LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IV année, 1962, Numéro 4, Page 349

 

 

PROJET DE MANIFESTE
 
 
Introduction
Le fédéralisme en tant qu’expérience culturelle et politique paraît être de peu d’importance et destiné à rester en marge de la vie contemporaine.
Ce sont encore les vieilles idéologies politiques, le libéralisme, la démocratie, le socialisme, le communisme qui occupent la scène. Toutefois le cours de l’histoire est arrivé à une phase, celle de l’unification sociale du genre humain, qui ne peut être ni comprise ni dominée par les vieilles idéologies qui, de ce fait, sont en pleine crise. Le fédéralisme est justement le nouvel instrument de pensée et d’action qui coïncide de plus en plus avec le cours de l’histoire, nous permettant donc de le comprendre et de le dominer.
En réalité, du point de vue de la politique, le fédéralisme, c’est-à-dire l’Etat fédéral, représente la dernière grande découverte d’un instrument de gouvernement démocratique. La démocratie directe fut le gouvernement démocratique des ressortissants d’une ville et elle ne réalisa aucune division des pouvoirs pour garantir la liberté. La démocratie représentative fut le gouvernement démocratique des ressortissants d’une nation et elle réalisa la division formelle des pouvoirs : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Le système fédéral correspond à un élargissement encore plus grand du domaine du gouvernement démocratique : c’est le gouvernement des ressortissants d’un espace supranational et qui peut s’étendre au monde tout entier. Il réalise la division substantielle des pouvoirs en divisant la souveraineté entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des Etats membres. Ce fut Alexandre Hamilton, un des protagonistes de la fondation de la fédération américaine, qui le comprit mieux que tout autre et qui expliqua par conséquent clairement le sens du nouveau moyen de gouvernement.
Mais une démocratie fédérale ne peut pas fonctionner de manière durable si elle n’a pas des dimensions mondiales, parce que la division substantielle des pouvoirs et la structure démocratique tendent inévitablement à s’effondrer sous le choc de la violence internationale. Quand la démocratie fédérale s’impose sur des espaces plus restreints que le monde entier, elle ne peut durer, de manière précaire, que dans ces Etats qui peuvent être considérés des sortes d’îles politiques.
Ces Etats sont exposés dans une moindre mesure aux changements de la balance mondiale du pouvoir et par conséquent ils n’ont aucun besoin de s’engager de façon permanente dans le domaine militaire et diplomatique, ou dans une politique de puissance sur l’échiquier international. Mais quand la balance internationale du pouvoir commence à peser sur eux, leur condition d’« île politique » disparaît : ils doivent faire face, à l’échelon international, à tous les engagements militaires, diplomatiques, économiques que leur pouvoir implique. Tout cela tend d’abord à entamer et ensuite à abattre leur frêle ossature de démocraties fédérales. Tel a été et tel est encore le destin des Etats-Unis d’Amérique. Or la vérité est que la tendance puissante vers l’unification du genre humain, qui caractérise la phase de l’histoire que nous sommes en train de vivre, tend à remplir au fur et à mesure tous les espaces vides qui permirent autrefois le maintien d’« îles politiques ». Les conditions qui autorisaient l’existence d’une démocratie fédérale à un échelon inférieur à celui du monde disparaissent. Par conséquent la réalisation complète et définitive de la démocratie fédérale correspond désormais à l’élimination de la guerre dans le monde par l’avènement de la fédération mondiale.
C’est pourquoi le fédéralisme coïncide dorénavant avec le cours de l’histoire qui pousse vigoureusement les hommes vers l’unification mondiale. Il paraît même coïncider avec un extraordinaire moment de l’évolution de l’humanité : le passage de la préhistoire à l’histoire, c’est-à-dire l’écroulement du dernier obstacle qui s’oppose encore au déploiement complet de toutes les capacités inhérentes à la condition humaine. Comme Kant l’a dit, dans la condition humaine existe la capacité potentielle d’une pensée et d’une volonté autonomes ; mais elle reste potentielle aussi longtemps que les hommes ne réussiront pas à écarter les obstacles qui s’opposent à sa pleine réalisation. Après avoir conquis dans la mesure du possible le contrôle des calamités naturelles et vaincu ou être en train de vaincre la plaie de la misère, les hommes se trouvent maintenant aux prises avec le dernier obstacle qui s’oppose au libre déploiement de la condition humaine et maintient la violence de l’homme contre l’homme : la guerre. Le fédéralisme est le dépassement de la cause de la guerre : la division du monde en Etats souverains. Par la fédération mondiale, le dernier rempart de la violence chez les hommes, la guerre, est renversé, et l’anarchie internationale remplacée par le règne du droit entre les Etats. Et, comme Kant nous l’a appris, la Fédération mondiale ouvrira un monde où l’homme pourra considérer les autres hommes comme des fins et où il pourra développer de manière autonome et complète toutes les capacités qu’il possède. La Fédération mondiale ouvrira l’histoire du genre humain.
 
