LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IV année, 1962, Numéro 3, Page 247

 

 

LES FEDERALISTES ET LE “NON”
AU REFERENDUM FRANÇAIS
 
 
Le Comité Central du M.F.E. a voté à la majorité, le 21 octobre, une motion par laquelle il prenait position pour le « non » au référendum français sur l’élection directe du président de la République. La minorité avait critiqué cette position en la définissant comme une déviation nationale (le choix d’une des parties nationales en cause) et avait demandé que l’on prit au contraire position pour l’abstention, c’est-à-dire pour le refus des deux parties. En choisissant le « non » le M.F.E. a perdu encore, comme cela lui arrive souvent, une occasion fort opportune de mettre en évidence le fait que, dans le cadre national, il n’y a plus de bonnes solutions des grands problèmes politiques.
Que les choix possibles aient été tous deux mauvais, c’est un fait. On pouvait choisir l’élection directe du président de la République, c’est-à-dire la caricature du gouvernement présidentiel américain (dans le régime présidentiel véritable l’exécutif est unique : il n’y a pas, à côté du président de la République, un chef du gouvernement), ou bien on pouvait choisir les velléités, combien imprécises ! du gouvernement de législature, c’est-à-dire la caricature du régime parlementaire anglais. Et il faut noter que ce mauvais choix ne dépendait pas du tout — comme pensent certains — de l’incapacité des partis de comprendre clairement le problème du gouvernement et de proposer des solutions efficaces. Les Français ont vraiment besoin d’un gouvernement efficace, mais ils ne peuvent l’avoir parce que, dans le cadre français, aucune des deux formes de gouvernement démocratique fort n’est possible.
Le gouvernement présidentiel n’est pas possible parce que la France n’est pas une fédération. En un système fédéral la puissance de la personnalité élue directement par le « peuple fédéral » comme chef de la Fédération et en même temps comme chef du gouvernement fédéral est limitée par le frein solide constitué par les Etats-membres de la Fédération, chacun desquels est indépendant dans sa sphère et soutenu par son « peuple étatique ». Dans un système unitaire au contraire, on ne peut réunir dans la même personne les charges de chef de l’Etat et de chef de gouvernement sans en faire un César et sacrifier la démocratie. C’est pourquoi les Français qui s’inspirent du gouvernement présidentiel en restent à mi-chemin. Ils doivent maintenir la dualité de l’exécutif et proposer simplement le renforcement du président de la République. Mais de cette façon, au lieu d’obtenir un gouvernement fort, ils obtiennent un gouvernement faible, à deux têtes, et évoquent un vieux fantôme : celui de la monarchie. L’accusation est juste. Un président de la République élu directement par le peuple — bien entendu dans un Etat unitaire, avec un Parlement élu directement lui aussi par le peuple — ne peut avoir qu’un rôle fort semblable à celui d’un roi électif.
Et, d’autre part, dans le cadre français un gouvernement parlementaire stable comme en Angleterre n’est pas non plus possible. La stabilité du gouvernement anglais se fonde sur le système bipartisan. Le parti qui triomphe aux élections gouverne. C’est tout. Dans le Royaume-Uni il est impossible de faire et défaire les gouvernements entre une élection et l’autre parce qu’on ne peut faire ni défaire les alliances des partis.
Mais en France un gouvernement de ce type, le gouvernement d’un seul parti, est impossible. En France il faudrait rendre stable et fort le gouvernement de coalition. Et comme ce problème n’a pas de solution, les partisans du gouvernement parlementaire, quand ils sont obligés d’affronter le problème de la stabilité et de la force de l’exécutif, ne peuvent imaginer que des solutions apparentes comme celle précisément du gouvernement de législature. Les gouvernements de coalition sont faibles et instables, non par suite de quelque défaut contingent, mais par leur nature même. Ils sont composés de partis qui, pour d’évidentes raisons