LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

VII année, 1965, Numéro 1, Page 67

 

 

UNE NOTE DE M. KARLHEINZ KOPPE
SUR LES RAPPORTS ENTRE L’A.E.F. ET LE M.F.E.*
 
 
Nous croyons que la division des fédéralistes est un mal parce qu’elle les affaiblit, et que leur unité serait un bien parce qu’elle les renforcerait.[1] Il va de soi que sans force ils ne peuvent pas jouer le rôle qui dépend des statuts de leurs associations, et qui consiste au moins à accélérer le processus d’unification. de l’Europe et de l’amener, le plus rapidement possible, vers une conclusion de type fédéral.
Naturellement pour arriver à cette unification, en admettant qu’elle soit possible, il faut comprendre la cause (ou les causes) de la division, et sous cet aspect la note de M. Koppe est très intéressante. Elle est intéressante en premier lieu d’un point de vue objectif, parce qu’elle décrit de façon très claire, et en même temps très efficace, les motifs qui détachèrent de l’U.E.F. le groupe qui constitua l’A.E.F. Sous cet aspect nous nous limitons à prendre acte de ces motifs et de leurs justifications, qui constituent pour nous un important sujet de réflexion.
Elle est intéressante, en second lieu, d’un point de vue qui nous regarde directement. Elle permet en effet d’entrevoir, sinon encore de comprendre, quelles sont nos fautes, notamment quelle part a eu dans cette scission, plus que la politique adoptée par la majorité de l’U.E.F. après la chute de la C.E.D., l’aspect maximaliste que lui donna Spinelli, sans parler de quelques erreurs proprement dites de formulation qui finirent par la défigurer.
La plus grave de ces erreurs fut d’avoir désigné les citoyens européens (en formation) du nom de « peuple européen » (en formation) et non de celui de « peuple fédéral européen ». Cela pourra paraître à certains une subtilité inutile. On dira : quel besoin y a-t-il de donner un nom aux citoyens européens ? Ou bien : quelle différence y a-t-il entre ces noms ? Mais en réalité le besoin existe, car on ne peut pas faire de propagande pour un type d’Etat — l’Etat fédéral européen — sans parler du peuple de cet Etat. D’autre part entre les expressions « peuple européen » et « peuple fédéral européen » la différence est radicale, fondamentale. La première expression, à cause de sa ressemblance avec les expressions nationales du type « peuple français », etc… ne peut pas ne pas susciter un réflexe nationaliste, jacobin, centraliste, quelle que soit l’intention de celui qui la prononce, car les mots, une fois prononcés, obéissent à la logique des langues et non à l’intention de leur auteur. La seconde induit au contraire le destinataire de la propagande fédéraliste à comprendre, sous son aspect le plus profond, quel est le but à atteindre : un Etat aux compétences limitées basé sur un « peuple de nations », un peuple pluraliste, un « peuple fédéral ».
Nous avons reconnu cette erreur, tant il est vrai que depuis longtemps nous fondons notre propagande sur l’idée du peuple fédéral européen. Mais précisément parce que nous avons pris conscience de cela, nous nous demandons maintenant si cette erreur, qui pouvait passer pour une pure et simple intention jacobine parce qu’elle se trouva coïncider avec un maximalisme transitoire dû à l’effort d’atteindre l’autonomie, n’a pas fini par donner une forme extrémiste à des concepts qui dans leur essence authentique ne sont ni extrémistes ni maximalistes, empêchant ainsi toute discussion sereine à leur sujet.
La constituante est-elle vraiment jacobine ? ‘Jacobin’ désigne un type d’Etat, tandis que la constituante n’est qu’une procédure propre à fonder quelque type d’Etat démocratique que ce soit. Et comme procédure elle est la plus orthodoxe, la plus légale, la moins révolutionnaire. Il n’est pas douteux qu’un Etat nouveau naisse de la façon la plus orthodoxe, la plus légale, la moins révolutionnaire si en l’édifiant on respecte la légalité démocratique, qui n’est rien d’autre que le pouvoir constituant du peuple, dans notre cas le pouvoir constituant du peuple fédéral européen.
Le pacte fédéral est sans doute plus révolutionnaire, bien qu’il implique une révolution faite d’en haut et non d’en bas. D’une façon ou d’une autre, avec le pacte fédéral ou avec la constituante, il s’agit d’arriver à un Etat fédéral sur une aire constituée par un groupe d’Etats nationaux exclusifs, ce qui implique l’existence d’un moment où les institutions juridiques des Etats nationaux cessent d’exister et sont remplacées par une institution pluraliste, l’institution fédérale, qui rétablit les vieilles institutions nationales, mais en les transformant d’exclusives en limitées. Ce moment constitue par la force des choses une rupture dans la continuité juridique, c’est-à-dire, techniquement parlant, selon le langage juridique, une « révolution ». Cette « révolution », comme toutes les « révolutions » juridiques, correspond à une nouvelle répartition du pouvoir. Eh bien, le pacte fédéral est plus révolutionnaire précisément parce que, tandis qu’il ne peut pas éliminer l’élément juridiquement révolutionnaire du passage du système national au système fédéral, il l’accomplit sans l’intervention du pouvoir le plus légal selon le principe démocratique, celui des citoyens, c’est-à-dire du peuple.
D’autre part si l’on met l’accent sur la constituante et non sur le pacte fédéral il se produit nécessairement quelques conséquences, et particulièrement : a) la convergence des actions, nécessairement diverses, que les fédéralistes mènent au niveau national, régional, et au niveau de la cité (pour cela nous avons donné à la propagande pour la constituante le caractère d’une action-cadre), b) un certain degré d’unité supranationale de l’organisation des fédéralistes qui insèrent leurs actions dans la directive de la constituante, c) l’indépendance des fédéralistes par rapport aux gouvernements, aux communautés et au sommet des partis.
Au fond la véritable différence entre la politique de la constituante et celle du pacte fédéral n’est que la différence entre une politique à long terme, qui cherche à mobiliser tout ce qui est déjà disponible aujourd’hui pour une politique de demain, et une politique à court terme, qui se réfère nécessairement aux gouvernements. Eh bien, il est vrai qu’une politique à court terme présente l’avantage de t’exploitation d’un équilibre politique déjà en acte, tandis qu’une politique à long terme, qui vise à introduire un élément nouveau dans cet équilibre, comporte l’inconvénient d’un certain isolement. Mais peut-on concevoir un changement aussi important que celui du passage du système national au système fédéral sans que quelque groupement mène dès maintenant une politique à long terme pour en préparer les conditions ? Toutes les grandes transformations politiques, et même toutes les grandes actions politiques, ont toujours été précédées par une longue période de préparation dans l’isolement et dans l’opposition. Nous ne voulons pas dire par là que les gouvernements n’aient rien à faire dans le processus de l’intégration européenne. Ils ont beaucoup à faire, et ils sont en train de le faire. Mais tandis que pour eux la période d’approche, qui ne comporte pas un véritable abandon de pouvoirs politiques, est relativement aisée, le dernier pas, celui du transfert de souveraineté des Etats nationaux à l’Etat fédéral, est certes très difficile. Et le rôle des fédéralistes n’est-il pas de préparer les conditions qui rendront possible ce dernier pas aux partis et aux gouvernements ?
 
