LE FEDERALISTE

revue de politique

 

V année, 1963, Numéro 3, Page 179

 

 

Pour un emploi contrôlé de
la terminologie nationale et supranationale
 
MARIO ALBERTINI
 
 
1. — Obscurité du concept de nation.
Dans notre travail théorique et pratique, le concept de nation occupe une position centrale. Dans cette brève introduction nous voudrions tenter d’attribuer à cette idée et à ce mot un sens assez précis, afin qu’il puisse être employé avec profit. Pour atteindre ce but, il nous a paru nécessaire de considérer dans une même perspective l’idée et la terminologie relative au « supranational », ce qui nous permettra de préciser également ce mot, actuellement employé à tort et à travers tant dans le secteur politique que dans le secteur culturel.
L’idée nationale et l’idée supranationale ont été étudiées, jusqu’à ce jour, avec peu de profit, et c’est pour cela que les mots avec lesquels nous les exprimons n’ont pas encore un sens précis. En conséquence, leur rapport n’est pas clair lui non plus. En ce moment historique du retour du nationalisme en Europe[1] et de plein développement du nationalisme dans le « tiers monde » cela nous semble grave. Malgré l’effroyable expérience des sanglants sacrifices de notre siècle à l’idole nationale, l’équation patriotarde : indépendance des nations (petites à souhait) = indépendance politico-économico-culturelle de leurs membres est toujours répandue tant à droite qu’à gauche. D’autre part, l’idole nationale lors même qu’elle cache son visage féroce et ne légitime pas la tuerie des hommes par les hommes, alimente toutefois la politique mégalomane, dispendieuse et improductive des classes dirigeantes, politique dont il n’est pas nécessaire de donner des exemples. Mais ce qui compte au contraire c’est d’opposer à l’emploi idéologique de la terminologie nationale qui ne sert qu’à maintenir les gens dans l’ignorance de l’état de leur société, un emploi contrôlé d’une telle terminologie qui leur permette de prendre conscience du caractère de la société politique dans laquelle ils vivent.
Cela dit, retournons au problème et constatons tout d’abord qu’au terme « supranational » et à des expressions comme « unités supranationales », « idéaux supranationaux », ne correspond rien d’immédiatement évident. Le mot « supranational » ne fait que nous suggérer l’idée de quelque chose qui est au-dessus des nations, mais ce quelque chose, dont la nature est bien incertaine, rend incertain le sens même des concepts d’« unité » et d’« idéal » qui pourraient être aussi bien religieux ou moraux ou sociaux et ainsi de suite. D’autre part, même si nous vivons dans un monde de « nations », nous devons admettre que l’idée de nation n’est pas très claire. A beaucoup, et même malheureusement à certains « européistes », cette opinion semblera paradoxale, mais elle est en fait parfaitement digne de foi. Que ceux qui n’en sont pas convaincus relisent (mais combien l’ont lu ?) le fameux essai de Renan sur la Nation.
Renan nia que le fondement de la nation fût dans la langue, les traditions, la race, l’Etat, en observant de façon simple et indiscutable qu’aucun de ces éléments n’est dans ce cas ou bien compréhensible (race), ou bien toujours présent là où des groupes humains historiquement existants sont composés d’individus qui ont le sentiment de constituer une nation (langue), ou bien effectivement coextensif avec le groupe national (traditions) ou bien spécifique (Etat) ; et il prétendit retrouver ce fondement exclusivement dans la volonté de vivre ensemble dans le « plébiscite de tous les jours ». Or, à ce propos il convient d’observer que cette idée ne nous avance guère tant que l’on n’explique pas mieux « comment » on vit ainsi ensemble. Naturellement pour dépasser la difficulté et expliquer ce « comment » à notre stade de connaissance du problème, nous pourrions dire simplement « vivre ensemble comme nation », mais, de cette façon, nous répondrions en reposant la question. En fait, il resterait encore à découvrir justement ce qu’avec la formule « vivre ensemble » on pensait avoir mis en lumière : la nature de la nation.
Dans le fameux essai Qu’est-ce qu’une nation ? Renan ne se rendit pas compte qu’il avait inventé une formule plutôt que dégagé le caractère de la société nationale. Aussi, attribuant la formation de la volonté nationale à la marche de l’histoire, il ne put pas dégager des facteurs déterminés et des faits précis. A ce sujet il écrivit encore : « l’oubli, et je dirai même l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger ». Il finit de la sorte par fonder la formation de la volonté nationale sur des éléments irrationnels. Il y a d’ailleurs des savants qui ont explicitement et sans aucune réticence formulé cette idée. Johannet par exemple affirma qu’il y a dans toute société organisée une partie limpide qui est l’Etat, et une partie ténébreuse qui est la nationalité.
La partie critique de l’essai de Renan montre que cette opinion, dans l’état actuel de la culture politique n’est ni personnelle ni arbitraire, mais fondée et générale. En effet, Renan a démontré l’obscurité de ce qu’il y a d’apparemment clair dans la façon courante encore aujourd’hui de considérer les nations : leurs éléments constitutifs comme la langue, les traditions, la souche (race), l’Etat (possession en commun d’un territoire), et ainsi de suite. Pourtant cette conclusion, même si elle représente exactement l’état de la question, ne peut être considérée satisfaisante. En vérité, sans une idée claire de la nation et sans une idée tout aussi claire des idéaux supranationaux, on va à tâtons par rapport aux données fondamentales de la politique contemporaine. Nous devons donc essayer de préciser tout à la fois ces idées et leur rapport : les préciser du moins dans la mesure où nous pouvons identifier des faits, c’est-à-dire des comportements et des institutions.
En ce qui concerne l’idée moderne de nation, il est utile de se souvenir qu’au début du XIXème siècle, en France, c’est-à-dire dans le pays guide des expériences nationales, le langage commun ne reflétait pas encore pleinement la nouvelle réalité historique de l’Etat mono-national.[2] Le mot « nation » avait déjà été mis à la place occupée exclusivement, jusqu’à la fin du siècle précédent, par le mot « roi » ; mais le mot « nationalité », qui reporte sur les individus l’idée de la nation, n’était pas encore entré dans l’usage. Il y avait bien la « nation », mais il n’était pas encore sûr que les membres de l’Etat, désormais pensé en tant que nation, eussent la même « nationalité ». Le Dictionnaire universel de la langue française de Boiste n’accueillit le mot que dans sa sixième édition, c’est-à-dire en 1823 et le définit ainsi : « Nationalité, s. f., caractère national (Mme de Staël), esprit, amour, union, confraternités nationales ; patriotisme commun à tous. Les Français n’ont pas de nationalité (Buonaparte). Le despotisme philosophiste détruit toute nationalité ».
