LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 2, Page 134

 

 

Joseph Kraft, The Grand Design; From Common Market to Atlantic Partnership, Harper & Brothers, New York, 1962.

 
 
Joseph Kraft, qui fut un étroit collaborateur du défunt président Kennedy pendant la campagne électorale de 1960, a analysé dans une section de ce volume le malaise qui s’est manifesté dans l’Alliance Atlantique en liaison avec les problèmes stratégiques. Nous reproduisons quelques pages de sa discussion à propos de la différence de vue, à ce sujet, entre les principaux Etats européens qui en seraient restés à la stratégie dépassée de la “représaille massive” nucléaire, et les Etats-Unis qui en sont arrivés à se faire les champions de la stratégie dite de l’escalation :
« L’élément que toutes ces difficultés ont en commun est une grave discordance entre la conception stratégique des Etats-Unis et celle de leurs principaux alliés européens. En général les conceptions de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne sont identiques à celle des Etats-Unis il y a environ quatre ans, c’est-à-dire à la doctrine de la ‘représaille massive’. Ces trois pays tendent à considérer que les grandes armes nucléaires sont indispensables, et alors qu’autrefois ils craignaient que les Etats-Unis puissent se montrer trop inconsidérés pour appuyer sur la gâchette, ils nourrissent maintenant la crainte que les Américains puissent n’être pas assez rapides pour ce faire. ‘Vous dites que vous seriez prêts à risquer votre propre destruction pour sauver l’Europe, déclara un journaliste français à Steward Alsop, mais nous, nous n’y croyons pas : nous ne pouvons y croire’. Dans cet esprit la Grande-Bretagne a travaillé à se donner une arme nucléaire comme base de sa propre force de défense. La France suit ses traces ; les indices que l’Allemagne de l’Ouest procède dans la même direction sont maintenant tels qu’ils ne laissent plus aucun doute. Dans la conférence ministérielle de l’O.T.A.N. de décembre 1961, le ministre de la défense allemand Franz Joseph Strauss, demanda pour l’O.T.A.N. un armement nucléaire qui aurait permis aux Allemands de se trouver eux aussi, pour ainsi dire, avec un doigt tout près de la gâchette. Un mois auparavant, dans une conférence tenue à Georgetown, il avait déclaré que ‘la possession des armes nucléaires, et le contrôle de ces armes, deviennent le symbole, et même l’aspect caractéristique du critère décisif de la souveraineté’.
Tandis qu’une importance toujours plus grande est accordée à la force nucléaire, comme cela s’est produit déjà aux Etats-Unis, celle accordée aux forces conventionnelles décroît progressivement ; et la théorie qui en résulte c’est que la puissance de feu accrue modifie, comme le dit “Le Monde”, la question des effectifs militaires…
En nette contradiction avec l’attitude des Européens, Washington s’est énormément éloigné des principes absolutistes de la ‘représaille massive’. L’esprit en évolution de la pensée stratégique américaine souligne la nécessité de créer le plus grand nombre d’alternatives entre tout et rien. ‘Notre objectif aujourd’hui — déclara le président dans son premier message au Congrès sur la défense — est d’augmenter notre capacité de riposte aux armes non nucléaires’. C’est dans ce but que l’armée a été réorganisée, que furent renforcés le Corps des marines et les Forces spéciales, qu’une importance toute particulière a été accordée aux Polaris et au Minuteman, qui sont tous deux des missiles pour une action de second choc, que l’on en est arrivé à un renforcement peu remarqué, mais très important, du contrôle exercé par le président sur les commandants qui disposent d’armes nucléaires stratégiques et tactiques. Pour ces mêmes raisons l’administration Kennedy a considéré qu’il était raisonnable et opportun de concilier les positions de force et la disposition à négocier le plus possible au sujet du désarmement et de Berlin. Non seulement Washington pense de façon différente que les Européens, mais il considère leur position avec une certaine inquiétude. Il est évident que chaque nouveau pays qui entre dans ce qu’on appelle le ‘club nucléaire’ ouvre la voie à l’accession d’un autre pays ; le problème de contenir la diffusion des armes nucléaires, comme l’a souligné dans un essai brillant Albert Wohlstetter, c’est moins le problème du pays numéro X que celui du pays numéro X + 1. Il est peu probable qu’aucune nation européenne soit capable d’édifier un véritable potentiel de dissuasion, c’est-à-dire qu’elle ait non seulement les armes nucléaires, mais aussi les missiles, les systèmes d’alerte, les stations protégées. Loin d’avoir une fonction de dissuasion envers l’Union Soviétique, les efforts accomplis par les nations européennes pour se pourvoir chacune d’une force nucléaire pourraient constituer pour les communistes une tentation à l’agression.