I
 
Le cours de l’histoire, poussé par l’évolution des rapports de la production, après avoir unifié les hommes à l’intérieur des pays les plus avancés, en jetant bas toutes les barrières de classe, est en train d’abattre les barrières entre les Etats.
La grandiose et progressive révolution des méthodes et donc des rapports de la production, d’après la science et la technologie modernes, a donné un formidable élan à l’histoire européenne et à celle de l’humanité tout entière. C’est la transformation de l’organisation productive du type artisanal doué de moyens rudimentaires et renfermé dans un marché restreint d’une économie de consommation locale, au type industriel pourvu d’instruments mécaniques de plus en plus puissants et perfectionnés, et ouvert à des marchés de plus en plus amples de la région à la nation, au continent, au monde tout entier, qui a imposé une grande révolution graduelle des relations humaines. L’évolution des rapports productifs a rapproché et intégré les individus qui, pendant la période précédente d’organisation de la production, vivaient séparés les uns des autres et n’avaient aucun contact entre eux. L’interdépendance des actions humaines augmente dans une mesure que l’histoire précédente de l’humanité a tout entière ignorée.
Pendant la première phase de ce cours de l’histoire, il y a eu une augmentation puissante en profondeur de l’interdépendance des actions humaines dans tous les domaines, économique, social, politique, culturel et ainsi de suite. C’est elle qui, tendant à éliminer toutes les divisions et toutes les luttes de classe, a plus étroitement uni tous les hommes d’un Etat. C’est  aussi l’époque où naissent les grandes idéologies européennes, à travers lesquelles les hommes apprennent à interpréter la nouvelle réalité qu’ils sont en train de vivre, et qui reflètent le bouleversement profond de la société tout entière. Les valeurs de la liberté et de la justice se manifestent dans la conscience des hommes avec une puissance jusqu’alors inconnue. Le libéralisme et le libérisme annoncent la libération de la classe bourgeoise, crée par la révolution de l’organisation productive, des entraves et des obligations que la vieille société oligarchique et cristallisée de l’ancien régime lui avait imposées. La démocratie exprime l’exigence de faire participer aux décisions politiques tous les hommes que les nouveaux rapports de la production rendent progressivement conscients de leur participation à la vie productive du pays, renversant le vieux principe de légitimité fondé sur le droit divin. Le socialisme marque l’entrée de la nouvelle classe, le prolétariat, issue de la nouvelle organisation économique, dans la vie politique et son progrès sur l’échelle économique et sociale.
Le cadre étatique hérité du passé, développant sa structure bureaucratique, intégrait politiquement peu à peu toutes les énergies humaines et matérielles que les rapports de la production avaient déjà unifiées. Les hommes se représentèrent cette unité politique comme « la nation », une sorte de parenté de sang, de race, d’on ne sait quoi, une idéologie permettant de relier psychologiquement au pouvoir toutes les activités économiques, sociales, militaires, culturelles, scolaires, et ainsi de suite. A l’accroissement de l’intégration nationale correspond malheureusement la désintégration internationale. Le pouvoir politique de l’Etat est obligé par la balance internationale du pouvoir de s’emparer à des fins de puissance de toutes les nouvelles grandes énergies humaines et matérielles (il suffit de songer à la conscription obligatoire) que la vague sociale de l’interdépendance a fait naître dans le pays ; il brise les nationalités régionales et la supranationalité européenne spontanées existantes pour se présenter aux autres Etats plus puissant et plus agressif qu’auparavant. Ce n’est donc pas seulement la vieille logique du système européen des Etats, toujours en suspens entre l’équilibre et l’hégémonie, et périodiquement ébranlé par la guerre, qui continue, mais cette logique augmente sa violence en proportion directe avec l’énorme accroissement de puissance des Etats, fondé sur le principe national.
Mais nous voilà aussitôt dans la deuxième phase du cours de l’histoire contemporaine, celle que nous sommes en train de vivre. C’est là que se vérifie l’accroissement en extension de l’interdépendance des actions humaines dans tous les domaines ci-dessus dits. Elle rapproche de plus en plus les uns des autres, les ressortissants de différents Etats, tous les hommes du monde, et tend à éliminer les divisions et les guerres entre les nations. De même que, dans les pays les plus avancés, la première phase avait unifié les hommes dans l’Etat, la deuxième phase de cette évolution tend à l’unification du genre humain. Les diverses civilisations, les divers continents se rapprochent de plus en plus et ils ont déjà atteint un degré d’interdépendance jadis inimaginable. Cette interdépendance augmente constamment, menant l’humanité vers l’unification sociale. Le tiers monde, le monde des pays sous-développés et des anciennes colonies, a atteint aujourd’hui la première phase du développement social, celle où l’on tâche d’éliminer la division et les luttes entre les classes, mais il l’atteint au moment où les pays les plus avancés vivent l’expérience de l’unification sociale supranationale. On peut même dire que si les anciennes colonies entament aujourd’hui seulement la première phase de leur développement, c’est justement à cause de la puissance d’expansion de la société dans les pays les plus évolués. Et c’est encore dans l’interdépendance en extension de l’action humaine, c’est-à-dire dans l’aide de la part des hommes vivant dans les parties les plus évoluées du globe que réside l’espoir d’un développement rapide et organique des peuples des anciennes colonies. Le cours de l’histoire pousse énergiquement l’humanité, à tous les différents degrés de son développement, vers l’unité.
 