Le Boiste de 1823 considérait que ce mot était nouveau, comme on peut le voir à la marque — une croix — qui l’accompagne. Aucun autre mot, en effet, n’exprimait ce concept. Un certain Lortet qui traduisit en français, en 1825, l’œuvre de Jahn sur le Volkstum (terme employé de façon polémique par Jahn à la place du mot correspondant Nationalität repoussé comme gallicisme) l’intitula Recherches sur la Nationalité. Mais il éprouva le besoin d’expliquer le titre, qui ne lui semblait pas évident, et dans la préface il écrivit : « Le mot nationalité, employé dans le titre de ce livre, choquera peut-être les oreilles des puristes et ne satisfera pas ceux qui veulent par le titre seul connaître tout un ouvrage. Je n’ai pas su trouver un meilleur mot dans notre langue, et qui eût été employé dans le même sens ».[3] En réalité l’idée de nation n’était elle même pas claire. Il suffit de considérer la criante contradiction du Boiste qui, sur les traces de Napoléon, semble admettre que les Français, c’est-à-dire les individus que l’historiographie nationale considère membres de la nation par excellence, n’auraient pas la même nationalité. Il s’agissait d’ailleurs, comme nous le verrons, d’une opinion répandue, même sous cette forme qui nous semble aujourd’hui si étrange.
Pour cerner cette façon de penser il faut, sur le plan linguistique, tenir compte du fait que le mot « nation » n’a pas toujours eu le sens que nous lui donnons de nos jours, et bien voir, sur le plan des faits, la situation effective des rapports politico-sociaux. La portée de ces remarques apparaît clairement dans l’expression « peuples de la nation française », qui au XVIIIème siècle était encore d’usage courant et devait donc refléter des convictions répandues. Dans cette phrase, « nation » est pratiquement synonyme de « Etat » et l’Etat français est pensé en tant qu’Etat composé de nombreux peuples : aujourd’hui nous dirions un Etat « plurinational ». En réalité, non seulement le sentiment national français ne s’était pas encore pleinement développé, comme nous l’avons dit, mais de plus subsistaient encore les « provinces françaises divergentes », chacune d’entre elles possédant en propre sa langue, ses traditions, sa culture. Il y avait donc, apparemment, tous les éléments qui, selon notre actuelle façon de voir, caractérisent les Etats plurinationaux.
Toutefois, selon l’opinion qui depuis longtemps prévaut, la France était en dépit de ces données de fait, une « nation » et non un ensemble de peuples divers. Il s’agit d’une opinion que la plupart des gens laissent à un état fluide mais qui comporte, lorsqu’elle est formulée avec précision, l’identification de « nations virtuelles » qui existent — faudrait-il dire — en dehors de l’histoire parce qu’on ne saurait les retrouver dans les données historiques concrètes. C’est ainsi qu’Albert Sorel, par exemple, écrit que les nations existaient depuis longtemps à leur insu dans le cours végétatif de l’histoire et que c’est la Révolution française qui les appela à la conscience d’elles-mêmes et décida de leur avènement.[4]
Naturellement, avec de semblables opinions, une sérieuse interprétation historique des faits nationaux est impossible. Elles illustrent de façon fantaisiste une donnée réelle : la longue évolution qui conduisit à l’avènement des nations modernes ; mais elles ont le grave défaut de confondre la marche vers quelque chose avec cette chose elle-même et donc de projeter une lumière fausse sur tout le processus de formation des nations. En réalité, si l’on admet une existence inconsciente des nations, on doit admettre que les nations sont des groupes qui peuvent avoir une certaine forme d’existence sans que leurs membres aient conscience d’appartenir au groupe, ce qui revient à dire que la présence de certains comportements (d’ordinaire la langue, etc…) suffirait pour faire, d’individus qui les ont en commun, une « nation », même si ces individus ne savent que vaguement les posséder en commun, et ne les ont de toute façon pas encore élevés consciemment au niveau de moyens et de symboles de leur identification de groupe. En faisant abstraction de la crédibilité d’une telle théorie, il est facile d’observer que dans ce cas les opinions qui attribuent à l’Etat français du XVIIIème siècle et à des situations semblables le caractère de nation n’ont aucun sens. En fait, dans de telles situations, lorsque les gens n’avaient pas encore conscience d’appartenir à leur hypothétique « nation inconsciente », les comportements sociaux que l’on retrouve d’ordinaire dans les groupes nationaux modernes — c’est-à-dire l’unique donnée qui pourrait établir une continuité entre les nations inconscientes et les nations actuelles — formaient encore, sur les territoires des nations européennes actuelles, des groupes différents et opposés, et ainsi, en suivant la théorie en question, nous devrions aller jusqu’à affirmer que sur chacun de ces territoires — français ou autres — coexistaient, comme certains le dirent, des « nations virtuelles diverses » — les provinces françaises divergentes — et pas du tout des individus qui, étant donné leurs comportements, auraient formé une seule « nation », même sans le savoir.[5]
 
2. — La nationalité fondée sur l’Etat et la « nationalité spontanée ».
Le fait est que l’on ne peut mettre en évidence les phénomènes de groupe du XVIIIème siècle, comme des siècles précédents, avec l’idée moderne de nation. Ce faisant, le seul résultat que l’on obtienne est de rendre incertains et ambigus les faits historiques eux-mêmes, et l’on ne peut ainsi, en particulier, identifier les facteurs qui, encore au début du XIXème siècle, rendaient incertaine la terminologie nationale, fait qui doit retenir notre attention, car il montre combien était encore fragile la réalité nationale. Il faudra donc que nous considérions les transformations effectives des sentiments fondamentaux de groupe durant le processus d’évolution de la forme de l’Etat dans les siècles qui précèdent la naissance des nations européennes, sans les préfigurer auparavant avec les déformations nationales. Il s’agit de choses connues. La France du XVIIIème siècle était en train d’accomplir le passage de la monarchie de droit divin à l’Etat bureaucratique moderne. Les prémisses de cette transformation se trouvent dans le séculaire processus au cours duquel la monarchie de droit divin élargit son cadre politique en partant des petites unités locales, féodales et citadines pour arriver aux dimensions actuelles de la France.
