LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XV année, 1973, Numéro 1-2, Page 1

 

 

PROPOSITION DE LOI SUR INITIATIVE POPULAIRE
POUR L’ELECTION UNILATERALE AU SUFFRAGE UNIVERSEL DIRECT
DES MEMBRES ITALIENS DU PARLEMENT EUROPEEN
 
 
Rapport introductif présenté à la réunion
de la Ière et de la IIIème Commission du Sénat
de la République italienne*
 
GIUSEPPE BARTOLOMEI
 
 
I
Messieurs les Sénateurs,
L’Assemblée parlementaire européenne est née en vertu de la « Convention relative à certaines institutions communes aux Communautés Européennes » —signée en marge du Traité de Rome — comme Assemblée unique des trois Communautés.[1]
Et cela, évidemment, non seulement pour éviter l’incongruité de tripler l’Assemblée, mais, dirais-je, comme signe de la volonté de considérer les trois Communautés comme trois aspects d’une même idée et d’un même objectif.
Réunie pour la première fois le 20 mars 1958, l’Assemblée décidait en effet quatre ans plus tard, le 30 mars 1962, de prendre le nom de Parlement européen. La décision fut, semble-t-il, motivée par des exigences techniques de traduction, mais le parti qui fut pris revêtait la signification précise d’une reconnaissance du caractère parlementaire de l’institution.
C’est d’ailleurs pourquoi le Parlement européen est composé de « représentants des peuples ». Le Traité prévoit pourtant deux périodes différentes. Pendant la période transitoire, l’Assemblée se compose d’un nombre de délégués (fixé par le deuxième alinéa de l’article 138) désignés par chaque Parlement national en son sein.
Par la suite, au contraire, les membres du Parlement doivent être élus au suffrage universel direct selon une procédure uniforme dans tous les pays de la Communauté. Le système électoral élaboré par l’Assemblée est approuvé par le Conseil des ministres.
Il existe par conséquent une différence substantielle entre le type d’Assemblée prévu pendant la période transitoire et celui prévu par la suite.
Mis à part les questions juridiques au sujet du cumul du mandat parlementaire européen et du mandat parlementaire national, qui subsisterait même avec l’élection directe si elle était au second degré, nous sommes en fait, dans le premier cas, (levant une espèce de délégation des Parlements nationaux (la rédaction elle-même le confirme) qui peut se résoudre, dans la pratique, en une tendance à faire prévaloir dans l’Assemblée européenne le poids des groupes nationaux, plutôt que celui des grandes familles politiques européennes.
Dans le second cas, au contraire, la participation directe des peuples réunis dans la Communauté à l’élection directe de leurs représentants au Parlement européen, prévue par le traité, serait un fait d’une valeur politique certaine parce que :
a) l’Assemblée acquerrait une individualité, une autonomie, plus tranchée, qui la mettrait en condition de penser les problèmes dans leur nouvelle dimension continentale, indépendamment de ce que les Parlements nationaux pourraient exprimer de particulariste et de sectoriel, voire en opposition à cette expression nationale,
b) la légitimation populaire directe du mandat ferait mûrir plus rapidement les conditions de l’attribution au Parlement européen des pouvoirs qui conviennent à un organe parlementaire, favorisant ainsi une évolution positive de la question des limites, cristallisées pour le moment, des souverainetés nationales.
Et c’est si vrai que quelques-uns des négociateurs du Traité de Rome se sont battus en vain pour introduire une règle qui aurait eu une valeur plus contraignante ou à tout le moins pour fixer une échéance avant laquelle il aurait fallu appeler les électeurs aux urnes.
Malheureusement, un projet de convention sur l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, conforme aux règles du traité, approuvé par l’Assemblée plénière au cours de la séance du 17 mai 1960 et transmis aux Conseils des Communautés avant le 20 juin de la même année, est encore dans l’attente d’être examiné.
c) l’intégration en recevrait une forte impulsion, peut-être décisive, dans la mesure où le processus vers l’unité, sous la poussée directe des peuples, acquerrait une signification de singulière importance.
 
