LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XI année, 1969, Numéro 2, Page 79

 

 

SUR L’ETHNISME
 
 
François Fontan, La Nation occitane, ses frontières, ses régions. Ed. Librairie occitane, Bagnols-sur-Cèze, 1969.
 
Guy Heraud, Qu’est-ce que l’ethnisme ? Ed. I.J.D., Nalinnes-lez-Charleroi, 1967.
 
 
Je viens de lire, avec toute l’attention qu’il mérite, cet opuscule de François Fontan. Aucun doute : il sera utile, dans la mesure où, sur un très grand nombre de points, il fixe avec certitude les limites entre la langue occitane et le français, l’italien, etc. Une carte, très lisible, illustre bien le propos de l’auteur.
Mais, en supposant qu’on admette la thèse fondamentale de Fontan, que la langue « est le seul critère objectif précis possible » pour déterminer une ethnie, il sera difficile d’admettre aussi que doivent être considérées comme occitanes des communes, voire des « pays » où l’occitan s’est éteint depuis une ou plusieurs générations. Je ne crois pas que mon occitanisme, ma détermination politique occitane puissent être mis en doute. Je n’en suis donc que plus à l’aise pour affirmer que suivre à la lettre les principes définis par Fontan dans les premières pages de son opuscule ne pourrait mener qu’à des rivalités, des massacres et des catastrophes. C’est sur les réalités présentes que doit se fonder l’ethnisme, non sur ce qui a été et qu’on aimerait voir renaître. Fontan le sait, d’ailleurs, lorsqu’il écrit qu’on ne peut « remonter indéfiniment le cours des âges ». Oui, mais où s’établit la limite ? Ce que Fontan dit à ce sujet[1] est si imprécis que je n’en suis pas éclairé.
J’ajouterai ceci : que si je suis bien persuadé que l’ethnie constitue la nation de base, la nation primaire au sens défini par Lafont, je ne crois pas que la langue constitue l’unique critère (cf. la Bretagne — et le problème du sous-développement occitan disparaîtrait-il s’il n’y avait plus un seul occitanophone ?) et je ne vois pas non plus pourquoi à chaque ethnie devrait forcément correspondre un Etat et n’en correspondre qu’un seul. Qu’il y ait des Etats plurinationaux, pluriethniques ne me choque pas. J’ai horreur des corsets, et je ne pense pas que l’évolution actuelle de l’humanité vienne me contredire sérieusement. Ce qui me choque, c’est l’injustice, c’est qu’il y ait des ethnies dominatrices et d’autres dominées : état de choses lié à la division de l’humanité entre Etats disposant de la panoplie complète de la souveraineté, et qu’on changera bien plus en rognant cette souveraineté qu’en suscitant de nouveaux Etats-nations totalitaristes.
S’il apparaît que, pour que les Occitans aient droit à l’existence, ils doivent se forger un Etat-nation classique, je m’y résignerai. Mais l’aspiration à l’existence d’un Etat occitan, ou de plusieurs, gagnerait à s’insérer délibérément dans le courant qui porte à la création de la Fédération européenne et, bien entendu, d’une Fédération mondiale. Ce pourrait être l’occasion de brûler une étape, de faire preuve de maturité politique et d’éviter les malheurs inhérents à tout nationalisme. Et dans le contexte européen (je ne parle pas de cette Europe) quelle importance y aurait-il vraiment à ce que des zones marginales occitanes soient inclues dans un Etat voisin, ou des zones marginales françaises inclues dans un Etat occitan ?
Lorsque Fontan dit que « on doit entendre par indépendance : non-domination politique, non-exploitation économique, non-assimilation culturelle, non-invasion démographique », qui ne souscrirait à ces précisions ? Mais la véritable indépendance, celle à laquelle Fontan aspire pour chaque ethnie, ne sera obtenue et maintenue que par la Fédération mondiale, et on n’y parviendra pas par la simple et facile évocation d’un monde où tous les impérialismes, les maxis et les minis, s’évanouiraient — comment ? —, où toutes les ethnies rentreraient sagement dans leur lit —sous quelle impulsion ? par quelle contrainte ? — et où les aliénations prendraient fin comme sur un coup de baguette magique. Proclamer que « la paix et la collaboration internationales peuvent être assurées : a) soit par des accords étroits entre ethnies souveraines (solution confédérale), b) soit par une fédération mondiale des ethnies, si les limitations de souveraineté sont égales pour chaque nation », c’est parler de la paix sans savoir ce qu’elle est et parler de fédération comme on parlerait d’autre chose.
Ce n’est pas de mots et encore de mots dont nous avons besoin, nous Occitans, Européens, futurs citoyens du monde. C’est — et je reprends ces termes à Rossolillo[2] — d’une praxis révolutionnaire, sans laquelle « ne reste que l’utopie stupide et réactionnaire des voies nationales au Paradis ».
Il me plaît de retrouver une critique semblable dans l’Europe des ethnies de Guy Héraud,[3] et de le voir reprendre et approfondir divers thèmes de cet ouvrage déjà ancien dans son Qu’est-ce que l’Ethnisme ? Ce bréviaire définit ce qu’il faut entendre par science ethnique, explique ce qu’est une ethnie, comment elle se définit, quels sont les rapports entre la langue et l’ethnotype, sous l’action de quels facteurs et de quelle manière les ethnies évoluent, quelles sont les aliénations qu’engendre l’antagonisme ethnique, comment enfin ce dernier se résout. Essayant de dégager les grandes lignes de l’ethnisme normateur, Héraud débouche sur le fédéralisme. « Ethnisme et fédéralisme forment un couple solidaire ».
Malgré tout ce qui m’entraîne à souscrire à pareille formule — je n’oublie pas les attendus qui la justifient —, j’ai le sentiment qu’elle prête encore à la discussion, qu’elle est aussi contestable que tout autre apparentement du fédéralisme, par exemple avec le socialisme. Non qu’il s’agisse là de billevesées… Mais tout ce qui tend à assimiler le fédéralisme à autre chose, à le diluer en quelque sorte dans ce qui, en effet, voisine avec lui, risque à la fois de nous empêcher de mener le combat avec les armes convenables et d’en détourner des esprits que rebutent de trop rapides amalgames.
Cette réserve ne m’empêche pas d’affirmer le plaisir que j’ai pris à lire ces pages claires et ordonnées, d’autant plus que Guy Héraud a le sens des formules qui font mouche et qui emportent l’adhésion. Je me contenterai d’en citer deux : « Il est assurément plus confortable d’étudier l’Amok malais que l’agressivité chez le peuple allemand ; on encourt moins de réprobation à décrire la susceptibilité des Kwakiutl qu’à examiner la vanité nationale des Français ».
« La négation des ethnies n’est souvent que le soutien des positions de force et des impérialismes établis ».
 
