LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XIV année, 1972, Numéro 1-2, Page 57

 

 

Le Mouvement Fédéraliste Européen cherche à prendre conscience des nouvelles données de la lutte politique et sociale en Europe et dans le monde. Dans la section italienne, la discussion à cet égard est très avancée. Pour alimenter la documentation sur ce débat nous donnons les textes d’un bulletin que publient les jeunes de la section de Gênes, ainsi que la réplique de Mario Albertini. Pour l’information du lecteur nous ferons remarquer que le fédéralisme militant en Italie distingue la « ligne théorique » par rapport à la « ligne politique » et à la stratégie. Ce qui est en discussion actuellement en Italie, ce sont certains aspects de la ligne théorique et de la ligne politique, mais pas la stratégie, qui se fonde toujours sur la lutte pour la reconnaissance du droit électoral du peuple européen.
 
 
Bulletin publié par les jeunes
de la section de Gênes du M. F. E.
 
 
Les racines du néofascisme
Si le nationalisme a été une forte composante du fascisme tel qu’il s’est historiquement exprimé en Europe entre les deux guerres mondiales, aujourd’hui les fascistes qui font appel aux sentiments patriotiques et aux trois couleurs se servent de l’idéologie nationale uniquement dans un but anti-ouvrier et antirévolutionnaire. Désormais c’en est bien fini des temps où les bourgeoisies nationales cherchaient leur propre « espace vital » en Europe et dans le monde en s’entredéchirant. L’intégration européenne du capital liée à l’intégration économique de l’Europe occidentale a atteint désormais des dimensions telles que, même s’il reste des secteurs du capital plus retardataires et intéressés à l’introduction de mesures protectionnistes, favorables par conséquent au nationalisme, ils n’ont cependant plus la force suffisante pour imposer aux gouvernements des politiques nationalistes. Ainsi a disparu la base matérielle du nationalisme (mais pas la base politique qu’est l’Etat national). Aujourd’hui la lutte pour la protection des marchés et la conquête de nouveaux débouchés impérialistes se déroule entre le grand capital européen et l’américain. C’est dans ce cadre d’intégration économique supranationale et de reprise des luttes ouvrières en Europe que trouvent leur place des phénomènes comme l’accentuation de la répression en France après le mois de Mai et les actuelles agitations fascistes en Italie. En effet, si le fascisme peut constituer la riposte politique des secteurs marginaux ou parasitaires de l’économie capitaliste, qui voient leur propre existence menacée par la qualité et par l’ampleur des luttes ouvrières, notamment en Italie, pour le grand capital intégré au niveau européen le fascisme constitue une importante arme de chantage à l’égard de la classe ouvrière pour la plier aux exigences de la « normalisation productive », dans une phase où il n’a pas encore réussi à construire au niveau international ces instruments de régulation de l’économie qui pourraient lui permettre de conserver ses marges de compétitivité sur le marché international. En Italie nous nous trouvons donc en présence d’une situation dans laquelle petite bourgeoisie, entreprises marginales et rente parasitaire fournissent au fascisme des hommes et des moyens qu’ensuite la grande bourgeoisie et ses classes politiques utilisent comme arme de chantage à l’égard de la classe ouvrière pour obtenir cette paix sociale sur laquelle on puisse fonder un nouveau cycle de développement de l’économie et créer les nécessaires instruments d’intervention au niveau international. C’est pour cela que la ligne de défense de la « légalité démocratique » invoquée par le P.C.I. ne sert pas à balayer les fascistes, mais seulement à édulcorer les luttes ouvrières, étant donné que ce n’est pas l’Etat fasciste et corporatiste que le grand capital veut aujourd’hui restaurer. Aussi la lutte contre le fascisme doit-elle faire partie de la lutte contre l’offensive patronale à l’usine et dans la société, comme l’ont bien compris les avant-gardes de la classe ouvrière. Mais cela n’est plus suffisant. Espérer combattre la contre-attaque patronale et la vaincre sur le terrain national alors que désormais le grand capital est organisé au niveau européen, cela signifie, dans le meilleur des cas, aller vers une cuisante défaite et peut-être même vers la création d’un régime substantiellement réactionnaire que les U.S.A. ne manqueront pas d’appuyer avec bienveillance et que la bourgeoisie avancée sera bien disposée à tolérer (ce qui n’est pas réaliste aujourd’hui pouvant le devenir demain).