II
Peut-être la possibilité d’un accord sur les problèmes relatifs à la loi électorale a-t-elle fait défaut ? A partir d’un examen sommaire des discussions qui se sont déroulées à l’époque et de la littérature qui s’en est suivie, les questions soulevées peuvent être grosso modo résumées sous quatre rubriques : composition de l’Assemblée, régime électoral, cumul des mandats, collèges électoraux, nature de l’acte et période transitoire.
 
***
 
Le premier gros problème est celui du nombre des membres du Parlement qui, selon le Traité, est de 142 plus 64 des nouveaux pays (Luxembourg 6, Belgique, Pays-Bas, Danemark et Irlande 14, France, Italie, Allemagne et Grande-Bretagne 36). Je me réfère par commodité à la situation créée par l’entrée dans le Marché commun de la Grande-Bretagne, du Danemark et de l’Irlande.
Selon le projet Dehousse de 1960, le nombre est triplé. Selon d’autres propositions, l’augmentation serait limitée au double : le nombre serait porté à 412.
La répartition des sièges telle qu’elle est prévue même en cas d’augmentation du nombre favorise indiscutablement les petits pays. Le Benelux avec 24% des sièges représente 12 % de la population européenne. En revanche, l’Italie (29%), la France (27%) et l’Allemagne (32%) avec 76% des sièges représentent 88% de la population.
Je dirais que la répartition répond davantage à une exigence d’équilibre interétatique qu’à une conception organique de la Communauté où chaque citoyen compterait pour une voix.
La question fut beaucoup débattue entre le groupe de travail, qui penchait pour la proportionnelle, la Commission politique (présidée par E. Battista) et l’Assemblée, qui reprit les proportions du Traité.
Mais il est évident que, la physionomie de la Communauté étant ce qu’elle est, les petits — ceux qui sont favorisés par cette répartition — accepteraient difficilement de renoncer à ces avantages sans obtenir en échange des garanties qui, logiquement, ne pourraient venir que d’une organisation institutionnelle précise de la Communauté.
Par ailleurs, avec un système proportionnel rigide, si l’on partait de la représentation la plus faible (le Luxembourg) on aurait une Assemblée excessivement nombreuse ; alors qu’en partant des positions les plus fortes, on court le risque d’éliminer le Luxembourg et de réduire inopportunément la représentation des Belges, des Néerlandais, des Irlandais et des Danois.
Evidemment, un correctif possible serait un système bicaméral composé d’une Assemblée élue proportionnellement et d’une autre, avec un poids différent, représentant les nationalités, ou les Etats.
 
***
 
La question du nombre implique pourtant toute une série de difficultés politiques, parmi lesquelles, sur le plan de la procédure, la question de la révision du Traité, n’est pas la moins importante ; mais surtout celle-ci : l’organisation de la Communauté doit-elle être envisagée sur la base de la solidification des articulations nationales actuelles ou devons-nous par hypothèse nous acheminer vers un cadre européen supranational dans lequel le principe de la représentativité s’exprimerait par des forces politiques européennes ?
Si l’on s’engageait dans la seconde voie, une autre difficulté serait à surmonter en abordant le problème du régime électoral : la division psychologique de la Communauté en pays de tradition proportionnelle et pays de tradition majoritaire.
Il est troublant pour quelques-uns qu’à la réalité nouvelle de la dimension différente où l’on doit situer les problèmes s’ajoute le renversement d’une coutume politique profondément enracinée.
Mis à part cette difficulté, mis à part les difficultés d’ordre pratique qui sont inévitables à tout moment de transformation, il faut répondre à une autre question avant de choisir le système électoral : est-il préférable d’obtenir le maximum de représentativité ou le maximum d’efficacité ?
Autrement dit, est-il préférable que soient représentées toutes les nuances de toutes les composantes politiques de chaque pays ou que soit favorisée la formation de majorités de gouvernement cohérentes ?
Se pose de nouveau le problème initial du rôle du Parlement européen et, par conséquent, de ses pouvoirs, c’est-à-dire du projet politique d’organisation de la Communauté.
 
