LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IV année, 1962, Numéro 2, Page 204

 

 

Club Jean Moulin, L’Etat et le citoyen, Editions du Seuil, Paris, 1961

 
 
Cet ouvrage manque d’originalité (sa conception générale est, au fond, celle du welfare state qui avait déjà été définie avant et mieux par d’autres auteurs) ; et les phrases dignes de Monsieur de la Palisse y abondent. C’est pour cela d’ailleurs que nous renonçons à en donner une analyse détaillée.
Mais finalement, on ne peut pas nier la valeur positive de ce livre et surtout de certaines de ses parties (signalons particulièrement les pages consacrées aux problèmes de l’éducation, et qui montrent combien notre société est encore peu « démocratique » ; celles sur la « démythisation » et la décadence des idéologies et des partis : pp. 12-14, 164-181, etc.).
Toutefois, le cadre dans lequel l’on cherche à repenser une nouvelle démocratie reste strictement, exclusivement, mesquinement national. L’exemple peut-être plus frappant dans ce sens se trouve dans les pages consacrées à prouver la nécessité — dont nous sommes aussi convaincus — d’une planification économique (pp. 354-369). Les auteurs montrent n’avoir le moindre soupçon que dans le cadre du Marché Commun — et, plus en général, dans un monde de plus en plus interdépendant surtout au point de vue économique — une planification nationale réelle est désormais impossible : à moins, bien entendu, qu’on ne veuille faire un effort pénible, inutile et dans une large mesure « contre-produisant » d’autarchie.
Certes, les auteurs n’ignorent pas radicalement le problème (« L’Etat 1960 — disent-ils par exemple à la p. 25 — assume tous ces rôles, mais dans le cadre d’une société internationale qui limite singulièrement ses pouvoirs »). Mais ils ne savent en tirer aucune conséquence pratique, ni aucune adaptation de leur conception.
Ici la contradiction entre les buts et les moyens, entre les velléités et les possibilités réelles est tellement évidente, que nous jugeons superflu d’y insister davantage.
Mais encore plus étonnant est le « vide d’idées » que les « moulinistes » montrent quand ils affrontent plus directement le problème des rapports de l’Etat moderne avec la société internationale qui l’entoure.
Si nous considérons, par exemple, le domaine militaire (pp. 71-79 ; 307-321), nous voyons tout de suite que le fait que les auteurs, comme nous le disions tout à l’heure, n’ignorent pas radicalement le problème (« l’indépendance militaire est devenue à la fois une illusion et un anachronisme », p. 71), ne signifie nullement qu’ils aient conscience, ne fût-ce qu’embryonnaire, des profondes « mutations » que cela devrait impliquer dans les conceptions de la sécurité. A leur avis, tout juste comme au XIXème siècle « la sécurité ne peut être assurée que dans le cadre de pactes internationaux de défense mutuelle » (ibid.)
Quel conservateur, même le plus borné, ne souscrirait pas sans réserves à une affirmation si peu révolutionnaire ?
Inutile de dire que les « moulinistes » donnent une interprétation purement nationale de la « crise de l’armée ». Certes, on ne peut ne pas être d’accord avec eux lorsqu’ils déclarent que dans le domaine militaire, « il faut affirmer l’unité des responsabilités au niveau du pouvoir politique, les dispositions militaires ne constituant qu’un aspect de l’action gouvernementale » (p. 77).
Mais ici encore, l’affirmation énergique des buts à atteindre n’est d’aucune utilité pratique, si l’on n’indique avec une égale clarté les moyens qui seuls peuvent consentir, concrètement, la réalisation de ces objectifs. L’« unité » dont nos auteurs nous parlent implique un exécutif fort : et aujourd’hui il ne peut plus y avoir d’exécutif à la fois fort et démocratique au niveau national. A ce niveau « la tentation de l’armée de remplacer le pouvoir, de donner au pays une pensée, sinon une philosophie politique dont, sous la pseudo-rigidité, l’incohérence fondamentale » peut mener aux pires « catastrophes » (p. 78) est presque inévitable. Le fait que le Club Jean Moulin l’ignore ne peut rien changer à la vérité de cette constatation. Et le problème serait facile, s’il pouvait être résolu — comme ses membres le pensent sérieusement — seulement en donnant aux officiers des cours sur la démocratie (p. 316), en améliorant les casernes, en rendant moins « déprimante » la vie de garnison (p. 320).
