le fait de considérer les Etats de la même manière que les individus, il ne vient pas à l’esprit de Jessup que, dans une démocratie, les individus peuvent participer au pouvoir (de la façon indirecte dont ils y participent) justement parce qu’il existe un pouvoir. Si démocratie signifie participation au pouvoir, là où il n’y a pas de pouvoir il n’y a pas de participation au pouvoir, donc il n’y a pas de démocratie. Si l’on manipule arbitrairement les mots, comme le fait le juge de la Cour Internationale de Justice, on peut dire n’importe quoi. En effet, écoutez !
« Au sein des Nations Unies il y a égalité d’expression et de vote, sauf en ce qui concerne le statut spécial des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité. Ce statut spécial n’est peut être pas plus anti-démocratique que ne l’est le droit que la Constitution reconnaît à un tiers plus un des sénateurs des Etats-Unis d’opposer son veto à la ratification d’un traité ». On demande: les sénateurs américains qui ont le droit d’opposer leur veto à la ratification d’un traité (un tiers plus un) sont-ils indiqués personnellement ? sont-ils permanents ? et ont-ils chacun individuellement ce droit ?
On peut lire encore: « Les conditions à remplir pour faire partie des Nations Unies, dans la règle généralement appliquée, ne sont pas très ardues. Les conditions nécessaires pour se faire nationaliser, c’est-à-dire pour obtenir une participation individuelle, sont normalement bien plus rigoureuses dans beaucoup d’Etats modernes que l’on considère comme des démocraties ». On demande alors: et la Chine ? Et, en général, la question chinoise mise à part, quelle signification démocratique a le fait que l’on puisse facilement entrer dans une ligue dans laquelle on ne participe à aucun pouvoir réel ?
Enfin on trouve: « Le Secrétaire Général est nommé par suite d’un vote de l’Assemblée Générale, et un citoyen du plus petit des Etats membres qui présente les qualités requises a, dans l’ensemble, plus de possibilités d’être appelé à assumer les fonctions de Secrétaire que n’en a, par exemple, un citoyen des Etats-Unis ». Et alors ? N’est-ce pas là précisément une preuve très simple du fait que l’O.N.U. est pure forme et non pas substance, et qu’en somme elle n’a pas ce pouvoir auquel les individus peuvent participer en quelque mesure dans un régime démocratique ?
Il n’est pas nécessaire de pousser plus loin. Il n’y a même pas à manifester trop d’étonnement. Un moraliste peut penser que toutes les guerres seraient conjurées si tout le monde adoptait une conduite plus conforme aux règles de la morale ; un producteur de bananes peut être convaincu du fait que la banane constitue un élément essentiel dans le régime d’un homme en bonne santé ; par conséquent Jessup, ex-conseiller et chef de la délégation des Etats-Unis aux Nations Unies et maintenant juge à la Cour Internationale de Justice, peut bien soutenir que l’O.N.U. est une démocratie internationale !
 