Or, en raison de cet élargissement, qui fit que le cadre du pouvoir politique et celui de la vie commune cessèrent de coïncider, les mœurs et la langue se dissocièrent de l’évolution du pouvoir politique et eurent plutôt une croissance spontanée. Par la suite, en raison du développement des rapports de production et d’échange qui brisèrent lentement et progressivement la cristallisation de la société dans les petites unités médiévales, les comportements en question se lièrent de nouveau peu à peu au pouvoir politique. La Révolution française marque une étape typique de ce processus. Elle eut comme point de départ les « provinces françaises divergentes ». L’Assemblée nationale promulgua lois et décrets dans « tous les idiomes ».
La Convention au contraire changea le cap et décida de promulguer les lois et les décrets seulement en français, mais elle dut aussi, et justement pour cette raison, décider de nommer un enseignant de français dans chaque district où l’on n’avait l’habitude de parler cette langue. La décision de diffuser la langue française fut prise dans le but explicite de promouvoir le sentiment national français. L’éducation primaire est établie par la Convention dans le même but. Barère, qui combattit énergiquement les idées et les tendances cosmopolites assez actives au début de la Révolution, affirma clairement que le but de l’école était de créer « l’amour du pays » et de préparer les hommes à le servir. Les enfants, soutint-il, appartiennent à la famille générale avant d’appartenir aux familles particulières, et lorsque la grande famille, la nation, les appelle, tout sentiment privé doit disparaître.[6] La Révolution française n’atteignit pas immédiatement ces objectifs, mais elle traça, en quelque-sorte, le programme national que l’Etat centralisé français allait appliquer par la suite. Le déroulement de ce processus conduisit à la suppression des différences de langue et de mœurs et à la réalisation de la nation française moderne.
Ce processus dura longtemps et n’eut pas un développement rectiligne. D’abord la période napoléonienne consolida et étendit — la faisant naître par contrecoup dans le reste de l’Europe — la nationalisation des comportements délibérément commencée avec la Révolution française. Mais, après la chute de Napoléon, le développement de l’idéologie nationale subit un brusque coup de frein. Celui-ci est parfaitement compréhensible. Les guerres de la Révolution et de l’Empire eurent comme protagoniste une armée « nationale ». Pour la première fois dans l’histoire de France l’armée eut pour base la mobilisation générale, c’est-à-dire de tous les citoyens en mesure de combattre : en conséquence l’idée que l’Etat, défendu par tous, était la « chose » de tous, la « nation », se répandit dans toutes les couches de la population. Mais l’idée que les Français avaient désormais plus de choses en commun que de choses les divisant, en d’autre termes le caractère effectif de res publica de la France au début du siècle dernier, se fondait sur des bases encore fragiles. L’unité des Français sur le plan économique, social, culturel et politique était en fait bien loin de s’être accomplie.
Après la tourmente napoléonienne les Français, revenus à une vie normale, furent complètement repris dans l’engrenage des structures politiques, économiques et sociales du temps de paix. Cet engrenage, sur le territoire français comme sur le territoire des autres Etats, n’était pas encore unitaire par rapport à la plus grande partie de la population. La révolution industrielle n’avait pas encore brisé, si ce n’est de façon très partielle, les vieilles structures de production qui isolaient les paysans et les artisans dans les communautés locales et les différenciaient énormément, non seulement sur le plan économique, mais aussi, par voie de conséquence, sur le plan culturel, social et politique, de la bourgeoisie, l’unique classe qui fût déjà unifiée économiquement sur tout le territoire de l’Etat. C’est pour cette raison que la vieille unité d’Etat de la monarchie de droit divin, devenue unité militaire pendant la période des grandes guerres napoléoniennes, ne pouvait pas être étendue aux données qui l’auraient rendue « nationale » même en temps de paix : les comportements économico-sociaux et ceux qui étaient liés à une participation active au pouvoir.
C’est pour cette raison que la classe dirigeante et la bourgeoisie perdirent, dans la mesure où elles l’avaient acquise au cours des années précédentes, la conviction d’appartenir à la même « nation » que le bas peuple. La longue période de paix qui fit suite au Congrès de Vienne fit oublier la solidarité des temps de guerre. La stabilité de l’équilibre européen, avec sa « détente » comme nous dirions aujourd’hui, fit disparaître du premier plan de la scène de la vie publique le problème de la puissance militaire et laissa ainsi bien en vue la différence radicale de vie, de mœurs, de condition, qui existait entre la bourgeoisie et le bas peuple. En conséquence, le sentiment de l’unité nationale française s’estompa et l’on vit même réapparaître la vieille conception de Boulainvilliers, celle de la coexistence de deux « nations » différentes dans le cadre d’un même Etat. Dans Du gouvernement de la France depuis la Restauration (1820) Guizot affirma que la Révolution française avait été une véritable guerre entre « deux peuples étrangers » : les Francs et les Gaulois qui étaient encore à son avis « deux races distinctes ». Au même moment Augustin Thierry écrivait : « Nous croyons être une nation, et nous sommes deux nations sur la même terre, deux nations ennemies dans leurs souvenirs, inconciliables dans leurs projets : l’une a autrefois conquis l’autre, et ses desseins, ses vœux éternels sont le rajeunissement de cette vieille conquête énervée par le temps, par le courage des vaincus et par la raison humaine ».[7]
En substance, déjà en plein XIXème siècle, la nationalisation des Français était encore très incomplète. Nous avons mis ces données en évidence parce qu’il nous semble qu’elles suffisent, avec celles, de connaissance courante, relatives au développement postérieur de l’idéologie nationale, pour dater et circonscrire le processus de nationalisation des individus en Europe, phénomène pas tout à fait ancien mais récent, dû à deux facteurs complémentaires : l’Etat bureaucratique centralisé et la révolution industrielle.[8] Ayant ainsi rétabli, derrière le voile de la déformation nationale de l’histoire de l’Europe, la réalité des faits, nous pouvons remarquer que, au cours de ce processus, les sentiments et les comportements liés à l’unité de langue, de mœurs ou de tradition acquirent un caractère politique, ou pour mieux dire, acquirent un caractère politique nouveau différent de celui qu’ils avaient eu par exemple dans la cité-état grecque. La terminologie nationale qui était jusqu’alors incertaine (comme au même moment le mot « nation ») trouva pour cette raison un point de référence précis : l’Etat mono-national, c’est-à-dire l’Etat qui se prévaut de ses moyens de pouvoir pour imposer et maintenir sur tout son territoire une uniformité de langue et de mœurs.