LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IV année, 1962, Numéro 3, Page 274

 

 

PROJET D’ACTION-CADRE POUR LE M.F.E.*
 
 
Le problème qu’on tâche de résoudre
Si l’on réfléchit à la situation actuelle du M.F.E., au nombre et à la vitalité de ses sections, on constate qu’une des causes qui le rendent incertain et qui en empêchent le développement consiste en ce que chaque section, quand elle essaie d’acquérir une certaine influence dans la ville où elle opère, n’atteint jamais des résultats suffisamment satisfaisants et, par la suite, retombe dans l’immobilisme et dans l’isolement après une période plus ou moins longue d’activisme. C’est un phénomène qui s’est vérifié toujours et partout. Les sections du M.F.E. se réveillent quand, par hasard, un homme de bonne volonté les ranime. Cet homme de bonne volonté en réveille d’autres, beaucoup s’attellent à la tâche. Mais leur travail ne donne pas de résultats appréciables et tout rentre dans l’ombre. Le M.F.E. ne réussit donc pas à rendre stables les nouvelles énergies qui pourtant se présentent et il demeure immobile. A notre avis il en est ainsi parce que, dans la présente situation du Mouvement, le travail des fédéralistes ne dépasse jamais le stade de la pure propagande et que par conséquent tout ce travail est stérile : des discours que peu de monde, toujours moins nombreux, écoute ; des réunions qui, faute de résultats et de nouveaux buts à atteindre, deviennent de plus en plus apathiques.
En effet on peut affirmer sans hésitation que le M.F.E. ne pourra pas se développer tant que le travail de ses sections ne dépassera pas le stade de la simple propagande. La propagande n’est efficace que quand elle est un moyen, non pas un fin en soi, et que c’est la propagande de quelque chose qui se développe et croît visiblement. Dans le cas de la politique, la propagande n’est efficace que si elle est la propagande d’une manière de s’emparer d’un pouvoir ou de le garder et qu’il est possible à tous ceux à qui elle s’adresse d’y participer peu ou beaucoup.
La force de la propagande politique n’est pas une fonction des moyens financiers dont on peut disposer, mais une fonction du nombre et de la fermeté des individus qui peuvent participer à l’action politique qu’elle indique (bien des fois une minorité apparemment isolée, mais qui connaissait les chemins du pouvoir, a pu résister longtemps et puis soudain conquérir la faveur totale de l’opinion publique, presque sans argent, sans moyens d’information et de propagande et en ayant contre elle toutes les forces possédant le pouvoir légal, l’appareil de propagande de l’Etat et la plupart des ressources disponibles). Si l’on applique ces considérations d’évidence à notre problème, la propagande fédéraliste, il apparaît clairement que la simple explication des désavantages dus à la division de l’Europe et des avantages résultant de son union fédérale ne sert à rien (le citoyen qu’on aborde remarque : « C’est vrai, mais qui réalisera cette union ? En avez-vous la force ? »), si elle n’est pas accompagnée et étayée par une autre propagande : justement la propagande qui dit comment faire l’Europe et comment ceux à qui cette propagande s’adresse peuvent participer à sa construction.
Dans le cas de la politique normale, le gouvernement des Etats, la propagande des partis — s’il s’agit vraiment de partis, c’est-à-dire de parties d’un pays et non seulement de petits groupes isolés de velléitaires — réussit toujours, quelle que soit la manière de la faire, parce qu’en ce cas il suffit de modifier les opinions des citoyens pour modifier la quantité des voix des partis et par conséquent la situation du pouvoir national et la conduite du gouvernement. C’est le cadre où agissent les partis — l’Etat — qui fait automatiquement coïncider la propagande d’une idée avec celle de la manière de lui donner du pouvoir. Ce fait donne même de l’efficacité à la manifestation la plus élémentaire de la propagande : le dialogue de deux individus dont l’un essaie de convaincre l’autre. Dans le cadre de l’Etat, chacun de ces dialogues constitue un élément infinitésimal mais réel de l’opinion publique et entre dans la balance du pouvoir national. Rien n’est donc gaspillé. Tout ce qu’on fait ou qu’on dit tend à être utile.
