LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

IX année, 1967, Numéro 1, Page 8

 

 

Les races n’existent pas
 
FRANCESCO ROSSOLILLO
 
 
LE PROBLEME
L’étude que voici ne prétend pas être une réfutation des théories racistes traditionnelles. En effet, du point de vue de la science, une telle réfutation est absolument inutile. C’est une opinion désormais reçue, et depuis longtemps, par les anthropologues et les généticiens que cela n’a pas de sens de parler de « races supérieures » et de « races inférieures », non plus que d’admettre la moindre relation entre les caractères héréditaires physiques des membres d’un groupe et leurs caractères héréditaires mentaux.[1]
Mais si la science a détruit les formulations pseudo-scientifiques du racisme, on ne peut pas dire qu’elle en ait fait autant avec le concept — à première vue neutre scientifiquement — qui en a constitué et qui en constitue la base : le concept même de race, entendu — qu’on veuille bien nous permettre, dans une première approximation, cette définition imprécise — comme la possession en commun, par les membres d’un groupe, d’un ensemble de caractères héréditaires physiques qui les différencie des membres de tout autre groupe. Pour beaucoup, pour la plupart même des anthropologues et des généticiens contemporains, l’humanité doit donc encore être considérée comme divisée en un certain nombre de sous-espèces distinctes appelées races.
Or, ce que beaucoup ne savent pas, et qui par conséquent mérite d’être discuté ici, c’est que le concept même de race est quelque chose d’extrêmement nébuleux, et que sa base scientifique est tellement incertaine qu’elle donne à penser que son maintien obstiné au nombre des concepts de la science pourrait bien n’être qu’un résidu, inconscient et irresponsable si l’on veut, des préjugés de nature sociale qui lui ont été et lui demeurent liés.
Pour illustrer le caractère problématique de ce concept, nous utiliserons largement l’intéressant volume collectif publié en 1964 sous la direction de l’anthropologue américain Ashley Montagu, The Concept of Race.[2]
 
« RACE » ET SOCIETE
Avant de se lancer dans la discussion du concept de race, il faut au préalable se livrer à quelques considérations dans le but de prévenir une objection facile : est-il légitime que celui qui s’occupe professionnellement d’études politiques et sociales se permette d’entrer dans une discussion qui, de prime abord, concerne exclusivement les anthropologues et les généticiens ?
C’est légitime. Et, en premier lieu, parce que nous n’entendons absolument pas discuter les données établies et vérifiées par les savants ; c’est d’elles que nous partons et c’est sur elles que nous nous basons. La discussion que nous menons est purement méthodologique et, comme telle, elle se situe aux confins de la science et de la philosophie.
Ensuite, parce que le mot race a joué et joue toujours un rôle catastrophique dans la société, ce qui oblige celui qui étudie celle-ci à se rendre compte du fondement scientifique du concept. « L’emploi actuel du terme chez les biologistes, écrit Ashley Montagu,[3] est pratiquement le même que celui qui était courant parmi eux au XIXème siècle, c’est-à-dire qu’il désigne une subdivision de l’espèce dont les membres se ressemblent, tandis qu’ils diffèrent des autres membres de l’espèce par un certain nombre de caractéristiques. On a fait de nos jours de courageuses tentatives pour verser du vin nouveau dans les vieilles outres. Cependant, la forme de l’outre n’a pas changé. L’homme de la rue emploie ce mot pratiquement de la même manière que son égal l’employait au XIXème siècle. Type physique, hérédité, sang, culture, nation, personnalité, intelligence et capacité se mélangent pour former cette omelette qui constitue la conception populaire de la ‘race’.
Il s’agit d’un terme particulièrement virulent, dont le comportement épidémique est bien mieux compris par le savant en matière sociale que par le biologiste, lequel devrait par conséquent faire montre d’un peu plus de scrupules et d’un peu plus de prudence qu’il ne le fait habituellement quand il s’occupe de la chose ».
Enfin parce que, de l’avis unanime des anthropologues et des généticiens, les facteurs qui ont provoqué la plupart des différenciations héréditaires de l’espèce humaine géographiquement localisées sont des facteurs de caractère historico-social.
« L’évolution des races, écrit S.L. Washburn,[4] dépend, d’après la génétique moderne, de la mutation, de la sélection, de la migration et du genetic drift.[5] Il est facile de passer de cette affirmation de la théorie génétique à des considérations plus compliquées concernant l’hémoglobine, les groupes sanguins et autres données techniques. Mais le point que je veux mettre en évidence, c’est que l’implication fondamentale de la génétique pour l’anthropologie consiste dans le fait qu’elle affirme la relation entre culture et biologie de façon incomparablement plus assurée et plus nette qu’on ne l’avait fait jusqu’à ce jour. La sélection est guidée par le succès dans la reproduction et, chez l’homme, le succès dans la reproduction est déterminé fondamentalement par le système social et par la culture. L’élément déterminant réside dans le comportement et non dans quelque chose d’autre.
Le drift dépend de la dimension de la population et la dimension de la population dépend, de nouveau, de la culture et non pas des facteurs génétiques en tant que tels. La migration, évidemment, dépend de l’habillement, des transports, de l’économie et des événements militaires, et constitue un objet d’étude pour l’archéologie. Même les taux de mutation sont influencés aujourd’hui par la technologie.
La théorie génétique oblige à considérer la culture comme le facteur principal dans l’évolution de l’homme. Elle confirme de la sorte l’opinion fondamentale des anthropologues que nous devons étudier l’homme à la fois comme un organisme biologique et comme un organisme social ».
Il est donc évident que l’étude des races se situe à mi-chemin entre les disciplines biologiques et les disciplines sociales. Et il serait absurde de prétendre que ceux qui cultivent ces dernières devraient en laisser le monopole aux spécialistes des premières.
 