[9] Jusqu’alors, dans l’histoire de l’Europe, cela ne s’était jamais produit de façon aussi systématique, et d’ailleurs cela n’aurait pas même été possible car il n’y avait ni le moyen politique — l’Etat moderne bureaucratique et centralisé — ni la condition sociale — l’extension à d’importants groupes humains de la sphère d’interdépendance du travail humain résultant du développement de l’économie et de la technique — nécessaires à de telles évolutions. Nous avons dit que langues et mœurs s’étaient développés de façon spontanée à la suite de l’évolution des rapports religieux, sociaux et culturels sans l’intervention coactive du pouvoir politique central, et en considérant spécialement le cas français, nous avons montré comment le développement de l’économie moderne, encadré dans des Etats centralisés, relia étroitement ces comportements au pouvoir central. C’est de là que viennent les incertitudes actuelles pour remploi de la terminologie nationale et pour l’idée même de « nation ». Les termes en question se réfèrent toujours, dans leur emploi spécifique, à l’unité de langue et/ou à l’unité de mœurs, mais à cela correspondent deux situations très différentes : a) les unités de langue et de mœurs relativement spontanées, c’est-à-dire relativement indépendantes d’un pouvoir politique central. De telles unités sociales, que nous appellerons « nationalités spontanées » ne correspondent pas parfaitement en Europe aux divisions des Etats européens de nos jours (et donc, en un des sens du mot, nationales), malgré la longue action de nivellement des Etats ; elles survivent encore dans les Etats non centralisés comme la Grande-Bretagne où l’on emploie encore les expressions « nations galloise, anglaise, écossaise », et se font jour désormais jusque dans les Etats centralisés, comme la France et l’Italie par suite du déclin des « souverainetés nationales » ; b) les unités de langue et/ou de mœurs liées au pouvoir politique de l’Etat bureaucratique moderne. De telles unités, dans leur consistance réelle, résultent de l’extension forcée, c’est-à-dire politique, d’une « nationalité spontanée », mais sont senties comme unités complètes, totales et naturelles parce qu’elles sont surtout le reflet psychologique de la situation de pouvoir déterminée par les Etats bureaucratiques centralisés et ont donc un caractère idéologique. Bien entendu, en (a) il s’agit de mœurs dans un sens général, tandis qu’en (b) il s’agit plutôt de l’idée selon laquelle il y aurait des mœurs uniques, alors qu’en réalité subsistent des mœurs locales différentes et que se manifestent plutôt des réactions sentimentales semblables lorsqu’on se réfère à son propre Etat. Naturellement ceci aussi est une coutume, mais une parmi tant d’autres.[10]
Ayant ainsi éclairci la duplicité de sens de la terminologie nationale, et considérant attentivement la situation de fait, nous pourrions dire que la France du XVIIIème siècle n’était pas nationale parce qu’elle n’avait pas d’uniformité de langue et de mœurs, et n’était pas plurinationale parce qu’en ce temps-là les différences de langue et de mœurs ne correspondaient nulle part à des Etats différents, et, en raison de la relative indépendance des nationalités vis-à-vis du processus du pouvoir, ne se traduisaient pas en des faits politico-idéologiques. En généralisant les remarques que nous avons faites jusqu’à maintenant nous pouvons attribuer la véritable idée nationale à quelque chose d’historiquement individualisé : une idéologie politique, fondée sur la situation de pouvoir résultant de la fusion de l’Etat et des comportements ethnico-linguistiques, et donc sur le fait que l’Etat s’occupe de la langue et des mœurs des citoyens. Dans ce contexte véritable, le terme de « nation » prend son sens spécifique, selon lequel, contrairement à son étymologie, la nation ne correspond pas à une unité de langue et de mœurs de caractère originaire et originairement étendue aux territoires qui sont aujourd’hui les sièges des nations, mais correspond au contraire à un fait idéologique, à une unité nationale imposée, et en partie produite par le gouvernement politique (en partie dans les comportements effectifs — linguistiques, etc… —, en partie dans la représentation répandue, même si elle n’est qu’à moitié vraie, de tels comportements). Dans ce cas, qui correspond historiquement aux nations modernes, le sentiment national des individus ne dépend pas de l’invérifiable « caractère national » ou du mystérieux « esprit du peuple » mais bien du fait d’appartenir à un Etat de type national (un Etat bureaucratique centralisé), c’est-à-dire à un Etat qui s’est étendu, ou qui veut s’étendre, sur un territoire où la langue et les mœurs sont susceptibles d’être unifiées.
 
3. — La « supranationalité spontanée » et la supranationalité organisée.
La distinction entre « nationalités spontanées » et « nations » tout court nous permet de comprendre comment s’établissaient les rapports entre « national » et « supranational » avant la Révolution française. Avant l’affirmation de l’Etat mono-national, aux « nationalités spontanées » correspondaient, pour ainsi dire, les « supranationalités spontanées ». C’est dans ce contexte que l’on trouve la république européenne des lettrés du siècle des lumières et surtout la res publica christiana qui influença profondément l’histoire européenne, inspira encore à la fin du XVIIIème siècle le Novalis de Chrétienté ou Europe, et résiste encore aujourd’hui comme un idéal dans le cœur de nombreux hommes. En fait, avant l’ère du nationalisme, les relations entre hommes de nationalités différentes, pour le moins en Europe, étaient fondées sur la conviction d’appartenir à une « société » dans laquelle les éléments unitaires prévalaient sur les éléments divergents ; elles se déroulaient, par bien des points, sur un plan simplement humain et non politique, et elles ne rencontraient, ni à l’intérieur des Etats, ni entre des Etats différents, de graves obstacles idéologiques, même si l’on trouvait, naturellement, les frictions et les problèmes posés par les rapports entre les groupes et les Etats, par les rapports entre le loyalisme envers son Etat et les services offerts à d’autres Etats (cas fréquent et nullement considéré comme immoral).
Avec l’avènement de l’Etat mono-national la situation changea profondément. Les rapports entre le loyalisme politique et les valeurs linguistiques, morales et culturelles qui sont à la base des sentiments nationaux acquirent un aspect nouveau parce que le contrôle de ces valeurs passa à l’Etat. Les nationalités qui jusqu’alors n’avaient été un enjeu ni dans le processus du pouvoir de l’Etat, ni dans les conflits entre les Etats, et auxquelles ne correspondaient ni une armée, ni aucune possibilité de violence, fournirent dès lors le soutien le plus fort à la lutte politique, devinrent le fondement principal de la politique étrangère et correspondirent à des armées nationales à conscription générale et à la possibilité permanente de résoudre leurs conflits par la violence. Les comportements linguistiques et les mœurs des gens devinrent matière à la lutte pour le pouvoir et aux guerres. L’Etat, conçu désormais par de grandes masses humaines comme le défenseur de la langue et des mœurs, attira vers lui les sentiments attachés aux habitudes sociales les plus chères aux hommes, ceux qui les lient aux communautés naturelles ; dès lors, le lieu de naissance fut pour les gens aussi bien leur Etat (la nation) que leur ville ou leur village.