Au contraire, dans le cas dont nous nous occupons, c’est-à-dire la fondation de la Fédération européenne (un Etat nouveau), la propagande pour cet Etat ne coïncide pas automatiquement avec la propagande sur la manière de le faire naître et par conséquent les destinataires utiles, ceux qui devraient se convaincre et participer à l’action, font défaut. Cela est dû au fait qu’il manque un cadre extérieur, ayant une fonction analogue à celle de l’Etat vis-à-vis du parti, qui fasse coïncider l’augmentation des personnes favorables à la Fédération européenne avec l’augmentation du pouvoir de la fonder (le pouvoir constituant). C’est cette situation qui oblige les militants et les sections à ne se proposer que la tâche d’obtenir des consentements en faveur de l’Europe. Mais, comme nous venons de le dire, il s’agit d’un travail de Sisyphe. Il n’y a pas un rapport direct entre le nombre des convaincus et le pouvoir constituant européen ; les convictions ne durent pas, elles se font d’un côté et se défont de l’autre, et ainsi de suite. C’est pourquoi tout ce qu’on fait et dit tend à être inutile. L’effort de chacun ne s’additionne pas à celui des autres, il ne se forme ni un réseau efficace de militants ni une opinion publique favorable à la Fédération. Et sans une opinion publique favorable il ne se forme pas sur le terrain européen — au minimum les Six — une balance de pouvoir portant sur un plateau la Fédération et sur l’autre la division en Etats nationaux souverains. Cela veut dire que, quelque effort que les fédéralistes fassent, ils ne peuvent pas même se battre, qu’ils ne réussissent pas même à faire naître un embryon du pouvoir de fonder l’Europe, qu’ils ne réussissent pas à donner naissance au « fédérateur ». Finalement, ou bien les fédéralistes dépasseront cette situation, ou bien ils sont destinés à marquer perpétuellement le pas.
Pour la dépasser, il faut disposer d’un cadre européen qui fasse visiblement coïncider la propagande des avantages de l’Europe avec celle de la manière de la fonder. Ce cadre n’existe pas, il faut le créer. Les cadres européens existants ne sont pas politiques et ne permettent donc ni la formation de militants européens ni la mobilisation de l’opinion publique. Les cadres politiques nationaux ne servent nullement à ce but. Ils empêchent en effet la formation d’une vigoureuse opinion publique européenne au-dessus des Etats, parce qu’ils divisent ceux qui sont favorables à l’Europe en Européens Allemands, Français, Belges, Italiens, etc., et qu’ils soumettent en outre ces faibles divisions entre partisans ou adversaires de l’Europe, internes à chaque pays, aux divisions existant à propos du gouvernement des Etats qui apparaissent plus urgentes et plus importantes dans une optique nationale. Le problème à résoudre est donc celui de la création d’un cadre européen de repère pour l’opinion publique par une action ad hoc, qui le fasse vivre dans la tête des individus comme une réalité psychologique. Une action-cadre, qui n’exclue aucune autre action fédéraliste, mais qui au contraire les valorise toutes en leur diversité même, diversité nécessaire pour pouvoir adhérer à la réalité humaine, les reliant les unes aux autres par un même fil et nous octroyant la possibilité de les additionner. Une action de ce type doit être faite par les Européens eux-mêmes guidés par les fédéralistes ; elle doit leur insuffler l’idée qu’une lutte politique européenne est en train de naître et que par conséquent il en dérivera un cadre européen de pouvoir ; et elle doit progresser dans le temps, de manière à faire dépendre des Européens eux-mêmes et de tous le hommes de bonne volonté entrant dans les rangs des fédéralistes, le renforcement de ce cadre, c’est-à-dire le renforcement du pouvoir de faire l’Europe. C’est la seule façon d’unifier la propagande pour l’Europe avec celle de la manière de la faire, et de lui créer un public : ceux qui sont invités à y participer. Si cette condition était remplie, il va de soi que les fédéralistes seraient à même d’influencer toutes les organisations (religieuses, culturelles, syndicales et politiques) dont les intérêts convergent avec l’unité politique de l’Europe : que la grande presse, qui s’occupe des seuls partis, s’occuperait enfin des événements de la politique fédéraliste : en un seul mot que les fédéralistes deviendraient enfin ce qu’ils devraient être par définition : les leaders de la lutte pour la Fédération européenne.
