LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

VI année, 1964, Numéro 1, Page 17

 

 

DE L’ELECTION AU SUFFRAGE UNIVERSEL DIRECT DU “PARLEMENT” EUROPEEN
 
 
Suivant le paragraphe 3 de l’art. 138 du Traité instituant la Communauté Economique Européenne, l’assemblée de cette Communauté (ainsi que de la C.E.E.A. et de la C.E.C.A.), maintenant faussement rebaptisée Parlement Européen, est tenue à élaborer, comme elle l’a d’ailleurs fait, « des projets en vue de permettre [son] élection au suffrage universel direct selon une procédure uniforme dans tous les Etats membres ». Cependant le traité ne prévoit pas que, une fois cette Assemblée ou “Parlement” élu directement par la population, lui soient conférés les pouvoirs dont disposent toutes les assemblées politiques basées sur le suffrage universel. Même dans ce cas elle devrait rester, comme elle l’est actuellement, privée de tout pouvoir véritable.
Toutefois, bien des gens, y compris malheureusement quelques fédéralistes, prennent très au sérieux cette perspective et espèrent se servir de ces élections pour aboutir à la Fédération européenne. Ils savent que la volonté des gouvernements de se dépouiller de la part la plus importante de leurs pouvoirs au profit d’une organisation politique de l’Europe n’est qu’un phantasme, et ils savent en outre, comme le sait n’importe quel écolier, qu’un “Parlement” qui ne serait pas l’organe — l’organe législatif — d’un Etat, ne serait lui-même rien d’autre. Mais ils espèrent que la combinaison de ces deux phantasmes produira une chose vivante.
Il existe un engagement de faire les élections européennes. Donc, en déduit-on, un jour ou l’autre, peut-être grâce à une simple chiquenaude donnée par les mouvements européistes, les gouvernements finiront par accepter que ces élections se fassent, d’autant plus que, le soi-disant Parlement européen n’ayant aucun pouvoir, ils n’ont aucune raison de trop le craindre. Mais avec l’élection directe ce “Parlement” se transformera. Bien que ne jouissant d’aucun pouvoir, il ne pourra pas ne pas s’attribuer tous ceux qui sont indispensables pour exercer le mandat politique que le peuple lui aura confié, passant outre aux dispositions des traités et aux intentions des gouvernements.
Arrivés à ce point ces fédéralistes se divisent en deux groupes. Le premier, content de cette pensée et ayant peur d’en scruter la nature, se limite à croire qu’il y aura “quelque pouvoir” non défini et que cela constituera un nouveau pas en avant sur la voie de l’Europe. Le second qui, tout en éprouvant la même crainte, ose regarder un peu plus loin, comprend que cela n’a pas beaucoup de sens. Un Parlement ne peut pas avoir “quelque pouvoir” de nature indéfinie ; il doit avoir le pouvoir législatif à l’égard d’un gouvernement qui ait à son tour le pouvoir exécutif, ou bien il n’a aucun pouvoir de tout. C’est dans cette désagréable situation que se trouve le “Parlement” européen. Mais en le faisant élire par le peuple, facteur à la fois ultime et décisif de l’intégration européenne, il ne sera pas possible de le laisser dans l’impuissance actuelle sans jeter un discrédit irrémédiable sur la cause de l’unité européenne. C’est ainsi que naîtra la tendance à lui conférer le pouvoir qui lui revient. D’autre part les membres de ce “Parlement”, une fois élus, auront tout intérêt à le transformer en un vrai Parlement, c’est-à-dire en Parlement d’un Etat fédéral ayant un gouvernement propre et une justice propre. Pour toutes ces raisons les élections européennes déchaîneront une série de réactions qui ne prendront fin qu’avec la naissance de la Fédération européenne. Le jeu sera fait.