Bernard Lesfargues


[1] « La délimitation entre les ethnies doit se faire en fonction de la langue indigène actuelle de chaque territoire ; on doit entendre langue indigène dans un sens relatif, c’est-à-dire la langue parlée le plus anciennement et sans discontinuité par la population stable du territoire. Ce principe doit cependant admettre plusieurs corrections importantes : 1) un territoire dont l’appartenance linguistique a changé au cours des siècles doit être restitué ; cette règle semble nécessaire car d’une part remonter indéfiniment le cours des âges aboutirait à rendre toute solution impossible, et d’autre part accepter purement et simplement la situation actuelle serait une injuste consécration d’un impérialisme en cours… 2) Les îlots linguistiques, même anciens, ne peuvent être pris en considération » (p.2).
[2] Le Fédéraliste, XIe année, n. 1, mai 1969, p. 22.
[3] « Quant à la négation du fédéralisme, elle repose sur l’illusion généreuse de nations faites par nature pour s’entendre et se respecter. L’élimination de toute structure fédérale apporterait aux ethnies l’indépendance parfaite, absolue. Mais cette vue suppose une humanité angélique… En outre, fût-elle pratiquement réalisable, l’indépendance absolue des ethnies contreviendrait à l’unité du fait humain… L’humanité, diverse, se présente aussi comme un « tout ». Il en résulte que, si fondées qu’elles apparaissent, les libertés individuelles et les autonomies communautaires ne sauraient entamer la nécessité d’une organisation commune au niveau des continents et au niveau suprême du monde unifié ». (L’Europe des ethnies, éd. Presses d’Europe, Paris, 1963).

 

 

 

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