Ce ne fut pas facile pour Washington de faire connaître ses vues propres aux alliés européens. Les susceptibilités nationales sont en jeu ; de plus, certains au moins des officiers américains des hauts commandements de l’O.T.A.N. n’ont pas encore éliminé de leurs systèmes le concept de la ‘représaille massive’. Pourtant une tentative courageuse a été faite. En un discours prononcé en mai 1961 à Ottawa, le président énonça clairement la conviction des Etats-Unis selon laquelle la priorité absolue doit être donnée en Europe aux forces non nucléaires. Le secrétaire de la défense Mac Namara réaffirma cette position en termes encore plus explicites à la conférence ministérielle de l’O.T.A.N. de décembre 1961. Mais le fait est que les Européens n’ont pas accepté ce message. Cela est dû au moins en partie au fait qu’ils ne veulent pas le recevoir. Le général de Gaulle est l’homme le moins susceptible de céder à une exhortation. Les Anglais ressentent de façon aigüe la pression de la conjoncture financière. Les dirigeants de l’Allemagne de l’Ouest ne peuvent accepter facilement ce qui semble être une position de relative infériorité. Mais il est encore une autre raison qui les porte-à faire la sourde oreille, et c’est le processus même d’évolution de la pensée stratégique. La genèse d’idées stratégiques valables à l’ère nucléaire, est un processus évolutif complexe qui se fonde sur un débat interne approfondi : elle requiert une intense concentration sur les problèmes stratégiques, un niveau élevé de raisonnements abstraits, une mise à l’épreuve constante des idées grâce à des échanges de vues entre les autorités militaires et les savants et des mises à jour répétées en rapport avec l’évolution technique et les changements politiques. L’apprentissage d’éléments nouveaux est une partie essentielle de ce processus. Le débat semi-public sur les usages des armes nucléaires tactiques peut nous en donner une idée sommaire.
L’analyse systématique des possibilités commença au début de 1948 avec le projet Vista, un congrès de savants et de militaires réuni sous les auspices du gouvernement à l’Institut de technologie de Californie. Au début de 1953, l’armée des Etats-Unis annonça des expériences sur l’emploi des armes nucléaires en conditions de combat. En 1956, l’armée elle-même annonça la préparation d’une division équipée avec des armes nucléaires. L’exposé public de cette politique commença en 1953 avec les livres publiés par le physicien Ralph Lapp et par deux officiers de carrière, Georges Reinhardt et William Kintner. Il se poursuivit par une série d’articles parus dans diverses revues (de Bernard Bodie dans “Foreign Affairs” et “Harper’s”, de Paul Nitze dans “Foreign Affairs”, d’Arthur Hadley dans “Reporter”) et il atteignit sa plus grande extension en 1957 avec la publication du livre de Henry Kissinger : “Nuclear Weapons and Foreign Policy”. En substance, tous ces livres et tous ces articles, conformes à la théorie officielle de l’armée, soutenaient l’opinion selon laquelle, comme l’écrivit Kissinger en 1957 : ‘La guerre nucléaire limitée représente notre stratégie la plus efficace contre les puissances nucléaires ou contre une grande puissance capable de substituer les ressources humaines à la technologie’.
A cette époque, pourtant, les événements commençaient à indiquer une autre direction. Le développement de la bombe à hydrogène accrut énormément la nécessité d’empêcher une guerre totale et fit naître la perspective proche d’armes nucléaires tactiques ayant un potentiel mesurable en mégatonnes. La Corée montra combien il était difficile de maintenir limitée une guerre limitée, en particulier si l’on tient compte des heurts probables entre les chefs militaires. Et la possibilité d’un contrôle des armements — en particulier d’un accord pour l’interdiction des essais nucléaires — tendait de son côté à compromettre la continuité des expériences nécessaires au développement des armes nucléaires tactiques.