Mario Albertini
 
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Etant donné que l’unité du Mouvement Européen dans son ensemble et du fédéralisme européen en particulier s’impose plus que jamais, il importe d’analyser avec un esprit ouvert et sans polémique les divergences et différends qui ont séparé et séparent toujours les deux organisations fédéralistes — l’A.E.F. et le M.F.E. — toutes les deux émanées de l’ancienne Union Européenne des Fédéralistes. Il serait illusoire, voire dangereux, de vouloir réaliser une fusion organique entre les deux mouvements sans avoir analysé d’abord et, si cela est possible, aplani ensuite, les causes qui avaient provoqué la séparation des groupes antérieurement réunis dans une seule organisation fédéraliste.
Il est donc indispensable de rappeler la situation de 1954 après l’échec de la Communauté Européenne de Défense et par là de la Communauté Européenne Politique. Une majorité au sein de l’U.E.F., qui se dégageait avant tout parmi les représentants italiens, français et belges, développa alors la thèse qu’il fallait mobiliser la volonté des citoyens pour aboutir à l’unité européenne, et puisque les gouvernements nationaux s’y opposaient, qu’il fallait les dépasser. C’est ainsi que naquit la thèse du peuple européen, qui devait prendre son destin souverainement dans ses mains et constituer l’Europe, au besoin en opposition aux gouvernements. La campagne du « Congrès du Peuple Européen » fut déclenchée, destinée à exercer une pression des masses pour arriver à la formation d’une « Assemblée constituante » chargée d’élaborer une constitution fédérale de l’Europe, sur la base de laquelle l’unité de l’Europe devait se réaliser.
Parallèlement à cette campagne, qui se poursuivait tantôt au sein tantôt en dehors de l’U.E.F.-M.F.E., le M.F.E. propageait le fédéralisme intégral et aboutissait à l’élaboration d’une Charte fédéraliste. L’idée-clef de cette Charte était qu’une Fédération européenne ne pourrait être valablement constituée que si ses Etats-membres avaient à leur tour des structures fédérales. Il s’ajoutait pour un grand nombre de membres du M.F.E. la sincère conviction que seul le fédéralisme soit en mesure de résoudre les grands problèmes devant lesquels se trouve l’humanité tout entière. Ils voyaient donc dans le fédéralisme européen plutôt une philosophie d’Etat qu’un simple moyen d’unir l’Europe.
Les représentants de la minorité ne contestaient pas le bienfondé des considérations de la majorité. Ils s’opposaient avant tout à certaines notions et exigences qu’ils jugeaient dangereuses et refusaient d’accepter les conclusions que les représentants de la majorité tiraient de leurs thèses.
La réflexion que, si les citoyens européens voulaient sincèrement l’unité de l’Europe, cela devait se traduire démocratiquement d’en bas en haut, est juste. Mais d’en conclure qu’il faut contester la légitimité démocratique de tous les gouvernements nationaux est faux et dangereux. Une telle propagande risquerait d’affaiblir les structures démocratiques nationales qui assurent toujours la sécurité et la liberté des populations (bien entendu qu’elles ne les assurent pas suffisamment ni indépendamment, mais par des alliances, de leur côté insuffisantes, mais elles les assurent quand-même). Mettre les structures nationales de cette façon en question sans que les structures européennes existent solidement, équivaudrait à une étourderie dont personne ne peut mesurer les conséquences, notamment en face du communisme militant. Il s’ajoutait pour la minorité que les gouvernements nationaux constituent une étape démocratique vers l’Europe fédérée. La notion de Fédération européenne implique que les gouvernements nationaux auront toujours leurs responsabilités, bien entendu, limitées au fur et à mesure que les institutions européennes assument la responsabilité fédérale. Il faut aussi rappeler qu’au moment de l’échec de la C.E.D., cinq gouvernements et parlements nationaux avaient de fait consenti aux traités en cause. La campagne d’opposition engagée par la majorité de l’U.E.F. aurait peut-être trouvé sa justification dans un ou deux pays de la Communauté des Six, elle aurait été incompréhensible dans les autres, et encore fallait-il douter des prémisses.