L’ORIGINE DES « RACES »
La première superstition dont il importe de se débarrasser quand on étudie le concept de race, est celle suivant laquelle les différences physiques qui diversifient le genre humain constitueraient quelque chose d’originel. Il en est qui, même récemment, l’ont soutenu. Coon,[6] par exemple, a affirmé que déjà l’espèce Homo erectus, de laquelle dériverait l’espèce Homo sapiens, aurait été divisée en cinq sous-espèces, ou races, et que ces races auraient évolué séparément dans l’espèce Homo sapiens, qui par conséquent aurait non pas une, mais cinq origines différentes. Cette théorie, comme le démontre clairement Montagu,[7] est absolument dépourvue de fondement. Le passage d’une espèce à une autre intervient en effet par suite d’une accumulation de mutations[8] qui se stabilisent en donnant naissance à une espèce nouvelle, c’est-à-dire à un ensemble d’individus qui sont fertiles entre eux mais qui ne le sont plus avec des individus appartenant à l’espèce de laquelle ils proviennent. Or, du moment que la vérification des mutations est fortuite (même si leur stabilisation dérive de facteurs externes, naturels ou « culturels »), il est totalement absurde de penser que cinq sous-espèces différentes et isolées puissent évoluer séparément en une unique espèce nouvelle dont les membres seraient fertiles entre eux.
C’est un fait par conséquent que l’Homo sapiens n’a qu’une seule origine et que les différences héréditaires qu’on peut aujourd’hui rencontrer entre les hommes sont le produit d’une évolution successive qui, comme on l’a indiqué plus haut, a été déterminée par des facteurs externes, pour la plupart de nature historico-sociale.
 