 
L’action-cadre
Forme de l’action. — 1) Campagne d’adhésions à la Fédération européenne moyennant la signature au bas d’une fiche et le paiement de son coût d’impression et de sa conservation aux archives. Cette fiche doit contenir en haut un slogan ou un mot d’ordre fédéraliste, au centre un symbole et une courte explication très simple du combat pour l’Europe et, en bas, l’explication de la raison pour laquelle celui qui adhère doit payer la fiche : le financement autonome de la campagne. Ces formules doivent donner une idée vigoureuse de la valeur de l’adhésion : le recouvrement d’une âme politique. Cette collecte peut être faite par un seul individu, par un groupe, par une section ; on peut la faire en privé, entre amis, là où l’on travaille, où l’on étudie, où l’on se retrouve, ou publiquement par des manifestations extérieures : on peut la faire par exemple sur les places, etc. Toutefois on doit compter et déposer aux archives chaque signature parce que la campagne doit avoir comme objectif l’obtention de la majorité en faveur de la Fédération, du moins dans le domaine des Six pays. En substance, tandis que l’adhésion de chacun doit tirer sa force de l’importance des principes inclus dans la fiche, la campagne tout entière doit se nourrir de l’idée-force du recensement volontaire des Européens, en tant que peuple fédéral européen.
2) La prise de position de la part des recensés et de tous ceux qui adhèrent régulièrement en cette occasion, aux égards des grands problèmes politiques qui ne sont pas résolus ou qui sont mal résolus parce qu’ils ne sont pas à la portée des gouvernements nationaux. Si l’organisation est en mesure de le faire, on doit préparer ces prises de position toutes les fois que ces problèmes deviennent actuels et qu’ils émeuvent et intéressent l’opinion publique.
Moyen technique : une collecte de signatures non plus individuelles mais par groupes de quelques dizaines, sur une feuille officielle de la campagne portant le texte de la prise de position. Ce deuxième aspect de la campagne est doublement nécessaire : d’abord pour politiser graduellement la campagne elle-même en relation avec la maturation de l’opinion publique, et pour renouveler la participation de ceux qui ont déjà adhéré au cours d’une campagne qui ne sera pas brève : en toute hypothèse elle peut durer dix ans.
Climat politico-social de la campagne. — On ne peut pas évaluer la portée de ces opérations sans tenir compte du climat politico-social de l’Europe des Six, pour lequel la campagne a été conçue en particulier. Pour une campagne fédéraliste ce milieu présente, au niveau de l’opinion publique, l’« européisme diffus », et, au niveau des militants, il offre le peu d’individus organisés par les différentes associations fédéralistes et « européistes » et les nombreux individus disponibles, mais actuellement inactifs, qui agiraient si l’on découvrait et si l’on adoptait la solution de l’équation « travail-résultat ».Ces attitudes et ces dispositions présentent un caractère de stabilité et de consistance car elles sont le reflet, dans l’âme de la population, des aspects permanents et fondamentaux de la situation politique de l’Europe continentale occidentale. Dans cette partie de l’Europe l’éclipse de la souveraineté nationale et la dimension supranationale de l’action humaine dans les domaines économique, technique, scientifique, etc… ont provoqué une véritable unité européenne de fait et, en outre, comme conséquence de cet état de choses (en raison de la contradiction qui existe entre le développement supranational de la société et les limites nationales du pouvoir politique) la décadence morale et intellectuelle de la vie politique. Il n’existe aucun individu moralement sain qui ne constate la contradiction croissante entre les valeurs et les faits dans le domaine de la politique, même si, faute d’une critique fédéraliste vigoureuse des Etats nationaux et des forces qui les soutiennent, on ne voit pas encore dans l’Etat national la cause de cette contradiction ; et il n’est pas d’Européen qui ne se rende compte du succès mondial du Marché Commun et de l’impuissance persistante des Etats nationaux dans la politique internationale, et qui n’attribue les succès de l’Europe à son unité de fait, et ces humiliations à sa division en Etats.
En fait, l’unité européenne de fait est de loin plus importante que la gangue politique (le système national des Etats souverains, avec ses camps clos de lutte pour le pouvoir et son masque confédéral européen) qui la suffoque encore à l’Ouest et qui empêche son expansion à l’Est ; il ne semble donc pas osé de penser que l’ouverture d’une petite brèche politique dans ce système suffirait pour en faire sortir un fleuve d’hommes capables de le faire éclater. Tant à l’Est qu’à l’Ouest, le pouvoir n’est soutenu dans les Etats que par ceux qui en profitent ; il n’a pas de liens profonds avec la population, et il se maintient surtout par la force d’inertie et parce que, actuellement, il n’existe pas d’autre alternative.
