LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XII année, 1970, Numéro 2, Page 95

 


Karl Kaiser, German Foreign Policy in Transition. Bonn between East and West, London, Oxford University Press, 1968. Trad. it. de Marta Sofri Innocenti intitulée La Germania tra Est e Ovest, préface d’Altiero Spinelli, Il Mulino, Bologna, 1969.

  
 
La politique relative au problème de l’unification de l’Allemagne promue par le gouvernement Brandt-Scheel, qui, comme on sait, continue et approfondit la nouvelle politique inaugurée par le précédent gouvernement de la « grande coalition », suscite un intérêt considérable dans l’opinion publique internationale et procure en général un solide regain de prestige à l’actuel gouvernement allemand. Etant donné l’importance centrale du problème allemand dans le contexte de la politique européenne et mondiale, le besoin d’une analyse approfondie et éclairée par une nette conscience historique du problème et de ses développements des dernières années est plus que jamais pressant. En effet, seule une telle analyse, qui dépasse résolument le plan de la simple chronique journalistique, permet de formuler un jugement réfléchi sur la nouvelle politique extérieure allemande et donc de découvrir sa véritable signification, ses développements et ses points d’arrivée possibles.
Pour quiconque éprouve ce besoin, le livre de Karl Kaiser ne peut pas ne pas être d’un grand secours. A notre avis, il s’agit en effet d’une enquête extrêmement pénétrante sur le problème allemand de l’après-guerre, et elle apparaît indispensable, soit pour une connaissance précise et détaillée de l’évolution de la politique de la République fédérale d’Allemagne (R.F.A.) sur le problème de la réunification nationale, d’Adenauer à la « grande coalition », soit surtout pour une compréhension en profondeur des aspects les plus problématiques et des difficultés structurales de cette politique et de sa dynamique.
En particulier, cette œuvre doit être saluée avec faveur, puisqu’elle contribue, par les éclaircissements en profondeur qu’elle introduit, à éliminer quelques erreurs grossières sur ce sujet, qui sont malheureusement largement répandues en dehors des milieux fédéralistes et surtout dans la presse. C’est justement sur ces éclaircissements qu’il est utile d’attirer l’attention dans le cadre de ce compte rendu.
Le premier éclaircissement fondamental que contient le livre de Kaiser concerne la nature et la signification de la politique d’Adenauer à l’égard du problème allemand. Sous ce rapport, l’auteur démolit radicalement une opinion très répandue dans les milieux de gauche et, plus généralement, progressistes, surtout en dehors de l’Allemagne : c’est la conviction que la politique extérieure d’Adenauer était guidée par une orientation nationaliste et revancharde plus ou moins apparente, et donc par la volonté de réaliser la réunification nationale même au prix d’une exaspération de la tension entre l’Est et l’Ouest. En réalité, cette politique, comme il est expliqué au début du livre, constitue au cours des années de guerre froide la tentative la plus sérieuse et la plus cohérente pour éliminer à la racine la possibilité d’une renaissance du nationalisme allemand.