Il en était de même en ce qui concerne la notion de « Constituante ». La minorité au sein de l’U.E.F. ne s’opposait pas à la nécessité d’une constitution démocratique, base indispensable d’une Fédération européenne. Elle s’opposait plutôt à un certain esprit jacobin qui voyait dans une telle Constituante le seul élément valable pour arriver à l’Europe unie, qui voulait la doter d’une sorte de toute-puissance mettant à l’écart toute autre institution légitime. Elle s’opposait enfin au caractère exclusif que la majorité donnait à la campagne pour la Constituante et qui avait comme effet que d’autres possibilités d’approche (intégration économique) furent négligées voire refusées avec l’argument que ces autres approches détournent l’opinion publique du vrai combat politique pour l’Europe. La notion « peuple européen » paraissait singulièrement dangereuse aux yeux de la minorité puisqu’elle risquait de donner à l’opinion publique une fausse image de la future fédération européenne, à savoir l’image d’une société dans laquelle les nations européennes se soient diluées tandis que la Fédération se base justement sur le respect des diversités.
La minorité, qui après la séparation de l’U.E.F. se reconstituait sous la dénomination « Centre d’Action Européenne Fédéraliste » (A.E.F.) opposait donc à la campagne pour la Constituante la lutte pour le Pacte Fédéral préconisé d’ailleurs par l’U.E.F. dès 1950. C’est par un tel pacte que les gouvernements consentiraient à exercer désormais leurs responsabilités en commun et qui deviendrait ainsi la constitution de l’Europe. L’A.E.F. plaidait également que cette méthode soit appliquée à des domaines partiels, comme le fut déjà le cas lors de l’accord sur la C.E.C.A. et plus tard lors de la signature des traités de Rome instituant la C.E.E. et l’Euratom.
En ce qui concerne la Charte fédéraliste, l’A.E.F. ne contestait pas non plus le bien-fondé de la réflexion. Elle est d’accord à ce que pour certains pays, comme la France par exemple, des structures fédérales sont nécessaires non seulement en vue de l’Europe mais dans l’intérêt de la France et de ses habitants mêmes. A ce sujet, il est significatif que la section française de l’A.E.F. a pris activement part à l’élaboration de la Charte fédéraliste. Par contre, prêcher le fédéralisme dans des pays qui, ou bien sont déjà décentralisés ou fédérés, ou bien ne nécessitent pas une restructuration, serait ridicule et nuisible à l’idée européenne. Et encore faut-il s’opposer à l’exclusivité avec laquelle les promoteurs de cette Charte prétendent de vouloir régler tous les problèmes. Ils arrivent par cela à formuler des revendications quelques fois très proches au thèses socialistes, à employer un langage qui paraît remonter aux débuts du XIXe siècle, à préconiser des structures économiques et sociales dont la définition, si l’Europe doit être démocratique, devrait justement incomber à la responsabilité des européens appelés un jour démocratiquement à exercer leurs fonctions européennes. La plupart des articles de la Charte sont des thèses qui se défendent comme les partis politiques défendent les leurs. Les défendre comme postulat européen aurait comme suite que les groupes qui défendent d’autres thèses, valables aussi, se dresseront contre le Mouvement fédéraliste et peut-être contre le Mouvement Européen tout court.
 