Ce mélange explosif détruisit — en partie dans la réalité et totalement dans la conscience idéologique — les « nationalités spontanées » et mina, dans les rapports entre les Etats, la situation de pouvoir qui avait permis la formation et le maintien des « supranationalités spontanées ». D’une part le loyalisme envers l’Etat, rendu dynamique par les nouveaux contenus de la vie politique, perdit l’ancienne modération qui était due à l’idée selon laquelle il existait, au-dessus des Etats, une société européenne, et se transforma en patriotisme « sacré » ;[11] d’autre part les « supranationalités spontanées » furent affaiblies dans leurs racines religieuses, morales, culturelles et juridiques par la fusion idéologique de l’Etat et de la nation. Une telle fusion conduisit la plupart à encadrer les valeurs universelles de la culture européenne dans les schèmes nationaux, et à forcer le droit dans le schème de la souveraineté nationale, la culture dans celui de la culture nationale, l’histoire dans celui de l’histoire nationale.
De cette façon — et sans tenir compte ici du dommage produit par la concentration de toutes les valeurs en un seul horizon de compréhension totale — les valeurs universelles de la res publica christiana et de la république européenne des lettrés, qui liaient par-delà les frontières les individus qui les professaient, furent en grande partie remplacées, dans leur propre champ d’influence, par des valeurs nationales, devenues valeurs d’Etat, et par cela même belliqueuses. Tandis que le développement merveilleux de la science et de la technique rapprochait les hommes toujours davantage, la politique, marchant à rebours, dressait entre eux une nouvelle barrière, la barrière nationale, et jetait entre hommes de nationalités différentes mais de civilisation commune la tragique réalité et les souvenirs douloureux des guerres nationales.
La fusion de la nationalité et de l’Etat, caractéristique des véritables nations, nous permet donc de comprendre la décadence des « supranationalités spontanées ». Nous nous trouvons pourtant devant le fait de la survivance des idéaux supranationaux, qui ne se présentent plus sous leurs formes anciennes mais manifestent, même si ce n’est que lentement, la tendance à se donner quelque organisation.
Ni ces ébauches d’organisation, aujourd’hui encore très superficielles, ni la simple donnée historique de la permanence d’éléments supranationaux même pendant la plus grande époque du nationalisme (la réalité historique peut être pensée, mais non réalisée, à cent pour cent en termes nationaux) ne suffisent pour retrouver un fil directeur, un critère clair pour comprendre la nouvelle forme choisie par les idéaux supranationaux, qui concernent un processus historique inachevé et que l’on ne peut donc représenter par la pure description des faits ou par référence à des institutions existantes. On peut pourtant établir conceptuellement ce critère, en évaluant la tendance fondamentale du développement des rapports entre les Etats mono-nationaux. Au fur et à mesure que de nouveaux Etats mono-nationaux ont supplanté les vieilles formations d’Etat, et au fur et à mesure que ces Etats, en intégrant des classes initialement exclues du pouvoir, ont correspondu toujours davantage à la nation, c’est-à-dire à la totalité des intérêts idéaux et matériels de vastes groupes humains, les rapports entre individus de nationalités différentes ne se sont plus fondés sur la conviction d’appartenir à une « société » unitaire, mais au contraire à des sociétés irréductiblement différentes.
Cela a eu des conséquences décisives sur la politique internationale : à une époque où l’interdépendance des rapports humains allait toujours croissant et se trouvait donc être toujours moins spontanée et toujours plus organisée, tout conflit entre des intérêts organisés de nationalités différentes est devenu, virtuellement ou effectivement, matière à conflit entre les Etats. Pour cette raison les rapports entre eux sont devenus idéologiquement et matériellement très difficiles, et ces difficultés ont mis en crise le vieil équilibre européen, le réduisant parfois à une véritable situation d’anarchie internationale, et ont débouché sur les guerres monstrueuses de notre siècle.[12]
L’impossibilité de régler de manière pacifique les rapports internationaux par le seul moyen traditionnel de la diplomatie, et le besoin d’organiser des relations économiques, culturelles ou autres entre des individus de nations différentes, privés désormais de la liberté d’action supranationale spontanée d’autrefois, ont conféré un caractère supranational aux problèmes de la paix, de l’équilibre des forces, à de nombreux problèmes économiques, techniques, scientifiques, etc… et on fait naître la tentative de créer des organisations spéciales au niveau international. Notre siècle, qui a vu l’acmé du nationalisme et l’acmé de la crise des rapports internationaux, a vu en même temps la naissance et le développement de ces organisations qui, dans les cas les plus avancés, commencent à être appelées organisations « supranationales ».
D’un point de vue juridique cette désignation est contestable car la souveraineté absolue des Etats est restée jusqu’à maintenant pratiquement intacte. Mais les arguments valables quand nous jugeons ces organisations une à une cessent de l’être si nous jugeons le mouvement tout entier dans lequel elles s’intègrent, et surtout si nous tenons compte du fait qu’il s’agit d’un processus évolutif qui en est encore à ses débuts, et donc institutionnellement primitif. De ce point de vue on peut dire qu’est né un mouvement supranational qui se présente comme la tendance à soumettre des hommes de nations différentes à des règles communes et à former des groupes humains supranationaux.
Naturellement de tels groupes ne deviendront stables et efficaces que si les règles qui les gouvernent sont assurées par un pouvoir politique. Ces considérations nous permettent d’instituer deux analogies entre le mouvement national et le mouvement supranational : a) de même que le passage de la phase spontanée à la phase organisée comporte pour la nationalité l’Etat bureaucratique centralisé (Etat mono-national), de même ce passage comporte pour la supranationalité l’Etat plurinational qui limite mais ne détruit pas les Etats mono-nationaux, c’est-à-dire l’Etat fédéral ; b) dans les deux cas le passage de la phase spontanée à la phase organisée comporte une transformation profonde : les unités nationales, et il en est de même pour les supranationales, se transforment de groupes « nationaux » selon le sens étymologique (c’est-à-dire où « l’on naît ensemble » — une ville — ou comme le dit une phrase américaine incisive, où existent face to face relations) ou qui n’ont pas une base territoriale stable et auxquels on n’appartient que parce que l’on professe certaines valeurs (un « italien » du XVIème siècle appartient à la nationalité italienne non pas parce qu’il vit sur un certain territoire, qui en réalité en fait un Napolitain ou un Toscan, mais parce qu’il cultive la langue littéraire italienne), en groupes qui possèdent une organisation et une base territoriale stable, et auxquels on appartient coactivement dans la mesure où l’on naît et où l’on vit sur un certain territoire. Ces analogies nous permettent d’attribuer une signification politique au mot « supranational » et à des expressions comme « unité supranationale », « idéaux supranationaux », et d’attribuer ces idéaux à une marche historique vers le fédéralisme qui pourra réussir ou échouer, mais qui a toutefois de profondes racines dans la situation matérielle des rapports politiques, économiques et sociaux, et dans les valeurs de notre civilisation.