D’une part, dans la ligne d’Adenauer, l’exercice du droit d’autodétermination par la nation allemande dans son ensemble et donc, en substance, la réunification nationale en imposant des élections libres à la partie de l’Allemagne incorporée dans le bloc soviétique, étaient indiqués, il est vrai, comme un objectif auquel la R.F.A. ne pouvait pas renoncer. Et les corollaires de cette position étaient figurés par la prétention de représentation exclusive de la nation allemande par la R.F.A. (seul Etat allemand né d’élections libres), par la politique de contestation de la légitimité et d’isolement international de la République démocratique allemande (R.D.A.) (dont l’instrument était la « doctrine Hallstein »), par le refus d’accepter les frontières allemandes fixées par les grandes puissances à la fin de la guerre et le retour qu’il implique aux frontières de 1937 comme prétention à mettre à la base de la conclusion future d’un traité de paix entre l’Allemagne et les puissances victorieuses. D’autre part, cette revendication d’unité nationale était cependant structuralement insérée dans une ligne d’ensemble de politique extérieure qui en éliminait en fait tout aspect de revendication nationaliste et, surtout, conduisait au dépassement dans sa racine du problème même de la réunification allemande en termes nationaux. A savoir : en premier lieu, la politique allemande de réunification nationale était conçue et promue comme une politique unitaire du bloc occidental (qui faisait complètement siennes les positions de la R.F.A., pour mieux s’assurer l’allégeance des Allemands de l’Ouest et leur engagement actif dans la guerre froide) à l’égard du bloc soviétique, et excluait par conséquent une quelconque approche isolée, par la R.F.A., du problème allemand, en d’autres termes, une quelconque tendance à reprendre la politique malheureuse de bascule entre l’Est et l’Ouest menée dans le passé. Dans le contexte de cette position du problème, la R.F.A. affirmait par conséquent officiellement que la réunification nationale était rigoureusement subordonnée à une avance générale du bloc occidental — qui pratiquait alors à l’égard du bloc opposé une stratégie offensive ne dérivant assurément pas de la volonté de l’Allemagne de l’Ouest, mais bien des données fondamentales de la constellation politique de cette période — par rapport au bloc oriental, et donc au dépassement de la division de l’Europe par la « démocratisation » de l’Europe orientale. En second lieu, l’engagement le plus décisif et le plus caractéristique de la politique extérieure d’Adenauer était l’insertion de la R.F.A. dans une communauté politique de l’Europe occidentale à structure fédérale. Précisément, la réalisation de cet objectif aurait modifié les données fondamentales du problème allemand, en éliminant radicalement le problème de la reconstitution d’un Etat national allemand, et le péril du nationalisme allemand qui en est la conséquence, du moment que l’unité européenne aurait justement impliqué la disparition du système des Etats nationaux souverains en Europe occidentale.
Ici, on peut également ajouter aux observations de Kaiser que l’unité européenne aurait aussi contribué au dépassement du système des blocs et de la guerre froide, dans le cadre duquel avait dû nécessairement être placée alors la politique d’intégration européenne, et ouvert la voie à une détente non conditionnée par les intérêts exclusifs des superpuissances. A part quoi, Kaiser, à la lumière des considérations précédentes, suggère clairement la conclusion que dans la politique d’Adenauer les prises de position sur la réunification allemande, bien que dures et intransigeantes dans la forme, représentaient essentiellement au fond une couverture verbale, l’objectif central et absorbant de la politique extérieure de la R.F.A. étant l’intégration dans l’espace atlantique et l’unification politique de l’Europe. En d’autres termes, ces prises de position recueillaient et en même temps neutralisaient, en l’aiguillant sur la voie sans danger d’une politique d’unification nationale étroitement intégrée dans la politique commune de l’Occident, la charge de potentialités nationalistes contenue dans le problème de la division. Par ce moyen, il était possible d’autre part de diriger sans réserve les énergies politiques positives de la R.F.A. vers l’objectif de l’unité européenne, qui aurait fait disparaître de la face du monde le problème du nationalisme allemand.