LA DEFINITION TRADITIONNELLE DE « RACE »
Tout cela n’empêche évidemment pas qu’il existe de visibles différences physiques entre les hommes. Mais ce n’est pas cela que nous voulons nier. Le problème consiste seulement à voir si le concept de « race » convient pour classifier et comprendre ces différences.
Prenons en considération, avant toute chose, le concept traditionnel de race, comme « groupe d’êtres humains comprenant des individus dont chacun possède un certain ensemble de caractères qui, individuellement et collectivement, servent à les distinguer des individus appartenant à tous les autres groupes ».[9]
En accord avec cette définition, écrit Montagu,[10] « depuis près de deux siècles les anthropologues font porter leur attention sur l’établissement des critères avec lesquels on peut définir les races humaines. Ils ont tous tenu pour complètement acquis cela même qu’il fallait prouver, que le concept de race correspond à une réalité qui peut être mesurée, vérifiée et décrite comme peut l’être un fait ».
Cette définition et cette manière d’aborder le problème sont dénuées de fondement. On peut le comprendre aisément en réfléchissant sur quelques données définitivement acquises :
1) En général les différents caractères héréditaires ne sont jamais présents dans la totalité des membres d’un groupe donné, ils n’y sont que prédominants, ou présents dans une mesure caractéristique. On cite toujours — et c’est là l’exception qui confirme la règle — le cas d’un petit village du Pérou dont les habitants appartiennent tous au groupe sanguin O. Ce fait suffirait à lui seul à saper les définitions traditionnelles.
2) Les cartes de répartition géographique des différents caractères héréditaires sont complètement différentes de caractère à caractère[11] et, pour ce qu’on en sait, les facteurs ambiants qui conditionnent la diffusion et la stabilisation de chaque caractère sont totalement indépendants l’un de l’autre. Par conséquent cela réduit à néant le concept d’« agrégat de caractères » entendu comme une structure qui demeure ou qui se transforme comme un tout. Et, par conséquent, celui qui se proposerait de construire un système des « races » humaines se trouverait en présence du fait que, suivant le caractère ou les caractères choisis comme critères pour distinguer les « races » les unes des autres, son système changerait complètement.
3) Les variations géographiques de chacun des caractères héréditaires — excepté pour un nombre très restreint de cas secondaires — ne sont jamais brusques, mais graduelles.[12] Ce qui revient à dire que le panorama mondial des différences héréditaires entre les hommes ne résulte pas d’une juxtaposition d’entités distinctes, mais est un continuum qui présente, pour tout caractère, des maximums et des minimums reliés par des séries ininterrompues de cas intermédiaires. Ce fait nous amène à conclure que l’opération consistant à tracer sur la carte des frontières entre différentes races hypothétiques est arbitraire en ce sens qu’elle ne peut donner de résultats qui aient la moindre valeur descriptive.
 
LA DEFINITION STATISTIQUE DE « RACE ».
IMPOSSIBILITE DE RATTACHER LES INDIVIDUS PARTICULIERS
A UNE « RACE »
L’impropriété du concept traditionnel de race a récemment poussé certains auteurs à avancer une définition plus raffinée. Pour Dobzhansky, par exemple,[13] « les races sont des populations qui diffèrent par l’incidence de certains gènes ». Le concept traditionnel de race se voit par conséquent transformé en un concept statistique. Il s’ensuit que « …le nombre des races à reconnaître est une question de convenance, et donc de jugement »,[14] en d’autres termes que « Les races que nous choisissons de distinguer, c’est une question entièrement arbitraire, et leur distinction dépendra de la caractéristique particulière sur laquelle nous aurons choisi de la baser ».[15]
Cette seconde définition appelle elle aussi une série d’observations.
1) Elle ne permet pas l’usage du mot « race » dans un contexte très important, par exemple celui-ci : « l’individu X appartient a la race Y », ce qui suffit pour rendre inutile un terme indiquant une classe, qui est définie par les individus qui la composent. Le concept de race n’étant plus qu’un concept statistique, il n’est applicable qu’aux groupes et non aux individus, parce que les caractéristiques qui définissent le groupe ne définissent pas également ses membres pris individuellement.
Ce qui veut dire que, quelle que soit la manière de définir une race et de tracer les frontières qui la séparent des autres, les individus qui se trouvent aux extrémités de la distribution statistique donnant lieu à une certaine valeur moyenne se trouveront plus près des valeurs moyennes d’autres races que de la leur. Pour prendre un exemple extrême, on a noté que, en ce qui concerne la taille, les plus grands des Pygmées, qui sont la population la plus petite du monde, sont plus grands que les plus petits des Dinkas du Soudan, qui constituent la population du monde ayant la plus haute stature. Il s’ensuit par conséquent que, aussi bien les plus grands des Pygmées que les plus petits des Dinkas ont une taille qui avoisine la moyenne d’autres races beaucoup plus que la moyenne de celles auxquelles ils appartiennent. Et, dans ces conditions, on ne voit pas pourquoi on devrait les rattacher à leur « race » plutôt qu’à une autre, étant donné que la race est définie en fonction de la présence de certaines caractéristiques physiques.[16]
On peut opposer deux objections à cette conclusion. La première est que l’appartenance d’un individu à sa race serait vérifiable sans équivoque sur la base de la considération suivante : que les valeurs des caractéristiques héréditaires de cet individu sont entrées comme facteurs dans le calcul de la valeur moyenne définissant le groupe. La seconde est que les caractéristiques héréditaires d’un individu servent seulement d’indication pour marquer une commune descendance. Et si, dans le cas spécifique, on réussit à prouver que la descendance d’un certain groupe est commune, le fait que les caractères des individus considérés s’écartent de la moyenne est insignifiant.
Ces deux objections sont privées de fondement. En ce qui concerne la première, nous avons cité plus haut une phrase de Boyd qui découlait logiquement de la définition de Dobzhansky : « Les races que nous choisissons de distinguer, c’est une question entièrement arbitraire, et leur distinction dépendra de la caractéristique particulière sur laquelle nous aurons choisi de la baser ». Suivant cette affirmation, c’est la détermination de la valeur moyenne d’une certaine caractéristique qui doit servir de critère pour décider de l’extension et des limites d’une « race », c’est-à-dire des individus qui en font partie. Un tel critère, s’il était applicable, aurait encore un sens. Mais en fait, comme nous l’avons vu, si l’on accepte la manière d’aborder le problème sous-entendue par l’objection que nous discutons, ce sont les valeurs moyennes qui dépendent du groupe choisi pour les calculer. Ce qui revient à dire que la procédure à suivre consisterait, d’abord à diviser la population mondiale en des groupes arbitrairement délimités, puis à calculer les valeurs moyennes pour les divers caractères, avec l’assurance mathématique de trouver des valeurs différentes, étant donné que de toute façon il existe entre les hommes des différences, bien qu’elles aient un caractère continu. Il est évident qu’en ce cas il n’y aurait plus aucun critère de délimitation.
 