La conséquence fut que se développa, dans les milieux militaires, un malaise aigu en matière d’armes nucléaires tactiques, état d’âme qui finit par s’exprimer lui aussi clairement.
En 1957 et 1958 des articles de James King (dans “Foreign Affairs”), de William Kaufmann (dans “World Politics”) et de Thomas Schelling (dans “Journal of Conflict Resolution”) attirèrent ensemble l’attention sur les dangers d’extension d’un éventuel conflit en une guerre nucléaire totale, une fois que seraient adoptées les armes nucléaires tactiques. A la lumière de ces argumentations, la pensée stratégique commença à changer de direction. En 1960 Kissinger reconnaissait que la défense nucléaire, loin d’être ‘la stratégie la plus efficace’, devait être considérée ‘comme la dernière et non comme l’unique ressource’. La politique officielle en arriva à cette même conclusion en 1961 : ce fut en somme le fruit de plus de douze ans d’un débat intense et approfondi.
Les Européens sont restés virtuellement à l’écart de ce processus de planification stratégique. Privés d’armes nucléaires (à l’exception de l’Angleterre, mais qui ne possède pas un système pour les porter) les Européens ne se sont pas trouvés dans la nécessité de planifier une stratégie nucléaire au niveau national. En théorie, bien sûr, ils y participent au niveau de l’O.T.A.N., mais comme l’a dit l’ex-secrétaire d’Etat Herter, les conférences ministérielles de l’alliance sont trop peu fréquentes pour suivre avec une attention constante ces graves problèmes, tandis que le Conseil permanent, qui se réunit à Paris, est trop éloigné des autres centres de pouvoir. Le Groupe permanent, qui est officiellement l’organisme militaire ayant le plus grand prestige de l’O.T.A.N., a perdu peu à peu de son importance et le chef d’Etat-Major des forces américaines n’assiste même plus à ses travaux. La planification stratégique, dans ces circonstances, a manifesté une tendance à graviter autour du bureau du commandant suprême allié en Europe (SACEUR). Entouré d’un halo de prestige pour avoir été occupé successivement par les généraux Eisenhower, Ridgway, Gruenther et Norstad, et maintenu sur un plan de détachement par l’attitude typique des militaires à l’encontre des civils et par les problèmes de sécurité, le SACEUR et son Etat-Major sont devenus une satrapie des forces militaires américaines. C’est de seconde main, du SACEUR lui-même, que les Européens tirent leurs notions de planification nucléaire. De là le retard de leurs idées ; de là aussi cette obsession qui confine à la névrose au sujet du problème de savoir qui doit être autorisé à appuyer sur la gâchette. En fait, de la façon dont actuellement est organisé et dirigé l’O.T.A.N., le SACEUR rappelle continuellement aux Européens que les fils de leur destin sont tenus par une main étrangère.
Cette habitude de communiquer des conclusions toutes faites a caractérisé les rapports de l’Amérique et de l’Europe pendant toute la période de l’après-guerre. Les Etats-Unis avaient les meilleures intentions du monde ; ils se sont montrés compréhensifs et ont été généreux autant qu’il se pouvait. Mais les rapports sont restés caractérisés par un bienveillant paternalisme. Et les choses ne peuvent continuer ainsi, et surtout dans le domaine militaire. Les Soviétiques en arrivent au point d’être en mesure de déclencher une attaque nucléaire contre les Etats-Unis, et cela fait naître inévitablement des doutes chez les Européens quant à l’engagement américain de considérer une attaque contre l’Europe comme une attaque contre l’Amérique. La technologie rend possible, et la sécurité rend désirable le retrait de la force de dissuasion américaine du Vieux Continent et son transfert sur les mers ou dans les localités reculées des Etats-Unis : ce qui ne fait qu’alimenter de nouveaux doutes en Europe. En conclusion, les Européens — du moins s’ils s’unissent — sont aujourd’hui en condition de faire beaucoup plus qu’ils n’ont jamais fait jusqu’à maintenant pour leur propre défense. Ils agiront séparément des Etats-Unis, s’en détachant toujours davantage, si les Etats-Unis continuent à communiquer leurs décisions déjà prises. Mais les deux entités continentales peuvent travailler ensemble — et à peu de choses près sur un pied d’égalité — au sein de l’Association atlantique.