Les énergies sociales libérées par la nouvelle situation de l’Europe dans l’après-guerre n’ont pas encore engendré une véritable force politique faute d’une action efficace et autonome de l’avant-garde fédéraliste. C’est pourquoi la tête (« européisme organisé et organisable) est restée partagée et embryonnaire, la suite (« européisme » diffus) est restée dispersée, et toutes ces énergies, dans leur ensemble, sont demeurées sous la tutelle des directions nationales de l’action politique. Elles resteront telles, et finiront par se décomposer, si l’on n’entreprend pas rapidement une action modelée sur leur caractère profond, même si celui-ci est encore à l’état embryonnaire (l’alternative fédérale au système national des Etats souverains) et sur leur faible degré actuel de maturité politique. La campagne proposée, qui a pour tous un point de départ très simple (la signature d’adhésion), mais conçu dans la perspective d’un but très ambitieux (recensement volontaire du peuple européen), possède ces caractères et devrait, au fur et à mesure qu’elle se développe, s’imposer à l’opinion publique et mobiliser l’« européisme » organisé et le « européisme » organisable, aussi bien dans les couches les plus proches (individus déjà orientés vers le fédéralisme) que dans les plus lointaines (individus qui font de l’état de la société et de la contradiction entre les valeurs et les faits une question personnelle).
Intensité et durée de la stimulation. — Il s’agit donc de voir si la campagne proposée stimule effectivement l’action. C’est un fait que les fédéralistes du M.F.E., à commencer par ceux du courant de minorité « Autonomie Fédéraliste », sont suffisamment forts pour dépasser le moment d’inertie, faire démarrer la campagne sur un front européen supranational et la doter d’un nombre d’adhésions d’environ un demi-million à un million au cours d’une année. Et il est légitime de prévoir que, avec un million ou presque d’adhésions, cette campagne acquerrait une force d’attraction suffisant à mobiliser les énergies extérieures au M.F.E., d’abord autour des zones géographiques et des noyaux sociaux touchés au début, ensuite en tâche d’huile.
La prévision est légitime en raison des considérations suivantes. On parle de l’Europe, par la force des choses. Or, dans les points touchés par la campagne, tout individu qui parlerait de l’Europe parlerait aussi de cette campagne (« Qu’est-ce que c’est que ce recensement volontaire du peuple européen ? Est-ce qu’il sert ou est-ce qu’il ne sert pas ? ») ; il parlerait aussi de son but, à savoir d’une majorité en faveur de la fédération, comme d’une entreprise dont le succès dépend de l’individu lui-même, de ses amis, de chaque Européen, c’est-à-dire comme d’une chose qu’il faut faire passer dans les mains de tous. La campagne se trouverait ainsi dans l’esprit de la population toujours un peu plus loin que son degré de réalisation : cet écart étant constitué par le fait que celui qui en prend conscience peut la développer ultérieurement. Et cette responsabilité personnelle de tous les individus acquerrait, à mesure que la campagne progresserait et qu’elle trouverait par là des adversaires, une consistance de plus en plus grande. Quand le nombre des adhésions et l’extension territoriale aurait atteint un certain niveau, le mécanisme suivant fonctionnerait en effet : plus serait grand le nombre des adhésions, plus la campagne aurait de poids ; plus elle aurait de poids, plus les amis de l’Europe seraient obligés de la soutenir, et plus gens ennemis (communistes orthodoxes, nationalistes et toute sorte de velléitaires ou de réactionnaires) seraient obligés de lui faire obstacle.
