LE FEDERALISTE

revue de politique

 

V année, 1963, Numéro 4, Page 289

 

 

LE MARXISME EN ITALIE ET L’ITALIE
 
 
Avec la scission du P.S.I. (le parti socialiste de M. Nenni) et la formation du P.S.I.U.P. (Parti Socialiste d’Unité Prolétarienne, survenue à Rome le 12-1-1964,. il y a désormais en Italie quatre partis inspirés du marxisme dogmatique.[1] Comme l’opposition entre deux Etats communistes, la Russie et la Chine, comme la diminution du fossé entre le capitalisme et le syndicalisme, et ainsi de suite, ce fait souligne lui aussi la crise du marxisme dogmatique. Si avec le même instrument culturel (le concept de classe) on obtient quatre interprétations différentes de la situation de la société italienne dans le monde actuel, cela signifie que dans la réalité il y a quelque chose de plus que dans la théorie.
D’un côté cette constatation pose le problème des limites de la pensée marxiste, mais ce n’est pas là un problème que l’on peut analyser dans un petit article. De l’autre elle met en évidence la nature de la société italienne, et c’est là le sujet véritable de ces quelques pages. Pourquoi y a-t-il en Italie quatre interprétations théorico-pratiques du marxisme, et pourquoi justement ces quatre là ? Puisque cela ne peut dépendre directement du marxisme, cela doit dépendre, c’est l’évidence même, de la réalité de la société italienne.
Quelle est la part de réalité qui se trouve derrière l’interprétation et donc derrière le choix de M. Togliatti ? A notre avis, la structure même de la société italienne et de son régime politique. L’Italie est un pays divisé socialement en deux, non seulement par la fracture, encore visible, entre bourgeoisie et prolétariat, mais, et surtout, du fait qu’une partie du pays est entrée dans le processus d’industrialisation moderne, tandis que l’autre en est restée à l’écart. La partie non évoluée présente les caractères qui exigeraient une industrialisation forcée de type communiste, avec concentration du pouvoir et parti unique, alors que la partie évoluée présente les caractères qui exigeraient un parti socialiste modéré, de type occidental. Mais étant donné que ces deux parties coexistent dans le cadre d’un même Etat, les deux tendances correspondantes se neutralisent l’une l’autre, en ce sens qu’il ne se crée ni la possibilité d’une alternative révolutionnaire, ni celle d’une alternative réformiste. Cela empêche la formation de l’alternative normale de gouvernement. Il en découle le système politique qui caractérise l’Italie, le parti unique de gouvernement, totalitaire ou démocratique, selon les possibilités qu’il a de se maintenir avec ou sans la violence. Ce sont là les raisons pour lesquelles une partie du socialisme ne peut se manifester que sous la forme du communisme. D’autre part, le Parti Communiste Italien, du fait qu’il constitue historiquement l’unique tendance de gauche à la fois forte et sans compromis avec le parti unique de gouvernement, tend à se maintenir au dépit de l’expansion économique et de ses conséquences sur la situation sociale qui devraient l’affaiblir, parce qu’il est le seul à assumer la fonction de véritable opposition.
Quelle est au contraire la part de réalité qui se trouve derrière le choix de M. Saragat ? Le fait que le socialisme, s’il ne commence pas avec la démocratie, ne la rencontre plus sur son chemin comme évolution normale, comme le montrent l’U.R.S.S., les pays dits de démocratie populaire, la Chine, etc… ; le fait que l’Etat “socialiste” à parti unique signifie exactement la négation de l’un des aspects fondamentaux du socialisme, la liberté des travailleurs ; et enfin le fait que la moitié de l’Italie est déjà entrée dans le processus de production moderne, et se trouve donc prête pour des expériences de socialisme démocratique, même si elle ne peut les accomplir, pour les raisons que nous avons vues.
Et quelle est, d’ailleurs, la part de réalité qui se trouve derrière le choix de M. Nenni ? L’évolution politique à brève échéance, c’est-à-dire l’impossibilité de maintenir le régime démocratique sans le soutien du P.S.I., étant donné que le parti unique de gouvernement (la Démocratie Chrétienne) ne pouvait plus se maintenir, et maintenir le régime, sur des positions de centre droite. Personne mieux que Nenni lui-même, dans un récent discours, n’a illustré cette situation : « Je voudrais avant tout, dans le domaine des principes et dans celui de la praxis constante de notre parti et du mouvement ouvrier, je voudrais même dire dans le domaine de l’histoire, éclairer quelle peut être la