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Passons donc à l’éligibilité, aux candidats. Les candidats doivent-ils être ou non des parlementaires ? Dans le projet de 1960, on prévoit qu’une partie des candidats seraient des parlementaires nationaux.
Il me semble qu’en théorie il n’y a aucun doute sur l’opportunité de distinguer les mandats soit pour des motifs d’ordre pratique, un même parlementaire ne pouvant occuper simultanément deux charges de plus en plus absorbantes, soit pour des motifs de principe parce qu’il s’agit de deux niveaux de jugement différents. En effet, il est inévitable que le parlementaire national se ressente du cadre dont il est porteur et dans lequel il agit en première instance.
En Italie, d’ailleurs, l’incompatibilité juridique entre le mandat régional et le mandat national est déjà décidée, ce qui laisse supposer qu’on pourrait étendre l’application de cette règle au mandat européen. En présence de ces réflexions, nous devons pourtant apprécier l’opportunité d’une phase transitoire qui favoriserait la mise en marche du processus, en évitant tout manque de coordination et, pis encore, tout antagonisme, dangereux pour un cadre institutionnel encore faible, où une proportion de parlementaires nationaux pourrait utilement déployer une activité de liaison et de médiation.
En outre, dans l’hypothèse d’une distinction rigide des mandats, ne se pourrait-il pas qu’au moins dans la phase initiale soient réservés à l’Assemblée communautaire, je ne dis pas les pires hommes, mais ceux qui ont le moins d’influence politique ?
Voyons maintenant la question des collèges électoraux. D’aucuns imaginent qu’ils ne doivent pas être nécessairement de dimension nationale, mais qu’au moins dans la phase initiale le scrutin doit être national. Le scrutin devrait être national pour éviter que des situations non homogènes puissent avoir des répercussions négatives sur le poids des représentations européennes.
Dans quelques pays, le taux d’abstention électorale est beaucoup plus fort qu’ailleurs : en France, par exemple, où l’abstention fut de 31,21% aux dernières élections législatives et de 15,21% aux élections présidentielles. Cela provoquerait un grave désavantage pour la représentation politique et territoriale de ce pays.
La dimension des collèges devrait au contraire tenir compte, si le mécanisme électoral lui-même ne la garantissait pas, de la possibilité de représenter les minorités ethniques.
Pour conclure, il me semble possible d’affirmer que l’hypothèse d’une période transitoire entre la phase actuelle et la phase définitive, pourrait aider à résoudre plusieurs problèmes d’ordre pratique.
Dans le projet Dehousse, la période transitoire était liée à celle qui était prévue pour la réalisation du Marché commun, et qui est écoulée désormais : il faudra donc voir comment la redéfinir si l’on juge utile de l’adopter.
 
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Il faut considérer, en dernier lieu, la question formelle de l’acte juridique qui établira les règles. Il me paraît évident que, s’il s’agit d’une simple exécution d’une règle du Traité (troisième alinéa de l’article 138 C.E.E.), la ratification par les Etats membres n’est pas nécessaire.
L’article 138 prévoit que l’Assemblée élaborera des projets en vue de permettre l’élection selon une procédure uniforme dans tous les Etats membres. Le troisième alinéa de l’article 138 dispose aussi que :
« Le Conseil statuant à l’unanimité arrêtera les dispositions dont il recommandera l’adoption par les Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives ». La procédure devrait donc être la suivante :
1. — Rédaction par le Parlement d’un ou de plusieurs projets ;
2. — Le Conseil des ministres de la Communauté adopte les dispositions uniques qui ne sont pas nécessairement celles des projets parlementaires ;
3. — Le Conseil recommande l’adoption dans chaque législation nationale des dites dispositions par les Etats membres.
Au contraire, si le projet modifiait en quoi que ce soit le Traité, si par exemple il augmentait le nombre ou modifiait la proportion nationale des membres de l’Assemblée, alors se mettrait en mouvement la procédure de révision qui comporte quatre phases : proposition du Parlement européen ; examen de la proposition par le Conseil (qui peut s’en éloigner et l’amender) ; avis du Parlement européen sur le texte du Conseil ; adoption de la proposition de révision par la conférence des Etats membres ; ratification des Etats.
Les deux points faibles de la procédure d’application du Traité (le premier cas) sont évidemment l’unanimité requise pour l’approbation par le Conseil et le fait que la recommandation ne soit pas contraignante.
Le projet de 1960 choisit pour cette raison une voie intermédiaire qui prévoyait la convention (non requise quand il s’agit de l’exécution du Traité) et la ratification (sautant au contraire les autres phases prévues pour la révision).
Et c’est tout.
 