Ce mécanisme de stimulation ne serait d’autre part freiné par aucun goulot d’étranglement. Les signatures d’adhésion pourraient être données n’importe quand et n’importe où avec une dépense minimum de la part de l’adhérent, sans aucune perte d’argent pour celui qui recueille les adhésions, et avec des organisateurs improvisés. Même le doute au sujet de l’efficacité de la campagne, fatalement fort au début quand on ne posséderait pas encore l’expérience des résultats, serait contrebalancé par le fait que l’adhésion ne comporterait aucun sacrifice, et par l’idée que de toute façon il vaudrait la peine de prendre position en faveur de l’Europe, que dans ce cas-là tout sert, etc…
Comme il n’existerait pas de date fixe pour recueillir les adhésions et comme toute signature constituerait un nouveau pas, on peut prévoir que la stimulation se manifesterait à tout moment et en tout lieu chez toutes les personnes non hostiles à l’Europe, faisant ainsi progresser continuellement la campagne en profondeur (dans chaque lieu) et en extension (sur toute l’Europe occidentale et, en marge, même sur la partie de l’Europe soumise aux dictatures). On peut en outre prévoir que cette stimulation aurait une longue durée, le temps nécessaire pour atteindre, du moins dans le cadre des Six, la majorité en faveur de la fédération. Et il est d’ores et déjà certain que la campagne, même si la réalité devait démentir en partie ces prévisions, serait de toute façon une première manière d’affronter le problème préalable qui, pour l’instant, n’est pas résolu : à savoir le problème d’unifier la propagande et l’action et de fonder un mécanisme général de stimulation des attitudes fédéralistes.
Déploiement de la campagne. — Etant donné la puissance du mécanisme de stimulation, la campagne créerait pour tous les Européens, dans les limites dans lesquels la prévision se réalisera, une occasion de prendre contact avec le fédéralisme militant. En raison de la faible force d’attraction du M.F.E., cette occasion, qui est la condition préalable du recrutement et de la formation des militants et des sympathisants, s’est produite, jusqu’à maintenant, pour un nombre très limité seulement de personnes, qui ont été abordées directement par les quelques fédéralistes actifs. La campagne, en progressant et en atteignant tous les Européens, tamiserait toute la bonne volonté européenne tant réelle que virtuelle, et mettrait ainsi en action toute la force disponible.
Celui-ci est l’un des aspects essentiels du projet. La campagne, en se déployant, entraînerait avec elle l’extension de l’organisation fédéraliste supranationale. En effet les progrès ne résideraient pas seulement dans l’accroissement du nombre des adhésions mais également dans celui de tous les éléments liés au recueil des signatures. Il s’agit de voir quels sont ces éléments. Un exemple local pourrait avoir le caractère suivant. Après avoir recueilli, sans aucun plan et grâce à des organisateurs improvisés un certain nombre d’adhésions, il se manifesterait, dans la ville en question, la volonté de rester sur la brèche et de former un groupe de militants ; il serait né une incitation tant à augmenter le nombre des adhérents qu’à se mettre en rapport avec ceux qui seraient en train de faire le même travail politique dans les autres villes. Au sein du groupe se feraient jour la tendance et l’habileté à planifier le recueil d’adhésions avec le choix de buts partiels et progressifs, avec l’articulation du plan par noyaux sociaux et territoriaux, avec le recrutement d’amis pour faire face à la tâche. Le groupe acquerrait le caractère de centre d’agitation de l’opinion publique, et l’idée que tous les citoyens pourraient être abordés prendrait corps. En raison de ce fait et de cette perspective, le groupe serait attaqué par les ennemis de l’Europe qui devraient essayer d’empêcher que la campagne ne pénètre dans leurs propres rangs ; il recevrait les invitations à collaborer de la part d’amis ou de faux amis de l’Europe, et ainsi de suite. C’est pourquoi il se développerait un débat politique, public et permanent, sur les rapports entre les faits de la politique et de l’économie et le problème européen ; et le problème européen serait encadré (en raison de la forme de la campagne —recensement du peuple européen —, et de l’intervention directe des citoyens en dehors des cadres nationaux habituels), dans l’optique du « Peuple européen », c’est-à-dire du droit des citoyens d’Europe à avoir voix au chapitre dans les décisions européennes, essentielles pour leur destin, et par conséquent de la responsabilité des forces politiques qui empêchent ou qui ne reconnaissent pas l’exercice de ce droit démocratique fondamental. Ce débat obligerait le groupe à prendre des positions politiques, donc à utiliser le second levier de la campagne (les prises de position de la part des recensés). La liaison avec l’organisation fédéraliste supranationale et la participation à l’élaboration collective de sa ligne politique, permettraient au groupe d’affronter avec efficacité cette tâche. Cette liaison, en insérant le groupe dans la culture qui se manifeste dans l’optique supranationale et fédéraliste, lui donnerait également la possibilité d’affronter l’autre responsabilité essentielle qui émergerait de l’action et du débat, à savoir la responsabilité de fonctionner non seulement comme centre d’agitation mais aussi comme centre de culture active, engagée. Le débat mettrait, en effet, en discussion le fondement même de la légitimité politique et de l’organisation de la société — le système national des Etats souverains — et par conséquent toutes les conceptions du cours de l’histoire, de la politique et de la société.