II
 
La division politique des hommes en nations, héritage du passé, trouve son dernier rempart dans la puissance continentale des U.S.A. et de l’U.R.S.S. qui, se faisant face partout dans le monde entier, cherchent à le garder divisé en deux camps d’Etats pour maintenir leur pouvoir hégémonique et freinent le processus d’adaptation des structures politiques à l’unification sociale du genre humain.
L’évolution des rapports matériels de la production, en intégrant socialement les hommes en espaces de plus en plus vastes et en augmentant les instruments matériels dont les hommes peuvent se servir, a donné une force croissante aux Etats nationaux et, par conséquent, a rendu de plus en plus dynamique l’équilibre politique européen, fondé sur la division de l’Europe en nations. Quand cette évolution économique et sociale atteint la dimension des Etats nationaux et qu’elle commence à la dépasser, la puissance de ces Etats arrive au maximum et leur pouvoir doit devenir le plus possible concentré et autoritaire pour s’emparer de toute nouvelle énergie naissante et pour éviter que les forces économiques et sociales sortent de leur milieu. C’est le moment tragique du nazisme et du fascisme d’un côté, de l’anarchie internationale de l’autre côté. Les Etats nationaux ont atteint le point maximum de leur force de concentration et les tensions et les luttes pour le pouvoir sont soumises à la loi de l’anarchie internationale la plus complète. Le résultat en a été la dernière tentative hégémonique — la plus violente — dans le continent européen, la tentative hitlérienne.
Mais l’effrayante guerre mondiale qui l’a suivie a mis en même temps le point final à l’histoire séculaire du système politique européen et de la suprématie de l’Europe dans le monde. L’évolution des forces économiques et sociales avait désormais dépassé les dimensions des Etats européens et s’amplifiait encore jusqu’à atteindre des dimensions continentales. La fin de la deuxième guerre mondiale fit clairement comprendre ce fait, en étalant la faiblesse et la misère des nations européennes et en montrant clairement que le monde est à la merci des deux superpuissances continentales, les U.S.A. et l’U.R.S.S. L’équilibre politique européen finit et l’histoire de l’équilibre politique mondial est en train de commencer.
Pendant cet après-guerre les forces économiques, technologiques et sociales ont, de fait, passé par dessus toutes les barrières sociales nationales en Europe. La reconstruction et l’expansion de l’économie des Etats de l’Europe continentale, et surtout des Six, ont eu lieu à un niveau supranational. La contradiction entre les forces économiques et sociales et les structures politiques nationales, qui divisent encore l’Europe, devient par conséquent criante. La même contradiction est seulement embryonnaire, et par conséquent beaucoup plus limitée, pour les organismes politiques de dimensions continentales. La dimension continentale de la structure politique permet une production de masse la plus perfectionnée possible à l’heure actuelle, une bonne utilisation, bien que non encore à plein régime, des procédés de l’automation et de l’énergie nucléaire. En d’autres termes, par une structure politique de ces dimensions on réussit presque à contenir les énergies économiques et sociales qui sont poussées en avant par le cours de l’histoire vers l’interdépendance supranationale ; ce qui explique en même temps la faiblesse des Etats européens et la force des Etats-Unis et de l’Union Soviétique. C’est pour cela que les U.S.A. et l’U.R.S.S. réussissent à être les piliers de l’équilibre mondial du pouvoir.
Mais tandis que d’un côté cet équilibre mondial bipolaire est le symptôme indirect de la tendance de l’histoire vers l’unification sociale de l’humanité, de l’autre côté il contraste et freine cette tendance, cristallisant les structures politiques par lesquelles les hommes sont organisés.
Les U.S.A. et l’U.R.S.S. se font face partout dans le monde, déterminant un équilibre à deux extrêmement rigide. Tout déplacement social, politique ou militaire, qui se produit où que ce soit dans le monde, prend toujours plus ou moins le sens de l’avance d’une des deux superpuissances et d’un recul de l’autre. Par conséquent, chacune d’elles est obligée de réunir toutes les ressources matérielles et humaines dont elle peut disposer, toutes les possibilités d’influence qu’elle peut avoir pour empêcher que l’autre ne fasse dangereusement pencher de son côté la balance de l’équilibre du pouvoir.
C’est ainsi que, bien qu’ils réussissent toujours plus péniblement à tenir de manière adéquate tout le front mondial, les U.SA. et l’U.R.S.S. cherchent à diviser le monde en deux camps d’Etats pour maintenir leur pouvoir, et dans ce but ils enrégimentent et enchaînent dans les deux blocs toutes les énergies morales et matérielles du monde, emprisonnant l’exigence de l’unité dans la fausse solution de l’O.N.U. L’unification du monde est donc conçue comme la victoire d’un des deux blocs sur l’autre. Le reflet idéologique de cet équilibre bipolaire se montre clairement dans l’opposition entre le communisme et la démocratie qui correspondent aux deux différentes manières par lesquelles on a réalisé la première phase de l’interdépendance des actions humaines en profondeur, mais qui sont désormais dépassées par la pression de la vague sociale vers l’unification de l’humanité. L’opposition entre le communisme et la démocratie a surtout la fonction idéologique de déguiser sous les vieux principes appartenant à la phase historique précédente, la division de l’humanité entre les deux pouvoirs hégémoniques des U.SA. et de l’U.R.S.S. Ce sont justement ces deux pouvoirs hégémoniques qui permettent aux structures nationales de durer, par leur poussée conservatrice vers le maintien du statu quo et de durer même là où, comme en Europe, elles sont déjà dépassées par les forces économiques et sociales supranationales et sont énormément affaiblies. Ainsi l’équilibre mondial à deux entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique, faisant durer la division de la terre en nations, freine le processus d’adaptation des structures politiques à l’unification sociale du genre humain.
 