C’est pour cela que si la classe ouvrière veut sortir vainqueuse du cycle de luttes qui s’est ouvert en Europe avec le Mai français, elle doit s’organiser au plus vite sur le terrain européen : le seul sur lequel elle puisse espérer battre les grandes entreprises multinationales et le pouvoir excessif de l’Amérique en Europe. C’est pour cela que se battre pour la fondation d’institutions démocratiques au niveau européen (fédération européenne) peut constituer une formidable occasion pour la réorganisation et la relance des luttes ouvrières en Europe dans une perspective victorieuse.
 
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Sur la prudence avec laquelle il faut manier les concepts de peuple et de communauté
Le langage politique est riche de termes dont l’emploi est souvent mystificateur dans la mesure où il évoque une image déformée de la réalité, servant par là même à s’illusionner et/ou à faire illusion, et par conséquent à aiguiller les sentiments, les volontés et les actions dans une direction irrationnelle. Les concepts de peuple et de communauté se prêtant à cet usage, il faut donc en avoir conscience pour pouvoir en faire un usage contrôlé.
Partons du concept de communauté. On peut en distinguer substantiellement trois usages : a) l’ensemble des individus qui sont en condition d’agir entre eux de façon suivie sur le plan des relations interpersonnelles et qui, de ce fait, développent un sentiment d’appartenance sur la base de la connaissance réciproque ; b) l’ensemble des individus qui, tout en n’ayant pas de rapports entre eux, développent un sentiment d’appartenance sur la base des intérêts ou d’un destin commun ; c) une institution qui, en général, présente la participation de plusieurs autres institutions sur un plan de parité formelle (les Communautés européennes, par exemple).
En laissant de côté ce troisième emploi, on voit comme dans les deux premiers l’élément caractérisant est le sentiment d’une commune appartenance ; la base objective de ce sentiment est cependant très diverse. C’est seulement dans le cas d’une communauté locale relativement petite et dans laquelle tout le monde se connaît que nous pouvons dire que la communauté correspond à une unité territoriale. Le village préindustriel dans lequel tous sont plus ou moins égaux et les rapports avec le monde extérieur sont limités est la seule vraie communauté territoriale. Il est évident qu’aujourd’hui le concept de communauté ne se réfère plus à des unités de ce type. Dans des conditions de vie urbaine une unité de ce type peut se retrouver au maximum au niveau du quartier, mais déjà à ce niveau se glisse l’élément de l’ensemble des intérêts à faire valoir à l’égard d’une unité plus vaste, la ville. Au niveau de la ville on ne peut déjà plus parler d’une communauté fondée sur la connaissance réciproque de ses membres. Dans la ville, la communauté est une communauté d’intérêts face à l’ensemble extérieur auquel la ville appartient (département, région, nation, Etat). La ville n’est plus une unité indifférenciée mais un ensemble de groupes porteurs d’intérêts particuliers et la plupart du temps en conflit entre eux. La ville présente donc de façon caractéristique des aspects de pouvoir et l’idée de communauté y devient quelque chose derrière quoi se cachent les intérêts des groupes dominants, ou mieux, derrière quoi les intérêts des groupes dominants se présentent comme les intérêts de la communauté. Le concept est utilisé ici essentiellement dans une fonction idéologique. A plus forte raison peut-on en dire autant quand on parle de communauté nationale. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’éléments sur lesquels on puisse fonder une solidarité et un consensus entre les membres appartenant à des unités territoriales très vastes à l’intérieur desquelles les rapports d’interaction personnelle sont fragmentés en une infinité de petites unités : quand par exemple une ville est frappée par une catastrophe naturelle (Florence au moment de l’inondation) ou qu’une société est envahie par un voisin hostile (la Pologne en 1939). Mais les effets de ces événements extraordinaires ne retombent pas de façon égale sur tous : la pollution de l’eau potable ne touche pas ceux qui peuvent utiliser l’eau minérale et la pollution de l’atmosphère ceux qui ont des moyens suffisants pour une résidence suburbaine et des épurateurs domestiques.