On peut préciser soit le sens des idéaux d’unités supranationales, soit le rapport de ces idéaux avec l’idée nationale en remarquant que, dans la perspective d’une complète réalisation du principe de l’Etat mono-national, le résultat fédéral est conceptuellement nécessaire. L’interdépendance des rapports humains s’étend en fait bien au-delà des limites nationales, et croît continuellement en profondeur et en extension, ce qui entraîne la nécessité d’organiser ces rapports, et de les régler politiquement. Si toutes les activités humaines socialement importantes doivent être réglées par un pouvoir politique, et si la base des Etats doit être la nationalité (génériquement : nous considérons des Etats de dimensions limitées, pourvus d’autonomies partielles mais effectives, et bien intégrés socialement), étant donné que l’on ne peut arrêter le processus d’unification du monde, il faudra à un certain moment choisir entre un chaos de règles divergentes, avec d’inévitables dénouements violents, et la fondation d’un gouvernement fédéral mondial. Cette remarque confirme que, conceptuellement, le rapport entre « national » et « supranational » est un rapport d’interdépendance.
En substance, après ce que nous venons de dire, nous pouvons établir : a) qu’en l’absence d’Etats mono-nationaux les rapports entre Etats ne comportent pas de problèmes supranationaux et que dans des situations de ce genre il existe des « nationalités spontanées » de type différent et qu’il peut exister, comme ce fut le cas en Europe, des « supranationalités spontanées », b) qu’en présence d’Etats mono-nationaux certains rapports humains entre individus de nations différentes ne peuvent plus avoir lieu spontanément et demandent une certaine forme d’organisation politique par suite de la transformation des comportements nationaux de spontanés en organisés, c) qu’une humanité formée uniquement d’Etats mono-nationaux ne pourrait maintenir le principe classique de l’équilibre entre Etats souverains en raison de la contradiction qu’il y a entre la souveraineté absolue et l’interdépendance croissante des rapports humains au niveau mondial, et devrait donc organiser ces Etats en grandes fédérations continentales et, à la limite, en un unique système mondial, ce qui revient à dire que la dimension supranationale devrait correspondre à celle de l’humanité tout entière, politiquement organisée.[13]
 
4. — Remarques finales de caractère linguistique.
En conclusion, il nous reste à faire quelques remarques linguistiques. La terminologie que nous avons introduite est, bien évidemment, conventionnelle ; conventionnelle est en particulier l’expression « nationalité spontanée ». En réalité à l’époque de ces nationalités, le mot « nation » (ou ses dérivés) n’était qu’un des termes génériques que les gens attribuaient aussi bien à des situations de ce genre qu’à des situations complètement différentes. Comme on le sait, l’emploi de ce mot resta pendant longtemps générique, pouvant s’appliquer à des groupes de genre très différent, et il ne devint un « mot brûlant », et partant lié en principe à une seule réalité, que lorsqu’il fut employé pour les phénomènes nationaux modernes.[14]
Pour cette raison, et parce que dans les deux cas le mot est lié maintenant à certains éléments communs (langue, mœurs, etc…), nous avons pensé qu’il convenait d’employer l’expression « nationalité spontanée » qui met en évidence, avec le mot « nationalité », ces éléments communs mais qui distingue nettement la situation où ils ne sont pas liés à l’Etat bureaucratique de celle, qualitativement différente, où ils le sont, avec l’adjectif « spontanée ». De cette façon, il nous semble que l’on peut faite la distinction nécessaire. Mieux encore, en considérant les deux couples « nation » et « supranation » spontanée et organisée, il nous semble que l’on peut disposer de la terminologie qui correspond aux idées nécessaires pour comprendre ces phénomènes, avec une très légère altération du langage commun, en forçant davantage, de toute façon, le langage d’autrefois que le langage actuel, et sans introduire une terminologie complètement conventionnelle et très compliquée, comme par exemple celle proposée par Meinecke dans son Weltbürgertum und Nationalstaat, qui d’ailleurs ne se peut employer correctement pour la description des faits nationaux parce qu’elle correspond à une conceptualisation qui n’est pas bien fondée.


[1] Le mot « nationalisme » a depuis longtemps deux acceptions différentes : l’une qui prévaut dans la zone anglo-saxonne, selon laquelle il ne se distingue pas conceptuellement du mot « nation » (le nationalisme est dans ce cas la doctrine de la nation comme le libéralisme est la doctrine de la liberté politique, et ainsi de suite) ; et l’autre, qui prévaut dans la zone, continentale européenne, où le fait est plus consistant, selon laquelle il désigne un parti (ou une attitude) politique doté de sa propre idéologie, distincte de l’idéologie libérale, de la socialiste, etc… Dans la zone continentale, en outre, on oppose souvent cette idéologie « nationaliste » à l’idéologie « nationale » ( « on ne peut en aucune façon confondre la nation comme peuple de Mazzini — républicaine et démocratique — et la nation comme tradition et comme organisme indépendant et supérieur au peuple, de Corradini par exemple » dit, en Italie, Cantimori — cf. Studi di Storia, Torino, 1959, p. 675 — avec beaucoup d’autres, dont Chabod). Or cette opposition est inacceptable parce qu’elle compare deux choses qui ne sont pas comparables : une conception de l’Etat — du groupe sur lequel il doit naître — c’est-à-dire la conception de l’Etat mono-national, et une doctrine sur la façon de le gouverner (impérialisme, autoritarisme, etc… des « nationalistes »). Ceux qui établissent une semblable opposition finissent par rendre obscurs les aspects communs aussi bien aux « nationaux » qu’aux « nationalistes » et par attribuer les aspects qui ne sont pas purement démocratiques (violence, coaction, etc… toujours présents dans une certaine mesure dans tous les Etats) de la nation, à la « nation » des « nationalistes », après quoi reste entre leurs mains une nation aussi belle qu’inexistante, utopique, la nation-peuple purement démocratique de Mazzini. Logiquement il faudrait abandonner la seconde acception du mot « nationalisme », pour éviter la confusion qui découle de l’emploi du même mot pour désigner un genre (la nation) et un de ses aspects (une façon de la gouverner), mais les considérations logiques ne suffisent pas pour changer les mots du langage courant. D’ailleurs, théoriquement il suffit de bien distinguer les deux sens du terme pour ne pas tomber dans des erreurs semblables à celles décrites ci-dessus. De toute façon, dans le présent article, nous employons le mot « nationalisme » dans sa première acception.