Bon ! Donc, selon ces gens-là, la Fédération européenne devrait naître non seulement à l’insu des gouvernements, que l’on pense attirer dans un piège, mais à l’insu de la population elle-même qui se trouverait avoir exercé son pouvoir constituant sans seulement s’en être aperçue, puisqu’elle ne saurait qu’après les élections qu’elle aurait voté pour une assemblée prodigieuse, pour un “Parlement” sans pouvoir — avec pouvoir — avec pouvoir constituant, duquel devrait sortir, comme la colombe sort du chapeau du prestidigitateur, l’Etat fédéral européen.
Mais les nouveaux Etats ne naissent pas de cette façon. Il suffirait de ne pas perdre de vue le côté comique de cette prévision pour comprendre qu’il ne s’agit là que d’un rêve. Du reste un fait existe : la volonté contraire de de Gaulle qui suffira à paralyser toute initiative de ce genre pour de nombreuses années. Et ce n’est pas, comme on le croit, que de Gaulle soit contraire parce qu’il est plus anti-européen que les autres chefs de gouvernement, c’est seulement parce qu’il voit ce que les autres ne voient pas. Là est la question. Ces élections se feront ou ne se feront pas ? Quelles sont les difficultés réelles qu’il faut surmonter pour aboutir vraiment à des élections européennes ? Et une fois ces difficultés surmontées, le problème sera-t-il encore de faire des élections pour un faux Parlement, ou bien s’agira-t-il de faire des élections pour l’Assemblée Constituante ?
Il va de soi que, tant qu’on parle de ces élections sans courir le risque qu’elles se fassent, les gouvernants enclins à la démagogie s’y montrent favorables. Comment pourraient-ils s’y montrer contraires, puisqu’en disant oui aux élections européennes ils disent oui au peuple, à la démocratie et à l’Europe, toutes choses qui leur procurent des voix ? Mais si l’on courait vraiment ce risque, s’il s’agissait d’en établir les modalités, la musique changerait. Aux élections européennes, les partis ne pourraient pas participer tels qu’ils sont actuellement, avec leur organisation nationale. Chaque parti se trouverait en face du problème d’avoir à se présenter sous une étiquette européenne partout en Europe. Et cela bouleverserait radicalement tant le système des partis que la composition de la classe dirigeante.
Les membres de cette dernière devraient se transformer de dirigeants nationaux en dirigeants européens, sous peine de perdre leur pouvoir. C’est là une perspective désagréable qui ne peut pas manquer de provoquer des réflexes de défense. L’instinct de ceux qui détiennent un pouvoir est de négocier plutôt que de mettre leur pouvoir en jeu dans des parties dangereuses, et la partie européenne, qui se jouerait sur un terrain nouveau, en est une. En plus des voix de leur propre collège, les hommes en vue devraient conquérir en partant de zéro la faveur des organisations locales du groupement électoral correspondant dans les autres Etats, celle de populations inconnues, de journaux de langue différente qui ne savent s’occuper que des faits et des personnalités de leur propre nation. Et dans ces élections pour un seul parlement au lieu de six les politiciens obscurs seraient balayés en grande quantité par suite de la réduction rigoureuse du nombre des sièges, tandis que la conservation de leur mandat national ne les compenserait pas d’avoir échoué dans leur prétention d’obtenir un mandat européen. Il n’est pas nécessaire d’être très subtil pour comprendre que ni les uns ni les autres ne feront jamais spontanément ce saut dans le vide. Quand ils rivalisent pour dire : « L’Europe oui, mais socialiste », « l’Europe oui, mais chrétienne », « l’Europe oui, mais libérale », « l’Europe oui, mais des nations », en rabâchant pour les nigauds leur fidélité inconditionnelle à l’idéal, ils extériorisent en réalité leur peur que les élections européennes ne les mettent au rancart et ils essaient d’exorciser cet épouvantail en évoquant une Europe regorgeant de sinécures pour tous les socialistes, pour tous les démocrates-chrétiens, etc…
