LE FEDERALISTE

revue de politique

 

V année, 1963, Numéro 3, Page 199

 

 

LUDWIG DEHIO
 
 
Ludwig Dehio est mort à Marburg an der Lahn le 24 novembre dernier. Il était né le 25 août 1888 à Strasbourg, ville qui appartenait alors à l’Allemagne et où son père, Georg Dehio (peut-être le plus renommé des historiens de l’art de langue allemande), né à Königsberg, s’était transféré pour enseigner à l’Université. Fonctionnaire des Archives secrètes de l’Etat à Berlin, jusqu’en 1933, puis directeur de ces mêmes Archives qui avaient été transportées à Marburg en 1945, professeur honoraire d’histoire médiévale et moderne à la Philipp-Universität de Marburg, héritier de Meinecke à la direction de la Historische Zeitschrift de 1949 à 1956, tels sont les signes extérieurs, outre ses écrits naturellement, du travail scientifique de Ludwig Dehio, l’un des plus grands historiens contemporains. Ludwig Dehio appréciait beaucoup la ligne et la thématique soutenues par Le Fédéraliste, tout en n’en partageant pas tous les aspects. Il avait choisi notre revue pour y publier deux de ses meilleurs essais : « L’agonia del sistema degli stati » (Il Federalista, anno III, n. 3/4, juillet 1961), « La continuité de l’histoire germano-prussienne de 1640 à 1945 » (Le Fédéraliste, IVème année, n. 2, juillet 1962).
Le Fédéraliste le rappelle, au moment de sa mort, comme étant l’une des personnalités de notre temps qui ont le mieux contribué à la compréhension de l’histoire et de la réalité contemporaines.
 