Le mécanisme de la campagne, non seulement dirigerait l’européisme organisé et organisable vers la formation de groupes locaux ayant un caractère de centre d’agitation et de culture, mais ferait également converger ces groupes. La somme des adhésions dans chaque ville n’aurait, en effet, de valeur que comme élément d’un tout, le nombre global des adhésions dans l’Europe toute entière. L’unité des groupes au niveau supranational serait donc la condition indispensable pour l’existence et pour le succès de chaque groupe local. La tendance à atteindre les degrés d’unité culturelle et politique nécessaires à assurer l’unité des groupes se ferait alors jour. Etant donné le caractère de cette unité (la convergence des groupes en étroit contact culturel et politique avec leur ville, c’est-à-dire avec tout ce qu’il y a de différent dans l’Europe), l’unité politique et culturelle ne pourrait être réalisée que par le moyen de la représentation de cette convergence, à savoir la conscience théorico-pratique de ce qu’il y a de commun dans les diversités de l’Europe d’aujourd’hui, en dernière instance la connaissance objective du cours de l’histoire. Cette unité profonde des groupes entre eux et avec la population, donnerait à l’ensemble un caractère de véritable mouvement politique supranational. Elle mettrait en outre, le centre, en mesure de donner des directives qui seraient effectivement exécutées et des mots d’ordre qui seraient effectivement diffusés par les groupes locaux, et qui éveilleraient un profond écho dans l’âme de tous les européens.
Rapports avec le M.F.E. — Il n’est pas nécessaire de démontrer qu’un centre qui donne des directives à des groupes (suivis par l’opinion publique) qui les exécutent, constitue une force politique ; ni de démontrer que, quand la campagne aurait atteint ce stade de développement, il y aurait, dans la balance de pouvoir de chaque Etat, le « fédérateur » ; enfin il n’est pas nécessaire de démontrer non plus que, là où il existe une force, on peut compter sur soi, et non pas sur les autres, ce qui revient à dire que les fédéralistes comprendraient que c’est à eux et non pas à d’autres forces politiques de conduire la lutte pour la Fédération européenne. Il s’agirait plutôt d’analyser le rapport entre le développement de l’action-cadre et la stratégie de la lutte fédéraliste. Mais notre examen ne doit pas s’étendre à ces questions, qui constituent du reste un problème à part. Il existe, naturellement, un lien entre l’action-cadre, ou tout autre plan réaliste de développement, et la ligne politique du fédéralisme. Toutefois, à l’état actuel des choses, comme il n’existe pas de force fédéraliste à guider dans la lutte pour le pouvoir de fonder la Fédération, les conceptions stratégiques de la lutte ne sont que de simples hypothèses de travail. Il n’est donc pas opportun de lier la reprise de l’action à la conception stratégique d’un courant ou de l’autre, même si tous ont le devoir de développer, dans l’action et pour l’action, leur point de vue politico-culturel. Aujourd’hui il s’agit de mettre en branle le fédéralisme. La conception la plus féconde, la plus capable de le diffuser et de le diriger, s’imposera spontanément.
Rapports avec les autres Mouvements. — En général ce qui vaut pour les courants du M.F.E. vaut également pour les autres Mouvements. En fait, si la campagne mobilise et unifie l’européisme organisé et organisable, ou les Mouvements participeront à la campagne, en subissant le processus politique unitaire avec ses conséquences organisatives évidentes, ou ils mettront en évidence leur stérilité et disparaîtront.
Rapports avec le C.P.E. — Les rapports avec le C.P.E. assument un relief particulier dans la question de l’action-cadre, car le projet de cette action n’aurait pas été possible sans l’expérience tant du C.P.E. que des limites qui l’ont empêché de se développer. Avec les élections primaires comme forme minimum de l’action, le C.P.E. impliquait l’existence d’un réseau d’organisations locales, qui en fait n’existait pas ; et avec la représentation il impliquait un pouvoir sur le cours des événements, et une influence sur l’opinion publique, qui constitue encore aujourd’hui un point d’arrivée, et non pas un point de départ. Si nous pouvions, dans la situation politique actuelle, organiser dans 50 ou 100 villes, les mêmes jours, une élection générale du C.P.E. sur le problème de l’Europe politique, en revendiquant contre l’Europe des Etats et contre la nullité de ses opposants (qui ne défendent même pas la plateforme à six) le droit des citoyens européens — du « peuple européen » — de participer de façon démocratique à la construction de l’Europe, nous ferions naître un gros mouvement d’opinion publique, un véritable pouvoir européen, et nous serions donc en mesure de donner à la représentation du C.P.E. le caractère d’un véritable interlocuteur des gouvernements nationaux, le caractère du « fédérateur ». Mais il est de fait que nous ne pouvons pas organiser de cette façon ces élections du C.P.E., même pas dans dix villes, ni même dans cinq villes de l’Europe. Il s’agit donc d’agir de façon à combler le vide qui nous sépare de possibilités de ce genre.