Et que deviendra le système des partis ? Il suffit de se poser les questions que voici. Avec qui l’U.N.R. pourra-t-elle s’entendre en Allemagne et en Italie ? Que feront les démocrates-chrétiens ? La démocratie chrétienne bavaroise choisira-t-elle le M.R.P. ou l’U.N.R. ? La démocratie chrétienne de Erhard n’essaiera-t-elle pas de soutenir en Italie le libéral Scelba au détriment du clérico-socialiste Moro ? Et celle d’Italie, exclusivement catholique, n’essaiera-t-elle pas de chercher noise aux protestants allemands de la C.D.U. ? Et les socialistes, que feront-ils ? La social-démocratie allemande s’allierait facilement avec les socialistes italiens de Saragat et avec les socialistes français de Mollet, à condition bien entendu que celui-ci cesse d’intriguer avec les communistes, mais elle ne s’allierait certainement pas avec les socialistes italiens de Nenni, du moins dans l’état actuel de leur évolution, et encore moins avec ceux de Vecchietti.
On pourrait répéter cet exercice pour tous les partis et tous les pays. Que sortira-t-il de ce raz de marée ? Il existe un critère pour en prévoir le déroulement. Tout ce qui ne jouit pas de liaisons européennes efficaces sera battu et tendra à disparaître. Seul ce qui a le souffle européen survivra. Et ce qui ne le possède pas c’est : le nationalisme, l’intégrisme catholique (la réunion en un parti d’éléments seulement catholiques), le communisme et le maximalisme socialiste. Il s’ensuit, pour tous ceux qui militent dans l’U.N.R. et les différentes démocraties chrétiennes, qu’il ne resterait qu’une seule formule politique efficace, celle du parti conservateur moderne, à l’anglaise. De même, pour tous ceux qui militent dans le socialisme et dans la gauche, il ne resterait qu’une seule formule politique efficace, celle du moderne parti démocrate de gauche, tant socialiste que libéral. Les petites formations de droite (libérales au sens économique) et de gauche (libérales au sens politique), une fois tombés les intégrismes catholique et socialiste qui les justifient, perdraient toute possibilité de maintenir des organisations de partis indépendants. L’Europe se dirigerait donc vers le bipartisme, vers lequel la pousseraient également d’autre part tant son régime présidentiel, indispensable dans les grandes Fédérations, que la nature positive de ses problèmes de politique étrangère, économique et sociale. Il s’agit là de problèmes qui, acquérant de plus en plus un caractère positif, presque technique, excluent la possibilité de solutions totalement divergentes et ne laissent le choix qu’entre des solutions rapides, courageuses et des solutions prudentes, c’est-à-dire qu’entre l’attitude progressiste et la conservatrice ; par contre, dans la première phase de l’industrialisation, étant donné que la liberté ne pouvait se réaliser qu’aux dépens de la justice (capitalisme) ou bien la justice aux dépens de la liberté (stalinisme), ces mêmes problèmes engendraient l’éventail des options idéologiques que nous connaissons et que l’Etat national — qui s’est formé à cette époque là — n’est pas en mesure de déraciner car il n’a plus désormais de vie propre.
Les élections européennes ne resteraient donc pas confinées dans les étroites dimensions politiques de la phase actuelle de l’intégration européenne mais informeraient en profondeur la vie politique tout entière de nos pays, provoquant en même temps une modification rigoureuse de la composition de la classe dirigeante. Elles provoqueraient à elles seules, en raison de leur structure, la modernisation du système politique que beaucoup de ceux qui restent prisonniers de la politique nationale essaient vainement d’obtenir au moyen de clubs, de petits partis, de minorités de grands partis, de syndicats, etc…
 