[2] L’expression « Etat mono-national » à première vue semble être un inutile doublet de l’expression « Etat national ». Mais à la rigueur, le royaume de Sardaigne, le grand-duché de Toscane, etc., ont été des Etats nationaux italiens comme le royaume d’Italie de 1861. La différence tient justement au fait que les premiers n’étaient que des Etats nationaux italiens, alors que le second était aussi « l’Etat mono-national » italien. La différence n’est probablement pas sentie normalement en raison de l’habitude — de caractère idéologique — qui fait considérer anormale l’existence de plusieurs Etats sur un territoire individualisable en quelque sorte comme nationalement unitaire.
[3] Cf. Georges Weill, L’Europe du XIXème siècle et l’idée de nationalité, Paris, 1938, pp. 3-6.
[4] A ce sujet se pose la question de l’historiographie nationale — catégorie historique rejetée par exemple par B. Croce — à propos de quoi Kaegi écrivit : « L’historiographie du XIXème et du XXème siècle… est toujours dominée par un concept fondamental qui n’est pas d’origine purement historique, mais de philosophie de l’histoire, mi-biologique et mi-philosophique : le concept de nation. Depuis cent ans, le monde s’est habitué à considérer l’histoire de l’Europe comme une histoire de nations. Autrefois on écrivait l’histoire des Etats européens. L’idée de nation a provoqué dans les connaissances historiques de l’homme de culture européen une confusion aussi grande que les fausses Décrétales d’Isidore Mercator et toutes les falsifications papales du Moyen Age.» (cf. Werner Kaegi, Historische Meditationen, Zürich, 1942-46). En réalité l’historiographie nationale postule qu’un domaine d’études est unitaire et autonome : celui relatif aux faits et gestes des individus et des groupes qui se sont succédés sur les territoires qui ont récemment acquis un caractère national ; mais ce domaine ne coïncide jamais avec un cadre autonome de développement, d’évolutions économiques, politiques, religieuses, culturelles, etc. et, abstraction faite de ce que l’on devrait dire à propos du prédicat « national », attribué à tort et à travers à une infinité de faits, de par cela seul il est déformant.
[5] Comme on le sait, l’insistance particulière en France sur le caractère « volontaire » de la nation, en Allemagne sur le caractère « naturel », « traditionnel », etc… due tant aux différents aspects de l’unification des deux pays, que, après 1870, à la question de l’Alsace, allemande par « nature » et française par « élection », a fait qu’il existe une théorie « élective » de la nation, attribuée à la France (Mazzini se placerait là) et une théorie « organique » attribuée à l’Allemagne. Or, ce que dit Sorel (qui est d’ailleurs implicite dans la catégorie même de l’histoire nationale, partout répandue) implique justement une conception organique — la nation inconsciente — attribuée à la France, même si elle est, en fait, appliquée de façon erronée. En effet chaque fois que, pour sa propre nation, on remonte au XVIIIème siècle — et, comme on le sait, les historiens remontent généralement beaucoup plus loin — on se sert de conceptions organiques. Cette remarque montre combien une telle distinction est arbitraire, et aussi qu’elle ne peut être maintenue lorsqu’on l’applique à divers contextes historiques. Cela est dû au fait que la nation n’est, naturellement, ni un fait purement volontaire, ni un fait purement traditionnel.
[6] Cf. Boyd C. Shafer, Nationalism : Myth and Reality, London, 1955, p. 126.
[7] Cf. René Johannet, Le principe des nationalités, Paris, 1923, p. 132-133.
[8] Dans un sens spécifique, la nation est une idéologie, et donc ni un processus purement idéal ni de purs états de fait, mais la représentation de tels états de fait déformée de façon à servir le maintien du pouvoir. Comme on l’a dit, la nationalisation est une fonction de l’Etat bureaucratique centralisé et de la révolution industrielle et elle est d’autant plus solide et étendue que ces facteurs sont plus forts. En effet, les Etats continentaux européens les plus forts n’accédèrent, avec une certaine plénitude, à la situation de nation que vers la fin du siècle dernier, tandis que tous les pays où l’un au moins de ces deux facteurs était faible donnèrent lieu à des nationalisations moins consistantes, même si certains, pour cette raison même, présentèrent de façon voyante le phénomène du nationalisme (dans sa seconde acception). Ces observations expliquent l’absence (ou si l’on veut la faiblesse) de la nationalisation du Royaume-Uni, qui n’est pas même aujourd’hui un Etat national dans le plein sens du terme. Lorsque se produisirent les phénomènes typiques de la naissance du nationalisme (première acception) : bureaucratisation efficace de l’Etat et révolution industrielle, le Royaume-Uni était un Etat bureaucratique mais décentralisé, avec un très fort self-government local, qui empêcha que ne se formât la conviction que tous les sujets du roi appartenaient à la même nation (« même naissance »).
[9] En réalité la cité-Etat grecque est un précédent de l’Etat national moderne, en ce sens que les deux organisations présentent le phénomène de la fusion de la nationalité et de l’Etat (absent par exemple dans le monde romain). Naturellement, dans le premier cas la « nation » est plus spontanée, dans le second plus artificielle (étant donné les dimensions différentes du groupe). De toute façon, c’est cette ressemblance de la situation de pouvoir qui explique la reprise de thèmes grecs classiques sur la patrie de la part des protagonistes des « risorgimenti » nationaux. Pour les mêmes raisons il y eut une reprise du thème hébraïque du « peuple élu ». C’est dans ce contexte que se trouve le caractère de prémisses du nationalisme moderne attribué par exemple par Kohn (cf. Hans Kohn, The Idea of Nationalism, New York, 1948) aux expériences grecques et hébraïques.