L’œuvre de Ludwig Dehio est limitée quantitativement. Aux premiers essais sur l’histoire de la Prusse, publiés avant 1933 à la Historische Zeitschrift, se joignit en 1948 Gleichgewicht oder Hegemonie, volume qui, traduit en italien, en français et en anglais, fit connaître Dehio du grand public, et en 1955 Deutschland und die Weltpolitik in XX. Jahrhundert, recueil d’essais, traduit également en anglais et en italien. En 1961 parut une œuvre d’histoire de l’art écrite dans les années du nazisme, pendant lesquelles Dehio, dont le grand-père maternel était hébreu, fut contraint à négliger ses intérêts pour l’histoire politique, sous le titre de Friederich Wilhelm IV. von Preußen, ein Baukünstler der Romantik ; elle aurait dû être suivie d’un volume sur la fondation du Reich centré sur le réexamen critique de la figure de Bismarck, mais Dehio refusa de le publier, bien que le manuscrit fût définitivement achevé, « parce qu’en ce moment il n’aurait été favorablement accueilli que par ceux qui ont intérêt à montrer l’Allemagne sous un mauvais jour ». C’est là une très noble preuve de responsabilité politique et de probité intellectuelle à la fois. L’œuvre de Dehio est imprégnée de la conscience de la responsabilité de l’historien à l’égard du monde contemporain ; l’analyse historique y est toujours considérée en fonction de sa capacité à mieux faire comprendre le sens de la réalité actuelle et elle est en même temps toujours comprise comme un rappel à la perspective historique pour ceux qui détiennent la responsabilité de gouverner le navire sur la mer agitée de la politique mondiale. D’où le style, parfois baroque, riche en images plastiques et en figurations souvent très heureuses, visant toujours à expliquer en convainquant et à convaincre en stimulant.
On a rapproché l’œuvre historique de Dehio de celle de Ranke et de Meinecke, de celle de Seeley et de Toynbee. Si, en ce qui concerne Ranke et Seeley, le rapprochement est renforcé par les déclarations explicites de Dehio lui-même, il est, en ce qui concerne Toynbee et même Meinecke, tout-à-fait incertain. Dehio connut Meinecke au cours des années brûlantes de la première guerre mondiale, alors que, un peu par enthousiasme de jeunesse, un peu en raison du halo culturel qui entourait la guerre, et peut-être aussi en raison de la tradition prussienne de sa famille, il avait été amené à se faire le héraut de la politique de Ludendorff, tandis que Meinecke, à l’approche de la crise qui allait frapper sa pensée, et avec elle l’historicisme allemand, se faisait celui d’une paix négociée qui, si elle n’avait été une pure illusion, aurait éloigné les nuages menaçants qui s’accumulaient à l’horizon. A cette époque les visions historiques des deux personnages étaient donc nettement éloignées. Mais, même plus tard, quand ils abandonnèrent tous deux leurs positions de cette époque et que leur amitié se fit plus étroite (Dehio fut l’un des rares amis qui restèrent aux côtés de Meinecke au cours des dernières années de sa vie, ce fut lui qui prononça le discours en l’honneur du vieil historien à l’Université de Berlin à l’occasion de son anniversaire et ce fut encore lui, enfin, qui publia en 1962 sa correspondance), il n’y eut pas, à proprement parler, d’affinité entre leurs points de vue historiques ; il s’agissait seulement de profonde amitié, de respect et d’estime réciproques, et tout au plus d’une approche commune vers la perspective burckhardtienne au cours des années de l’après-guerre.
S’il existe un point commun, c’est bien l’emploi de la catégorie de la raison d’Etat, mais il est certain que Dehio, historien des faits politiques, tira l’idée de la raison d’Etat plutôt de la catégorie rankienne de la prédominance de la politique étrangère sur la politique intérieure que du Die Idee der Staatsräson de Meinecke, qui était moins un historien politique qu’un très grand « historien des idées ».
L’œuvre de Dehio naît directement, même si ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, en tant que prolongement et révision critique de l’œuvre de Ranke et des rankiens. L’idée centrale de Dehio reste le concert des Etats de Ranke dont les règles dirigent les raisons d’Etat particulières. Après l’expérience constituée par les deux guerres mondiales, il n’est plus possible d’appliquer tel quel ce schéma à la réalité et il faut tenir compte des éléments nouveaux qui ont modifié l’horizon. Jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, les règles de fonctionnement du système européen des Etats naissent de deux principes qui le caractérisent : l’équilibre, c’est-à-dire la liberté des Etats, et l’hégémonie de l’un d’eux sur tous les autres. Depuis la rupture définitive de l’unité médiévale, l’histoire de l’Europe est caractérisée par l’alternance de tentatives d’hégémonie émoussées par des coalitions européennes surgies au moment du danger sous la poussée de puissances qui, en raison de leur position insulaire