LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

IX année, 1967, Numéro 4, Page 168

 


LA REVISION DE LA POLITIQUE ATLANTIQUE
 
 
LES RAPPORTS ANCIENS ENTRE L’EUROPE ET L’AMERIQUE
 
On ne peut pas poser le problème du Pacte atlantique en termes propres sans tenir compte de la réalité qui en forme la base : l’évolution des rapports entre l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord dans le cadre du nouvel équilibre mondial en formation.
Lorsque le Pacte atlantique fut conclu, les Etats-Unis et l’Union soviétique étaient les seules puissances disposant d’un véritable pouvoir de décision au niveau international, tandis que les Etats de l’Europe occidentale étaient, bien qu’à des degrés différents, extrêmement faibles. Néanmoins, à cause des possibilités de développement de leur économie et de leur civilisation, ces Etats, pris dans leur ensemble — le processus d’unification européenne date de cette époque — étaient le front crucial pour le destin de la politique mondiale. Sans développer ce potentiel, les Etats-Unis n’auraient pas pu équilibrer la force du bloc soviétique en formation. D’autre part, les Etats de l’Europe occidentale, seuls, n’auraient même pas su pourvoir à leur sécurité, ni sauvegarder leur régime intérieur, ni mettre efficacement sur les rails la reconstruction économique. Le Pacte atlantique et les accords de collaboration économique qui lui étaient politiquement liés, constituèrent par conséquent les moyens indispensables pour garantir l’équilibre entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, et la défense, ainsi qu’un nouvel essor, des Etats de l’Europe occidentale.
Il faut avoir le courage intellectuel d’admette que cela correspondit, pour les vieilles nations européennes, à l’abandon d’une politique étrangère et d’une politique économique autonomes. Mais il faut aussi se souvenir de l’intérêt qu’avait l’Amérique au renforcement de l’Europe occidentale et qui donna un caractère dynamique à l’alliance et laissa de la marge pour la croissance économique dans le cadre européen et pour les effets concomitants. Encore faut-il rappeler que cette situation fut jugée transitoire, par ceux-là-mêmes qui l’acceptèrent, non seulement verbalement, mais aussi dans les termes du Pacte atlantique. Cependant qu’ils sanctionnaient provisoirement, par le pacte, la subordination de leurs Etats à l’Amérique du Nord, les atlantistes, en constituant le Conseil de l’Europe, firent le premier pas sur la voie de l’élimination de cette dépendance grâce à la création d’une entité de poids historiquement équivalent à celui des Etats-Unis : la fédération de l’Europe occidentale. Sans référence à l’Europe, c’est-à-dire à l’émancipation future, le Pacte atlantique n’aurait créé aucune force morale, aucune volonté politique et, par conséquent, n’aurait pas atteint ses buts.
 
LES NOUVEAUX RAPPORTS
Grâce à l’évolution historique générale et, en particulier, grâce au caractère dynamique du Pacte atlantique et du bloc soviétique lui-même qui rompit, quoique avec férocité, l’équilibre social entravant le développement des Etats de l’Europe orientale, la situation qui fut à l’origine de la conclusion du Pacte atlantique a profondément changé.
Les pays du tiers monde ont retrouvé une vie historique active. La Chine est en passe de devenir une grande puissance. Les Etats européens ont récupéré une certaine liberté de manœuvre, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. Et, dans la partie occidentale, avec le processus d’intégration, ils ont désormais constitué une puissance économique qui exerce déjà une influence décisive sur le marché international, même si, n’ayant pas traduit, jusqu’à présent, l’unification économique en termes politiques, l’Europe occidentale ne peut encore exercer une influence analogue dans l’ordre politique international (l’ombre de cette influence se manifeste dans la politique de de Gaulle, mais en termes inverses et velléitaires, ceux de l’exploitation, de la part du nationalisme français, de la force créée par l’unité économique européenne).
Ces modifications ont repoussé les U.S.A. et l’U.R.S.S. sur une position de conservation du statu quo international, qui se manifeste clairement dans l’élimination progressive de leur antagonisme et qui a fait perdre aux deux blocs, dirigés chacun par la puissance dominante respective, leur caractère dynamique. Un équilibre mondial nouveau, dont le caractère n’est plus la bipolarité mais la multipolarité, se dessine, même s’il n’est pas facile d’en voir nettement les contours dès à présent et d’agir rapidement pour le réaliser, parce que la phase actuelle est encore celle, forcément confuse, de la rupture de l’ordre ancien.
 