LE CONCEPT DE « BREEDING POPULATION »
2) C’est ici qu’intervient la seconde objection. On dit : les groupes dont on calcule les valeurs moyennes ne doivent pas être en fait délimités arbitrairement. Ils doivent l’être de façon à coïncider avec des breeding populations, avec des populations endogames, autrement dit telles que les rapports sexuels entre les membres de la population et les membres d’autres populations aient été pratiquement inexistants pendant un temps suffisamment long pour permettre à la population en question d’assumer une caractérisation génétique qui lui soit propre. C’est ce à quoi nous faisions allusion plus haut en parlant de « descendance commune ».
Cette objection non plus ne tient pas pour une série de raisons :
a) Le remplacement d’une approche descriptive par une approche phylogénétique n’est qu’apparente dans la plupart des cas. En réalité, et surtout lorsqu’il s’agit de peuples primitifs pour lesquels on ne dispose pas d’informations historiques et archéologiques, l’unique critère sur la base duquel on peut conclure qu’on se trouve en présence d’une breeding population est celui de la présence, dans la population en question, de traits physiques qui la caractérisent par rapport à d’autres. En fait cela n’est donc qu’une façon de tourner l’obstacle sans résoudre le problème.
b) En outre, le concept lui-même de breeding population est tout ce qu’il y a de plus problématique. En effet :
— L’inbreeding d’un groupe est toujours relatif et jamais absolu. Critiquant une affirmation de Garn selon laquelle « le premier et principal facteur à la base de l’existence d’une race géographique est constitué par le fait que celle-ci a des limites géographiques précises coïncidant avec d’importantes barrières faisant obstacle à la reproduction », Frank B. Livingstone[17] soutient que « aujourd’hui ces ‘importantes barrières faisant obstacle à la reproduction’ n’existent pas et il est fort probable que par le passé elles aient encore moins existé. Par exemple, une analyse des populations du point de vue des gènes dans le désert du Sahara indique avec certitude que le désert, en dépit de son faible peuplement, n’est pas une barrière importante faisant obstacle à la reproduction ». « Le concept de race, conclut Livingstone,[18] me semble dénué d’utilité pour décrire ou pour expliquer la variabilité génétique des populations de cette région aujourd’hui. Le maintien de ce concept désuet explique le fait qu’une analyse récente des variabilités génétiques chez les populations sahariennes ait défini les Tédas comme ayant ‘du sang berbère dans des corps noirs’ et les Maoris comme ayant ‘du sang négroïde dans des corps morphologiquement berbères’ (Briggs, 1957, pp. 20-21). Une description de ce genre ne fait qu’introduire des confusions et par conséquent elle est plus qu’inutile ».
— Le degré d’inbreeding différera naturellement en fonction des dimensions du groupe qu’on aura choisi. Il sera très accentué chez les habitants d’un même village ou d’une même ville, moins fort au niveau de la région, encore moins au niveau d’un groupe de régions, etc. Il y a plus. Jusque dans l’espace d’une même cité il existe des groupes qui présentent un degré d’inbreeding supérieur, et de loin, à celui qui existe entre tous les habitants de la même ville. On a constaté par exemple que dans les castes indiennes, même à l’intérieur d’un même ville, il existe des différences caractéristiques dans la distribution des groupes sanguins.[19] On obtiendrait facilement la même chose si l’on analysait diverses classes sociales en Occident. Par conséquent, une fois de plus, établir le degré d’inbreeding à choisir pour définir l’extension d’une « race » relève de l’arbitraire.
— Ajoutons enfin que, de quelque façon que l’on trace les frontières géographiques d’une race (à l’exception peut-être de trois ou quatre minuscules populations comme, par exemple les Pygmées) les groupes qui vivent en marge de l’aire géographique ainsi définie présenteront toujours avec les groupes voisins de la zone extérieure à cette aire un degré d’inbreeding supérieur à celui qu’ils présentent avec les groupes appartenant à la même aire mais vivant à l’autre extrémité de celle-ci. De la sorte le concept de breeding population, entendu comme le concept descriptif d’une réalité, et non comme une hypothèse abstraite formulée pour vérifier le fonctionnement de certains mécanismes génétiques, se trouve vidé de quelque valeur que ce soit.
 