Le concept de communauté indique donc une valeur dont la réalisation suppose cependant la disparition des rapports de pouvoir fondés sur le privilège et, généralement, sur l’inégalité sociale. Retrouver une dimension communautaire dans la vie sociale n’est donc possible aujourd’hui qu’au niveau de petits groupes à l’intérieur desquels les rapports se posent sur un plan d’égalité. Au niveau des unités sociales plus vastes et différenciées, en particulier des unités territoriales, l’emploi du concept de communauté camoufle les intérêts des groupes sociaux dominants et reflète par conséquent la fausse conscience de ceux qui reconnaissent ou acceptent leur pouvoir.
De même, pour le concept de peuple, on peut distinguer trois usages fondamentaux.
a) Le premier tend à se confondre avec celui de nation et de communauté nationale (le peuple italien, la nation italienne). A un niveau descriptif, le concept utilisé de cette façon est absolument légitime ; il sert à indiquer les citoyens d’un Etat ou bien la population vivant sur un territoire politiquement unifié. Mais dans le langage politique le terme n’est pas seulement employé pour désigner une réalité juridique. Le plus souvent, il est utilisé pour désigner une communauté de sentiments, de destins, de volontés, d’intérêts, etc. En ce sens, son usage est idéologique au même titre que celui du concept de communauté ou de nation, lorsqu’il revient à attribuer à la collectivité les intérêts de l’Etat ou des groupes sociaux dominants.
b) Le second usage est de type révolutionnaire. Dans une situation révolutionnaire les groupes et les intérêts particuliers ne disparaissent pas, mais leur variété et leur division sont surmontées par suite de la polarisation révolutionnaire qui tend au bouleversement des rapports de pouvoir et au remplacement de la classe dominante. Dans cette situation le concept de peuple assume sa signification révolutionnaire dans l’opposition entre peuple et oppresseurs du peuple ou ennemis du peuple, qui ne sont plus, comme dans le cas d’une guerre, des oppresseurs et des ennemis extérieurs, mais internes. Et pourtant, même cet emploi comporte une bonne dose de composantes idéologiques dans le sens que les auteurs de la révolution ne sont pas forcément ceux qui tireront les plus grands avantages du succès de la révolution. Par exemple, la révolution française fut combattue par une bonne partie du prolétariat parisien et par les paysans, et on ne peut pas dire qu’après la révolution leurs conditions de vie se soient trouvées améliorées. Cela pour dire que même si le concept est employé dans un sens révolutionnaire, il ne faut pas oublier « les contradictions au sein du peuple » et le fait que le peuple est de toute façon composé de groupes et de classes dont les intérêts et les valeurs ne coïncident pas nécessairement au de là de cette première tâche qu’est le renversement de la classe politique dominante.
