LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

VIII année, 1966, Numéro 1, Page 25

 

 

UN JEU OBSCUR
 
 
Pour la troisième fois dans l'histoire de l'Europe, après les occasions créées par la reconstruction de l'équilibre européen à la fin de la seconde guerre mondiale et par le problème du réarmement allemand conventionnel, la possibilité d'assurer pour toujours l'unité européenne par la fondation d'un premier noyau fédéral destiné à s'étendre rapidement à tout le territoire européen est en train de naître. Comme nous le disons avec insistance depuis quelques années, le Marché commun, parvenu désormais au seuil de la suppression complète des douanes internes et de la libre circulation des denrées agricoles à des prix européens, est également parvenu au point où il ne peut continuer sans un gouvernement européen. Si l'on pouvait, au siècle dernier, penser à l'existence d'un marché sans gouvernement — en vérité plus en théorie qu'en pratique —, de nos jours même le plus têtu des libéraux n'oserait pas soutenir une chose pareille.
Les partis politiques ne s'en sont pas encore aperçus, mais les choses sont ainsi faites : à la fin de la période-transitoire du Marché commun, c'est-à-dire en 1967 ou en 1969, nous nous trouverons dans une situation où les exigences mêmes du fonctionnement du marché européen créeront la possibilité et la nécessité de fonder un gouvernement européen. Il n'y a aucun doute à cet égard. On ne pourra pas rester longtemps avec la libre circulation des produits industriels et des denrées agricoles sans un budget fédéral, sans une monnaie européenne, sans une administration européenne, en un mot sans un gouvernement européen. Ce gouvernement constituerait d'autre part, la seule réponse vraiment adaptée aux graves problèmes de la nouvelle situation internationale. Avec un fort pôle européen, il rendrait enfin possible l'equal partnership avec les Etats-Unis d'Amérique souhaité par Kennedy, résolvant la crise de l'O.T.A.N., extirpant à jamais les racines du nationalisme français et étouffant dans l'œuf, le retour du nationalisme allemand.
En théorie, il n'y a que deux échappatoires pour éviter l'échéance à laquelle on ne pourra moins faire que de fonder un gouvernement européen. L'une est impraticable : le retour en arrière. Il n'est pas possible, en effet, de reconstruire les barrières douanières entre les six pays de la Communauté européenne en augmentant graduellement et périodiquement les tarifs, par un processus inverse de celui suivi pour les éliminer. L'autre est possible. C'est la fuite en avant : il s'agit de substituer au Marché commun la grande zone de libre-échange. Sur le plan économique, cela impliquerait le retour de l'agriculture et de nombreuses productions industrielles petites et moyennes dans les marchés nationaux, la destruction de ce qui a déjà été fait jusqu'alors avec la Commission du Marché commun et le champ libre aux grandes concentrations capitalistes de l'espace atlantique, sans aucune possibilité pour les modérés d'instituer un ordre monétaire international sain et pour la gauche de réaliser une programmation efficace. Sur le plan de la politique internationale, dans la situation économiquement et militairement moins intégrée qui serait créée, cela impliquerait la consolidation du gaullisme en France et la renaissance du nationalisme allemand mû par deux poussées en ce cas irrésistibles et convergentes malgré leur divergence apparente : celle de la priorité de l'unité allemande (pacifiste et neutraliste seulement à court terme) sur l'unité politique de l'Europe, et celle de la participation allemande aux responsabilités nucléaires jusqu'au réarmement nucléaire allemand lui-même. La fuite en avant est donc un chemin désastreux. Mais elle est en même temps le chemin de la facilité, elle n'est donc pas du tout improbable.
Pour le moment, il s'agit d'un jeu obscur. Sans savoir quelles sont les conséquences ultimes de leur politique, tant les Cinq que de Gaulle s'apprêtent à jouer la carte de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. C'est un fait qu'après le retrait de l'O.T.A.N., et la nécessité, pour qui veut traiter avec la France, de la considérer comme un pays jaloux de sa souveraineté absolue, de Gaulle peut jouer cette carte. Et c'est un fait que l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, dans la mesure où elle menace de détruire les aspects supranationaux déjà obtenus par le processus d'intégration et de retarder l'échéance de la nécessaire fondation d'un gouvernement européen, peut constituer la dernière carte du jeu désormais aveugle et funeste, d'apprenti-sorcier, de de Gaulle. Pour cette raison, c'est aux fédéralistes que revient le devoir de prendre l'initiative de transformer ce jeu obscur en un choix conscient et responsable à travers un débat infatigable, tenace et patient avec les forces démocratiques.
 
Mario Albertini
(avril 1966)

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