REVISION OU ABANDON
Le trait fondamental de la nouvelle situation, dans la mesure où elle est encore enfermée dans les vieilles représentations, est justement son caractère statique et, en ce qui concerne l’Europe occidentale, sa conséquence inévitable, c’est-à-dire le fait que l’Amérique n’a plus intérêt à la croissance économique de l’Europe. Cela signifie non seulement que la politique atlantique sous sa forme traditionnelle est désormais erronée, mais aussi qu’en tout cas elle ne pourra pas tenir encore longtemps. Tôt ou tard, bien ou mal, suivant la capacité d’adapter, plus ou moins rapidement et plus ou moins efficacement, la volonté politique à la nouvelle situation, elle sera remplacée par quelque chose de nouveau. L’essentiel est de comprendre vite et d’agir vite, pour exploiter les éléments positifs et dominer les éléments négatifs qui sont en train de se former.
Le premier point à éclaircir est celui de savoir si l’atlantisme doit être repoussé ou réformé. A mon avis, il suffit d’une considération économique, même si les aspects globaux d’une nouvelle politique atlantique ne peuvent ressortir que si l’on envisage ses alternatives, pour conclure qu’il faut le réformer et non pas le repousser. Les pays développés au point de vue industriel ne peuvent tenir un rythme suffisant de croissance économique, ni même garder leur équilibre économique, sans une participation adéquate au commerce mondial. Et ce dernier, à son tour, exige une collaboration dans le secteur monétaire et un minimum de convergence des politiques économiques, qui sont pratiquement impossibles sans un minimum d’orientations politiques communes. Dans le monde atlantique une rupture dans l’un de ces secteurs, quel qu’il soit, se répercuterait immédiatement sur tous les autres, bloquant le processus d’expansion des forces productives et provoquant une crise économique internationale qui aurait des conséquences sociales et politiques incalculables. En principe, aucune école politique, même pas l’école marxiste, ne pourrait attendre quelque chose d’utile d’une perspective de ce genre.
 
LA REVISION ILLUSOIRE
Le deuxième point à éclaircir, c’est qu’une fois fait le choix atlantique, deux voies restent ouvertes : l’une purement diplomatique ou formelle, l’autre concrètement politique.
La première est la plus facile, mais aussi la plus stérile et, à long terme, semée d’écueils. Elle est suggérée par ceux qui constatent une contradiction entre l’article 2 du traité (qui définit entre autres le but du renforcement des institutions libres des pays membres) et la participation du Portugal et du régime fasciste grec actuel, et croient pouvoir transformer le pacte en un instrument de lutte pour la démocratie en en excluant les Etats qui ne sont pas libres.
Il s’agit d’une illusion pure et simple. La Grèce et le Portugal seraient exclus du pacte Atlantique, mais ils ne le seraient pas de l’ensemble des pays qui est en fait dominé par les Etats-Unis. Aucune puissance ne renonce au facteur de force que constituent les alliés potentiels pour des raisons exclusivement idéologiques ou morales. Le passé, au demeurant, nous offre déjà un exemple : l’Espagne. L’Espagne est restée en dehors du pacte Atlantique, mais cela n’a pas servi jusqu’à présent à rétablir la liberté des Espagnols. Bien plus, son exclusion a provoqué l’établissement de relations bilatérales avec les U.S.A., lesquelles, en fait sinon formellement, incluent l’Espagne dans le bloc atlantique. Il se passerait la même chose avec la Grèce et le Portugal, et il est évident que leurs dictatures ne pourraient pas être renversées par l’hostilité des Etats démocratiques de l’Europe occidentale si elle trouvaient, et elles le trouveraient, l’appui des Etats-Unis. La réalité est là. Au lieu de renforcer la démocratie, de cette façon on renforcerait le facteur de dégénération du Pacte atlantique : la toute-puissance américaine.
S’ils choisissent cette voie, les Etats démocratiques de l’Europe occidentale se trouveront, sans doute, dans un avenir proche, en présence de la faillite de leur politique atlantique, c’est-à-dire dans une situation où il sera très difficile de rebrousser chemin et d’adopter une politique atlantique positive. La révision purement formelle du pacte Atlantique risque par conséquent de mener à l’abandon de toute politique atlantique. J’ai déjà dit quelles seraient, à mon avis, les conséquences dans le secteur économique et, par contrecoup, dans les secteurs social et politique, d’une situation de ce genre. Je dois seulement ajouter qu’il s’agirait à coup sûr d’une débâcle de la démocratie.
En l’absence d’un solide point de repère international, l’axe du pouvoir situerait de nouveau son centre de gravité dans la référence à la nation ; il s’ensuivrait que le nationalisme et l’autoritarisme, qui se dessinent dès maintenant dans le gaullisme, prendraient le dessus, encore une fois. Il y a des forces de gauche qui se targuent de pouvoir trouver une voie nationale évolutive. Si l’Europe et le monde peuvent supporter, sans trop de distorsions, le gaullisme français et le pré-gaullisme roumain, c’est uniquement en raison du fait que le multilatéralisme politique est encore prédominant ; mais il est certain qu’ils ne pourraient éviter une involution réactionnaire avec la prolifération du nationalisme et l’abandon du multilatéralisme qui en découleraient. La donnée qu’il faut garder présente à l’esprit, c’est la nécessité d’un ordre international. De la fin de la guerre à aujourd’hui, nous avons vécu dans le cadre d’un ordre politique, imparfait comme toutes les choses humaines, mais évolutif. Seul celui qui n’a pas saisi le sens tragique de notre époque peut avoir l’illusion de créer un ordre mondial dans l’anarchie nationaliste.
 