III
Personnellement je suis d’avis que l’obstacle de fond à l’approbation du projet n’a pas été et n’est pas celui des modalités électorales, mais plutôt le refus du principe même des élections directes. Autrement dit, l’empêchement est de nature politique avant d’être de nature technique.
Bien que la proposition de 1960 ne prévît l’augmentation d’aucun pouvoir et laissât le Parlement au rang d’une Assemblée un peu plus que consultative, elle n’a pas même été prise en considération par les gouvernements nationaux.
Il me semble que cela peut s’expliquer ainsi : tant bien que mal l’élection directe — par ce qu’elle représente outre ce qu’elle produit, par la charge idéologique qu’elle exprime — est ce qui, mieux que rien d’autre, symbolise l’aspiration à une libre évolution de la Communauté vers des structures et des pouvoirs supranationaux.
Dans cette perspective, que peut-on dire du rôle joué par le Parlement européen ? Une réflexion sur l’expérience, longue désormais de plus de vingt ans du Parlement et des Assemblées européennes en général, présente comme toutes les choses de ce monde des ombres et des aspects positifs. Les ombres tiennent à la fréquente fragmentation des débats en questions techniques particulières qui conviendraient mieux à un corps consultatif d’experts ; à la faible spécialisation européenne des parlementaires qui se réunissent à Strasbourg ; au peu de temps dont ils disposent pour s’occuper des problèmes communautaires, absorbés qu’ils sont par les mandats nationaux ; à la partition, encore essentiellement nationale, qui se produit dans cette Assemblée sur tous les problèmes impliquant des intérêts sectoriels importants, malgré le regroupement formel de ses membres en groupes politiques supranationaux ; mais surtout à l’« irresponsabilité », si l’on peut ainsi dire, des décisions prises et des votes exprimés, due précisément au caractère consultatif et non obligatoire de ceux-ci : c’est pourquoi il est possible, et il n’est pas rare, qu’à une prise de position, à un vote, à une manifestation d’opinion courageuse et hardie, du point de vue européen, fasse suite une attitude beaucoup plus modérée dans le Parlement national, où les décisions sont au contraire contraignantes et où la discipline de parti, les considérations d’intérêt plus immédiat, la prudence et la routine conseillent, à tort ou à raison, plus de précautions et plus de réserve.
 