[10] C’est justement en raison de leur caractère idéologique que les nations sont pensées : a) comme unités de langue et de mœurs (même si elles le sont de façon imparfaite — langue — ou ne le sont pas du tout — mœurs) ; b) comme unités historiques précédant la formation des Etats nationaux (alors que c’est le contraire qui est vrai) ; c) comme unités naturelles, les seules sur les bases desquelles on pourrait construire des Etats légitimes (mais les nations sont le résultat de l’œuvre unificatrice des Etats, donc l’argument n’a pas de sens) ; d) comme unités immuables (habituellement on pense qu’on pourrait remettre en question et éventuellement abandonner ses convictions libérales, démocratiques, socialistes, etc… mais pas son « italianité » : en réalité il s’agit bien dans le premier et le second cas d’idéologies, mais la seconde, relative à l’Etat et non aux partis, reflète une situation de pouvoir plus difficile à refuser) ; e) comme unités sacrées (même si pour un chrétien il s’agit d’un blasphème, les frontières, les devoirs nationaux, etc… sont sacrés) ; f) chacune prise en particulier, par ses propres membres, comme la nation la plus belle ou la plus importante du monde par quelque aspect « essentiel » du passé, du présent ou du futur. Pour chacun de ces aspects, davantage que le contenu représentatif, variable d’un individu à l’autre et d’un moment à l’autre, c’est la persistance de la représentation qui compte, ainsi que sa nature de pensée idéologique, et partant susceptible de représentations opposés. Cette, façon — qui reflète, à travers l’aspiration des individus à se considérer importants par leur « status » politique, la situation de pouvoir de l’Etat bureaucratique centralisé — est en fait l’élément constant qui rend l’idée nationale stable et répandue en dépit de son irrationalité.
[11] Il s’agit d’une donnée de fait. Shafer écrit (op. cit., p. 144) : « La nouvelle foi — nationale — n’assurait pas la béatitude surnaturelle, mais possédait de nombreux traits caractéristiques de la plupart des religions. Elle développa une moralité avec récompenses et punitions, vertus et péchés, un rituel et des signes extérieurs et un zèle missionnaire. En réalité, comme le note Brunot, un grand nombre de termes religieux passa dans le domaine de la politique pendant la Révolution française, et beaucoup de ces termes étaient en relation avec la terre des aïeux et avec la patrie ». En dernière analyse, le passage d’une politique non conçue en termes religieux à une politique conçue en termes religieux (comme la politique nationale) correspond au passage de la situation de pouvoir de l’Etat absolu (mais limité), qui ne demandait pas à tous les sujets de tuer et de mourir pour la patrie, à celle de l’Etat démocratique (mais à compétences illimitées) de la Révolution française, qui demanda à tous les citoyens de mourir et de tuer pour la patrie. Une organisation qui demande le sacrifice de sa propre vie et de celle des autres doit susciter une représentation de groupe telle que pour tous le groupe ait plus de valeur que la vie de chacun. Weber, avec une intuition heureuse, même si elle ne fut pas pleinement développée, assimila la conscience nationale à la « communauté de mémoires » des « communautés de destin politique, c’est-à-dire de lutte commune de vie et de mort » plutôt qu’à des liens ethniques, culturels, etc. (Max Weber, On Law in Economy and Society, ed. by Max Rheinstein, Harvard University Press, 1954, p. 340). On pourrait remarquer que ce fait concerne les Etats multinationaux (par exemple le Royaume-Uni) aussi bien que ceux purement nationaux (France, Italie, etc…), mais on doit alors remarquer aussi que, dans la zone anglo-saxonne, mourir et tuer en guerre ont davantage le caractère de légitime défense des libertés (au pluriel) des individus que de sacrifice transcendant pour la nation.
[12] A ce propos on doit prendre acte de la coïncidence chronologique entre la maturation du processus de nationalisation des grands Etats européens et la transformation du vieil équilibre européen en anarchie internationale. Le problème du rapport entre intégration nationale et désintégration internationale arrive jusqu’à ces aspects, auxquels les progressistes nationaux ne se sont jamais arrêtés.
[13] On pourrait critiquer cette schématisation en remarquant que dans la réalité il y a une troisième donnée, l’impérialisme. Mais en fait l’impérialisme n’est pas une troisième donnée du problème que constitue l’existence de nations indépendantes. L’impérialisme comporte en effet la perte de l’indépendance des Etats dominés et donc l’élimination des difficultés qui dérivent de la coexistence d’Etats indépendants. On ne doit pas oublier en outre que les schémas de base avec lesquels on interprète l’histoire ne correspondent pas aux événements historiques, mais ne sont que le moyen de les cerner, de les sélectionner, de les relier, etc… Le schéma illustré n’est qu’un simple instrument conceptuel pour l’interprétation d’un aspect du récent développement historique et de la réalité contemporaine grâce à la confrontation des faits avec un type (nous faisons allusion bien sûr à la conception weberienne de l’Idealtypus). Le problème concret, par rapport au futur, réside dans l’évaluation des possibilités qu’a l’impérialisme de tenir tête aux petits nationalismes et au fédéralisme.
[14] Nous avons déjà fait une rapide allusion, au début de cet article, à la situation du mot « nation » en France, au début du siècle dernier. En Italie, cas intéressant à cause de l’absence d’un Etat unitaire jusqu’en 1861, l’histoire du mot est en bref celle-ci. Migliorini remarque que le mot changea effectivement de sens à la fin du XVIIIème siècle : « Le modénais Bartolomeo Benincasa, dans le Monitore Cisalpino de 1798 donnait une liste de termes arrivés depuis peu en Italie, ou ayant un sens nouveau, ou un sens ancien mais changé et déformé : …nation… patriote, patriotisme, peuple…». Ce sens nouveau est sans aucun doute le sens moderne, venu de France. Cela montre que, jusque-là, l’idée de la fusion de l’Etat (de grandes dimensions) avec la « nation » n’existait pas. Il est donc intéressant de constater l’emploi plus récent du mot. Au XVIIIème siècle « demeure encore le vieux sens de patrie et de nation à propos de la ville et du petit Etat dont chacun fait partie, mais la référence à l’Italie tout entière est de plus en plus fréquente ». Evidemment le premier sens souligne les nationalités régionales et locales (senties aussi comme non politiques, même si elles coïncident avec l’Etat, en raison de leurs petites dimensions) alors que le second souligne une nationalité italienne non politique (non politique parce qu’il manque, comme nous l’avons dit, l’idée moderne de fusion de nation et Etat). Il s’agit évidemment de la « nationalité spontanée » italienne de culture, discutée encore au XVIIème siècle (« Quant au nom de la langue, bien que les désignations de « florentin », « toscan », « italien », se retrouvent toutes les trois, la seconde est de très loin la plus répandue.») affirmée fortement au XVIIIème siècle (cf. Bruno Migliorini, Storia della lingua italiana, Firenze, 1960, pp. 635, 548, 458).

 

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