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Si l’on tâche de résumer les positions. de l’A.E.F.et du M.F.E. on pourrait arriver aux formules suivantes.
Les deux organisations sont en principe d’accord sur le but final : la Fédération européenne, dotée d’institutions démocratiques et efficaces, bien qu’il subsiste probablement un équivoque sur la place, les fonctions et les responsabilités que les Etats-membres, et les institutions légitimes et démocratiques de ceux-ci, devraient assumer au sein de la Fédération. Il n’y a aucun inconvénient à ce que ce problème soit étudié par les deux organisations en commun.
Le désaccord le plus large consiste, par contre, en ce qui concerne les moyens à définir pour arriver à ce but final commun. Il ne suffit pas de dire que les différentes politiques et méthodes poursuivies par chacune des organisations peuvent être pratiquées parallèlement puisqu’elles mènent à l’Europe, car ces différentes politiques et méthodes sont en partie contradictoires et par là incompatibles les unes avec les autres. Sur d’autres domaines, elles peuvent être considérées comme complémentaires. Un débat plus approfondi parait nécessaire pour peser les positions des deux organisations avant que l’on puisse envisager un regroupement des fédéralistes.
Tandis que le M.F.E. projette l’image future de l’Europe dans le présent et s’efforce d’orienter sa politique, sa propagande et ses cadres sur cette image, l’A.E.F. tâche de partir des réalités, encore essentiellement nationales, mais sur certains domaines déjà communautaires (pré-fédérales), pour développer ces réalités en les changeant pas à pas vers cette même image. Il s’agit donc d’optiques totalement différentes qui se reflètent d’ailleurs dans les statuts respectifs de l’A.E.F. et du M.F.E. Le M.F.E. se considère comme une organisation supranationale dans laquelle les groupes nationaux ne doivent plus jouer un rôle déterminant. L’A.E.F. se comprend, par contre, comme un centre d’action autour duquel se groupent ses organisations nationales.
Là encore il s’agit de tendances unilatérales plutôt nuisibles à chacune des organisations.
Le M.F.E., par sa structure supranationale poussée à l’extrême, perdait le contact avec la réalité nationale. Etait-il vraiment nécessaire de pousser la supranationalité d’une organisation à un point tel que, pour la manifester, les groupes nationaux furent pratiquement dissous et remplacés par des régions s’étendant sur les territoires de plusieurs pays européens ? Peut-on vraiment considérer une telle politique comme compatible avec l’idée fédéraliste ? L’élément national est le complément de l’élément fédéral. En mettant l’accent trop unilatéralement, voire exclusivement, sur l’élément supranational, le M.F.E. avait provoqué le départ des organisations luxembourgeoise et suisse. Il manifestait ainsi une tendance centralisatrice avec fichier central et campagne d’action centrale qui était justement à la base de la scission de l’U.E.F. Cette tendance n’était d’ailleurs pas réaliste, car les faits ont prouvé que les sections nationales du M.F.E. vivaient quand-même leur vie autonome, sinon indépendante. La structure du M.F.E. provoquait en certains cas même l’effet contraire, à savoir que des tendances quasi autonomes (Congrès du Peuple Européen, Autonomie Fédéraliste, Parti Européen) se formaient avec leurs propres structures, et leur influence dans le M.F.E. n’est guère commensurable.
L’A.E.F., par contre, souffre du fait que sa structure la pousse à l’autre extrême. La pondération des voix de ses sections nationales fait l’influence de celles-ci mesurable, mais sa structure plutôt confédérale s’avère comme obstacle au développement d’une véritable vie internationale. L’A.E.F. existe par ses sections sur le plan national. L’action nationale est pourtant peu convaincante si elle n’est pas le reflet d’une action commune internationale.
 