Une façon de résoudre le problème de l’O.T.A.N. — qui serait aussi un premier pas vers l’Association atlantique dans le domaine de la défense — a été suggérée par un expert militaire anglais, Alastair Buchan : ce serait que des représentants alliés (aussi bien civils que militaires) soient appelés à participer au processus de planification stratégique en Amérique. Dans ce but l’aspect civil de l’O.T.A.N. serait vigoureusement renforcé : en premier lieu en désignant d’éminentes personnalités politiques de chaque pays membre pour faire part du Conseil permanent ; en second lieu en assignant de hauts fonctionnaires au secrétariat de l’O.T.A.N. Ces organismes exerceraient au sein de l’O.T. A.N., sur des bases permanentes, cette fonction que les comités ad hoc ou comités des ‘Sages’ ont exercée de temps en temps. Ils ne prendraient pas de décisions, mais ils imposeraient le respect des décisions prises. Ils pourvoiraient à confronter le coût des divers systèmes d’armement, leurs avantages et leurs désavantages techniques et politiques. Ils discuteraient les objectifs et étudieraient les situations du moment : que faire par exemple dans le cas d’un nouveau tour de vis à Berlin. Les Européens pourraient de cette façon substituer à la préoccupation relative au fantomatique contrôle d’un doigt sur la détente, la préoccupation du contrôle substantiel de la formulation des plans stratégiques. Et de cette façon, sans aucun doute, ils apprendraient quelques leçons utiles.
Le fait d’être liés à l’utilisation du potentiel nucléaire américain et au système de commandement et de contrôle américain maintient inévitablement en vie, pour plusieurs années, le mythe dangereux qu’une attaque importante contre l’Europe pourrait avoir lieu sans déterminer de représailles de la part des Américains. Une plus grande conscience du coût des armes nucléaires et des équipements annexes ainsi qu’une plus claire et immédiate compréhension des dangers liés à la diffusion de telles armes, pourraient faire diminuer les plus ambitieuses aspirations à une force nucléaire indépendante. S’ils étaient convaincus d’une part qu’ils peuvent se fier à la force de dissuasion américaine, d’autre part que les forces de dissuasion nationales et séparées sont irréalisables, peut-être pourrait-on raisonnablement s’attendre à voir les alliés se préoccuper de leurs forces conventionnelles. En fin de compte, en termes de ressources matérielles et humaines, il n’y a aucune raison pour que les forces terrestres de l’O.T.A.N. soient égales à celles de l’Union Soviétique. ‘Elles nous semblent avoir deux mètres et demi — dit un expert de l’O.T.A.N. — parce que nous travaillons à une hauteur d’un mètre vingt cinq’.
Utile en soi du point de vue militaire, une concentration des pays européens sur les forces terrestres apporterait un bénéfice ultérieur en ralentissant la course aux armements nucléaires. Du point de vue diplomatique un arrêt de cette course est d’importance cruciale ».[1]
Selon Kraft, donc, la raison pour laquelle les principaux Etats européens ont refusé la stratégie de l’escalation viendrait — outre que d’une certaine dose de susceptibilité nationale — du fait qu’ils manquent de toute une série de connaissances technico-stratégiques parce qu’ils n’ont pas participé au processus de planification nucléaire survenu aux Etats-Unis. De là l’« obsession qui confine à la névrose » des Européens au sujet du contrôle (fantomatique selon Kraft) du doigt sur la gâchette. Pour résoudre ce problème, c’est-à-dire pour pousser les Européens à concentrer leurs efforts exclusivement sur les armes conventionnelles, il faudra faire participer les Européens à ce processus de planification nucléaire qui se fait en Amérique. Cela peut se faire sous la forme d’organismes consultatifs au sein de l’Alliance Atlantique, qui naturellement n’auraient pas le droit de participer aux décisions, mais qui, — une fois qu’ils auraient pris connaissance des problèmes techniques de la planification nucléaire — assumeraient la fonction de tranquilliser les gouvernements européens et de les pousser à accepter la stratégie de l’escalation. Cela serait, en outre, d’autant plus utile que cela mettrait un frein à la prolifération des armes nucléaires.