LA REVISION EFFECTIVE
Il nous reste à examiner la voie d’une révision substantielle de la politique atlantique. Il s’agit d’une révision qui d’habitude n’est pas analysée concrètement et ne donne pas encore lieu à la formation d’une volonté politique, parce qu’on ne croit pas à la possibilité de réaliser sa condition préalable. Mais cette condition préalable n’est pas du tout irréalisable, comme nous le verrons, et il est par conséquent très utile de faire cet examen.
La donnée fondamentale est extrêmement simple. Il s’agit de réélaborer la politique atlantique avec un interlocuteur européen, et non pas avec de nombreux interlocuteurs nationaux, dans le but de disposer d’un pouvoir contractuel suffisant pour obliger l’interlocuteur américain à tenir vraiment compte des intérêts européens. Les possibilités qui se présenteraient dans ce cas-là ont déjà été éprouvées dans le secteur économique. Dans ce secteur, l’Europe a déjà atteint une certaine unité, bien qu’imparfaite. Et chaque fois que, sur la base de cette unité, elle a réussi à exprimer une politique européenne, elle a déjà pu négocier d’égal à l’égal avec le gouvernement américain. Le Kennedy Round, et surtout les récents accords monétaires, en constituent la preuve. Il s’agit de choses connues et ce n’est pas la peine de les exposer de nouveau. Je rappellerai seulement qu’au Fonds monétaire international, seule l’Amérique du Nord disposait déjà du droit de veto, et qu’elle se trouvait par conséquent dans une position d’hégémonie. A la suite des récents accords, ce droit de veto exclusif a disparu. En ce qui concerne les nouvelles sources de liquidité, en effet, un droit de veto analogue a été reconnu aussi bien à l’Europe des Six.
Il est utile, je crois, à ce point, de montrer tout de suite que les mêmes possibilités s’ouvriraient à l’Europe aussi bien dans le secteur politique si elle parvenait à agir, dans ce domaine également, comme un tout. En Europe, l’impatience devant la politique américaine au Vietnam s’accroît tous les jours. En fait, cette impatience affaiblit la politique atlantique. Or l’Europe, même la seule Europe des Six, aurait la possibilité d’obliger le gouvernement américain d’arrêter les bombardements aériens et de s’engager sérieusement dans la recherche de la paix. L’Europe des Six détient des réserves en or plus importantes que les Etats-Unis, et beaucoup de dollars. Si elle menaçait de demander la conversion de ses dollars en or, l’Amérique du Nord serait obligée, pour éviter l’effondrement, de l’écouter.
C’est ce que firent, au demeurant, les Américains eux-mêmes dans une occasion analogue ; l’expédition franco-britannique à Suez. Le fait, peu connu mais avéré, qui poussa Eden à revenir immédiatement sur sa résolution d’envahir l’Egypte, fut justement la menace du gouvernement américain de vendre les livres qu’il détenait et de provoquer de cette façon l’effondrement de la livre. Il faut remarquer que de telles actions renforcent, plutôt qu’elles n’affaiblissent, une alliance, si elles sont menées secrètement. Car une alliance solide concerne, au-delà des gouvernements, les Etats et les peuples ; et par conséquent, elle doit avoir en son sein la capacité de corriger les erreurs, nuisibles pour tous, commises par le gouvernement d’un des alliés. Et il faut aussi remarquer que cela constitue la pierre de touche de la validité d’une nouvelle politique atlantique. Et il faut comprendre, en définitive, qu’on ne peut pas se glorifier d’atteindre ces résultats en l’absence d’interlocuteur européen.
Ces remarques suffisent à montrer qu’il ne s’agit pas, préalablement, de proposer telle ou telle réforme formelle ou institutionnelle, mais de créer une situation nouvelle par une politique nouvelle, dans laquelle se manifesteront, au fur et à mesure, telles ou telles possibilités formelles ou institutionnelles. Il est certain que, sur la base de l’equal partnership que souhaitait Kennedy entre l’Europe et l’Amérique, une communauté monétaire serait possible. Peut-être serait-il possible aussi bien de créer une communauté économique. Mais il est inutile de mettre la charrue avant les bœufs. Dans cette perspective, ce qui est en jeu d’emblée, ce n’est pas une réforme formelle du Pacte atlantique, qui ne pourrait que refléter la situation actuelle, mais plutôt une politique nouvelle qui rendrait possibles, si elle était réalisée, de tout autres réformes, ainsi que, naturellement, de tout autres résultats.
 