LE HASARD DANS LES CLASSIFICATIONS DE L’HUMANITE EN « RACES »
3) Une fois constatée l’inutilité du concept de breeding population, il ne nous reste qu’à revenir à l’approche du point 1), et à tirer toutes les conséquences implicites dans l’argumentation ci-dessus développée. Nigel A. Barnicot donne dans son article « Taxonomy and variation in modern man »,[20] bien que ce ne soit pas dans la même intention que nous, deux cartes intéressantes concernant la répartition de la stature, la première dans le monde, la seconde en France. De la première il résulte que la France rentre entièrement dans l’intervalle compris entre 163 et 167,9 cm. La seconde par contre nous montre les Français géographiquement divisés en cinq catégories qui vont de 160 à 172,4 cm. Cette seconde carte nous apprend qu’il existe en France de vastes zones (Bretagne, Aquitaine, etc.) dans lesquelles la stature moyenne des habitants va de 160 à 162,4 cm. et des zones également vastes (dans les Alpes, les Pyrénées, dans la région parisienne et près de la frontière allemande) où la stature moyenne va de 167,5 à 172,4 cm.
Il en ressort clairement que, lorsqu’on a à faire à des valeurs moyennes, il est absurde de vouloir parvenir à la délimitation d’une aire géographique à partir de la valeur moyenne : c’est elle qui change en fonction de l’aire géographique délimitée. Suivant les aires auxquelles on fait correspondre l’échantillon choisi (et suivant les unités de mesure qu’on a fixées) on aura une, cinq, dix, cent, mille statures moyennes, un, cinq, dix, cent, mille indices céphaliques moyens, etc.
Qu’on ne nous objecte pas que les partisans de cette dernière définition de la race tenaient pour acquis un certain degré d’arbitraire du moment qu’ils admettaient que, de toute façon, n’importe quelle classification de l’humanité en races dépend des caractères choisis comme critères. Celle-ci ne dépend pas des critères, elle dépend de la délimitation géographique choisie comme base pour les relevés, c’est-à-dire qu’en dernier ressort elle dépend d’elle-même. Elle n’est donc pas guidée par des critères anthropologiques ou génétiques, elle est absolument fortuite et, en général, anthropologues et généticiens la font coïncider avec des groupes caractérisés par un lien ethnique, culturel, linguistique, politique ou géographique.
Qu’il soit bien entendu que dans tout cela il n’y a rien d’étrange. La statistique est une technique qui sert à recueillir et à élaborer des données une fois défini le champ auquel les données qui intéressent doivent se référer. Cela n’a aucun sens de prétendre que c’est la statistique elle-même qui doit délimiter le champ dans lequel elle devra agir, puisqu’elle ne peut agir que dans l’espace d’un champ déjà délimité.
A ce point on pourra toujours dire que le caractère arbitraire du procédé peut être partiellement surmonté si l’on effectue les relevés statistiques et si l’on calcule les valeurs moyennes sur la base d’aires délimitées par le hasard certes, mais suffisamment petites pour qu’on puisse tenir compte du plus grand nombre possible de variations. De la sorte l’arbitraire est d’autant plus diminué que les aires géographiques ainsi choisies sont plus petites. Mais il n’est pas éliminé. Le degré d’arbitraire qui subsiste est justement proportionnel à la mesure dans laquelle une carte tracée sur la base des données ainsi obtenues donne encore l’impression que l’humanité est divisible en une série d’entités distinctes.[21] L’arbitraire ne pourrait être complètement surmonté que si l’on pouvait restreindre les aires au point de décrire chaque individu particulier : on verrait alors que cela n’a pas de sens de parler de races et que la variabilité des caractéristiques héréditaires des hommes constitue un continuum pratiquement sans failles, avec des maximums et des minimums géographiquement localisés qui vont en se dégradant lentement les uns dans les autres et qui ont des localisations et des distributions différentes pour les divers caractères.
 