Le point de vue de Kraft est si extravagant qu’il ne serait pas même nécessaire de le prendre en considération s’il ne portait à ses conséquences extrêmes une fausse opinion très répandue aujourd’hui dans le public, dans la presse et même chez les hommes politiques des pays occidentaux. Je me réfère à l’idée selon laquelle les problèmes de la stratégie nucléaire seraient de nature avant tout technique ;[2] en sorte que les modifications de la stratégie nucléaire d’un pays auraient lieu à partir de considérations techniques plutôt qu’à partir du fait politique (et non technique) des altérations de l’équilibre mondial des forces. Or, il est sûr que l’évolution technique des armements a toujours eu — et spécialement à l’époque nucléaire — une importance très grande dans la formation d’une stratégie défensive ou offensive d’un Etat par rapport à un autre. Mais il est sûr aussi que le progrès technique des armements trouve son sens final et son emploi en fonction de la sécurité d’un Etat déterminé à l’intérieur d’une situation internationale qui se présente comme plus ou moins dangereuse. C’est, en définitive, la situation internationale d’un Etat qui détermine la façon dont il doit préserver sa sécurité. Or, la situation internationale résulte des rapports de puissance existant entre les Etats à un moment historique donné. La puissance internationale d’un Etat dépend aussi naturellement du niveau technique des armements qu’il possède. Mais le niveau technique des armements d’un Etat devient immédiatement une donnée politique — et non plus simplement technique — dans cette situation internationale, c’est-à-dire un élément de la puissance internationale de cet Etat. Ainsi, si l’on veut comprendre la stratégie militaire ou nucléaire d’un Etat, on doit se référer non seulement à des données techniques, mais à la position de cet Etat dans la situation internationale (qui est déterminée également par le niveau technique des armements que possèdent les autres Etats) ; et si l’on veut comprendre la modification de la stratégie nucléaire d’un Etat, on doit se référer aux altérations de la situation internationale qui ont pu intervenir et qui ont pu être déterminées à leur tour par des modifications du niveau technique des armements de cet Etat ou des autres Etats.
En particulier, pour en revenir a Kraft, ce n’est pas seulement l’ensemble des expériences et des élaborations abstraites dans le domaine technico-nucléaire qui ont conduit à la modification de la stratégie nucléaire américaine, mais l’altération de la situation de puissance des Etats-Unis dans l’équilibre mondial. Cette altération, comme on le sait désormais, fut déterminée surtout par l’acquisition et le développement progressif des armes nucléaires par l’Union Soviétique. Avant cela, les Etats-Unis avaient pratiquement le monopole des armes nucléaires et pouvaient de ce fait menacer de représailles atomiques quiconque attaquerait leurs alliés européens (représaille nucléaire massive) ; en agissant ainsi, en effet, ils ne mettaient pas fortement en péril leur propre sécurité. Mais après la naissance et l’expansion de la puissance nucléaire soviétique, la situation changea : le maintien du principe de la représaille nucléaire massive aurait comporté le risque de la destruction du territoire américain pour des attaques n’étant pas dirigées directement contre les Etats-Unis. C’est ainsi qu’est née la stratégie de l’escalation, qui limite l’engagement nucléaire des Etats-Unis envers ses alliés, en concevant la représaille nucléaire seulement comme extrema ratio — après l’emploi des armes conventionnelles et des armes nucléaires tactiques — dans la défense contre une éventuelle attaque soviétique. Cette modification de l’équilibre mondial, et le changement de la stratégie nucléaire américaine qui en résulte, ont naturellement entraîné une considérable altération de la position des Etats de l’Europe occidentale : ces derniers — qui s’étaient sentis en sécurité tant qu’avait duré le monopole nucléaire américain — ont en effet perdu cette sécurité. Ainsi, comme la Grande-Bretagne, qui a toujours essayé de maintenir une force de dissuasion nucléaire indépendante, avec l’aide américaine, les autres principaux Etats européens ont à leur tour commencé à se préoccuper toujours davantage du problème de leur sécurité et la France a cherché à la reconquérir en se dotant elle-même d’armes nucléaires. Ce fait ne peut être très apprécié des Etats-Unis puisqu’il entraîne une détérioration de la sécurité américaine : en effet, si une guerre éclatait en Europe, et qu’un des Etats de l’Europe occidentale emploie les armes nucléaires, les Etats-Unis seraient immédiatement impliqués dans une guerre atomique générale. En revanche, cette même conséquence permet aux Etats européens d’être beaucoup plus à l’abri d’une attaque conventionnelle de la part de l’U.R.S.S.