ou périphérique (Royaume-Uni, Russie, Amérique) sont extérieures au système et se font garantes du rétablissement de l’équilibre. Charles-Quint, Philippe II, Louis XIV, Napoléon Ier Guillaume II, Hitler ne furent que les anneaux d’une même chaîne de tentatives d’unifier le système sous le principe de la puissance hégémonique. Chaque fois, l’équilibre fut rétabli, et, avec lui, la liberté des Etats, mais au prix d’une perte de puissance graduelle du système à l’avantage des espaces extérieurs, perte de puissance qui aboutit au remplacement du système européen par le « bipolarisme mondial », et à la fin du rôle de l’Europe en tant que centre des événements politiques du monde. Le dernier anneau de la chaîne fut Hitler, avec qui prend fin le concert européen conçu par Ranke.
Mais c’est Dehio lui-même qui met en lumière les faiblesses du schéma de Ranke et, par conséquent, les limites d’un rapprochement. Le désaccord se produit sur trois points cruciaux.
En premier lieu, l’idée de l’Etat n’est plus, chez Dehio, comme elle l’était chez Ranke, spiritualisée et divinisée, ancrée à un monde métaphysique où les idées dont sont porteurs les différents Etats, en dépit même de leurs contrastes de puissance, se fondent de façon harmonique. Pour Dehio, l’Etat est l’institution qui, à la limite, donne corps à l’élément cru de la violence et met en lumière les aspects troubles de la « civilisation ». En second lieu, Dehio, mieux que Ranke, sait évaluer l’importance des puissances latérales au système et l’influence des espaces coloniaux extérieurs dans la rupture, le maintien et le rétablissement de l’équilibre ; à ce propos l’influence de l’œuvre de Seeley se fait sentir chez lui de façon certaine ; partant également de l’idée rankienne de la prédominance de la politique étrangère, Seeley l’appliqua à la puissance maritime anglaise et sut reconnaître à l’horizon les traits qui allaient transformer le système européen en quelque chose de tout-à-fait nouveau, le « bipolarisme mondial ». Aux yeux de Dehio, Ranke reste prisonnier de cette mentalité continentale qui empêche de découvrir le plus vaste fonctionnement du système d’équilibre et d’évaluer le poids des puissances anglo-saxonnes. En troisième lieu, et cela constitue sans aucun doute l’élément le plus important, Dehio ne limite pas sa vision à la dynamique des rapports de puissance et des rapports diplomatiques, ou à la considération des idées et des croyances religieuses (ce qui constitue au contraire la limite extrême de l’historiographie de Ranke), mais il l’élargit jusqu’à considérer la dynamique des forces économiques et sociales due au développement de la technique moderne. Pour Dehio, Ranke était toujours resté le citoyen d’une puissance socialement et économiquement arriérée, la Prusse, surgie en raison de son extraordinaire efficience militaire et d’une série de hasards non moins extraordinaires dans le jeu politique européen : d’où son idée de l’Etat, la nature continentale de son point de vue, et son manque de sensibilité de perception à l’égard des transformations économiques qui sont en train de transformer le visage de la société, et même celui de l’Etat. Si, de Charles-Quint à Hitler, nous assistons à une même série de tentatives hégémoniques alternant avec des rétablissements de l’équilibre, et qui s’expliquent toutes sur la base des lois de fonctionnement du système des Etats, il existe toutefois de profondes différences qualitatives qui sont le produit d’un phénomène ou mieux d’un ensemble complexe de phénomènes que Dehio appelle « civilisation » et qui n’est pas de nature politique mais sociale. L’implication politique de cet élément social autonome est la formation de l’Etat bureaucratique moderne d’une part et, d’autre part, la possibilité, de la part de l’Etat, d’utiliser les instruments de la technique moderne pour atteindre ses objectifs de puissance. C’est ainsi qu’à mesure que progresse la civilisation, l’élément démoniaque du pouvoir prend corps peu à peu au cours des lustres pour arriver à son paroxysme avec Hitler, artisan de la dernière mais de la plus terrible tentative d’unifier l’Europe sous son hégémonie.
Ayant rénové le schéma de Ranke et vu ses limites, Dehio peut élaborer une critique très fine à l’égard de toute cette catégorie d’historiens qui, s’inspirant justement de l’auteur de Die großen Mächte, voyaient émerger un système mondial des Etats qui à leurs yeux aurait suivi les règles de fonctionnement du vieux système européen, et dans lequel l’Allemagne, après avoir détruit la prétendue puissance hégémonique anglaise sur les mers, aurait eu de droit la place qui lui revenait. L’erreur de Lenz, de Delbrück, de Hintze, de Onken, de Marcks, et j’ajoute même de Meinecke, ce fut justement de ne pas voir que le nouveau règlement mondial qui s’annonçait ne correspondait plus à un système d’Etats dans le sens où l’entendait Ranke, avec des puissances hégémoniques et des