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Les aspects positifs sont constitués par l’engagement politique qui, malgré ces défauts, est incontestablement apparu dans l’organe parlementaire communautaire, dans tous les moments décisifs.
Quand en 1965, se posa pour la première fois le problème des ressources propres — en particulier en relation avec l’instauration d’une politique agricole commune et avec des prélèvements communautaires de grande importance — le Parlement européen, en étroite coopération avec la Commission de la Communauté, alors présidée par M. Hallstein, posa en ses termes politiques corrects le problème des ressources supranationales, des pouvoirs fiscaux et du budget autonome du Parlement européen. La solution qu’il proposa est celle qui, avec peine et au milieu de nombreuses difficultés, fut adoptée, six ans plus tard.
Quand s’est posé le problème de la fusion des Communautés, et de l’élargissement de celles-ci, le Parlement européen a donné des indications politiques claires et courageuses, qui méritent d’être retenues, encore aujourd’hui.
Puis, quand le problème de l’union monétaire a été mis sur le tapis, le Parlement européen a, mieux que tout autre organe communautaire, et malgré le frein de l’opposition du groupe gaulliste, mis en lumière les implications politiques de l’opération, qu’il est indispensable de considérer si l’on veut qu’elle aille vraiment au port.
Plus généralement, quand s’est posé le problème de l’union politique, et de la nécessité d’élargir les compétences de la Communauté du secteur économique, où elles sont confinées à présent, au secteur politique ; quand il s’est agi de démontrer l’insuffisance de la thèse — réfutée par Einaudi — suivant laquelle les développements de l’intégration économique auraient été automatiquement suivis par les développements de l’intégration politique, et de souligner, par conséquent, combien précisément l’absence de celle-ci bloque et retarde au contraire celle-là, le Parlement européen a présenté des rapports, des propositions et des suggestions précises, peu connues dans l’opinion publique, rarement reprises par la presse, mais qui n’en étaient pas moins importantes pour autant.
Et même au sujet du thème spécifique des élections directes, le Parlement européen (et cela, au moins, est assez connu) a, en temps opportun, élaboré, voilà plus de dix ans, une proposition, qu’on désigne généralement du nom de son rapporteur et promoteur, le sénateur belge Bernard Dehousse, qui, si elle avait été adoptée en temps opportun, aurait résolu, organiquement, ce problème fondamental et complexe.
 
***
 
Mais il y a surtout une chose que le Parlement européen ne pouvait pas faire : contribuer à la transformation d’un marché commun en une organisation capable de définir une politique économique et financière commune. Il n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour ce faire. Et cela nous ramène à son défaut capital : la qualité de « délégués des parlements nationaux » de ses membres, sa nature d’organe consultatif et non délibérant, et encore moins législatif, malgré les modifications partielles de cette carence institutionnelle qu’il a réussi à obtenir ces dernières années surtout en ce qui concerne ses pouvoirs budgétaires. Et ici une pensée particulière doit aller au sénateur Scelba, qui, en tant que président, sut donner une impulsion positive à la recherche de solutions qui renforcèrent les pouvoirs de l’institution.
« Par ailleurs — remarque M. Albertini — un Parlement ne peut pas avoir "quelques pouvoirs" de nature indéfinie. Il doit avoir le pouvoir législatif par rapport à un gouvernement qui, à son tour, a le pouvoir exécutif ». Et il a parfaitement raison. Du reste, c’est le nœud qu’il faut défaire, parce que l’équilibre des intérêts et des pouvoirs de la communauté ces dernières années a subi une profonde évolution. Je dirais qu’elle s’est développée à des rythmes, je ne dirais pas contradictoires, mais assurément différents suivant les plans. L’un de ces plans est celui qui est relatif à ses champs d’action et l’autre celui qui est relatif aux institutions communautaires : ce qui revient à dire à l’« extension » et à la « nature » des décisions politiques.
 