QUAND EST-IL LEGITIME DE CLASSIFIER ?
Une objection que l’on pourrait faire à tout ce qui vient d’être développé jusqu’ici c’est que toute la réalité est un continuum et que l’esprit doit y opérer des choix pour la comprendre et pour la dominer. Et que par conséquent la constatation que la variabilité humaine constitue un continuum ne suffit pas à disqualifier toute classification anthropologique.
Mais il y a une différence. Bien entendu la fonction spécifique de la pensée consiste à rendre discret ce qui est continu. Sans cette dissection de la réalité il n’y aurait pas de pensée, il n’y aurait pas de langage, il n’y aurait pas de science. Ce qui ne signifie pas que n’importe quelle classification de n’importe quelle réalité soit légitime. Toute « coupe » faite dans la réalité doit servir à une fin : et c’est la fin qui suggère les critères sur la base desquels la « coupe » doit être faite. Cela n’a pas de sens de soutenir, comme le fait Washburn,[22] que, « puisque les races sont des systèmes ouverts qui confluent graduellement l’un dans l’autre, le nombre des races dépendra du but assigné à la classification ». Comment peut-on prétendre qu’une classification soit légitime avant qu’on en ait trouvé le but ? Et de quel droit donne-t-on le nom de « races » aux catégories qui seront définies par une classification qui n’a pas encore été établie et dont on ne sait pas si et sur la base de quels critères elle sera réalisée ?
C’est un fait que l’unique but pour lequel a servi jusqu’à présent le concept de race a été la discrimination raciale. Et il est difficile de se dérober à la conclusion que la persistance obstinée de ce mot dans le vocabulaire des anthropologues et des généticiens est le résultat d’une volonté inconsciente de le maintenir, fût-ce contre l’évidence ; volonté déterminée précisément par l’acceptation préalable, sans examen, d’un concept qui a joué dans l’histoire un rôle si important que, pour cela même, on hésite à le considérer sans fondement.
Certes, on ne peut pas refuser à un anthropologue le droit de répartir à son gré l’humanité en groupes, et de donner à ces groupes le nom de races. Chacun a le droit de s’amuser comme il l’entend. Mais peut-être sera-t-il permis à qui étudie la société de l’inviter à manier de moins sinistres jouets.
 
TERMINOLGIE ALTERNATIVE
Ashley Montagu écrit :[23] « Le concept de race n’est qu’un sépulcre blanchi, une conception qui, à la lumière de la moderne génétique expérimentale est complètement erronée et dénuée de signification et qui devrait par conséquent être éliminée du vocabulaire de l’anthropologue, car elle a fait énormément de mal et n’a apporté aucun bénéfice ».
Nous souscrivons complètement à cette conclusion. Reste à examiner brièvement le problème de la terminologie à adopter pour décrire de façon satisfaisante la variabilité humaine.
Frank B. Livingstone propose l’usage du mot « gradient » (cline).[24] Il aurait justement le grand avantage de permettre la description et l’étude des variations géographiques des caractéristiques héréditaires sans donner en sous-main l’impression que l’humanité peut être regroupée en catégories distinctes.
Quand par contre on devra étudier les caractéristiques héréditaires de groupes déterminés, il conviendra, pour désigner ces groupes, d’employer une terminologie reflétant les critères sur la base desquels ils ont été délimités (groupes ethniques, linguistiques, géographiques, etc.) sans donner en sous-main l’impression que les mêmes caractéristiques que l’on veut relever sont utilisées pour délimiter le groupe.
 