électorales, doivent se distinguer les uns des autres tout en gouvernant ensemble, et ils ne peuvent, par suite, que représenter un niveau de moralité et d’efficience fort bas. Même si on pouvait les faire durer, par la menace de la dissolution automatique de l’assemblée en cas de renversement du gouvernement, les gouvernements de coalition — ces monstres à plusieurs têtes — n’en resteraient pas moins faibles. Mais en fait ils ne peuvent pas durer car le gouvernement de législature n’est qu’une idée irréalisable. Le gouvernement d’assemblée de la IIIe ou de la IVe République n’est pas quelque chose qu’on puisse corriger par quelque expédient juridique ; c’est la manifestation naturelle, inévitable, d’un système formé de plusieurs partis. Si ce système n’est pas éliminé, il ne peut que se reproduire. Et en effet, même d’un point de vue formel, légal, les partis ont choisi l’apparence et non la réalité du gouvernement de législature. Il n’y a qu’une seule formule — au moins en théorie — qui puisse faire fonctionner un gouvernement de ce genre, celle qui consiste à empêcher la démission volontaire d’un gouvernement non renversé par l’assemblée. Par ce moyen seulement on barre la route à toute possibilité de ne pas faire coïncider la chute du gouvernement et la dissolution de l’assemblée et on assure la stabilité et la durée du gouvernement. Eh bien, les partis n’ont pas adopté cette formule. Ils se sont donc réservé l’échappatoire légale de la démission volontaire du gouvernement, pour pouvoir faire et défaire les gouvernements sans dissoudre l’assemblée. Mais de cette façon ils n’ont fait que camoufler le gouvernement d’assemblée et ils ont permis aux partisans du « oui », d’agiter — non sans raison — l’épouvantail du retour à l’impuissance de la IVe République.
Ces considérations sont simples mais irréfutables. Sans un système fédéral, ou un système bipartisan (dans l’Etat unitaire) on ne peut avoir un gouvernement démocratique fort, bien entendu si ce gouvernement doit affronter des véritables problèmes politiques et non pas se limiter à l’administration pure et simple.
Aussi est-il facile de prévoir que, quel que soit le résultat du référendum et des élections qui le suivront, le problème du gouvernement, en France, restera ouvert. Les Français ne se résignent pas au césarisme et ils ont horreur de la IVe République, ils ont besoin d’un gouvernement démocratique fort et ils ne peuvent l’avoir dans le cadre français. Il n’y a qu’une seule solution à ce problème : un gouvernement fédéral européen. Et à ce propos nous en revenons aux fédéralistes. Personne, sinon eux, ne peut dire et démontrer que la France, comme chacun des autres Etats européens, ne peut plus avoir de gouvernement.[1] Et personne — à part eux — ne peut se consacrer à la tâche de pionnier dans la lutte pour la Fédération européenne. Leur responsabilité est par suite très grande. Si à chaque crise des Etats nationaux ils se limitent, comme ils ont fait presque toujours jusqu’à maintenant, à soutenir la solution nationale la moins mauvaise, la véritable cause des crises demeurera toujours cachée et les Etats européens iront, de crise en crise toujours plus mal résolue, vers l’extinction de la véritable et dernière possibilité dont dispose l’Europe : la confiance des Européens dans leur avenir civil et politique.
 
Mario Albertini


[1] Par exemple Pierre Mendès-France a dit, juste à la veille du référendum : « Pourquoi serions-nous obligés de choisir entre un système autoritaire et arbitraire d’une part, le désordre, l’impuissance, d’autre part ? », sans s’apercevoir qu’il formulait ainsi le vrai problème. Un gouvernement français ne peut plus être un bon gouvernement parce qu’il ne peut contrôler directement que les ressources de la France, alors que la défense et l’économie ne sont plus, depuis longtemps, dans le cadre français. Mais il est précisément impossible de se rendre compte de cette chose évidente et simple si l’on reste dans l’optique de la lutte politique nationale.

 

 

 

 

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