En conséquence, la divergence de vue entre les Etats-Unis et les principaux Etats européens au sujet de la stratégie nucléaire ne vient pas du fait que les Américains ont un point de vue avancé et les Européens un point de vue rétrograde dans le domaine stratégique, mais se fonde sur une divergence objective des intérêts américains et européens relatifs à leur sécurité respective. De plus, la prolifération des armes nucléaires n’est pas la conséquence de la mauvaise volonté ou du retard des connaissances de ceux qui tentent de s’édifier une propre force nucléaire, mais est une conséquence objective de l’équilibre mondial actuel. Dans cet équilibre le maintien de la sécurité de l’Union Soviétique et des Etats-Unis peut comporter — et a généralement comporté jusqu’à maintenant — des guérillas ou des guerres locales (fussent-elles conventionnelles) dans les autres parties du monde, où la force de dissuasion nucléaire n’est pas immédiatement en jeu. Aussi les Etats qui veulent éviter dans leur zone un danger de guerre, même locale et de type conventionnel, sont contraints de se doter d’armes nucléaires propres, qui agissent — directement ou indirectement — comme force de dissuasion nucléaire devant n’importe quelle attaque ennemie.
Il est vraiment extraordinaire que, en face d’une situation aussi complexe et grave, dans laquelle sont en jeu et dans une certaine mesure en conflit les intérêts vitaux des Etats-Unis et des pays de l’Europe occidentale, Kraft qualifie la préoccupation des Etats européens quant au contrôle des armes nucléaires comme « confinant à la névrose » et en vienne à penser que les Européens doivent aller à l’école de la planification nucléaire en Amérique pour commencer à comprendre ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire. Cette position qui, sous diverses formes et plus ou moins atténuée, est aujourd’hui notablement répandue, ne devient compréhensible que si on l’interprète comme le reflet idéologique de la tentative de maintenir le leadership américain sur l’Europe occidentale, même dans un moment où la situation de pouvoir internationale tend à rendre divergents les intérêts américains et européens. Il est clair en effet que, dans la situation actuelle, le maintien d’un complet leadership américain sur l’Europe occidentale (qui, en termes réalistes, signifierait la prépondérance des intérêts américains sur ceux des Etats européens) devient quelque chose de beaucoup plus acceptable et justifiable, si on le revêt de raisons de nature simplement technique. L’idée selon laquelle c’est pour des raisons techniques inhérentes aux armements et à la stratégie nucléaire que les Etats-Unis doivent avoir le monopole de telles armes et les Etats européens s’occuper seulement de la défense conventionnelle, est une façon efficace de se mettre le cœur en paix aussi bien pour les gouvernants américains — qui doivent présenter leur leadership sur l’Europe occidentale comme justifié et démocratique — que pour les classes politiques et les populations des Etats européens désormais habituées à confier de façon commode leur sécurité aux généreux amis américains.
La conception selon laquelle les problèmes de la stratégie nucléaire seraient de nature essentiellement technologique n’est qu’un aspect secondaire de cet abondant ensemble de représentations idéologiques dont est entouré le “grand dessein” du défunt président Kennedy. Ce “grand dessein” qui en fait représente la tentative des Etats-Unis pour préserver leur leadership sur les Etats de l’Europe occidentale malgré la nouvelle situation internationale, a son centre idéologique dans l’idée de l’ “Association atlantique”. Cette expression n’indique rien de réel, n’implique aucun projet d’institutions communes aux Etats-Unis et aux pays de l’Europe occidentale, et moins encore celui d’une impossible unité étatique entre eux. Elle a la seule fonction de rappeler l’idée de l’unité d’association en référence à l’Amérique et à l’Europe. Ne correspondant et ne pouvant correspondre à aucune institution concrète, l’idée de l’unité d’association recouvre la seule unité possible dans l’état actuel des rapports de puissance : celle fondée sur le leadership américain. Naturellement, malgré le “grand dessein” et l’idée de l’ “Association atlantique”, les Américains ne sont pas parvenus à convaincre les gouvernements des principaux Etats de l’Europe occidentale à accepter de se concentrer uniquement sur les forces conventionnelles. Cette relative divergence d’intérêts était effective et ne pouvait que se manifester. La Grande-Bretagne n’a pas abandonné la politique de l’arme nucléaire indépendante, et la France s’est mise à construire sa propre “force de frappe”. Les Etats-Unis ont dû se replier sur le projet ambigu de la force dite multilatérale, qui n’a trouvé jusqu’à maintenant un important soutien que de la part de l’Allemagne : l’unique grand Etat européen qui ne soit déjà en train de développer une force nucléaire propre, et qui espère pouvoir commencer précisément sous la couverture de la force multilatérale.