IV
Dans les faits la C.E.E. a rejeté dans l’ombre la C.E.C.A. et Euratom. La fonction de la C.E.C.A. a été ramenée à de moindres proportions par suite de l’importance diminuée du charbon. Celle d’Euratom aussi, par suite de son caractère sectoriel et spécialisé.
Mais cela a été aussi une conséquence de l’insuccès des grands idéaux fédéralistes qui alimentèrent les premiers pas de l’idée de l’Europe.
L’échec de la « Communauté politique européenne » et de la « Communauté de défense » accréditèrent la conviction que la voie nouvelle à suivre était celle de la coopération technique et économique dans la mesure où elle conduirait à l’intégration politique.
La C.E.E., en effet, a acquis une position de grand intérêt qui accentue la valeur des réalisations accomplies : l’union douanière ; le marché agricole ; une plus grande liberté de circulation de la main-d’œuvre ; un certain contrôle sur les règles relatives à la concurrence et une orientation dans le sens de la satisfaction de l’exigence d’harmonisation législative et de libre circulation des personnes et des activités.
Le projet Werner sur l’union monétaire et le projet Davignon sur la politique extérieure commune, s’ils passaient dans les faits, conféreraient à la Communauté un champ d’action comparable à celui d’un Etat souverain, mais en opposition à cette poussée, nous devons noter, sinon une véritable régression, du moins une résistance considérable, qu’opposent silencieusement mais tenacement les Etats membres à une évolution parallèle des institutions communautaires.
A preuve l’affaiblissement de la Commission (seul organe véritablement supranational de l’intégration), dont le rôle se réduit de plus en plus de celui d’organe d’initiative à celui d’organe de proposition, au profit du Conseil des ministres en tant que détenteur du pouvoir de décision mais aussi en tant qu’expression du particularisme national, encore accentuée par le non-passage de fait de la position de l’unanimité à celle de la majorité, dans les décisions à prendre.
Mais l’expérience, entre autres, des crises monétaires qui, ces trois dernières années, ont menacé de bouleverser par vagues successives les fragiles résultats déjà atteints, nous porte à deux séries de constatations.
La première concerne l’interdépendance des économies et, par conséquent, la rapide propagation d’un Etat à l’autre des contrecoups conjoncturels à quoi s’ajoute une masse monétaire vagabonde, manipulée par la spéculation du grand pouvoir économique et financier multinational, lequel opère en assenant des coups effroyablement efficaces aux différents systèmes nationaux (y compris les plus forts) quand ils ne sont pas coordonnés.
La seconde constatation est qu’en l’absence d’instruments communautaires capables d’affronter la tourmente en temps utile, chaque associé recourt à des actions unilatérales.
Et chaque action unilatérale suspend, dans la courte période, le processus d’intégration. Et il n’y aurait pas grand chose à dire si nous n’étions arrivés à un seuil qu’il faut franchir, sans quoi nous pourrons difficilement éviter que la longue période, au lieu d’offrir la perspective d’une politique, ne soit que la somme des courtes périodes, c’est à-dire l’addition désarticulée des moments des différents intérêts nationaux.
Mais cela mis à part, le problème de la démocratisation des organes européens et d’un renforcement du Parlement européen ne se pose pas comme le grain d’encens qu’il faut faire brûler en l’honneur de la mythologie démocratique, mais, plutôt, devant l’élargissement des secteurs d’intervention de la Communauté, comme une exigence de légitimation et de contrôle démocratique de certaines décisions de sommet qui ont ôté des pouvoirs aux Parlements nationaux, sans les conférer au Parlement européen, si bien qu’en fait ce dernier reste « étranger au processus de formation de la volonté communautaire, soit parce qu’il est appelé à intervenir à un stade qui n’est pas celui de la décision, soit parce que son intervention, sans contenu obligatoire, est quelquefois minimisée par l’organe de décision » (G. Vinci).
Et je dirais que cette exigence s’accentue encore, face au danger de régression technocratique de l’engrenage communautaire, qu’accompagne l’incapacité d’une action politique cohérente.
A ce point, il me semble possible d’être d’accord avec ceux qui affirment que la coopération technique et l’intégration socio-économique sont liées (et même sont à considérer comme des « conditions préalables ») au processus d’intégration politique. « Cependant elles ne provoquent pas ‘nécessairement’ et ‘automatiquement’ l’intégration politique si par intégration politique on entend ce processus par lequel — comme disait Ernesto Haas — les acteurs politiques qui opèrent à l’intérieur de milieux nationaux distincts se persuadent de diriger le soutien, les espérances et l’activité politique vers un nouveau centre dont les institutions possèdent ou demandent la juridiction sur les Etats nationaux préexistants ».
Les coopérations technique et économique ne provoquent pas nécessairement et automatiquement l’intégration politique, dans la mesure où elles sont « incapables de résoudre les conflits et les tensions que l’Etat-nation porte inévitablement en lui et de faire accepter aux élites et aux bureaucraties nationales la renonciation à une partie de leur pouvoir en faveur de nouvelles élites supranationales ». C’est pourquoi le saut de qualité dont on parle de tous côtés, quand on considère la nécessité de progresser et de ne pas compromettre par une politique nationaliste à courte vue le succès qu’a obtenu la C.E.E. en termes technico-économiques, n’est rien d’autre que le passage à la phase plus nettement politique.
Mais si, d’un côté, nous voyons les institutions européennes évoluer en termes intergouvernementaux, plutôt que supranationaux, avec une mise à l’écart relative ou mieux un non-accroissement des fonctions et des pouvoirs du Parlement — et si de l’autre nous constatons l’incapacité des facteurs économiques à être, au delà de certaines limites, les éléments exclusifs de l’unification politique, il me paraît assez logique de conclure qu’une dynamique de sommet, pour rester agissante, doit recevoir des impulsions d’opinions diverses, impulsions qu’on peut trouver principalement dans une participation populaire plus directe — aujourd’hui pratiquement muette — sans laquelle le chemin vers l’unité pourrait se fermer.
En effet, c’est seulement par la constitution d’une conscience transnationale chez certaines forces politiques, syndicales, culturelles qu’on rompra l’enveloppe imperméable des unités-membres, pour en dépasser le moment individualiste d’autosuffisance, vers le moment intégrateur de la participation communautaire.
Et alors une première question se pose : dans quelle mesure la vieille Europe, les intellectuels, les classes dirigeantes et les couches sociales, les producteurs et les travailleurs peuvent-ils se trouver dans un espace différent de l’espace traditionnel ?
Puis une autre se pose : dans quelle mesure l’image traditionnelle d’une Europe intergouvernementale plus que supranationale, technocratique et corporative plus que démocratique influe-t-elle sur les jeunes générations ? Quelle prise a-t-elle sur elles ?
Mais le discours n’a de sens que si l’on met à nu, en même temps, les contradictions existant dans le sein des principales forces politiques et démocratiques nationales qui déclarent soutenir l’Europe et sont incapables d’en faire un projet concret ; qui la posent comme objectif idéal de leurs programmes et, engluées dans le circuit de la cuisine politique et électorale quotidienne, sont le soutien de ces gouvernements qui n’avancent pas au delà de la frontière séculaire des intérêts nationaux.
 