Instruments de la campagne. — Ce projet lui-même, dans son ensemble, est un instrument de la campagne. La prévision de ce qui peut arriver est en effet le seul moyen permettant de trouver de bonnes règles d’action, et, dans ce sens, toutes les prévisions du projet sont à la fois des règles d’action, des buts à atteindre, en un mot des instruments mentaux de la campagne. En outre, le M.F.E., avec son organisation et son gouvernement, est lui aussi un instrument de la campagne. Cela est évident. Mais il faut aussi des instruments spécifiques ; en premier lieu, et en général, un instrument de contrôle contenu dans le mécanisme même de l’action, afin de plier à la discipline nécessaire le grand nombre d’organisateurs improvisés à employer, et sur lesquels, du moins au début, le M.F.E. n’aurait aucun pouvoir. S’il n’existe pas d’unité de fiches et d’archives, il n’est pas possible de faire la somme des adhésions ; et s’il n’existe pas d’autofinancement du recueil des adhésions, il n’est pas possible de les étendre. Il s’agit par conséquent d’imprimer les fiches et de les mettre aux archives — sauf la partie à laisser au citoyen et celle qui ira aux archives locales — dans un centre unique ; de ne les fournir que contre remboursement, au moins partiel, des frais d’imprimerie et d’archives (qui seront ensuite absorbés par les adhérents) ; et de ne compter que les fiches fournies par le centre et qui y sont retournées ; c’est-à-dire d’instituer une commission centrale ad hoc chargée de ces tâches (le point sur le remboursement n’a pas encore été discuté par le courant).
Les autres instruments indispensables pour le lancement de la campagne ne doivent pas être acceptés par tous. Il s’agit des idées qui devront la soutenir. Il est évident qu’il est indispensable de fournir les raisons pour lesquelles on invite à participer ou à adhérer au recensement volontaire du peuple fédéral européen. Mais il n’est pas nécessaire, et comme nous l’avons déjà dit, il n’est même pas opportun, de lier la campagne à une seule conception stratégique. A ce propos « Autonomie Fédéraliste » est de toute façon en train de préparer une « Déclaration d’Intentions » et une série d’opuscules de culture politique.
Phase actuelle de préparation de l’action-cadre. — Le courant de minorité « Autonomie Fédéraliste » est en train de terminer l’étude des aspects techniques de la campagne et la préparation des groupes nécessaires pour la lancer, au printemps prochain, sur un front supranational (la présence allemande, en plus de la présence française et de la présence italienne, est assurée ; la participation belge et hollandaise par contre manque encore) avec des forces politiquement qualifiées et suffisantes pour recueillir, au cours d’une année, plus d’un demi-million de signatures d’adhésion.
Décisions du Comité Central du M.F.E. — Le Comité Central peut décider de faire sienne l’action-cadre. D’ans ce cas une négociation préliminaire est nécessaire pour la formation et le de la commission ad hoc. Ou bien il peut se réserver le droit de ne l’adopter que quand elle aura prouvé à travers les faits son efficacité. Dans ce cas « Autonomie Fédéraliste », en groupe discipliné, demande seulement de pouvoir l’entreprendre comme une action reconnue par le M.F.E. « Autonomie Fédéraliste » rappelle qu’elle s’est présentée au congrès de Lyon avec un document qui contenait deux points essentiels : l’action-cadre, et la discussion au fond sur la nature politique du M.F.E., et elle se réserve le droit de préciser son attitude au cas où le Comité Central n’adopterait ni la première ni la deuxième décision.
 
Mario Albertini


* Présenté au Comité Central du M.F.E. le 21 octobre 1962.

 

 

 

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