***
 
Les considérations que nous venons de faire ne constituent que la première ébauche d’une analyse du problème des élections européennes. Mais elles suffisent d’une part pour montrer quelle transformation du mécanisme de production des initiatives politiques (le système des partis) on obtiendrait fatalement avec l’Europe. Sous cet aspect les élections européennes apparaissent, plutôt que comme un moyen pour aboutir à la Fédération, comme un des moyens grâce auxquels l’Europe politique, quand elle commencera à fonctionner, modifiera toute la vie politique. Et d’autre part ces considérations suffisent également à montrer que ceux qui disposent d’un pouvoir, qu’il soit grand ou petit, les feront à contrecœur, tels des mulets rétifs.
Délaissant la métaphore, ils (c’est-à-dire les chefs des partis, les membres des gouvernements, les députés, etc…) ne consentiront à ces élections que lorsqu’ils seront sur le point de perdre leur pouvoir national. Cela ne fait aucun doute. Personne ne cède spontanément son propre pouvoir. Il en résulte une conséquence fondamentale. Le jeu fédéraliste, la passation d’une grande partie du pouvoir politique des nations à l’Europe, se fera avant les élections européennes, et non pas après. Ou, pour préciser davantage, et à moins de supposer que les hommes politiques puissent changer de nature et se mettent à penser au bien d’autrui au lieu et place de leur bien propre, les élections européennes ne se feront que si un pouvoir européen de fait contraint les détenteurs du pouvoir national à les faire. Avant, non, avant ce n’est pas possible. Il en résulte une deuxième conséquence fondamentale : ces élections ne seront pas du tout des élections pour une assemblée privée de pouvoir, mais bien pour une assemblée déjà investie de ce pouvoir de fait, d’un pouvoir qui ne peut être autre chose que celui de constituer l’Europe et d’en décider le régime, donc le pouvoir constituant.
Quand les partisans des élections européennes affirment : « Faisons ces élections et nous aurons la Fédération » ils disent la vérité ; mais ils perdent de vue cette vérité quand, oubliant d’analyser le sens de l’expression “élections européennes”, ils identifient la première affirmation avec cette autre : « Elisons directement l’assemblée des Communautés et nous aurons la Fédération ». S’ils en faisaient l’analyse, ils s’apercevraient qu’il n’est pas possible d’avoir ces élections sans un pouvoir, qui est justement le pouvoir d’éliminer la souveraineté absolue des Etats et de fonder la Fédération. En pensant tout au contraire qu’il est beaucoup plus facile d’obtenir ces élections que d’obtenir les élections pour la Constituante, et en les considérant en principe comme faites sans avoir auparavant obtenu le pouvoir constituant, ils finissent par considérer également l’Europe comme faite, juste au moment où ils éludent, derrière une équivoque verbale, les difficultés qui nous séparent de sa naissance. C’est vrai qu’on peut lier les élections européennes à la naissance de l’Europe, mais ce n’est vrai que parce que le pouvoir de faire l’Europe et le pouvoir de faire les élections européennes ne sont qu’une seule et même chose. Du reste, il devrait être évident, au moins pour toute personne sensée, que le jour où l’on réussira à appeler le peuple aux urnes, le peuple fédéral européen, on disposera précisément de ce pouvoir. A ce moment-là le dernier pas vers l’unification de l’Europe sera franchi.
Mais au lieu d’étudier la nature du problème des élections européennes, ceux qui sont partisans de l’élection directe du “Parlement” européen restent dans l’attente que le monde politique national se prononce, et c’est ainsi qu’ils prennent pour un signe favorable toute déclaration dans ce sens, sans même se rendre compte que ces déclarations sont d’autant plus faciles à faire que les élections européennes sont plus éloignées. C’est pourquoi ces gens-là tournent souvent les yeux vers le gouvernement italien. Le président de ce gouvernement, Moro, a déclaré textuellement, dans son discours d’investiture : « Le gouvernement se propose une action cohérente pour surmonter les obstacles s’opposant, par des initiatives étrangères aux buts des traités de Rome, à la création de l’unité démocratique de l’Europe. Cette action se déroulera dans tous les sièges communautaires économiques et politiques, en y intéressant le Parlement et le Pays et en poursuivant le projet d’élections au suffrage universel d’un Parlement européen ».
Comment il le poursuit, le Ministre des affaires étrangères de ce gouvernement, Giuseppe Saragat, l’a déclaré ouvertement à Paris, le 20 février dernier. Interrogé à la fin d’un repas qui lui avait été offert par la presse diplomatique française, il a déclaré : « Nous sommes d’accord [avec le gouvernement français] pour renforcer l’organisation des six pays sur le plan économique, pour rendre plus homogène la politique des transports, la politique fiscale et sociale. On peut ainsi créer des structures qui faciliteront la discussion politique. Bien que l’Italie soit en faveur d’élections au suffrage direct de l’Assemblée européenne, on peut préférer des élections indirectes par les membres des parlements nationaux (c’est-à-dire laisser les choses comme elles sont). Ce ne sont pas là des questions qui peuvent nous séparer de la France. On peut se mettre d’accord là-dessus ».
Pour juger de la cohérence avec laquelle le gouvernement italien cherche à obtenir l’élection au suffrage universel direct du “Parlement” européen, il aurait suffi de prendre simplement acte de la persévérance avec laquelle il s’emploie pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, c’est-à-dire pour quelque chose qui rendrait absolument impossible, dans le cadre des perspectives des Communautés, une telle forme d’élection.
Mais nous en sommes désormais à ces déclarations explicites de M. Saragat. Pourront-elles amener à réfléchir tous ceux qui jusqu’à maintenant ont pris volontiers leurs rêves pour la réalité en matière d’élections européennes ?
 
Mario Albertini

 

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