V
C’est dans ce contexte, me semble-t-il, que se situe l’initiative italienne pour les élections unilatérales directes et qu’elle trouve sa justification. Elle n’a pas été prise pour se substituer aux élections générales directes prévues par l’art. 138 du Traité.
C’est la tentative d’apporter une contribution à la solution du problème qui se pose à la conscience de beaucoup : quelles actions peut-on mener pour remettre la situation en mouvement et presser les gouvernements de prendre eux aussi les initiatives nécessaires pour élire directement un parlement européen ?
Et elle a deux buts déclarés :
1) celui de constituer un exemple qui pourrait conduire d’autres Etats à s’engager dans la même voie. Si les élections unilatérales étaient une sorte de prise de position de plusieurs pays, les autres pourraient moins résister à une pression de ce genre ;
2) celui d’être le détonateur qui ferait exploser l’idée-force de l’Europe dans l’opinion publique.
En ce qui concerne le premier point, voyons rapidement à titre d’information quelle est la position des différents pays par rapport à ce problème.
Alors que je m’en remets au débat de cette Commission pour un jugement d’opportunité sur le moment, eu égard à la situation internationale actuelle, je dirai que l’orientation des anciens partenaires du Marché commun, la France exceptée, est favorable avec des nuances diverses.
Les Pays-Bas ont commencé ces jours derniers la discussion d’une proposition de loi présentée par M. Westerterp. La Belgique, en date du 25 janvier 1972, a repris une proposition de loi pour des élections unilatérales directes, après que la dissolution des chambres en novembre 1971 eut annulé trois propositions présentées respectivement en juin 1969, en mai 1970 et en mai 1971.
La position du Grand-Duché du Luxembourg a toujours été positivement alignée sur celle des autres pays du Benelux.
L’Allemagne fédérale, sans pouvoir être considérée comme ayant une position avancée comme l’Italie et les pays du Benelux, en raison notamment de conditionnements partisans intérieurs, a toujours été assez ouverte au problème.
Le gouvernement français a été, au contraire — ce qui coïncide avec la position de l’U.D.R. —, tantôt réticent, tantôt opposé.
Pourtant, le Centre Démocratie et Progrès et les Républicains Indépendants, qui font partie de la majorité gaulliste, sont favorables à l’élection au suffrage direct, et cette position sera probablement renforcée au sein même du gouvernement par la probable participation des Réformateurs.
L’Union de la Gauche n’a pas pris position sur ce sujet dans le programme électoral commun. Quelques composantes socialistes sont pourtant décidément orientées dans un sens positif.
La position de la Grande-Bretagne et de l’Irlande est très prudente et l’élection au suffrage universel direct semble être pour elles un objectif à poursuivre dans le long terme, alors que l’exigence de renforcer les pouvoirs et d’améliorer la procédure du Parlement semble être considérée comme plus immédiate.
Au Danemark, la position du gouvernement danois semble nettement opposée à l’élection directe, comme incompatible avec la souveraineté de l’Etat. Le Conseil de ministres et les parlementaires nationaux exerceraient — pensent les Danois — un contrôle démocratique suffisant sur l’activité de la C.E.E.
 