L’INTERLOCUTEUR EUROPEEN
Au contraire, ce qui doit être discuté tout d’abord, c’est, comme je l’ai dit, la possibilité de créer un interlocuteur européen. La plupart croient que c’est impossible à cause de la volonté de de Gaulle de bloquer le développement supranational, la transformation démocratique et l’extension des compétences de la Communauté européenne. Mais il s’agit d’une erreur d’optique. Rien n’est possible, aujourd’hui, au niveau du Conseil de ministres de la Communauté, parce que les partis et les gouvernements n’ont rien fait, jusqu’à présent, pour débloquer la situation.
C’est un fait que de Gaulle peut empêcher, pour le moment, l’élection européenne du Parlement européen. Mais c’est un fait aussi qu’il ne peut aucunement empêcher dans les autres pays des élections européennes unilatérales, qui sont possibles si l’on veut aborder sérieusement le problème que constituent un Parlement européen qui n’est pas élu directement et une économie européenne sans contrôle démocratique. Et c’est uniquement l’esprit de routine qui empêche de voir que ces élections préfigureraient l’interlocuteur européen. Car il suffit d’un instant de réflexion pour se rendre compte que des élections européennes signifieraient, en fait, la création d’un pouvoir européen dans le sens concret du terme. En l’absence de la participation française, ce pouvoir ne serait pas encore l’interlocuteur européen dans le sens formel du terme. Mais cet interlocuteur commencerait à se dessiner, et en politique les choses qui se dessinent, et dont on doit tenir compte selon leurs possibilités de développement, comptent aussi.
Or, des élections européennes unilatérales dans le cadre de la Communauté, d’un côté, isoleraient de Gaulle sur le terrain le plus important, celui de la démocratie et du consensus populaire, rapprochant de cette manière le jour où elles seront possibles même en France ; et, de l’autre, dans la mesure où les gouvernements des pays en question seraient capables d’exercer une pression conjointe sur le gouvernement américain, elles permettraient d’anticiper quelques résultats de la nouvelle politique atlantique en gestation. En particulier, ces gouvernements pourraient poser avec énergie le problème de la dictature grecque, dont on ne peut se débarrasser qu’en maintenant la Grèce dans le pacte mais en ôtant à l’armée grecque, qui ne serait plus alors en condition de bouger, le soutien et le ravitaillement qu’elle reçoit des Etats-Unis.
Cela montre que le premier pas sur la voie de la formation de l’interlocuteur européen serait en même temps le premier pas sur la voie de la formation d’une nouvelle politique atlantique et permet, en plus, de déterminer ses premiers objectifs.
 
LA POLITIQUE EUROPENNE DU GOUVERNEMENT EUROPEEN
Tant qu’on étudie le seul Pacte atlantique, on ne peut aller au-delà de ces conclusions. La politique atlantique de l’Europe occidentale ne serait, en dernière analyse, qu’un aspect de la politique européenne d’un gouvernement européen. Il en découle qu’elle ne pourrait être étudiée complètement que dans ce cadre. Les forces démocratiques n’ont pas encore fait cet examen. Mais le problème atlantique montre, à ceux qui ont des yeux pour voir, que l’Europe est désormais arrivée au seuil du choix entre le nationalisme et le fédéralisme. Le temps est donc venu qu’on se rende compte également, grâce à l’acquisition de la culture fédéraliste, qu’un premier noyau fédéral européen est le seul moyen réaliste pour réunir progressivement toute l’Europe, pour l’acheminer sur la voie du progrès politique, économique et social, et pour la mettre au service de la paix et du développement des pays du tiers monde.
 
Mario Albertini
(décembre 1967)

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