III
 
Tandis que le libéralisme, la démocratie, le socialisme et le communisme dégénèrent parce qu’ils ne réussissent à dépasser ni la contradiction entre la justice et la liberté, qui est désormais absolue dans les pays les plus avancés, ni celle de la division de l’humanité en nations, fondement de la guerre, le fédéralisme, qui est la manière d’établir l’ordre de la paix sur le monde, donne aux hommes la capacité de connaître et de dominer le cours de l’histoire et de sauver, par la paix, la justice et la liberté.
Dans l’histoire contemporaine l’Etat national, ayant annulé dans la nation les communautés politiques primaires, s’est violemment opposé aux valeurs de justice et de liberté que la première phase de l’évolution des rapports matériels de la production, visant à éliminer les luttes de classe, avait puissamment suscitées. Les idéologies européennes traditionnelles, toutes préoccupées de changer les structures intérieures politiques et sociales des Etats, ne s’étaient pas demandé avec réalisme comment obtenir l’ordre de la paix. Les libéraux autant que les démocrates, les socialistes autant que les communistes, tous avaient cru qu’on aurait automatiquement résolu le problème de la guerre par la seule modification des structures intérieures des Etats, qu’ils préconisaient. Cela leur permettait de se consacrer à cette modification, mais ne leur laissait pas le loisir de se rendre compte qu’ils étaient forcément en train d’aggraver la division internationale parce qu’ils étaient en proie à l’idéologie nationale. S’emparant à des fins de puissance de toutes les énergies suscitées par l’évolution économique et sociale, l’Etat national devait augmenter de plus en plus son pouvoir centralisateur par l’affaiblissement progressif ou par la destruction des frêles institutions sociales et politiques, nécessaires à l’obtention de la justice et de la liberté. Sur le continent européen les hommes ont déjà vécu la contradiction tragique entre la justice et la liberté d’un côté, et le maintien de la guerre de l’autre.
En ce moment de l’histoire, tandis que l’évolution des rapports matériels de la production a déjà atteint la dimension continentale et achemine vers l’unification sociale du genre humain, la contradiction entre les valeurs de justice et de liberté et la division politique est en train de renaître partout dans le monde. La division politique fondée sur l’équilibre bipolaire pousse vers le nationalisme les gouvernements et les hommes, surtout ceux des deux superpuissances qui portent presque tout le poids de la balance mondiale du pouvoir. Cette contradiction est désormais absolue : la justice et la liberté ne peuvent pas trouver leur complète réalisation seulement dans une partie du monde ; elles exigent comme prémisse nécessaire l’avènement de l’ordre de la paix sur le monde. La justice et la liberté appartiennent à tous les hommes et existent pour tous les hommes, et non seulement pour les Américains, pour les Russes ou pour les Européens. Les vieilles idéologies européennes ne donnent pas de réponse à ce nouveau grand problème. De la même manière qu’elles avaient fini par servir l’Etat national en Europe, à travers une progressive dégénération qui les portait souvent à contredire les valeurs mêmes qu’elles avaient prêchées, aujourd’hui elles servent la division politique bipolaire du monde, en la masquant de leur voile. Cette dégénération étant désormais totale, elles en sont contraintes aujourd’hui à occulter l’absurde principe par lequel il nous faut concevoir les Américains, les Russes (et demain les Européens) tellement différents les uns des autres (à cause de leur race, de leur extraction, de je ne sais quoi) qu’on pourra sans difficulté penser qu’il est juste qu’ils s’entredétruisent. De la même manière en Europe, ces mêmes idéologies traditionnelles s’étaient déjà servilement pliées à masquer l’absurde principe d’après lequel les Français étaient conçus comme fondamentalement différents des Allemands, des Anglais, des Italiens, et à cause duquel les Européens se sont mutuellement détruits.
Aujourd’hui, à toutes les alternatives que posaient jadis les vieilles idéologies, est en train de se substituer l’alternative entre la division de l’humanité en nations et le fédéralisme. En fait, le fédéralisme a en soi les caractéristiques idéales et pratiques capables d’en faire le moyen nouveau pour comprendre le cours de l’histoire que nous vivons et mener les hommes vers l’unification politique du genre humain.
Dans la tradition fédéraliste (et surtout chez Kant) il y a d’un côté la claire conscience, devenue de nos jours une réalité, que les hommes ne pourront pas atteindre leur complète condition humaine d’êtres libres, avec le pouvoir de s’autodéterminer, avant que le gouvernement de la guerre ne soit extirpé du monde par l’unification politique de l’humanité. D’un autre côté la tradition fédéraliste (suivant l’enseignement de Hamilton) nous offre l’instrument technique apte à instituer un gouvernement supranational établissant l’ordre de la paix : c’est-à-dire la méthode de gouvernement à même de donner une organisation politique à l’unification sociale du genre humain. Le fédéralisme, ayant son but final dans la création de la fédération mondiale, est en même temps la pensée par laquelle les hommes sont en mesure de prendre conscience du cours de l’histoire qu’ils sont en train de vivre et l’instrument institutionnel par lequel ils sont à même de le dominer. Par le fédéralisme les hommes, quittant les fausses ornières des vieilles idéologies qui ne réussissent pas à tenir fermes les valeurs qu’elles préconisent, sauveront la liberté et la justice en les asseyant sur le solide fondement de la fédération mondiale.
 