c) Le troisième enfin est illustré par la formule « peuple européen » telle qu’elle apparaît dans l’expérience fédéraliste. Il est évident que, une fois fondée la Fédération européenne, le concept de « peuple européen » rentrera dans l’usage indiqué en a). Par contre, dans la lutte pour l’unification, l’emploi de ce concept prend une signification révolutionnaire : les oppresseurs sont les Etats nationaux et tous ceux qui défendent leur souveraineté, c’est-à-dire les classes politiques nationales. En d’autres termes, il s’agit d’un concept de peuple dans lequel est implicite la revendication d’un droit de citoyenneté. Cependant, la nature de l’objectif, le fait qu’il ne s’agit pas seulement de conquérir, de renverser ou d’abattre un pouvoir existant, mais d’en créer un nouveau, comporte le risque de considérer le peuple comme une communauté indifférenciée et, par conséquent, de ne pas se rendre compte que la réalisation de la Fédération européenne n’est pas à l’écart des contradictions au sein du peuple et donc des antagonismes des intérêts dont sont porteurs les divers groupes sociaux. Le mot d’ordre du « peuple européen » a du mal à devenir populaire justement parce qu’il est loin de la réalité du peuple, qui est une réalité de luttes, d’antagonismes et de conflits. La formule du « peuple européen » doit donc être déclinée (articulée) à la lumière des valeurs-intérêts qui se font jour dans le choc des classes. Autrement dit, il s’agit de faire en sorte que tout groupe ou classe lutte pour donner à la Fédération européenne le visage qui répondrait à ses valeurs et à ses intérêts. En ce sens le concept de « peuple européen » devient un multiplicateur des forces qui se battent pour la Fédération, tandis que l’appel indifférencié au peuple tend inévitablement à exclure tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans un concept de peuple ou d’Etat entendus comme quelque chose qui se tient au dessus des conflits dans une position de neutre impartialité.
 
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Ernest Mandel : M.E.C. e concorrenza americana, ed. Samonà e Savelli, 1968.
Il s’agit d’une analyse du processus d’intégration européenne et d’une tentative de dégager une stratégie pour le mouvement ouvrier qui tienne compte de ce processus, en déblayant le chemin des mystifications social-démocrates à la Servan-Schreiber. Il faut dire tout de suite que Mandel ne débouche pas sur cette stratégie. Nous allons voir pourquoi.
Dans la première partie on examine les caractéristiques du processus d’intégration européenne du capital tel qu’il a fonctionné jusqu’à maintenant. Le Marché commun est le résultat final d’une phase d’expansion capitaliste caractérisée par des exigences de concentration, une modernisation technologique pour faire face aux nécessités de la concurrence internationale, un élargissement du marché et sa rationalisation. Ce processus, pour Mandel, n’est pas irréversible. Dans le cas d’une récession, les positions de cette partie de la bourgeoisie qui est encore liée aux Etats nationaux pourraient encore avoir leurs chances. Ces positions ne sont pas des reliquats du passé ; elles sont alimentées par les contradictions du processus d’intégration européenne : le capitalisme avancé a besoin d’un pouvoir étatique pour garantir les profits, le caractère rationnel des investissements, le financement de la recherche et la tolérabilité sociale du système. Ce pouvoir n’existe pas au niveau européen. On comprend par conséquent l’insatisfaction qui, face à l’impuissance politique des Communautés, incapables de défendre de la concurrence américaine, pousse à un retour vers l’Etat national, à une tentative de mettre des obstacles au processus d’intégration. Nous sommes ici dans le champ de l’idéologie gaulliste, même si au niveau national on ne peut s’opposer à la concurrence des U.S.A. (cf. l’affaire des Machines Bull) et si, devant l’intégration du capital, le pouvoir national devient de plus en plus insuffisant, soit pour la garantie du profit, soit pour la tolérabilité sociale du système. Mandel se contente d’affirmer la nécessité de l’Etat, et ne laisse entrevoir aucune manière de sortir de ce cercle vicieux : tant que l’intégration économique ne sera pas achevée, l’Etat ne pourra pas naître, mais tant qu’il n’y aura pas d’Etat européen, l’intégration ne pourra pas être achevée.
Mettre l’accent, comme il le fait, exclusivement sur la dynamique économique, le porte à préciser les diverses positions mais non les éléments qui pourraient en faire prévaloir une. Tout est renvoyé au moment de la récession clarificatrice.