Ces considérations de Kaiser démontrent donc de manière convaincante le caractère insoutenable des accusations de revanche et de nationalisme soulevées contre Adenauer. A cette argumentation, l’auteur relie une nette critique du terme neutraliste de l’alternative, proposé par la S.P.D. dans les années où apparut la ligne d’Adenauer. Dans l’ensemble des développements de Kaiser, il apparaît clairement en fait que pour lui une Allemagne neutre, en admettant, ce qui n’est pas prouvé, qu’on pût effectivement obtenir l’unité par la neutralité, outre qu’elle eût empêché l’insertion de l’Allemagne occidentale dans le processus d’intégration européenne, aurait fatalement ramené la politique extérieure allemande sur la voie minée de la bascule entre l’Est et l’Ouest. Par conséquent, les racines objectives du nationalisme allemand auraient été replantées et auraient bien vite compromis la stabilité de l’Europe de l’après-guerre. La clarté des idées de l’auteur sur ce point décisif paraît confirmée ultérieurement par quelques considérations relatives à la période postérieure à la reconstruction, au cours de laquelle l’Allemagne occidentale a recouvré une position prééminente dans le domaine économique non seulement en Europe, mais dans le monde. En fait, il observe que, en même temps que se révélait l’énorme vitalité allemande (phénomène constatable aussi toutes proportions gardées dans la R.D.A.), il est apparu de plus en plus nettement que les Etats européens, y compris les alliés de la R.F.A., et les grandes puissances ne sont pas en réalité disposés à accepter la réunification allemande, fût-ce dans les limites de la simple fusion de la R.F.A. et de la R.D.A., et que la raison fondamentale de cette attitude est constituée par la préoccupation des dimensions excessives (en termes économiques et donc politiques et militaires) qu’aurait une telle entité politique. Ces dimensions impliqueraient un déséquilibre intolérable dans les relations internationales européennes, reproduisant une situation analogue à celle d’où sont nées les guerres d’hégémonie allemande. Et justement pour cette raison qui milite contre la réunification de l’Allemagne, l’Europe et les puissances mondiales ne peuvent pas ne pas avoir une attitude d’opposition fondamentale — même s’il n’y a pas sur le sujet de claires affirmations officielles, surtout de la part des alliés de la R.F.A. ; et aucun statut de neutralité n’arriverait à faire tomber cette opposition, car il est clair que l’Allemagne, par sa position géographique et ses dimensions, ne pourra jamais devenir une Suisse.
Guidé par cette compréhension lucide de la signification de la politique d’Adenauer et des données centrales du problème allemand, Kaiser est en mesure de comprendre et d’apprécier en profondeur comme peu l’ont fait l’évolution de la politique extérieure allemande de la phase d’Adenauer à celle de la « grande coalition », et les problèmes posés par cette évolution.
Dans ce contexte, il repère avant tout avec précision les raisons fondamentales de la crise de la ligne d’Adenauer. Il reconnaît justement l’origine première de cette crise dans l’arrêt du processus d’intégration européenne qui se produisit avec la chute de la C.E.D. et dans la disparition qui en résulta à ce moment de la possibilité de réaliser à brève échéance l’unité européenne sur le plan politique. Par suite de l’éloignement de la perspective européenne, la possibilité d’une solution radicale à relativement court terme du problème allemand s’évanouit et, en conséquence, l’élément dynamique et créateur fondamental de la ligne d’Adenauer s’affaiblit fortement. Pas conséquent, de cette dernière resta debout comme point de repère concret essentiellement son lien avec la politique de la guerre froide et, plus particulièrement, l’hypothèse que l’unification nationale n’était réalisable qu’à la suite d’une victoire occidentale dans l’affrontement de caractère offensif avec le système communiste — ce qui impliquait comme corollaire qu’une détente dans les rapports entre les deux blocs n’aurait pu se produire qu’après que le bloc oriental ait accepté de reconnaître aux peuples des Etats qui en font partie l’exercice du droit d’autodétermination.