IV
 
En Europe occidentale, l’unification sociale par dessus les barrières qui divisent les Etats, accumule contre les pouvoir nationaux et le pouvoir hégémonique américain une immense force supranationale qui est en mesure de briser l’équilibre mondial à deux par la fondation de la Fédération européenne et qui peut, pour la première fois dans l’histoire, dépasser les nations par le déchaînement matériel et idéal du fédéralisme sur le monde entier.
En quelle zone du monde va se réaliser la coïncidence du fédéralisme avec le cours de l’histoire ? Non aux U.S.A. ou en U.R.S.S., rivés tous les deux au nationalisme par leur orgueil de puissances hégémoniques ; non dans le Tiers monde, qui est en train de créer et d’affermir les Etats nationaux ; mais en Europe et notamment dans l’Europe continentale occidentale, où le développement social a pris un caractère supranational en contradiction avec l’organisation politique nationale.
A partir de la fin de la deuxième guerre mondiale l’Allemagne, la France et l’Italie ne sont plus des centres où l’on prend les décisions fondamentales de la politique internationale ni des cadres pour la défense de l’indépendance et de la sécurité des Allemands, des Français et des Italiens. Une politique française d’opposition véritable à la politique allemande ou vice-versa, de même qu’un jeu politique de l’Italie entre la France et l’Allemagne, sont devenus aujourd’hui impensables. C’est l’Amérique qui assure la défense de l’Europe occidentale. Dans les Etats européens le pouvoir, qui sert encore à maintenir l’ordre à l’intérieur mais qui ne sert ni à pourvoir à la défense, ni à assurer l’indépendance du pays, se sépare des citoyens et penche vers l’autoritarisme. L’affaiblissement du consensus à l’intérieur et la fin de l’influence internationale provoquent l’éclipse des souverainetés nationales.
Et pourtant l’Europe s’enrichit. Elle s’était appauvrie en comparaison de l’Amérique quand la lutte entre Etats et le contrôle de l’économie, pour des fins de puissance militaire, avaient comprimé la production dans les marchés restreints des nations. Mais pendant cet après-guerre la convergence des Etats sous la protection américaine détermine une réelle unité européenne de fait qui ne se manifeste institutionnellement que par des superstructures confédérales (les prétendues Communautés) parce que, les Etats ayant gardé leur souveraineté absolue, le pouvoir et la lutte pour le pouvoir demeurent à l’échelon national ; toutefois cette unité de fait assure une base politique suffisante pour la libéralisation des échanges, ce qui permet d’avoir en Europe un marché de vastes dimensions, dans les limites octroyées par cette libéralisation. Dans ce marché l’économie se développe rapidement, attribuant des caractères supranationaux à nombreux aspects de la vie sociale, économique, scientifique et technique. Et ces aspects se renforcent sans difficulté car ils trouvent un soubassement solide dans l’ancienne supranationalité spontanée européenne de la religion, de la culture, de la science et du droit, que les dernières cent années de nationalisme ont brisée mais n’ont pas détruite.
Cette unité a beaucoup avancé. Ayant pris naissance dans le secteur des grandes concentrations industrielles, elle a désormais atteint le secteur le plus lent et le plus protégé, celui de l’agriculture, qui pose des problèmes de gouvernement et pas simplement de libéralisation des échanges. Elle est en passe d’entrer dans les mœurs, aussi bien dans le domaine de la science et de la technique que dans celui de la publicité et de la mentalité des consommateurs. Elle est présente dans les syndicats, à qui il faudrait l’unité à l’échelon européen et qui ne réussissent pas à l’obtenir sinon de manière insignifiante et précaire, faute d’un cadre étatique dans lequel agir. En résumé elle a tellement raffermi la société européenne qu’elle a radicalement modifié les relations économiques entre l’Europe et l’Amérique et qu’elle a même partiellement modifié la balance du pouvoir, assurant une consistance embryonnaire à l’idée de recouvrer, à l’échelon européen, l’indépendance que les Etats nationaux avaient perdue. Bref elle a désormais produit partout un remarquable européisme diffus.
Au niveau des cadres de la vie politique la situation du pouvoir en Europe et l’unité européenne de facto ont engendré l’européisme organisé (mouvements fédéralistes et mouvements pour l’unité de l’Europe) et l’européisme organisable. Le premier est formé par des individus qui ont, au moins partiellement, décidé de ne pas s’attacher au problème de modifier leur gouvernement national, mais de se consacrer au problème de la lutte pour la Fédération européenne. Le deuxième est formé par des individus qui, désirant élargir la sphère de la liberté et de la justice dans les sociétés nationales, n’y réussissent pas parce que les leviers de la rénovation sont européens et non pas nationaux. Le fédéralisme est le seul débouché politique s’offrant à ces individus dans la mesure où ils ne se plient pas à l’opportunisme et restent fidèles à ces valeurs.
L’ensemble de ces attitudes représente une énorme force virtuelle, totalement frustrée sur le plan politique, et partiellement réalisée sur le plan économique ; l’Europe du Marché commun a acquis une influence mondiale sur le plan économique tandis qu’elle est demeurée impuissante vis-à-vis de la Russie et de l’Amérique dans la véritable politique internationale, faute d’un gouvernement européen. Cette force supranationale exerce une pression contraire au pouvoir des Etats nationaux et à celui de l’Etat hégémonique américain, qui l’empêchent de se réaliser complètement, et elle ne peut s’établir durablement que par l’avènement de la Fédération européenne.
Si cette force pouvait se manifester par le truchement d’un gouvernement fédéral européen, elle serait en mesure d’être le troisième centre effectif de la balance mondiale du pouvoir. Le monde ne serait plus le théâtre où deux colosses, obligés à une compétition de puissance, se font face et se défient, avec cette fâcheuse conséquence que tout point du monde devient un élément de leur propre sécurité, que le coût militaire de la sécurité monte pour tous les Etats, que toutes les relations internationales se raidissent. Ce troisième centre briserait l’équilibre à deux, ferait baisser partout la tension et le coût militaire de la sécurité et renverserait le cours de la politique mondiale en raffermissant partout l’aspiration universelle à la détente et à la fin de la compétition dans les armements. Il est à souligner que l’Europe fédérée, non plus partagée en deux par l’Amérique et par la Russie, mais en mesure de se défendre toute seule, verrait s’ouvrir la voie pour l’unification démocratique avec les Européens de l’Est. Dans la balance mondiale du pouvoir les éléments politico-sociaux acquerraient du poids, favorisant partout les classes politiques portées au progrès civil, tandis que les éléments philo-militaires et nationalistes se verraient affaiblis d’autant. La politique même des plus forts Etats, l’Amérique, l’Europe et la Russie, obligée à se manifester plus sur le plan économico-social que sur le plan militaire, finirait par avoir une influence bienfaisante dans leurs zones respectives d’influence, grosso modo sur l’Amérique latine, l’Afrique et l’Orient, poussant les nouvelles démocraties, fondées sur le parti unique, à une démocratisation plus complète, et les expériences communistes vers des lignes politiques non-staliniennes. Bref, le monde courrait rapidement vers la fin de la phase nationale, démocratique et socialiste de l’histoire et l’on créerait partout les conditions préalables à la fédération mondiale.
Mais la force sociale supranationale européenne ne s’exprimerait pas seulement par son gouvernement. En Europe, la poussée vers la concentration du pouvoir fédéral, due à la politique étrangère, serait longtemps balancée par la poussée centrifuge des traditions nationales. Cette tension fédérale et la culture, dont le dépassement des nationalités permettrait l’épanouissement — sans toutefois les suffoquer —, occasionnerait des attitudes mondialistes en opposition au gouvernement et à sa limitation européenne, à l’unison avec toutes les attitudes semblables jaillissant partout sur la terre. C’est à ce point que commencerait la dernière phase de la lutte fédéraliste, qui vise au gouvernement fédéral mondial.
 