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Le pedigree du Marché commun. — Dans un volume intitulé The Genesis of the Common Market (Frank Cass & Co, Ltd.), paru en 1962 W.O. Henderson trace un panorama de ce qu’il estime les antécédents du Marché commun: des premières tentatives de libéralisation du commerce international faites au XVIIIe siècle et de l’accord commercial franco-anglais de 1786 à la politique libériste anglaise du XIXe siècle et au blocage des bas tarifs autour de 1860, du Zollverein et de la coopération internationale du siècle dernier aux tentatives de coopération internationale du XXe siècle. Il fait en somme une recherche sans distinctions du pedigree du Marché commun.
Mais l’intégration économique européenne n’est pas un chien, elle n’a ni père ni mère. Il s’agit d’un fait historique qui doit être compris dans son individualité particulière et complexe si l’on veut parler correctement de sa genèse ou de ses antécédents. Il est vrai que Henderson a donné pour titre, « Genèse du Marché commun » au dernier chapitre de son ouvrage qui concerne en particulier la formation et le développement de la C.E.C.A. et de la C.E.E. Mais pourquoi donner le même titre au volume tout entier, lequel, dans son ensemble, constitue un examen des différentes tentatives de libéralisation du commerce international en Europe ? Et, qui plus est, pourquoi affirmer, comme le fait Henderson dans la conclusion de son introduction que « le Marché commun du XXe siècle est dans une large mesure débiteur de l’œuvre de pionniers accomplie par les hommes d’Etat du XIXe siècle lesquels essayèrent de différentes façons de libéraliser le commerce européen » ? Tout cela n’a aucun sens.
De cette façon on ne peut certainement pas comprendre le sens spécifique de l’intégration économique des six pays de la C.E.E., qui n’est pas seulement du libérisme international, mais une interpénétration irréversible de l’organisation de la production et du commerce.[3] Et l’on peut encore moins comprendre le fondement politique précis de l’intégration européenne, à savoir l’impossibilité dans laquelle se trouvent les Etats de contrôler séparément leur propre économie et de concevoir séparément leur propre défense. Ce sont-là deux données fondamentales et indissociables de la situation européenne actuelle. Si l’on ne tient pas fermement compte de ces données on peut être amené à penser, comme le font certains commentateurs de politique internationale, même des plus sérieux, que, dans une situation dans laquelle l’équilibre bipolaire s’atténue progressivement, les principaux pays de l’Europe continentale occidentale trouvent le moyen d’avoir une politique étrangère séparée et indépendante ; tandis que le fondement du poids politique international de ces Etats est constitué par l’intégration, et que cette dernière marque des limites infranchissables à la possibilité pour un Etat participant à l’intégration de faire une politique étrangère réellement indépendante à l’égard des autres.
L’intégration économique européenne n’est pas un chien ; et l’accord commercial franco-anglais de 1786 n’est pas son aïeul.
 
rogelin (Mario Stoppino)


[1] Il ne semble pas que M. Della Volpe ait eu l’occasion de répondre à d’autres référendums sur la paix, organisés par un revue quelconque chinoise.
[2] M. Jessup affirme explicitement: « Les formes d’association et de participation au pouvoir de gouvernement dans notre système fédéral sont des formes démocratiques ; dans ses éléments essentiels, une forme démocratique analogue caractérise aussi notre organisation internationale ».
[3] Richard Mayne rapporte des données significatives à ce sujet, dans son essai “Economic Integration in New Europe”, publié dans le n. 1, 1964, de la revue Daedalus (consacré à l’Europe). Nous en citons quelques-unes:
à propos du commerce: — entre 1952 et 1960 la production des biens soumis à la C.E.C.A. a augmenté de 35%, alors que le commerce intracommunautaire des mêmes produits s’est accru au point d’atteindre 200% ; la production industrielle dans le cadre des Six a augmenté de 40% entre 1957 et 1962 alors que le commerce intracommunautaire a presque doublé ;
— entre 1958 et 1962 les importations globales des Six en provenance du reste du monde ont augmenté de 38%, les exportations globales de 29%, alors que le commerce intracommunautaire s’est accru de 97% ; il est intéressant de noter à cet égard, comme preuve du fait que l’intégration économique va au-delà de la structure juridique que représente la C.E.E. et même qu’elle est la cause de la naissance de cette structure, que l’augmentation des échanges commerciaux entre les six pays était déjà de 80% entre 1953 et 1958 ;
à propos de l’organisation industrielle: — en 1960 s’étaient déjà formées 200 unions d’entreprises industrielles, avec bases dans les six pays ;
à propos de l’organisation industrielle: — en juin 1959 s’étaient déjà formés 50 groupements d’entreprises industrielles au niveau national ; en août 1961 il y en avait 167, et, en février 1962, ce nombre était de 189 (signe évident de la rationalisation de la production due à l’élargissement du marché).

 

 

 

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