puissances garantes de l’équilibre, de sorte qu’ils prirent la tentative de l’Allemagne d’émerger en tant que puissance hégémonique en Europe pour une tentative de garantir un juste équilibre mondial, de même que le Royaume-Uni avait garanti l’équilibre en Europe. On ne pouvait fournir de meilleure justification idéologique à la puissance de l’Allemagne et au nationalisme allemand, mais ce groupe d’historiens le fit car il ne se rendit pas compte de la nature de la puissance qui surgissait, et qu’ils avaient contribué à renforcer et à justifier au détriment de leur propre responsabilité. Dehio, au contraire, à la suite de la terrible expérience que constituèrent les deux guerres d’hégémonie de l’Allemagne, est en mesure, contrairement à Ranke (qui n’avait vu que l’aube de l’ère nationale en Europe) et à ses partisans ultérieurs, de discuter le principe national, d’en constater historiquement la fin en Europe et de souhaiter son dépassement.
L’apport fondamental de Dehio à l’historiographie moderne consiste donc dans le fait qu’il soit demeuré fidèle à la tradition de Ranke en considérant la raison d’Etat comme étant le facteur déterminant du « devenir » politique, sans pour autant rester prisonnier des limites qui arrêtaient Ranke et ses adeptes.
A ce point on peut se demander si la renommée de conservateur que Dehio se fit, particulièrement en Allemagne au sein des groupes les plus avancés (dans la mesure où il en existe), était justifiée. Il nous semble que, au moins sous deux points de vue, cette réponse doive être affirmative. En premier lieu, selon Dehio, la situation mondiale actuelle, caractérisée par la présence de deux grandes puissances — par le « bipolarisme » — ne pouvait pas se transformer en un pluralisme de puissances, ni par conséquent en un système mondial (même si celui-ci de par ses dimensions et sa nature devait être tout-à-fait différent de l’ancien système européen), mais tendait inévitablement au monisme, résultat du dénouement de l’irréductible querelle entre l’Occident et le monde communiste. Il est clair que cette position pouvait facilement couvrir, tant en Europe qu’aux Etats-Unis, des tendances et des forces politiques incapables de sortir, de quelque façon que ce fût, du vieil atlantisme de l’après-guerre. En second lieu Dehio, tout en dépassant le schéma rankien des grandes puissances et en complétant l’instrument conceptuel de la raison d’Etat par la considération de la dynamique du processus technique, économique et social, laisse toujours chez le lecteur l’impression que l’éclairage porte de façon trop exclusive sur la considération de l’importance des rapports de puissance entre les Etats et que la catégorie de la « civilisation » soit, en fin de compte, secondaire. Il reste partant, sous cet aspect, dans les limites de l’école historique allemande qui, tout en ayant prouvé de Ranke à Dehio lui-même la grande fécondité de l’emploi de la catégorie de la raison d’Etat dans l’explication du processus politique, commet cependant l’erreur contraire à celle de l’école marxiste qui, négligeant la raison d’Etat, porte exclusivement l’éclairage sur la lutte de classe, en d’autres termes sur la raison sociale.
Il faut peut-être rechercher l’explication de cet état de choses dans l’attitude spirituelle de Dehio à l’égard de la « civilisation », qu’il entend comme étant une force objective menaçant de détruire l’« intériorité » de la conscience, de rendre relatives les valeurs métaphysiques auxquelles, en tant que catholique, il rapportait la liberté de l’individu, d’annuler la responsabilité individuelle dans un monde fait de déterminismes. Par conséquent le devoir et la mission de l’histoire, qui étaient autrefois de mener à l’action dans le monde, consistent maintenant à régénérer les consciences, à valoriser la « cellule originaire de toute histoire, l’homme ». C’est sur ce même point que débouchent, à travers des expériences différentes et par des sentiers divers, Burckhard et Meinecke, pour ne citer que ceux qui sont les plus proches de notre auteur de par leur perspective culturelle. Tel est le chemin qui conduisit Dehio sur les collines de la verte vallée de la Lahn, à Marburg, où il trouva sa nouvelle Heimat, dans la plus belle des vieilles villes allemandes que la barbarie de la guerre n’ait pas atteintes, mais peut-être aussi dans la plus détachée de l’agitation turbulente des forces de la « civilisation » moderne. Mais de toute façon l’actualité et la valeur de son enseignement ne sont pas liées à la perspective philosophique qui l’accompagne, il s’agit là de données qui ont touché notre conscience et notre sensibilité historique et c’est pourquoi nous serons toujours reconnaissants à la mémoire de Ludwig Dehio qui, en nous apprenant à comprendre notre passé, nous a fourni la meilleure indication quant à la route à suivre vers l’avenir.
 
Alessandro Cavalli

 

 

 

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