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Cette analyse ne prétend pas être complète ni correcte sur tous les points mentionnés à titre d’exemple. Elle ne constitue pas non plus un accord entre les deux mandataires de la Commission de contact, MM. Giarini et Koppe. Elle reflète plutôt les difficultés qui dans chacune des organisations sont considérées comme obstacles à une fusion. Or, on peut constater que ces difficultés ont perdu pendant les années leur acuité de sorte qu’une coopération entre l’A.E.F. et le M.F.E. peut être sérieusement envisagée.
C’est notamment l’évolution politique qui indique d’éventuels compromis. La mise en place des institutions communautaires du Marché commun prouve que le M.F.E. avait sous-estimé la force motrice et fédératrice des Communautés tout comme l’A.E.F. l’avait surestimée. Les Communautés Européennes constituent aujourd’hui le seul noyau par lequel les fédéralistes peuvent espérer de promouvoir encore le processus d’intégration politique. C’est le Parlement Européen qui est appelé d’être l’élément politique constituant de la future Fédération européenne et ce sont les institutions communautaires existantes (ou à créer encore) qui, dans un dialogue entre l’intérêt européen commun et les intérêts nationaux, incitent les gouvernements à se mettre d’accord et à instituer par des traités (pactes fédéraux) et par des étapes l’Europe politique.
Les deux organisations peuvent donc envisager une série d’actions communes, et qui portent :
a) sur la reconnaissance du droit des citoyens européens d’élire un vrai Parlement Européen, doté de pouvoirs et de compétences réels dans les domaines de la défense, de la politique étrangère et de l’économie (tout en respectant les traités européens déjà existants !) ;
b) sur le renforcement et la démocratisation des Communautés Européennes existantes pour les rendre plus efficaces et pour souligner leur importance et leur rôle essentiellement politiques.
Ici s’ouvre un vaste champ d’actions et d’études communes qui peuvent être menées et organisées par les deux organisations. Les possibilités techniques pour réaliser cette coopération sont définies plus bas. Il importe également de renforcer la conscience d’appartenir à des organisations fédéralistes. Ceci nécessite une étude des documents de propagande. Il s’agit en particulier des Douze Thèses élaborées par l’Europa-Union d’Allemagne et par l’A.E.F. toute entière. Tandis que les Douze Thèses paraissent acceptables aux deux organisations, le document de base du M.F.E., la Charte fédéraliste, rencontre de sérieuses objections dont il était question-plus haut. Il faut donc voir en quelle mesure la Charte peut être reconsidérée pour qu’elle soit acceptable dans les deux organisations comme un document de discussion n’engageant que celles des sections qui l’estiment comme utile dans leur action. A cet effet l’A.E.F. demandera notamment que la partie traitant de l’économie et du domaine social perde son caractère de postulat et que les passages concernant les liens entre l’Europe et l’Amérique soient reconsidérés dans un sens positif, à savoir que l’Europe se comprend comme part intégrale du monde atlantique et de la société occidentale basée sur les mêmes valeurs et idéaux spirituels et humanitaires.
Le « Front démocratique pour une Europe Fédérale » mérite dans ce contexte une attention particulière. Il paraît que cette notion est interprétée par certains de ses auteurs d’une autre manière que par la plupart des délégués aux VIIes Etats Généraux des Communes de l’Europe qui ont voté à Rome en faveur de ce « Front ». L’écrasante majorité des congressistes — et le débat dans la Commission européenne du Congrès l’avait prouvé — avait compris l’appel au sujet du « Front démocratique » dans le sens d’une démocratisation des Communautés Européennes. En effet, si nous voulons que l’Europe se constitue démocratiquement, il faut que ses institutions aient un caractère démocratique. Pour y arriver il faut une pression des masses des citoyens européens. Il s’agit donc de mobiliser la volonté européenne des peuples européens. Or, nous devons en conséquence, commencer par la plus petite cellule de la société démocratique, à savoir par la commune. C’était la raison pour laquelle le Conseil des Communes de l’Europe avait lancé cet appel.
Sur cette interprétation du « Front » il y a un accord général. Pour répondre à cet appel il faut agir avec tout moyen en utilisant tous les cadres adéquats des organisations européennes, des organisations spécialisées (enseignants etc.) et enfin du C.C.E. notamment. Il paraît également nécessaire de coordonner les divers efforts d’abord dans le cadre du C.C.E. et, au besoin, dans le cadre du Mouvement Européen. Il n’y a aucun obstacle à ce que les organisations fédéralistes étudient en commun les problèmes qui relèvent du « Front » et mènent une action commune en ce sens et qui serait d’ailleurs identique à celle qui a été préconisée plus haut.
Si la majorité des congressistes à Rome avait compris le « Front » dans ce sens, il paraît que certains de ses auteurs y voient deux autres aspects, à savoir premièrement celui de la constitution d’une nouvelle organisation européenne en dehors du Mouvement Européen et deuxièmement celui d’une lutte contre le gaullisme.
Quant au premier aspect, il faut noter que l’A.E.F. (comme la plupart des sections du C.C.E.) s’opposerait à la constitution d’un nouveau organisme européen.
En ce qui concerne l’autre aspect, il est certain que les sympathies de tous les européens et notamment des fédéralistes sont du côté de l’opposition française à de Gaulle et au gaullisme. Le Mouvement Européen doit néanmoins se garder de mêler son combat européen international à la lutte politique à l’intérieur d’un pays de la Communauté. Le but du Mouvement Européen n’est pas et ne doit pas être de combattre le gaullisme en tant que tel comme il ne doit pas combattre aujourd’hui le parti chrétien-démocrate en Italie, demain les socialistes en Angleterre ou après-demain les libéraux en Allemagne. Si le Mouvement Européen se place au niveau des partis politiques, il rate sa mission de grouper toutes les forces européennes qui y veulent adhérer à condition qu’elles acceptent le but du Mouvement défini dans sa déclaration de principes du 17 juin 1961.
Il faut donc rediscuter en commun le cadre dans lequel le « Front démocratique pour une Europe fédérale » doit être placé et la tâche qu’il faut lui assigner.
 