Il en est de même pour la politique de la défense que notre « Club » préconise. Ici encore, il entrevoit, d’une façon plus ou moins vague, certaines vérités (« la solution du problème “force de dissuasion” n’est pas à notre portée », p. 309 ; il en est dans une large mesure de même pour l’armement classique, car « les armes perfectionnées se périment cinq ans après leur mise en service. Parallèlement, leur prix devient de plus en plus élevé », p. 311). Mais ces intuitions momentanées restent une fois de plus sans conséquences : les « moulinistes » continuent à rêver d’une « France soucieuse de développer sa force sans renier l’idéal démocratique qu’elle s’est forgée » (p. 315).
Ici encore, la perspicacité d’un certain nombre de solutions techniques que le Club propose, ne peut pas corriger la fausseté de la base, des fondements mêmes de cette conception.
Pour nous en rendre compte définitivement, nous n’avons qu’à feuilleter le chapitre sur « L’Etat et la société internationale » (p. 88-94), qui est un véritable « lieu géométrique » des affirmations dignes de Monsieur de la Palisse dont nous parlions au début.
En voilà une : « Un Etat moderne, quel que soit son propre niveau de vie, est contraint de prendre position à l’égard des grands courants économiques de la société internationale, de choisir une attitude sur l’aide aux pays sous-développés, l’intégration régionale et les relations avec les régimes économiques différents du sien. Sa stabilité, sa prospérité, sa survie parfois dépendent des solutions qu’il apporte ou contribue à apporter à ces problèmes » (p. 92).
En voilà une deuxième : « La réponse à donner à cette interdépendance pourrait être militaire, soit par le surarmement de chaque Etat, soit par le désarmement international contrôlé ; politique, avec la constitution ou l’organisation d’une autorité supranationale. Mais rien ne se fera sans répercussions directes sur les structures internes de chaque Etat » (p. 91).
Et ainsi de suite.
Le seule chose qui manque est une indication quelconque sur ce que les auteurs pensent à propos de ces différentes options, que pourtant ils nous présentent eux-mêmes.
Mais un coup d’œil au chapitre qui termine l’ouvrage (« S’il faut une conclusion, celle-ci », pp. 407-410) servira à nous éclairer.
« Et pourtant, à travers cette histoire mouvementée, nous n’avons pas cessé d’être dans le concert des peuples une nation irremplaçable. L’O.N.U. nous désapprouve, mais nos amis sont légions dans le monde entier. Ce qu’ils nous demandent, c’est, au cœur de cet univers bouillonnant, de redevenir un modèle (…). La vieille Europe malmenée, insultée et sanglante reste un phare prestigieux qui attire encore les regards. Au cœur de ce continent, il y a encore la France. C’est à dire un pays qui n’est lui-même que dans la mesure où il récapitule en son sein les contradictions les plus aiguës, où il réussit à les dépasser dans un permanent effort sur soi » (p. 408).
L’Europe, en conclusion, reste le nombril du monde. La France — ça va sans dire — est, comme toujours, le nombril de l’Europe. Et le Club Jean Moulin — on s’en doutait — est le nombril de la France.
Nous en savons désormais assez. Encore une fois, ces belles phrases — qui constituent, dans l’intention des auteurs, la conclusion et l’âme de tout l’ouvrage et donnent la synthèse de l’esprit qui inspire ses auteurs — bien loin d’avoir quelque chose de typiquement « mouliniste » sont empreintes de ce nationalisme borné et grincheux qui n’est même pas celui du de Gaulle (une telle comparaison leur ferait trop d’honneur), mais bien celui que nous avons entendu maintes fois dans les discours de Michel Debré. Nous n’avions pas besoin que le Club Jean Moulin nous l’apprenne.
S’il faut une conclusion à nous, la voici : la crise de l’Etat national ne pourra trouver de remède réel que dans le dépassement de cette crise dans un cadre fédéral. La gauche française aussi est prisonnière, exactement comme les forces de droite, du mythe pernicieux et anachronique de « la France seule », et elle est pourtant enfermée comme celles-ci dans un cul-de-sac sans issue, quelle que soit la sagesse des solutions partielles qu’elle propose — solutions que souvent nous partageons — mais qui, sans le cadre fédéral adéquat qui seul permettrait de dépasser la sclérose et l’immobilisme auxquels sont désormais nécessairement vouées les structures nationales, restent des velléités et, comme le diraient les Allemands, schweben in der Luft.
 
Andrea Chiti Batelli

 

 

 

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