V
 
Les gouvernements nationaux de l’Europe occidentale obligés à la collaboration européenne pour garder leur pouvoir, présentent faussement cette collaboration comme la construction de l’Europe et entravent la force sociale supranationale qu’ils maintiennent divisée, impuissante et sans conscience de soi-même.
Comme toute autre force sociale, la force supranationale européenne — l’européisme diffus — ne peut pas atteindre son objectif sans une direction politique autonome, c’est-à-dire sans une avant-garde politique qui soit à elle. Puisque cette avant-garde ne s’est pas encore complètement développée à cause de la division de l’européisme organisé, elle est encore sous le contrôle total des gouvernements nationaux, voire des forces politiques qui les contrôlent ou les limitent.
Par ce contrôle premièrement l’européisme diffus reste divisé parce que ces forces ne peuvent organiser la population que séparément Etat par Etat ; deuxièmement il demeure impuissant parce que ces forces ne peuvent pas aller au-delà des quelques objectifs confédéraux qui laissent le pouvoir et la lutte pour le pouvoir à l’échelon national ; et enfin il reste sans conscience parce que ces forces constituant leur puissance à l’intérieur des Etats qu’elles sont à même de modifier mais non pas de dépasser, imposent une division du monde en nations.
Cela ne dépend pas de la volonté pure et simple des hommes, mais de la structure de la lutte politique. Les modifications politiques normales, soit qu’elles tournent à l’avantage des travailleurs, soit qu’elles favorisent les patrons, soit qu’elles aident au développement des intérêts spirituels, sont toujours exclusivement nationales, même si elles dépendent d’une exigence supranationale et internationale, parce que le cadre existant à l’intérieur duquel il est possible d’agir aussi bien que le pouvoir établi que l’on peut conquérir et influencer, sont nationaux. C’est pourquoi toute intervention politique normale et le processus politique ordinaire dans son ensemble n’engendrent que des réponses nationales et contribuent à maintenir tout le pouvoir dans le cadre national et à conserver l’Etat national. Cette ligne politique générale s’incarne pratiquement sans cassure dans la classe dirigeante et dans la classe politique, qui, toutes les deux, considèrent le gouvernement national comme un instrument dépendant d’elles-mêmes et tout le reste comme des affaires dépendant des autres. D’ailleurs toutes les situations d’influence ou de pouvoir sont nationales. Pour les garder, ou du moins pour ne pas les compromettre, il faut maintenir le cadre national, imposer la culture nationale, continuer à obliger les gens à penser que l’on peut discuter et changer toute attitude politique (libérale, démocratique, socialiste et même communiste ou fasciste) mais qu’il n’est absolument pas possible de mettre en discussion la question de savoir s’il faut ou non rester politiquement et juridiquement Allemands, Français, Italiens.
Le fait que les problèmes fondamentaux changent de dimensions n’apporte pas en soi de variation au fonctionnement du système politique national. En Europe les gouvernements, ne pouvant plus se défendre tout seuls, collaborent dans les domaines de la défense et de la politique étrangère par le truchement des organismes internationaux ad hoc, de l’O.T.A.N. à l’U.E.O. En plus ces gouvernements, ne pouvant plus garder dans leur cadre les rapports économiques, ont abandonné la vieille politique protectionniste et crée de nouveaux organismes ad hoc de collaboration internationale aux divers échelons, qui vont du Fonds Monétaire International aux organisations plus limitées telles que la C.E.C.A., la C.E.A., la C.E.E. C’est ainsi qu’ils donnent effectivement satisfaction au besoin d’unité européenne, au moins en partie : la partie qui peut coexister avec une simple collaboration entre Etats et le maintien de la division politique. Mais tout cela ne suffit pas à donner une solution efficace aux problèmes supranationaux et pas même à garder la confiance du peuple. C’est pourquoi les gouvernements cherchent à la tromper, à lui faire accroire qu’ils sont en train de faire l’Europe, qu’ils s’occupent activement de l’unité européenne, qu’ils font tout leur possible pour la faire avancer. C’est aussi dans cette intention qu’ils présentent faussement la collaboration entre Etats comme le processus de construction de la véritable unité politique, et les événements de la politique nationale de collaboration européenne comme les moments successifs de cette construction, prétendant apparaître par là comme les vrais artisans de l’unification.
Mais il ne fait pas le moindre doute que dans le domaine politique il n’y a eu, depuis des années, aucun progrès. La lutte des partis, les partis eux-mêmes, le pouvoir politique sont nationaux comme ils l’ont toujours été. L’unification sociale a beaucoup progressé, comme on l’a vu, et avance sans discontinuer. Mais la structure de la lutte politique est restée la même qu’auparavant, sans aucune modification dans le sens européen. A aucun échelon il n’y a une lutte politique directe, une intervention directe des citoyens, un vote populaire pour le pouvoir de diriger la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier, l’Euratom ou le Marché commun. L’homme de la rue, source véritable du pouvoir politique, ne sait pas même au juste ce que sont ces organismes. Il n’y a pas de possibilité d’ailleurs qu’il le sache : il peut voter pour un parti national, il peut modifier un gouvernement national, tandis qu’il ne peut ni voter pour un parti européen, ni modifier peu ou prou un gouvernement européen. Il ne peut rien pour faire avancer l’unité politique de l’Europe. Il s’ensuit qu’il ne peut pas s’unir aux autres Européens des autres pays, qu’il ne peut même pas prendre conscience de la force qu’il aurait en s’unissant aux autres Européens. Naturellement, la politique nationale de collaboration européenne ne peut pas durer à perpétuité. Elle subit deux sortes d’érosions : une de l’intérieur et l’autre de l’extérieur. Celle-ci est due à l’européisme diffus qui ne peut pas se fixer sans un gouvernement fédéral européen et qui par conséquent ne peut suivre de manière durable les forces nationales. L’autre tient aux fondements mêmes des forces nationales et sa manifestation la plus marquante est la séparation des bases d’avec les sommets. La politique de collaboration européenne des forces nationales ne peut pas en effet réaliser des objectifs démocratiques, aussi bien en politique nationale qu’en politique sociale, parce qu’elle contrôle directement les seuls gouvernements nationaux qui ne servent pas à cette fin, et qu’elle ne peut pas gouverner l’Europe, le seul moyen d’en obtenir la réalisation. Cela met en évidence le fait qu’on peut victorieusement combattre le contrôle des gouvernements sur l’européisme diffus.
 