CONCEPTS SCIENTIFIQUES ET REALITE
Il nous reste un seul problème à discuter en appendice. Quand nous concluons que « les races n’existent pas », Dobzhansky et les autres défenseurs des plus récentes définitions de la race souscriraient volontiers à notre affirmation. Ils ne soutiennent pas en fait que la race soit une réalité donnée qu’on n’a qu’à constater et à étudier, mais qu’il s’agit seulement d’un « type idéal », d’un concept commode qui sert à mettre de l’ordre dans une réalité nuancée et embrouillée.
Cependant, ce que Dobzhansky ne voit pas, c’est que cela n’a pas de sens dans le domaine scientifique de distinguer entre des concepts qui « photographient » une réalité donnée et des concepts commodes qui ne servent qu’à mettre de l’ordre dans une réalité substantiellement diverse. Les concepts d’une science ne doivent être évalués qu’en fonction de leur cohérence et de leur utilité dans le contexte de cette structure interdépendante qu’est la science dans son ensemble. Et celle-ci à son tour est évaluée comme un tout en fonction de son utilité pragmatique.[25] Parler, dans le domaine d’une science, de concepts vrais et de concepts faux revient exactement à parler de concepts utiles et de concepts inutiles ou dangereux. Qu’ensuite l’on considère que ce à quoi se rapportent les termes de classe en général existe réellement ou non, cela dépend exclusivement de la position que nous adopterons dans la dispute des universels. En tout cas le problème affecte tous les termes indiquant une classe, et non pas en particulier le concept de « race » en opposition à d’autres termes de classe. De là vient qu’il ne nous intéresse pas.
Ce que nous avons entendu démontrer, c’est précisément que ce concept est dangereux dans le contexte de l’anthropologie et de la génétique, parce qu’il engendre la confusion au lieu de la clarté, sans compter qu’il est catastrophique par suite du rôle qu’il joue dans la société. Dans la mesure où l’on soutient qu’un terme de classe peut « exister », soutenir que le concept de race est dangereux pour la science revient à dire que les races n’existent pas. Soutenir, comme le fait Dobzhansky, qu’il est utile, revient à dire que les races existent.