Mais ce second élément constitutif de la ligne d’Adenauer fut aussi mis en crise, quand commença le processus de détente entre l’Est et l’Ouest. Le début de ce nouveau développement dans les rapports entre les blocs signifia en fait sur le plan officiel, en ce qui concerne le problème allemand, que les alliés de la R.F.A., avec à leur tête les Etats-Unis, renonçaient à poursuivre l’unification de l’Allemagne par une politique de contestation active du système soviétique et donc de tension dure et continuelle à son égard et qu’ils posaient en conséquence comme principe inspirateur de leur politique sur ce problème l’hypothèse complètement différente, suivant laquelle l’unification de l’Allemagne aurait été, non pas la condition absolue de la détente, mais bien le fruit, à longue échéance, de ce processus. Officiellement non, mais non moins clairement, il apparut dans la nouvelle phase de la détente que l’unification de l’Allemagne cessait d’être un objectif concret, et donc poursuivi avec sincérité et cohérence, de l’alliance occidentale — en admettant qu’il l’ait effectivement été, conformément aux engagements verbaux, pendant les années de la guerre froide. Ces données nouvelles de la situation internationale démolirent les piliers sur lesquels s’appuyait la politique d’Adenauer eu égard au problème allemand, et placèrent par conséquent les Allemands de l’Ouest en face du difficile problème d’exécuter un changement radical de direction. A ce changement, ils sont arrivés après un long travail, caractérisé par des discussions enflammées et des polémiques internes et aussi par quelques moments de malaise dans les rapports avec les alliés occidentaux, qui reprochaient à la R.F.A. de vouloir rester le dernier bastion de la guerre froide dans le nouveau climat de la détente. L’aboutissement de ce travail est représenté précisément par les décisions du gouvernement de « grande coalition » qui ont officiellement inauguré une nouvelle politique extérieure allemande nettement différente de la politique d’Adenauer eu égard au problème allemand.
Les principes inspirateurs et les réalisations pratiques de la politique extérieure de la « grande coalition » sont décrits dans le livre de Kaiser avec une grande précision de détails. Ici, il est suffisant de mentionner que l’auteur indique dans l’acceptation de l’hypothèse suivant laquelle l’unification nationale pourra être seulement le produit à longue échéance de la détente et du dépassement des blocs dans le cadre d’un système de sécurité européenne, le critère fondamental qui inspire la nouvelle ligne politique de la R.F.A. inaugurée par le gouvernement Kiesinger-Brandt. Quelques choix pratiques décisifs ont été faits selon ce principe : l’abandon de fait de la doctrine Hallstein à l’égard de l’Europe orientale (l’établissement de relations diplomatiques avec la Roumanie et leur rétablissement avec la Yougoslavie, avec qui elles avaient été rompues en 1957 à la suite de la reconnaissance par cette dernière de la R.D.A.), l’adoption d’une nouvelle orientation sur le problème des frontières (s’exprimant surtout par l’abandon du retour aux frontières de 1937, ce qui implique que la R.F.A. est disposée à négocier la reconnaissance à certaines conditions de la ligne Oder-Neisse), la renonciation à l’attitude offensive et à la politique d’isolement à l’égard de la R.D.A., remplacée dès le début par des contacts directs au niveau gouvernemental (tout en excluant la reconnaissance), et enfin le choix d’un rôle actif dans le processus de détente entre les blocs. Kaiser conclut la partie descriptive sur ce thème en mettant en lumière comment l’invasion de la Tchécoslovaquie dans l’été 1968 a imposé un temps d’arrêt très substantiel à la nouvelle Ostpolitik allemande, mais n’en a pas éliminé du tout les prémisses objectives et la possibilité de sa reprise à plein rythme. Cela est dû, à son avis, à ce que cette politique est conçue et promue comme une politique à longue échéance (c’est-à-dire capable de produire des résultats tangibles seulement dans la longue période), liée au courant historique de la détente, restée active malgré l’intermède tchécoslovaque, qui n’a pas changé les rapports entre les blocs.
Passant de la description à l’identification des difficultés structurales, des problèmes fondamentaux qu’a posés la Ostpolitik du gouvernement Kiesinger-Brandt, et donc à l’appréciation de cette politique, Kaiser s’éloigne nettement, justement en raison de la lucidité de sa compréhension de la nature du problème allemand, des lieux communs du journalisme et de la propagande politique.