La même limite se manifeste quand il tente de donner une stratégie européenne au mouvement ouvrier. Et là les conséquences sont très graves. Pour lui, le politique est à la remorque de l’économique et l’action de la classe ouvrière n’est théorisée que comme une riposte au développement ou à l’involution du processus d’intégration capitaliste. Selon lui la classe ouvrière ne peut en aucune façon influencer le processus de formation de l’Etat européen, et la seule stratégie possible consiste donc à conquérir le pouvoir national avant qu’on ne parvienne à une réelle intégration économique et à la constitution d’un exécutif supranational. Si cette victoire nationale de la classe ouvrière n’intervient pas, la constitution d’un Etat européen finirait par déplacer les rapports de force à l’avantage de la bourgeoisie.
Ici il convient de remarquer : 1) que Mandel lui-même met en évidence comment de simples actions syndicales — il ne s’agit pas de la « prise du pouvoir » — sont rendues extrêmement difficiles par l’intégration européenne du capital, qui expose les grèves à l’échec et permet aux grands trusts de jouer de l’inégalité des salaires nationaux pour contenir les revendications ; 2) en ce qui concerne le pessimisme devant un Etat européen, il est évident que si l’on adopte son point de vue, c’est-à-dire que la seule voie ouverte à la classe ouvrière passe par la tentative de conquérir le pouvoir national, on ne réussit qu’à se représenter une situation d’arrivée dans laquelle la classe ouvrière ne disposera d’aucun instrument pour empêcher que la fondation du nouvel Etat ne conduise à une aggravation ultérieure des rapports de force.
Une fois qu’il s’est placé sur le terrain de la lutte pour le pouvoir national, devenu parfaitement irréaliste, il prétend mettre son espoir en une « Europe unie socialiste » et le mot d’ordre lui-même de grève européenne — dont il reconnaît la nécessité — est vicié par le décalage entre le cadre de la lutte syndicale (entreprises multinationales) et celui de la lutte politique (Etat national).
Derrière la réponse erronée que Mandel donne aux problèmes posés à la classe ouvrière par l’intégration européenne, il y a toutefois aussi la solution de rechange inacceptable que les idéologues de la technocratie proposent au mouvement ouvrier (il en cite quelques-uns : Servan-Schreiber, Bruclain, pour une part Mallet, etc.) : la participation inconditionnelle à l’unification européenne, la renonciation à tout objectif spécifique de classe (au besoin au nom de la fin présumée de la lutte de classes et de l’inactualité du socialisme), la foi dans la possibilité, pour un Etat ainsi fondé à l’enseigne de l’« union sacrée », de contrôler grâce à une démocratie formelle les choix des grandes sociétés privées et de ne pas en être au contraire l’instrument. A ce propos, la critique de Mandel est pertinente ; ne le sont pas, par contre, les conclusions stratégiques, que sanctionnerait vraiment la défaite de la classe ouvrière. Car pour la classe ouvrière il n’y a pas que le choix entre intégration social-démocrate et repliement national ; elle peut avoir une influence décisive sur le processus de fondation de l’Etat européen avec des contenus, des actions et une finalité propres. Les rapports de force défavorables qui jusqu’à présent ont caractérisé l’intégration européenne ne sont pas des données immuables, ils dépendent de la capacité de la classe ouvrière à s’organiser au niveau supranational, à utiliser l’arme de la grève européenne en sachant bien que c’est sur le plan européen que se décide la lutte pour le pouvoir. Les conditions objectives pour cette prise de conscience commencent à mûrir, c’est à nous de ne pas laisser passer cette occasion.
 
Paolo Forcellini : Note sullo stato dell’integrazione economica europea.
Cet essai, qu’on a pu lire dans Contropiano (n. 1/70), et qui est certainement une des contributions les plus importantes de la culture marxiste à l’analyse du processus d’intégration européenne, mériterait qu’on lui consacre plus de place qu’il il n’est possible de le faire dans cette brève présentation. Nous nous limiterons donc à indiquer quelles sont, à notre avis, les raisons de son originalité et de son importance, et à mettre en évidence certains aspects politiques relevant d’un point de vue fédéraliste. Le point de vue le plus courant par lequel a été interprété et motivé le processus d’intégration économique et politique de l’Europe est tout simplement celui du « défi américain », c’est-à-dire de la tentative de la part de la grande industrie européenne de maintenir et de renforcer sa propre autonomie par rapport au capital américain.