[1] Cfr. à ce sujet, par exemple, le volume collectif Le racisme devant la science, Unesco/Gallimard, 1960. On y remarquera, entre autres choses, que la génétique des caractères mentaux n’a pratiquement produit, jusqu’à ce jour, le moindre résultat, étant donné la difficulté, pratiquement insurmontable, qu’il y a à distinguer, dans les caractères mentaux d’un individu, la part due à l’hérédité de celle qui est due au milieu.
[2] Ashley Montagu, ed., The Concept of Race, New-York-London, 1965 (2ème édition).
[3] Ashley Montagu, « The Concept of Race », in The Concept of Race, cit., p. 14.
[4] S.L. Washburn, « The Study of Race », in The Concept of Race, cit., p. 243-4.
[5] Par genetic drift on entend « la distribution, l’extinction ou la fixation fortuite et non sélective des gènes d’une population », The Concept of Race, cité, p. 262.
[6] C.S. Coon, The Origin of Races, New-York, 1962.
[7] Ashley Montagu, « On Coon’s The Origin of Races », in The Concept of Race, cit., pp. 228 et suiv.
[8] Par mutation on entend « un manque de précision dans la propriété fondamentale des gènes, qui consiste en ce qu’ils se reproduisent exactement. Ce manque de précision a pour résultat la modification, transmissible héréditairement, d’un caractère », The Concept of Race, cit., p. 262.
[9] Ashley Montagu, « The Concept of Race in the Human Species in the Light of Genetics », in The Concept of Race, cit., p. 5.
[10] Ibid.
[11] Cfr. par ex. Paul H. Ehrlich and Richard W. Holm, « A Biological View of Race », in The Concept of Race, cit., pp.166 et suiv.
[12] Jean Hiernaux, « The Concept of Race and the Taxonomy of Mankind », in The Concept of Race, cit., pp. 36 et suiv.
[13] Cité par Hierinaux, op. cit. p. 33.
[14] Th. Dobransky, « Comment on “The Non–existence of Human Races” by F. B. Livingstone », Current Anthropology, 1962, III, 279-80, cité par Hierinaux, cit., p. 39.
[15] W.C. Boyd, Genetics and the Races of Man, Boston, 1950, cité par Hierinaux, cit. p. 39.
[16] L’argument devient encore plus évident si l’on se réfère à des caractères comme les groupes sanguins, par rapport auxquels la caractérisation des « races » est faite en termes de pourcentages. Certaines populations asiatiques par exemple sont caractérisées par le fait qu’elles présentent une fréquence particulièrement élevée du groupe B (25 à 30%). Mais cela n’empêche évidemment pas que chaque habitant de la zone en question, pris en particulier, ne puisse pas être rattaché a une race déterminée. Tout individu appartenant au groupe sanguin B sera toujours plus proche — sous cet aspect spécifique — de tous les individus vivant dans d’autres parties du globe et appartenant au même groupe que de ceux qui vivent dans la même zone mais appartiennent à d’autres groupes.
Le résultat ne change pas si, au lieu d’examiner un seul caractère, on en examine plusieurs. Au contraire il est évident que les distributions statistiques obtenues, moyennant l’usage de coefficients opportuns, à partir de nombreux caractères, sont moins caractérisants que ceux qu’on a obtenus à partir d’un seul caractère déterminé.
Voici ce qu’écrit à ce propos Ashley Montagu (« The Concept of Race in the Human Species in the Light of Genetics », cit., p. 5-6) : « Quand, comme c’est arrivé ces dernières années, quelques anthropologues ont admis que le concept (de race) ne peut être étroitement appliqué dans aucune intention systématique, ils ont pensé échapper aux conséquences de ce fait en qualifiant le mot de ‘général’, et ils se sont mis à jouer au vieux jeu de colin-maillard d’une façon tellement sublime qu’elle pouvait susciter l’envie. Il n’est pas permis à tout le monde d’apprécier à sa grandeur la doctrine en question. Le sentiment d’insatisfaction avec lequel la plupart des anthropologues ont considéré les nombreuses et laborieuses tentatives de classifier les races humaines n’a pas eu, en général, l’effet d’engendrer le perfide soupçon que quelque chose peut-être, quelque part, ne cadrait pas. S’il y avait une erreur, pensèrent la plupart, ce n’était pas les anthropologues qui l’avaient commise, mais la réalité, c’est-à-dire les êtres humains eux-mêmes qui étaient l’objet de la classification et qui s’obstinaient à être différents au point de rendre difficile leur rattachement au groupe auquel on pensait qu’ils appartenaient ; et c’était là, bien sûr, un inconvénient, mais pas au point, heureusement, qu’on ne pût le surmonter grâce à ce simple expédient qui consiste à « calculer des moyennes » — tâche à laquelle s’adonne principalement celui qui étudie les ‘races’.
Le procédé consistant dans le calcul des moyennes des caractères d’un certain groupe, en mettant ensemble les individus, en les mélangeant bien et puis en servant comme ‘race’ l’omelette qui en résulte, tel est essentiellement le procédé anthropologique de la fabrication des races. C’est peut-être de la bonne cuisine, ce n’est pas de la science, parce que cela sert davantage à confondre qu’à clarifier. Quand une omelette est faite, elle offre un caractère assez uniforme, même, si les ingrédients qui la composent étaient divers. Telle est la conception anthropologique de la ‘race’. C’est une omelette qui n’a pas son correspondant dans la nature. C’est un plat indigeste confectionné par un chef-anthropologue avec des ingrédients d’une extrême variabilité dans les caractères qu’ils offrent. L’omelette appelée ‘race’ n’existe pas en dehors de la poêle statistique dans laquelle elle a été mise par la force de la chaleur de l’imagination anthropologique ».
[17] Frank B. Livingstone, « On the Non–existence of Human Races » in The Concept of Race, cit., pp. 49-50.
[18] Ibid., p. 50.
[19] L.C. Dunn, « Race et Biologie », in Le racisme devant la science, cit., p. 313.
[20] Nigel A. Barnicot, « Taxonomy and Variation in Modern Man », in The Concept of Race, cit.
[21] Le caractère arbitraire de la classification sera aussi fonction, comme on l’a déjà indiqué, de l’unité de mesure sur la base de laquelle seront calculées les valeurs moyennes. Plus elle sera précise et moins les regroupements obtenus seront arbitraires.
[22] S.L. Washburn, « The Study of Race », American Anthropologist, 1963, 65, 521-531, cité par Hierinaux, op. cit., p. 39.
[23] Ashley Montagu, « The Concept of Race in the Human Species in the Light of Genetics », in The concept of Race, cit., p. 3.
[24] Op. cit.
[25] Willard van Orman Quine, From a Logical Point of View, New York, deuxième édition mise à jour, 1961, pp. 1-19.

 

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