signification du fait d’assumer des responsabilités gouvernementales, comme il a été décidé par notre Congrès ». C’est là, du point de vue du socialisme italien, toujours indécis entre le maximalisme et le réformisme, l’angle sous lequel il faut voir le problème. Et Nenni continue : « J’ai voulu, au cours des jours passés, chercher un précédent aux polémiques actuelles. Le plus caractéristique est celui des âpres polémiques qui, dix ans avant la fondation du Parti, éclatèrent dans le cadre enflammé de ma Romagne avec la lettre d’Andrea Costa “Aux amis de Romagne”, par laquelle il se séparait des extrémistes anarchiques de la première Internationale, proposant la participation des socialistes aux élections au Parlement, et se disposant à devenir, en tant qu’élu de la ville de Ravenne, le premier député socialiste en Italie, avant même la constitution du Parti. On a dit alors qu’il s’agissait d’un abandon des principes, on a même dit que l’on était devant une trahison et un renversement de la ligne de développement du mouvement ouvrier. Le temps, camarades, a démontré que la présence des socialistes au Parlement et leur participation directe à la formation des lois, n’a pas altéré les caractéristiques propres au mouvement socialiste et ouvrier, et a au contraire rendu d’immenses services à la classe des travailleurs dans son ensemble et au mouvement ouvrier en particulier…
De nouveau le problème se présenta, avec la constance des faits historiques qui peuvent être retardés mais non éludés, au cours des deux années 1921 et 1922. Les conditions d’alors sont certainement présentes encore dans le souvenir de beaucoup d’entre vous qui participent à cette grande réunion du peuple. Ce qui alors rendit une solution impossible, après la flambée révolutionnaire des deux précédentes années, en très grande partie hélas illusoire, ce fut la désagrégation de l’Etat, la dissolution du Parlement et des partis, la rupture de l’unité de la classe ouvrière, au moment précis où elle aurait eu besoin die toutes ses forces pour faire face au danger imminent du fascisme, qui trouva ainsi la voie libre devant lui ».
C’est ainsi que Nenni, après avoir évoqué le lien qui existe entre les vicissitudes du socialisme italien et l’évolution de l’Etat italien, a expliqué les motifs pour lesquels, à son avis, la collaboration du P.S.I. à un gouvernement dirigé par la Démocratie Chrétienne est aujourd’hui absolument nécessaire : « En dehors de cela, camarades, travailleurs, citoyens, dans l’éventail des forces socialistes et démocratiques nous n’avons vu se profiler aucun dessein clair, aucune intention politique susceptible de correspondre aux exigences de réalisme concret de notre temps, mises à part les séductions de la longue route, des longues attentes, de la longue marche, qui ont leur valeur morale, mais qui apparaissent quelque peu dilettantes lorsque le pays et les travailleurs se trouvent devant des problèmes qui ne peuvent être différés ou lorsque, autour de nous, risque de s’écrouler ce peu qui encore survit de la pénible gestation de l’Etat moderne dans une démocratie moderne. Non pas, comme l’on dit, que notre opposition au système capitaliste ait perdu son sens, mais ce que nous disons, c’est qu’elle n’est plus incompatible avec le fait d’assumer des responsabilités gouvernementales dans une situation telle que rompre l’équilibre existant n’est possible que si l’on est en condition de créer immédiatement un nouvel équilibre, faute de quoi on risque de détruire sans construire, d’aggraver les problèmes au lieu de les résoudre. Personne ne sait mieux ces choses que la génération à laquelle j’appartiens, qui est passée à travers une longue série de vicissitudes dramatiques. C’est là la leçon de l’histoire et aussi la leçon de la réalité. C’est ce qui est arrivé dans notre pays au cours de la première après-guerre, c’est ce qui est arrivé plus récemment en France, au cours des années qui ont vu se dégrader et s’éteindre la IVe République, c’est ce qui risquait d’arriver à notre société et à nos institutions de 1958 à 1960. Nous en avons eu un aperçu prémonitoire dramatique en juillet 1960, mis en échec de façon valable par l’insurrection de la conscience antifasciste du peuple, avec une action de rue qui fut traduite par les socialistes en termes concrets de politique démocratique et parlementaire par le fait d’assumer des responsabilités sans lesquelles tout pouvait aller à la dérive ».[2]