D’une part il juge positivement, en considération surtout des résultats immédiats, les nouveaux développements de la politique extérieure de la R.F.A. commencée à l’automne 1966. Et il observe à ce propos qu’avec l’abandon des schèmes de la guerre froide il a été mis fin à une situation qui devenait de plus en plus intenable et conduisait à l’isolement de la R.F.A., sans que cela, d’ailleurs, eût pour contrepartie quelque possibilité de progrès sur le problème de la division. Il reconnaît aussi que, malgré le caractère manifestement de plus en plus insoutenable de la ligne d’Adenauer dans le climat de la détente, la renonciation déclarée à cette position du problème demandait un certain courage à la classe dirigeante de Bonn, du moment qu’il s’agissait de laisser de côté quelques dogmes désormais consolidés par une longue pratique et en même temps de reconnaître franchement qu’il n’y avait aucune possibilité de progrès substantiels à court ou moyen terme sur le problème de la réunification. Il prend acte de ce courage du gouvernement Kiesinger-Brandt.
Une fois reconnus les mérites de la Ostpolitik, Kaiser affirme d’autre part que cette politique, si elle a indubitablement résolu des problèmes, en a cependant posé d’autres, dont la gravité et le danger doivent être mis en lumière avec une extrême franchise. Des divers problèmes qu’il analyse dans ce contexte, nous considérerons ici les trois plus importants.
Avant tout, l’évolution, du reste inévitable tôt ou tard, de la politique extérieure de la R.F.A. a introduit à son avis des éléments de précarité sous le rapport de la stabilité politique interne de cet Etat. A ce propos, est mentionnée la montée du parti néo-nazi, favorisée sans aucun doute décisivement par la reconnaissance officielle de l’échec de la politique d’unification nationale promue par Adenauer, et par les sentiments de frustration qu’elle a suscités dans les secteurs les moins démocratiques de l’opinion publique. Mais une importance encore plus grande est donnée à la nécessité, pour abandonner la ligne d’Adenauer et éviter en même temps qu’un des deux grands partis allemands, restant dans l’opposition, ne soit conduit à exploiter les tendances nationalistes favorisées par le changement radical de politique extérieure, avec les dangers évidents qu’eût impliqués une telle attitude, de constituer un gouvernement de coalition des deux grands partis allemands atteignant une majorité de plus de 90%. Or, ce type de groupement, tout en créant de meilleures conditions pour aborder les graves problèmes liés au dépassement de la ligne d’Adenauer, a par ailleurs soumis à un important effort la structure de la R.F.A.. En fait, du moment que le conflit entre les partis principaux de la droite et de la gauche a dû être contenu dans les limites de la coalition, et que, par conséquent, l’opposition parlementaire avait pratiquement disparu, les forces d’opposition ont été encouragées à poursuivre leurs buts en dehors de l’appareil parlementaire et des partis démocratiques existants et, pour cette raison, à défier le choix démocratique de la République fédérale.[1]
Un deuxième aspect problématique, non moins important, de la nouvelle phase de la politique extérieure allemande est identifié dans les préoccupations qu’elle a fait naître en Europe orientale (et aussi, d’une manière moins accentuée, en Europe occidentale, surtout en France) en présence de l’apparition d’un activisme notable de l’Allemagne occidentale en politique extérieure. C’est justement sa renonciation à ses positions de fermeture intransigeante à l’Est européen et l’ouverture d’une série de contacts commerciaux et diplomatiques dans cette direction, fût-ce avec des intentions de paix et de détente soulignées fortement à plusieurs reprises, qui a réactivé surtout en U.R.S.S., en R.D.A. et en Pologne de vieilles craintes en face de la brusque vitalité de l’Allemagne occidentale et donc en face de la possibilité qu’elle puisse développer une action de désagrégation à l’égard du bloc oriental. Et, en fait, une des raisons qui ont influencé l’intervention en Tchécoslovaquie des forces du pacte de Varsovie (Kaiser précise ici, d’ailleurs, qu’elle n’a représenté qu’un motif marginal, alors qu’il faut au contraire chercher le motif fondamental dans les problèmes internes du communisme soviétique et de celui des pays satellites et dans leurs rapports réciproques au stade actuel de développement et de crise), c’est que la R.F.A. avec sa nouvelle Ostpolitik plus élastique — qui, dans le cas de la Tchécoslovaquie, s’était traduite par la reconnaissance du côté allemand de la caducité du traité de Munich de 1938 — devenait un centre d’attraction trop important, surtout par ses possibilités économico-commerciales, pour les pays de l’Est européen. Par suite, l’intervention en Tchécoslovaquie se voulait aussi un avertissement signifiant à la R.F.A. qu’elle devait négocier avec le bloc soviétique comme avec un tout, sans tenter aucunement de jouer sur les oppositions internes du bloc.
