LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 2, Page 140

 

 

Walther Dieckmann, Information oder Überredung, Marburg, N.G. Elwert Verlag, 1964, 189 pp. 

 

 

 

L’Auteur se propose d’analyser les caractéristiques essentielles du langage de la politique en général, et en même temps de tracer une rapide histoire du langage politique allemand de la Révolution française à nos jours. L’ouvrage présente un grand intérêt étant donné la sensibilité avec laquelle est choisie la matière, qui concerne de nombreux problèmes vitaux de la vie politique allemande passée et contemporaine, et la perspicacité et l’absence de préjugés de l’analyse même lorsqu’il s’agit des tabous les plus intouchables de l’Allemagne d’aujourd’hui. Même si nous ne sommes pas d’accord avec les principes théoriques du livre, ce dernier reste suggestif et stimulant, grâce à ces remarquables qualités.
Pour donner une idée de la thématique traitée par l’auteur, citons, parmi bien d’autres, trois exemples particulièrement significatifs d’emplois linguistiques communs dans l’Allemagne contemporaine, et dont on peut faire remonter la diffusion à l’influence de la propagande ou, de toute façon, des états d’âme et des préjugés qui caractérisent l’attitude d’une bonne partie des Allemands envers la politique.
L’Allemagne de Pankov est souvent désignée — par les hommes politiques et par les journaux, et sous leur influence par l’homme de la rue — par le nom de Mitteldeutschland (Allemagne centrale). Ce terme, rapproché de celui de Westdeutschland (Allemagne occidentale), employé pour désigner la Bundesrepublik, suggère irrésistiblement l’existence d’un troisième terme (Ostdeutschland, Allemagne orientale), qui va naturellement désigner les territoires au-delà de la ligne Oder-Neisse, qui appartenaient autrefois à l’Allemagne, et qui font aujourd’hui partie de la Pologne. Le mot Mitteldeutschland a donc un rôle précis dans le langage politique allemand : il se présente comme une simple dénomination géographique[1] et suggère par conséquent l’idée d’une entité naturelle et immuable, « l’Allemagne », dont une partie se trouve de façon contingente sous administration non allemande. De cette manière, l’idée des droits de la Bundesrepublik sur les territoires de langue allemande qui font maintenant partie de la Pologne peut-être continuellement entretenue même sans qu’il en soit explicitement question, et par conséquent sans recourir toujours à une propagande explicitement nationaliste et revancharde qui susciterait des réactions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Un second exemple intéressant est fourni par révolution de la terminologie employée pour décrire les conflits sociaux. Au dix-neuvième siècle, quand la lutte des classes était au comble de la violence, ses deux protagonistes étaient désignés — du moins dans un secteur important de la vie politique — par les termes de Kapitalist et de Proletarier. La violence de la lutte des classes s’étant atténuée, cette opposition avait été progressivement remplacée par celle de Unternehmer (entrepreneur) et de Arbeiter (travailleur). Enfin, dans le langage actuel, même ces derniers termes sont progressivement remplacés par ceux de Arbeitgeber (fournisseur de travail) et de Arbeitnehmer (preneur de travail). Dans cette nouvelle terminologie, note l’auteur, « se reflète l’apaisement progressif des conflits sociaux qui, de lutte des classes, tendent à se transformer en un rapport de partnership (Sozialpartner !), dans le monde moderne du travail. Avec la transformation de la structure de la société et des modes de production dans les unités économiques capitalistes, s’est répandue une nouvelle manière d’évaluer cette opposition sociale et politique, qui se manifeste, dans son expression linguistique, par la dépolitisation des termes qui la désignent. Cependant l’opposition actuelle a également un caractère de propagande. Elle suggère, par l’invention habile de termes parallèles, un rapport de partnership qui même aujourd’hui n’existe évidemment pas. Elle camoufle des oppositions sociales et politiques qui, dans une période de dépression économique et dans des circonstances bien précises, pourraient éclater irrésistiblement et remettre en question la terminologie actuelle » (p. 83).[2]
Il est intéressant de noter, sur la base de la documentation fournie par l’auteur, que l’opposition Arbeiter-Unternehmerétait soigneusement évitée — toujours dans le but de faire disparaitre l’image même des conflits sociaux — aussi par la propagande nazie, qui les remplaçait par celle de Betriebsführer(chef de l’entreprise)-Gefolgschaft (partisans), dans le cercle de la Betriebsgemeinschaft (communauté d’entreprise).
Un troisième exemple est fourni par les vicissitudes du mot Volk (peuple), dont l’auteur étudie historiquement les deux principales couches sémantiques : la première, démocratique, née de la conception du peuple comme dépositaire de la souveraineté de l’Etat, et qui donne lieu à tous les composés qui désignent les concepts-clefs de la problématique de la démocratie : Volksmajestät, Volkssouveränität, Volkswillen (volonté populaire), Volksvertreter (représentant du peuple), etc. ; la seconde, romantique, née de la conception du peuple comme communauté organique supra-individuelle, et qui donne lieu à toute une terminologie propre à la langue allemande et en grande partie tout à fait intraduisible dans les autres langues occidentales : Volkstum, Volkstümlich, Volkheit, Volksgeist (esprit du peuple), Volksseele (âme du peuple), etc.