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Il ressort de toutes ces réflexions qu’une fusion pure et simple des deux organisations fédéralistes est impossible dans un proche avenir. Par contre, les deux organisations peuvent envisager d’examiner en commun les points de rapproche autant que ceux de divergence.
A ce sujet il est proposé :
1) que la commission de contact — dès que le rapport de ses deux mandataires est approuvé et par la commission et par les deux Bureaux exécutifs — soit élargie, et qu’elle reçoive la compétence — tout en restant un organe consultatif — d’étudier les problèmes suivants :
a) sur le plan politique toute possibilité d’action commune notamment en ce qui concerne la démocratisation des Communautés et l’extension de celles-ci aux domaines de la diplomatie et de la défense ;
b) sur le plan idéologique les documents de base en présence, en particulier les Douze Thèses et la Charte fédéraliste afin de préciser les conditions de leur propagation et l’utilisation dans les deux mouvements ;
c) sur le plan de l’organisation :
aa) les structures différentes des deux mouvements et les possibilités de les rapprocher ;
bb) la situation dans laquelle se trouvent les deux organisations par rapport de l’une à l’autre dans les différents pays ou réglons (éventualité d’une double appartenance, coopération régionale renforcée etc.) ;
cc) élaboration d’une liste de conférenciers fédéralistes disposés à parler devant les différentes sections pour promouvoir les contacts internationaux (conditions matérielles, connaissances linguistiques, remboursement des frais etc) ;
2) que les deux Bureaux exécutifs se réunissent de temps en temps avec un ordre du jour fixé à l’avance pour échanger les vues sur la situation politique ou sur tout autre problème à condition qu’un tel échange de vue soit jugé utile par les deux Bureaux ;
3) de réunir ad hoc des groupes d’études et des colloques ou d’organiser des manifestations auxquelles participeront des représentants des deux organisations.
Un programme défini de cette manière et approuvé par les instances compétentes des deux organisations, serait exécuté par les secrétaires généraux ou d’autres personnes désignées à cet effet par leurs Bureaux, la Commission gardant son statut consultatif jusqu’à ce que les deux organisations tombent d’accord sur la création d’autres organes communs.
 