Le troisième aspect problématique de la Ostpolitik sur lequel Kaiser attire l’attention concerne un danger inactuel, mais potentiel : c’est la possibilité que l’Union soviétique se décide dans les prochaines années à jouer la carte de l’unification de l’Allemagne pour tenter sérieusement de détacher la R.F.A. du bloc occidental et de son insertion dans le processus d’intégration européenne. Sur ce point, il précise au préalable que, pour sûr, l’Union soviétique ne peut pas être disposée à accepter une reconstitution effective de l’unité allemande, même dans des conditions de neutralité, de désatomisation, etc. Et ce, à cause du problème posé par les dimensions d’une telle entité étatique, trop dangereuse pour l’équilibre européen et pour la position de l’Union soviétique dans cet équilibre. Toutefois, elle pourrait avec des promesses sur le problème de la réunification, par des tentatives sérieuses d’une stratégie dans la direction indiquée plus haut, placer pour de bon la R.F.A. devant le problème d’un réexamen de ses rapports avec le système atlantique et l’intégration européenne. Cette possibilité n’est pas du tout imaginaire et devient d’autant plus consistante que la R.F.A., ayant renoncé par sa nouvelle Ostpolitik active à la fermeture rigide de l’époque de la guerre froide, qui comportait en définitive au delà des apparences extérieures une véritable hibernation du problème allemand, doit chercher d’une façon ou d’une autre à obtenir des progrès, fût-ce très limités, sur le problème de la réunification. Il y a déjà d’ailleurs un fait concret qui indique que, malgré les affirmations répétées par le gouvernement allemand de l’inexistence d’une quelconque contradiction entre la Ostpolitik et la Westpolitik, la nouvelle politique extérieure allemande contient des potentialités de désagrégation par rapport à l’intégration européenne : ce sont les obstacles que le gouvernement de la grande coalition a opposés à la création d’une politique commerciale commune de la C.E.E., estimant qu’elle aurait créé des difficultés pour sa Ostpolitik.
Ce sont donc là, suivant Kaiser, le aspects les plus problématiques et les plus dangereux de la nouvelle ligne de la politique extérieure allemande. La raison profonde, le fil conducteur de ces dangers sont clairement reconnus par l’auteur, surtout dans les pages de conclusion de son livre, dans la nature objectivement problématique et chargée de poussées destructives et désagrégatrices que possède le problème de la division de l’Allemagne, dans la mesure où il est abordé en termes nationaux. C’est justement parce que la reconstitution de l’unité allemande serait intolérable pour l’équilibre et donc la sécurité de l’Europe, que même le simple fait d’avoir reposé ce problème concrètement, c’est-à-dire au delà des positions intransigeantes, mais statiques, de la guerre froide, a ouvert, indépendamment de la bonne volonté et de la modération certaine des gouvernants de Bonn, un développement politique qui tend fatalement à réactiver de graves facteurs d’instabilité à l’intérieur de l’Allemagne et sur le plan international. A la lumière de ces considérations les problèmes — auxquels les polémiques politiques et journalistiques donnent une importance centrale — de l’acceptation on non de la ligne Oder-Neisse, de la reconnaissance ou non de la R.D.A. et des formes éventuelles de cette reconnaissance paraissent à l’auteur relativement secondaires et en tout état de cause subordonnés à la question fondamentale, qui est de savoir si l’on doit ou non tendre à réunifier politiquement les deux Allemagnes en un seul Etat, si, en d’autres termes, la kleindeutsche Lösung de Bismark, avec les variantes et les limitations imposées par les circonstances historiques, constitue encore un modèle valable, et donc un objectif à poursuivre, fût-ce à long terme. Et la réponse qui apparaît dans les conclusions de son livre affirme nettement l’invalidité de ce modèle, et ajoute également