Dans cette optique se rejoignent des analyses, quelles que puissent être par ailleurs leurs différences, comme celles de Servan-Schreiber ou d’Ernest Mandel, et des déclarations, comme celle d’Agnelli (cf. les comptes rendus du congrès organisé par le Mouvement Européen sur le thème des programmations régionales et nationales et la programmation européenne). L’originalité de l’analyse de Forcellini réside dans le lien qu’il établit entre ce critère fondamental d’interprétation du processus d’intégration européenne, au moins dans sa phase la plus étroitement économique, et un autre critère d’égale importance, autrement dit le lien existant entre intégration européenne et luttes ouvrières.
L’intégration européenne n’est plus de la sorte le fruit d’une exigence abstraite d’harmonisation avec l’évolution du mode de production, mais la réponse concrète du capital européen à des problèmes historiquement déterminés : la concurrence américaine et le développement des luttes ouvrières. Et la crise des Etats nationaux (même si l’auteur n’emploie pas cette expression) n’est rien d’autre que la crise des instruments dont la bourgeoisie dispose au niveau national pour le contrôle du cycle économique et c’est pour cela même qu’il y a une progressive incapacité d’un contrôle adéquat des luttes sociales. C’est sur cette base que Forcellini formule une intéressante périodisation du processus d’intégration économique de l’Europe et tente d’en prévoir les futurs développements. Simple élargissement des marchés, avec les conséquentes améliorations dans l’utilisation des ressources productives, et réduction du gap technologique et industriel par rapport aux U.S.A. au cours de la première période (de 1958 à 63). Le cycle des luttes ouvrières qui s’est ouvert en Europe avec les années 60 voit ensuite la tentative du capital d’élaborer une stratégie « nationale » de limitation des luttes ouvrières, qui se présentent encore nettement différenciées au niveau national, et auxquelles correspond une stagnation des initiatives sur le plan européen.
Le Mai français a, pour Forcellini, marqué la fin de cette tentative et mis clairement en évidence l’objectif qui s’impose au capital dans cette nouvelle phase : passer du plan national à la supranationalité du plan. Et cela parce que « …l’interdépendance (économique) fonctionne en même temps comme préalable de l’homogénéité politique de la lutte ouvrière internationale : homogénéité des contenus politiques, certes, pas encore unification dans l’organisation, mais quoi qu’il en soit aspect fondamental que le capital ne peut pas négliger plus longtemps, puisque, bien au contraire, il doit en faire la condition et le mettre au centre de son propre processus de réorganisation ». L’importance de cette analyse ne réside pas seulement dans la compréhension de la prééminence du moment politique sur le moment économique dans cette phase de l’intégration européenne, elle est surtout dans le fait d’avoir indiqué clairement l’enjeu pour le capital : « Il s’agit, du point de vue du capital, d’empêcher le passage par les ouvriers de l’homogénéité des contenus à l’organisation, de les prendre de vitesse, bref, trouver l’unification politique et organisationnelle avant la classe ouvrière et au niveau le plus élevé ». Son importance réside aussi dans le fait d’avoir compris le retournement syndical et les chances ainsi offertes à l’initiative ouvrière : « Mais cela impliquera, et déjà on peut en remarquer les premiers symptômes, un nouvel espace syndical au niveau européen plus près de se réaliser qu’il ne pourrait sembler à l’examen des positions ‘officielles’, surtout depuis que les luttes ouvrières ont commencé à désagréger un certain type de gestion syndicale dans de nombreux pays qui, jusqu’à présent, étaient demeurés en marge du choc des classes — qu’on pense à la Belgique et au caractère radical des dernières luttes en Allemagne. Ce processus de réorganisation syndicale, du nouveau rapport du syndicat avec le plan européen, doit être utilisé d’un point de vue ouvrier, il est peut-être la plus grande ‘occasion’ qui s’offre à nous de nous engager dans la voie d’une organisation internationale. Ce n’est pas un projet utopique dans la mesure où cette restructuration est en soi contradictoire, fondée sur une ‘situation’ de classe déterminée, en rapport dialectique avec celle-ci ». L’importance de l’analyse de Forcellini réside enfin dans le fait d’avoir mis clairement en évidence la tâche qui, de la sorte, s’impose à la classe ouvrière : « Du point de vue ouvrier cela ne doit signifier qu’une chose : empêcher que ce processus suive son propre chemin sans qu’un processus analogue se développe aussi au niveau de classe, empêcher que dans un certain temps, sur le terrain international, le capital se trouve organisé et la classe ouvrière désarmée ».