Bonn, le 6 janvier 1965


* En publiant la note suivante de Karlheinz Koppe sur les rapports entre l’A.E.F. (Action Européenne Fédéraliste) et le M.F.E. (Mouvement Fédéraliste Européen), nous rappelons que ces deux organisations ne sont pas nées l’une indépendamment de l’autre, mais qu’elles sont au contraire la conséquence d’une division de la précédente organisation unitaire (internationale) des fédéralistes, l’U.E.F. (Union Européenne des Fédéralistes), fondée à Paris le 15 décembre 1946 avec le concours des divers mouvements fédéralistes qui existaient alors, nés surtout pendant la Résistance. Nous rappelons en outre que le dialogue entre les fédéralistes dirigeant l’A.E.F. et le M.F.E. a été repris l’an dernier grâce à l’initiative de l’Union Européenne, le Mouvement suisse pour la Fédération Européenne (associé au M.F.E.), et en particulier de son vice-président Pini et de son secrétaire central Raeber, ce qui a conduit à la fondation d’une Commission de Contact. Nous rappelons enfin que la note en question a été présentée à cette Commission de Contact.
[1] Nous faisons allusion, bien entendu, à une unité pluraliste ; toutefois nous pensons devoir dire que pour cette unité la comparaison avec l’unité pluraliste des Etats fédéraux n’est pas valable. Ces Etats organisent beaucoup de choses relatives à la vie sociale des citoyens, tandis que les mouvements fédéralistes en organisent une seule : leur contribution à la création de l’unité fédérale de l’Europe. C’est pourquoi il s’agit, en ce qui les concerne, du pluralisme inhérent à une seule chose, et non de celui qui dérive de l’union de nombreuses choses qui conservent chacune une autonomie limitée.

 

 

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