que, tant que la politique extérieure de la R.F.A. poursuivra l’objectif de la réunification nationale, une attitude même très conciliante sur les problèmes de la ligne Oder-Neisse et des relations entre les deux Allemagnes, ne pourra pas éliminer les préoccupations de l’Europe en présence de l’éclatante vitalité de l’Allemagne et les facteurs de tension qui lui sont liés. Si la réunification nationale doit donc être repoussée comme principe inspirateur de la politique extérieure allemande, la nécessité demeure entière, suivant Kaiser, de soulager les conséquences surtout humaines dérivant de la division de l’Allemagne ; cette nécessité s’insère dans l’exigence plus générale de contacts approfondis entre les deux Europes. Cet objectif pourra d’ailleurs être poursuivi avec de bien plus fortes probabilités de succès, si la politique à l’égard de l’Est européen est dénationalisée et continuée à l’intérieur de structures multilatérales. Cela signifie qu’un renforcement de l’intégration européenne représente la condition obligatoire d’une politique de détente réellement efficace à l’égard de l’Europe orientale.
En conclusion de cet exposé systématique des thèses contenues dans le livre de Karl Kaiser, nous voulons faire maintenant quelques très brèves observations personnelles.
Nous avons déjà exprimé au cours de l’exposé une approbation substantielle des thèses de cet auteur. Nous pouvons à présent observer que les plus récents développements de la politique extérieure de l’Allemagne occidentale sous le gouvernement Brandt-Scheel confirment la validité fondamentale des indications de Kaiser au sujet des aspects problématiques de la nouvelle ligne inaugurée par la « grande coalition ». On peut surtout le constater à propos du problème de la stabilité politique interne de la R.F.A. (alors qu’en ce qui concerne les autres aspects mentionnés plus haut, de nouveaux développements significatifs ne se sont pas produits pour l’instant). On a vu qu’en fait la S.P.D., afin de pouvoir donner un caractère plus incisif et plus définitif au dépassement des vieilles positions héritées d’Adenauer, a dû abandonner la coalition avec la C.D.U.-C.S.U. et choisir l’alliance avec les libéraux de Scheel ; ce qui a permis, comme on sait, d’adopter quelques décisions novatrices en fait de détente et de rapports avec la R.D.A., avec la Pologne et avec l’Union soviétique, mais a en même temps poussé automatiquement la C.D.U.-C.S.U., chassée dans l’opposition, à exprimer une attitude plus nationaliste, à tenter en substance d’exploiter politiquement le sentiment de frustration, qui caractérise, plus ou moins explicitement les réactions de larges couches de l’opinion publique d’Allemagne occidentale en face des derniers développements de la nouvelle ligne. Le danger de déclenchement, à partir de ces débuts timides et contradictoires, d’un processus en spirale de renaissance de tendances nationalistes et revanchardes consistantes devrait être clair pour tous. Il devrait en résulter tout aussi clairement qu’un problème énorme comme celui de la division de l’Allemagne ne peut assurément pas être effectivement acheminé vers une solution par un simple changement de coalition gouvernementale. En réalité, comme il apparaît du livre de Kaiser et comme les fédéralistes, avant lui, l’ont déjà expliqué, une solution réelle et durable du problème allemand, c’est-à-dire une solution qui ne se borne pas à résoudre quelques problèmes pour en poser de plus graves, n’est possible qu’à la suite d’un choix commun des Européens, d’une politique promue par des institutions européennes, non pas nationales.
 
Sergio Pistone


[1] Pour corriger partiellement la thèse de Kaiser, nous croyons devoir ajouter ici qu’il faut aussi rechercher les raisons de l’émergence de l’opposition extra-parlementaire de gauche en Allemagne dans une crise plus générale de la démocratie parlementaire occidentale.

 

 

 

 

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