Cette dernière terminologie a été amplement exploitée par la propagande nazie. A cela l’auteur fait remonter le fait qu’on l’évite généralement dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Il est cependant surprenant de constater, sur la base des données fournies par l’auteur lui-même, que l’abandon de la terminologie romantico-nazie a entraîné également une méfiance diffuse envers le mot Volk tout court, qui reste toujours cependant le terme crucial irremplaçable du discours démocratique. Là aussi il est curieux de noter que se reproduit une situation du passé, à savoir du dix-neuvième siècle, lorsque le terme Volk était évité par tous ceux qui s’opposaient aux revendications démocratiques. De l’analyse, rapide mais très efficace, du langage politique allemand du passé et du présent, l’auteur pense pouvoir tirer des conclusions théoriques sur lesquelles nous ne sommes pas d’accord. Il estime en effet que la conception traditionnelle du sens des mots n’est applicable que dans une faible mesure au langage politique. Il serait impossible de distinguer en lui un usage « correct » et un usage « erroné » des mots, qui perdent substantiellement leur caractère de véhicules pour la communication des concepts, afin d’assumer uniquement celui d’instruments de conviction, de stimulants pour l’action. Ils ne doivent donc pas être évalués sur la base de leur signification, mais sur la base de leur fonction purement pragmatique.
Sans vouloir par là diminuer en rien l’importance des enquêtes qui tendent à affirmer l’efficacité émotive et combattive de certains emplois linguistiques du langage politique, nous ne pouvons pas partager la thèse selon laquelle ce serait l’unique façon d’aborder le problème. Il est incontestable que dans le langage de la propagande politique les mots sont souvent employés d’une façon vague et contradictoire. Mais il n’est pas légitime d’en conclure que le langage politique doit être étudié sans tenir compte des sens des mots et en ne considérant que la fonction qu’il remplit. En effet la propagande ne convainc pas parce que les mots qu’elle utilise ont un son ou un aspect graphique qui suscitent en soi des sentiments déterminés chez ceux à qui elle s’adresse, mais parce que de tels mots portent des images, c’est à dire ont un sens. Il sera donc parfaitement possible de vérifier si les images ainsi communiquées correspondent ou non à la réalité, et donc de distinguer un usage légitime et un usage illégitime des mots, une propagande vraie et une propagande fausse. Le fait même que souvent les mêmes termes sont employés en politique par des partis adverses pour désigner des situations profondément différentes, démontre que de tels termes ont un noyau sémantique commun, et non le contraire. Lie fait que les régimes totalitaires, par exemple, éprouvent le besoin de se définir « démocratiques » indique que le terme de démocratie évoque dans tout le monde l’idée du peuple souverain, du peuple comme protagoniste de la vie politique, idée qui est désormais généralement partagée. Les dictateurs emploient donc ce mot, et non un autre, pour qualifier leur régime, précisément pour exploiter le noyau sémantique objectif qu’il renferme afin de faire croire au peuple qu’il est le vrai protagoniste de la vie politique dans l’Etat et de l’orienter par conséquent dans un sens favorable au régime. Dans la propagande politique aussi l’hypocrisie est un hommage à la vertu.
Naturellement, le sens des termes du langage politique peut changer — et il change — historiquement ; et la plupart des mots peuvent être employés avec plusieurs acceptions, toutes également licites. Mais cela ne distingue le langage de la propagande politique ni du langage commun ni des langages spécialisés. Le langage de la propagande se distingue des autres non par sa nature mais parce que ceux qui l’emploient sont poussés par la fin spécifique qu’est la conquête du pouvoir ; et le pouvoir se conquiert parfois par la vérité, parfois par le mensonge. Mais cela doit nous rendre d’autant plus attentifs à l’analyse des sens, pour distinguer les batailles politiques nobles et progressistes de la pure démagogie. Evidemment le point de vue de Dieckmann pousse à adopter une attitude de scepticisme total à l’égard de la propagande politique. Il s’agit d’une attitude diffuse dans l’Allemagne d’aujourd’hui et dont les racines psychologiques doivent peut-être être recherchées dans l’artificiosité particulière de la vie politique allemande, prisonnière d’un problème — la réunification — qui est à la fois insoluble (du moins tant que l’Allemagne restera un Etat souverain) et essentiel pour la vie de l’Etat, et autour duquel roulent donc sans cesse les discours des politiciens de tous les partis, sans jamais pouvoir aller au-delà de la rhétorique la plus vide et des sophismes les plus banals. Mais ce scepticisme, s’il est psychologiquement compréhensible, n’est pas, à notre avis, théoriquement justifiable.
Le même volume de Dieckmann, si l’on adopte notre point de vile, devient incomparablement plus révélateur. Il permet de comprendre que le langage politique allemand, donc la vie politique allemande, est parvenu désormais à un degré de pharisaïsme qui ne trouve son pareil dans nul autre pays du continent. Il jette une lumière pénétrante sur les contradictions de l’Allemagne d’aujourd’hui, un Etat dont la classe politique se trouve continuellement en face de la nécessité de dire et de ne pas dire — pour tenter d’affronter les exigences contradictoires auxquelles elle est soumise — de cacher les conflits existant dans la société — qu’elle a peur de ne pas pouvoir dominer —, de dégrader la politique au niveau d’une technique réservée à une classe de spécialistes.
Il est certain que si l’on veut surmonter les contradictions au sein desquelles l’Allemagne se débat — et selon les fédéralistes cela ne peut se faire qu’en luttant pour la fédération européenne — il faut avoir le courage d’appeler les choses par leur nom, il faut savoir restituer au langage politique son honnêteté et sa rigueur.
 
Francesco Rossolillo


[1] En fait, comme le note l’auteur, le terme géographique traditionnel Mitteldeutschland, selon l’usage courant avant 1945, désignait la partie comprise entre l’Allemagne septentrionale et l’Allemagne méridionale. Il a donc été à dessein introduit après la guerre pour soutenir une revendication politique et il s’est introduit dans le langage ordinaire, en faisant ainsi apparaître cette revendication comme naturelle et inévitable.
[2] Le jugement contenu dans la seconde partie du commentaire est du reste confirmé par la constatation que les termes « entrepreneur » et « travailleur » sont communément employés dans toutes les langues occidentales.

 

 

 

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