Ce qui a été dit jusqu’à maintenant ne doit pas faire penser à une propension de celui qui écrit pour les tentatives de la France ou d’autres Etats européens de construire ou de maintenir une force nucléaire propre, et contre la politique étrangère américaine. Analysant certains points du livre de Kraft, j’ai nécessairement considéré avant tout l’aspect idéologique de la politique étrangère américaine en relation avec les problèmes de la stratégie nucléaire. Mais des aspects idéologiques tout aussi importants peuvent apparaître, à la faveur d’une analyse même fort brève, dans la position des principaux Etats nationaux européens, et surtout dans celle de la France. En premier lieu, aucun Etat européen — y compris la France — n’a la possibilité de constituer à lui seul sa propre arme nucléaire autonome, suffisante pour détourner sans aucune aide l’Union Soviétique d’une attaque éventuelle. En réalité la défense des Etats de l’Europe occidentale repose encore, en dernière analyse et avant tout, sur la force américaine. Toute force atomique particulière à n’importe quel Etat européen a un pouvoir de dissuasion que nous pourrions définir comme parasitaire, dans la mesure où il se fonde sur l’idée que l’emploi des armes atomiques de la part d’un Etat européen conduirait immédiatement à un conflit généralisé (et donc à l’intervention nucléaire américaine). Ainsi, une force atomique française, ou d’un autre Etat national de l’Europe occidentale, exerce un pouvoir d’intimidation effectif dans la mesure où elle évoque la force nucléaire des Etats-Unis ; et elle a en fait la possibilité de l’évoquer, dans la mesure où elle peut transformer une attaque soviétique conventionnelle en guerre nucléaire (et donc en une guerre générale, à cause de la nécessité même qu’a chacune des deux superpuissances mondiales de prévenir l’attaque nucléaire de l’autre, ou encore parce qu’il est de l’intérêt vital des Etats-Unis, dans n’importe quelle situation internationale, que l’Europe occidentale tout entière ne tombe pas aux mains des Soviétiques).
Cela veut dire que la “force de frappe”, de même que n’importe quelle force nucléaire nationale d’un Etat européen, ne trouve pas son efficacité en elle-même mais dans une sorte de chantage exercé envers les Etats-Unis, et auquel ces derniers ne peuvent se soustraire. Il en résulte que les mythes et les représentations idéologiques concernant la force, ou les devoirs, ou les missions “nationales” qui existent encore aujourd’hui (sous des colorations diverses) dans des Etats comme la France ou la Grande-Bretagne ne sont pas moins arbitraires et privés de fondement que le “grand dessein” ou l’idée de l’ “Association atlantique”. Par exemple, le mythe gaulliste de la grandeur de la France et de la puissance française partout dans le monde est en substance privé de fondement dans la mesure où il ne repose pas sur une réelle et assez importante puissance internationale de la France. Il s’agit d’une représentation idéologique qui a la seule fonction de faire considérer comme réellement “française” et autonome une force de dissuasion parasitaire de celle des Etats-Unis, ou de faire considérer de même comme “nationale” et “française” ce tant de puissance que le gouvernement français, de façon tout aussi parasitaire, retire de l’unité de fait de l’économie européenne.
 
Mario Stoppino


[1] Chapitre 2, III.
[2] Il est vrai que Kraft, en énumérant les composants du processus de planification stratégique américaine, se réfère également à des données politiques ; mais, dans l’analyse qui suit, les données politiques sont en fait laissées complètement dans l’ombre.

 

 

 

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