En substance l’article de Forcellini est, à notre connaissance, la première tentative sérieuse de faire une analyse de classe de l’intégration européenne qui ne soit pas une simple classification sociologique des positions des diverses forces sociales.
Ces classifications, comme celle de Gorz (cf. « Marché commun et planification », dans « L’intégration européenne et le mouvement ouvrier », numéros 45 à 51 des Cahiers du Centre d’Etudes Socialistes), tout en étant fort utiles pour déterminer les bases sociales du processus d’intégration européenne, ne sont toutefois pas en mesure de nous dire quelle sera la direction qui prévaudra à un moment précis. Ce qu’il importe ici de relever, c’est l’importance stratégique que l’analyse de Forcellini a pour la lutte menée par les fédéralistes.
Comprendre que les formes que l’intégration européenne a prises et prendra dans l’avenir répondent à une stratégie précise du capital pour contenir et battre les luttes ouvrières, même si elles ne sont pas réductibles qu’à cela, signifie nécessairement prendre conscience du fait qu’une réelle mobilisation de la classe ouvrière dans le sens d’une unification politique de l’Europe n’est possible qu’à condition de contribuer dès à présent à la formulation d’une stratégie qui la rende gagnante sur le terrain européen, et qu’on ne se contente pas de prévoir les avantages sociaux que permettrait la fondation de la Fédération européenne. Prévisions qui pourraient pour une bonne partie se révéler dénuées de fondement en l’absence de l’indispensable mobilisation de la classe ouvrière dans le cours même du processus de fondation du nouvel Etat.
Tout cela ne signifie pas que, sous d’autres aspects, le travail de Forcellini ne puisse pas être critiqué. Avant tout, pour Forcellini, il est désormais pratiquement acquis que l’intégration économique débouchera sur un pouvoir politique supranational. En effet : « l’intégration économique développe d’elle-même une logique qui, à travers la dialectique entre plan national et plan supranational, tend à une réorganisation politique du capital sur le terrain international, comme unique garantie stratégique de sa ‘tenue’, même économique : seul un pouvoir institutionnel autonome et de dimension supranationale est ‘cohérent’ avec l’intégration économique, peut en exprimer la ‘conscience’ et en affronter les problèmes ».
II y a indiscutablement dans cette position une sous-évaluation des tendances « centrifuges » et des contradictions politiques du processus, qui mène l’auteur à privilégier la solution la plus progressiste (l’union politique) parce que la plus efficace, sans une convenable démonstration de l’impossibilité des autres solutions (par exemple la dilution dans une zone de libre-échange atlantique).
C’est la même carence dans l’analyse qui l’empêche de déterminer si, à l’intérieur de cette tendance, prévaudra tout de suite la solution fédérale, et non pas plutôt la confédérale.
Il reste enfin à relever que, si la tâche de la classe ouvrière, dans cette phase, est clairement indiquée, on manque de toute indication concernant les problèmes que pose l’organisation de la classe ouvrière sur le terrain européen, en l’absence d’un cadre étatique supranational réel, et c’est pourquoi on n’a pas non plus l’identification des objectifs sur lesquels pourraient se réaliser les premières formes, nécessairement embryonnaires, de l’unité ouvrière au niveau européen.

 

 

 

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