Nenni n’a pas tort. Il est indubitable que sans l’entrée du P.S.I. dans le gouvernement l’Italie se serait vite trouvée devant une crise de régime. Mais alors pourquoi la scission de M. Vecchietti et du P.S.I.U.P. ? Quelle est la réalité qui l’a provoquée ? L’évolution politique italienne à longue échéance, c’est-à-dire la nécessité de combler le vide laissé par la “saragatisation” du parti de Nenni, de façon à empêcher l’élargissement du fossé entre le régime et l’opposition de gauche au régime, et donc en dernier lien, le heurt de front entre catholiques et communistes. Et justement, dans la relation du Congrès de Rome des 11 et 12 janvier 1964, qui a vu la fondation du P.S.I.U.P., Vecchietti a affirmé : « Mais, au dessus du parti, il y a la classe, le socialisme. Nous ne rompons pas avec le parti et nous prenons l’engagement solennel d’en conserver intact l’héritage. Le patrimoine moral, politique, idéal, qui a été l’orgueil du P.S.I., l’a fait renaître après les longues années du fascisme, l’a renforcé pendant les dures années de lutte qui suivirent la scission de Saragat et le début de la guerre froide, c’est notre patrimoine légitime, parce que la droite l’a abandonné, consignant le symbole du socialisme à la démocratie sociale, remplaçant l’internationalisme et le neutralisme du P.S.I. par l’atlantisme, la conscience et la fonction de classe par l’alliance anticommuniste avec la Démocratie Chrétienne (…). Nous nous inspirerons de la meilleure tradition du P.S.I. pour orienter la masse désorientée par l’entrée du P.S.I. dans le gouvernement Moro, pour remplir le vide qui s’est ouvert dans la vie politique italienne avec la défection de la droite socialiste. Aujourd’hui, ce vide ne serait pas comblé par le P.C.I., malgré sa politique responsable, mais bien plutôt par l’initiative de la droite qui se prévaudrait de la crise du mouvement ouvrier pour chercher à s’établir en Italie, comme de Gaulle l’a déjà fait en France, grâce à la défection de la S.F.I.O. (…). Si nous n’étions pas là, directement présents, pour endiguer les maux qui découlent des choix de la droite socialiste, pour construire une politique positive afin d’entraîner les forces socialistes traditionnelles — les jeunes qui attendent une parole nouvelle, une parole de confiance qui les soustraie à la désagrégation qui plane autour du P.S.I. —, le vide déjà creusé, je le répète, deviendrait un vide que l’on ne pourrait plus combler : les espérances des groupes dirigeants démo-chrétiens de réduire le choix politique à l’opposition entre Démocratie Chrétienne et Parti Communiste Italien deviendraient une lourde réalité qui finirait par mettre en crise la démocratie elle-même et rendrait encore plus difficile la marche du prolétariat, sur un chemin pacifique et autonome, vers le socialisme ».[3]
Arrivés à ce point, quelle conclusion devons-nous tirer ? L’interprétation communiste est vraie, en ce qui concerne la structure de la société et surtout du régime politique. D’autre part, l’interprétation de Saragat est vraie en ce qui concerne la structure du socialisme, pour lequel liberté et développement économique doivent aller de pair. Mais c’est vrai aussi ce que dit Nenni en ce qui concerne l’évolution politique à brève échéance ; vrai aussi ce que dit Vecchietti en ce qui concerne l’évolution politique à longue échéance. Mais alors ? Le fait est que l’Italie est un système politique contradictoire. Personne ne peut la sauver sans en même temps la conduire à la ruine. Mais en réalité, heureusement, il n’est nullement nécessaire de la sauver, car l’alternative européenne se fait de jour en jour plus proche.
 
Elio Cannillo, Massimo Malcovati


[1] Parti Communiste Italien, Parti Socialiste Italien, Parti Socialiste Démocratique Italien, Parti Socialiste Italien d’Unité Prolétarienne. Par le terme de “marxisme dogmatique” nous voulons parler de l’idéologie de ceux qui réduisent les bases du marxisme à la seule idée de la lutte de classe et rendent cette idée universelle.
Quant au P.S.D.I., même si son classement dans les partis marxistes proprement dits peut étonner, il est sûr pourtant qu’on ne peut le placer dans une autre ligne de pensée. Il est émouvant de penser à l’inflexion de la voix de Saragat lorsqu’il prononce la phrase sacramentelle “unité des classes laborieuses” : on pense à Gloria Swanson dans le film “Sunset Boulevard”.
[2] Discours de Pietro Nenni au Théâtre Adrien à Rome le 30-12-1963. Cf. l’Avanti !, 31-12-1963 p. 8.
[3] Discours de Tullio Vecchietti au Congrès tenu à Rome à l’E.U.R. les 11 et 12 janvier 1964. Cf. Mondo Nuovo, 19 janvier 1964, p. 6-7.

 

 

 

 

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