VI
 
Seule une avant-garde fédéraliste, par une politique d’opposition permanente aux Etats en tant que communautés exclusives, peut unifier la force sociale supranationale, la libérant des entraves de l’européisme gouvernemental, la rendre puissante et consciente et la mener vers le pouvoir de constituer la Fédération Européenne.
Les forces et les partis nationaux divisent politiquement l’européisme diffus, le maintenant aveugle et impuissant. Pour le raffermir il faut lui donner de la force par l’unité, par la connaissance consciente de l’objectif et de la direction à suivre pour l’atteindre. Comment obtenir cela ?
Dans l’Europe continentale le processus politique trébuche toutes les fois qu’il se heurte aux problèmes de dimensions européennes : il s’agit de problèmes que les gouvernements nationaux ne peuvent pas résoudre ou qu’ils résolvent mal. En ces circonstances, quand on pense que la cause de la mauvaise solution ou de la solution manquée est nationale et qu’on montre une alternative nationale, non seulement on n’élimine pas la cause du mal par l’affaiblissement de sa propre force mais on divise même les attitudes politiques des Européens, les séparant Etat par Etat. Au contraire on unifie les attitudes politiques à l’échelon européen si l’on reconnaît la dimension européenne des problèmes, si l’on distingue clairement les éléments supranationaux en discussion et qu’on en montre l’alternative non dans la conduite de son propre gouvernement mais dans la Constituante européenne. C’est en ce cas, en effet, que pour toute l’Europe deviennent valables un seul point de vue, une seule position politique (l’opposition européenne aux gouvernements nationaux) et un seul objectif stratégique (la Constituante européenne). C’est ainsi qu’on se délivre des objectifs nationaux et des positions nationales qui divisent les Européens en différents champs de bataille. En plus on se raffermit car on se met en contact avec la réalité de la politique et on acquiert un espoir positif de pouvoir la corriger.
Il est une différence aussi bien théorique que pratique entre le premier comportement et le second. En effet à la suite d’une déformation en sens national de la réalité historique, on est obligé de suivre le premier comportement pour une question pratique : la décision d’agir sur le terrain national, le désir de conserver des liaisons avec la classe dirigeante nationale ou une alliance avec une quelconque force politique nationale. On ne peut au contraire suivre le deuxième comportement et obtenir la coïncidence de son propre jugement avec la réalité historique que si l’on a le courage de se placer carrément hors du cadre national et d’agir indépendamment des forces nationales et contre le pouvoir national. Finalement cela arrive quand on choisit, dans la lutte politique, la position d’opposition à la communauté, quand on est vraiment prêt à aller non seulement contre le gouvernement, non seulement contre le régime, mais aussi contre l’Etat en tant que communauté exclusive. Il n’est pas d’autre moyen de créer un front politique uni à l’échelon supranational.
Il s’agit donc d’entraîner le plus grand nombre possible de militants sur cette position pour qu’ils puissent, par la diffusion à toute occasion d’un mot d’ordre européen dans le plus grand nombre possible de villes, s’opposer à chaque instant aux fausses solutions nationales et confédérales que les forces politiques nationales cherchent à imposer à l’opinion publique du secteur de l’européisme diffus. Au début une telle politique ne peut être menée que par ceux qui ont décidé de s’occuper exclusivement du problème européen, autrement dit dans les seuls milieux de l’européisme organisé. En réalité elle a commencé à apparaître, quoiqu’encore imparfaitement, au sein du M.F.E. Il s’agit d’une politique qui va s’étendre. C’est la seule en mesure de jeter graduellement dans la lutte l’européisme organisé, tout en le maintenant uni, la seule donc qui peut donner un minimum de force à ses prises de position et qui peut lui permettre, par l’accroissement progressif de l’influence de ces prises de position, d’exercer une pression unitaire sur l’européisme organisable, sur ceux qui souhaitent éliminer les maux des sociétés nationales mais qui n’ont pas encore compris qu’on peut le faire au seul échelon européen (en fin de compte il s’agit des gens qui font une affaire personnelle de la contradiction entre les valeurs et les faits). Il s’agit donc au fond de la politique unitaire de l’européisme organisé et organisable, à même d’amener toutes les énergies vraiment progressives sur la plateforme de l’opposition de communauté et de la requête du pouvoir constituant du peuple fédéral européen.
Par cette politique un vrai mouvement politique supranational pourrait se former ; il acquerrait du poids dans l’équilibre politique et, par son influence sur l’européisme diffus de l’opinion publique, y introduirait la composante européenne manquante. Le sillon creusé entre le caractère supranational de la société, en augmentation, et la politique nationale des gouvernements et de la classe politique nationale, va s’approfondir encore. Il serait donc facile à un mouvement supranational de déplacer beaucoup d’énergies du domaine de la nation au domaine européen et de les soustraire en même temps aux alternatives historiquement fausses qui se forment à l’intérieur des Etats entre gauche et droite, libéralisme et socialisme, fascisme et communisme. Quand cette force supranationale arriverait à un certain niveau de développement, il se formerait une balance de pouvoir entre son influence fédéraliste et l’influence confédérale des gouvernements nationaux. On verrait enfin face à face le « fédérateur » et le nationalisme sous son dernier déguisement : le confédéralisme des gouvernements et des partis nationaux.
C’est à ce moment que la première grosse difficulté européenne dans un grand Etat national, la France ou l’Allemagne, permettrait une crise résolutive. Il est évident qu’on ne peut pas faire la Fédération sans enlever leur pouvoir aux Etats, c’est-à-dire sans crise du pouvoir. Le mouvement supranational qui déplace des énergies du terrain national au terrain européen, porterait là la crise historique des Etats et faciliterait la crise de leur pouvoir. Il s’agira probablement d’une ennième crise du pouvoir démocratique national, c’est-à-dire d’une crise que, faute d’une alternative européenne, seules des forces autoritaires seraient en mesure d’exploiter : en dernière instance le fascisme ou le communisme seuls. Si cette crise éclatait, les forces démocratiques nationales perdraient le contrôle du pouvoir et par conséquent leur influence sur l’européisme diffus. Ce dernier, soit la majorité de la population, se détacherait enfin tout à fait de ses mentors nationaux et serait à la complète disposition du Mouvement supranational qui pourrait le rendre conscient et uni par les mots d’ordre de « pouvoir fédéral européen » et de « Constituante ». Il est sûr que cette position rassemblerait beaucoup plus de gens que les positions autoritaires fasciste et communiste. Il est impossible de prévoir dès maintenant si cette Constituante qui aura la tâche de reconstruire le pouvoir échappé aux Etats sera légale, c’est-à-dire si elle sera convoquée par les Parlements nationaux, ou si elle sera révolutionnaire. Cela dépendra de la gravité de la crise du pouvoir et de la capacité des forces nationales de garder ou non, sous le couvert de la Constituante européenne, le contrôle de l’armée et de la police.
 
VII
 
L’organisation de cette lutte pour un pouvoir futur dans un cadre, le cadre européen, qui n’est pas encore établi, exige un mouvement supranational et une action en mesure de faire de tout intérêt et de tout sentiment supranational un élément de la construction et de l’affermissement de son cadre politique, pour empêcher que l’inertie pure et simple garde les Européens sous l’emprise des pouvoirs nationaux et les faire converger sur le terrain européen.
Comment peut-on organiser une politique d’opposition de communauté et qui exige la reconnaissance du pouvoir constituant du peuple européen ? Il s’agit donc de recruter progressivement les énergies de l’européisme organisé et de l’européisme organisable, sans jamais immobiliser ses propres forces, de faire donc un Mouvement, non un parti. Il s’agit d’unifier ces forces au niveau supranational, de faire donc un Mouvement supranational qui ne devra jamais prendre part aux élections nationales, pour ne pas scinder en autant de tronçons nationaux, mais qui devra par contre, le cas échéant, les saboter. Il s’agit d’instituer un contact profond entre l’action des militants et les idées et les sentiments de la population, d’attribuer donc aux sections locales le caractère de centres d’agitation de l’opinion publique et de centres d’une nouvelle culture politique. Il s’agit de donner au Mouvement la capacité de battre le rappel de toute la population au moment décisif, de créer donc un interlocuteur européen visible des gouvernements nationaux, en mesure de descendre dans les rues aux jours de la crise. Il s’agit d’assurer la vie des sections et du centre européen sans se lier à aucune forme de pouvoir national et, par conséquent, d’autofinancer le centre européen et l’activité financière des sections. Il s’agit enfin de susciter l’exigence qui réussira enfin à canaliser dans ces instruments d’action les énergies de l’européisme organisé, de l’européisme organisable et de l’européisme diffus.
Dans la situation actuelle les incitations à agir politiquement sous quelque forme que ce soit, de l’adhésion idéale à une force politique au militantisme proprement dit, restent toujours dans le domaine de la nation. C’est là seulement qu’on est en mesure d’obtenir des résultats politiques. Dans la lutte politique nationale l’intérêt et les résultats, la propagande et l’action, coïncident. Il suffit de modifier les opinions des citoyens pour modifier la quantité des voix des partis et, par conséquent, la conduite du gouvernement. Le cadre où agissent les partis — l’Etat — rend automatique la coïncidence entre la forme de propagande la plus simple d’une idée politique et l’action pour lui donner du pouvoir. Mais la lutte politique pour le fédéralisme et pour l’Europe doit se déployer dans un cadre qui n’a pas encore été établi, sur un terrain où il n’est pas de balance de pouvoir, c’est-à-dire de moyen pour que l’accroissement du nombre des personnes favorables à l’Europe se traduise en un accroissement du pouvoir de la faire. C’est ce qui rend vains les sacrifices des militants et fait tourner à vide le moulin de la propagande qui, coupée de l’action politique véritable, n’est pas à même d’obtenir des résultats politiques. On ne peut sortir de l’impasse que par une action ad hoc, symbolisant de manière visible le peuple européen et son pouvoir constituant et faisant vivre le cadre européen en tant que réalité psychologique dans l’esprit de tous ceux qui, n’importe comment, prendront part à cette action.
Il est de toute évidence que cette action-cadre ne doit exclure aucune autre action fédéraliste, mais qu’elle doit au contraire les mettre toutes en valeur dans leur diversité, nécessaire pour pouvoir coller à la réalité de l’Europe. Dans la situation actuelle les diverses actions fédéralistes ont peu de poids parce qu’elles trouvent en soi leur fin. Elles pourraient se raffermir, si l’on pouvait faire de chacune d’elles un des facteurs de renforcement du cadre européen de la lutte pour le pouvoir et du fédérateur visible. Pour atteindre ce but l’action-cadre doit avoir les caractères suivants : a) elle doit être menée par les Européens mêmes sous la conduite des fédéralistes ; b) elle doit leur apprendre que la lutte pour l’Europe est en train de naître et va se renforçant ; c) elle doit progresser sans arrêt dans l’espace et dans le temps, de manière à faire dépendre le renforcement du cadre et du pouvoir de faire l’Europe des Européens eux-mêmes et de tous les hommes de bonne volonté disposés à entrer dans les rangs des fédéralistes. C’est seulement ainsi, en faisant coïncider l’engagement et les résultats, la propagande et l’action, finalement le travail et l’accroissement de la force, qu’on pourra canaliser progressivement dans le Mouvement supranational les énergies dont on dispose, l’européisme organisé, l’européisme organisable et l’européisme diffus.
A son échelon le plus bas l’action-cadre est le recensement volontaire du peuple fédéral européen. Ses moyens d’expression sont : a) adhésion à la Fédération européenne moyennant une signature sur une fiche, compte progressif des fiches jusqu’à l’obtention de la majorité au moins dans le cadre de l’Europe des Six et paiement de la fiche d’adhésion par l’adhérent, pour le financement de la campagne ; b) prise de position des recensés, sur l’initiative des fédéralistes, dans les feuilles officielles de la campagne, toutes les fois que les Etats étalent leur impuissance à résoudre les problèmes politiques de dimension européenne.
A propos du lancement et de la diffusion de cette campagne on doit se souvenir que le M.F.E., ou même une seule partie du Mouvement, sont assez forts pour obtenir en une année un million d’adhésions et surmonter ainsi l’actuel moment d’inertie. Sur la base de ce nombre d’adhésions on peut légitimement faire la prévision suivante. Partout en Europe on parle de l’Europe, par la force même des choses. Eh bien, là où la campagne aura eu lieu, tout individu qui parle de l’Europe, parlera aussi de cette campagne (qu’est-ce que ce recensement volontaire du peuple européen ? Est-ce que cela est utile, ou non ?). Ces individus parleraient donc du but de la campagne — la majorité pour la Fédération — comme d’une entreprise dont le succès dépend de chacun et de tous. La campagne serait donc dans l’opinion de chacun un peu plus avancée qu’elle ne le serait dans la réalité : le décalage dû au fait que tous ceux qui en apprennent l’existence sont en mesure de la faire progresser par leur adhésion ou par celle de leurs amis et ainsi de suite. Ainsi la campagne recruterait toute la bonne volonté européenne existante et, par la présence des fédéralistes dans toutes les villes et leur contact organique avec la population, ferait surgir de véritables centres d’agitation de l’opinion publique et de culture politique.
A un certain niveau de développement l’action-cadre, tout en continuant sous sa forme élémentaire pour étendre le Mouvement supranational partout, nous permettra de relancer le Congrès du Peuple Européen et de le pourvoir d’une majorité strictement fédéraliste. Par l’incitation à l’action chez les anciens fédéralistes et par la création de nouveaux groupes, l’action-cadre nous permettra de faire le même jour dans un temps pas trop éloigné des élections du C.P.E. dans une centaine de villes. Et le jour où nous ferons dans une centaine de villes en même temps les élections du C.P.E., en les centrant sur le problème de l’Europe politique, en exploitant une situation dans laquelle les citoyens éprouvent le besoin de l’Europe sans que les gouvernements soient à même d’y pourvoir, nous ferons naître sans aucun doute un grand mouvement d’opinion publique, un pouvoir européen réel. Ce jour enfin la lutte véritable entre ceux qui veulent l’Europe et ceux qui ne la veulent pas commencera dans les termes décisifs de la Constituante d’un côté et du maintien de la souveraineté absolue des Etats nationaux de l’autre, sans tous les faux-fuyants, si commodes, d’aujourd’hui, qui permettent à tous de se déclarer pour l’Europe sans jamais la faire.
 
Mario Albertini
 

 

 

 

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