VI
Mais avant d’aborder le second objectif de la proposition de loi, il me semble que cela vaut la peine d’expliquer certains aspects de caractère général eu égard à sa compatibilité avec le traité et avec notre système juridique.
Ayant expliqué une fois pour toutes que la proposition de loi entend agir dans le cadre du système prévu pour la période transitoire, les questions se réduisent au premier alinéa de l’article 138 du Traité de Rome.
Les conditions à respecter sont, par conséquent, que : a) les délégués au moment de la désignation doivent être membres des Parlements nationaux ; b) les délégués doivent être désignés par les Parlements nationaux. La procédure de désignation est de la compétence de chaque Etat membre, c’est si vrai que l’Italie y a pourvu en temps et lieu par la loi n° 1203 du 14 octobre 1957 ; et nous pouvons donc aujourd’hui, dans le cadre des conditions susdites, procéder à toutes les modifications qui seraient jugées bonnes. La question est donc ailleurs : dans le cadre de ces possibilités, peut-on autoriser les chambres à désigner ceux de leurs membres qui ont été choisis par le corps électoral ? La question revêt plusieurs aspects : juridiques, politiques et constitutionnels. Sous l’angle politique, il ne me paraît pas qu’il puisse y avoir des doutes, dans la mesure où le consensus populaire ne fait rien d’autre qu’élargir la base de légitimité démocratique des désignations et, par conséquent, élargit la démocratie.
Sous l’angle plus étroit du droit constitutionnel, d’aucuns se demandent si le Parlement peut limiter ses prérogatives au profit d’autrui par voie de dévolution. Il me semble que, dans ce cas, le discours du suffrage universel direct n’est pas une limitation, mais une garantie supplémentaire de l’exercice du pouvoir par le Parlement conformément à la volonté du peuple qui l’a élu, seul titulaire du pouvoir souverain.
Une autre observation consiste à remarquer que pour le traité, le « désignant » est le Parlement. La question est si subtile qu’on pourrait dire — sur le modèle de la proposition de loi belge — au lieu d’« élections directes », « choix électoral pour proposer aux chambres la désignation de parlementaires à envoyer au Parlement européen », distinguant ainsi la phase de la proposition, réservée au peuple, de celle de la désignation et de la nomination, réservées au Parlement.
 
***
 
Alors, il est facile d’observer qu’en substance la limitation de l’éligibilité aux membres élus des Parlements nationaux transforme une élection formellement directe en une élection au second degré. C’est pourquoi le rapport avec les élus, même si le mandat est proposé directement par le corps électoral, est en tout état de cause filtré par le Parlement national, dont le parlementaire européen est un délégué et dans lequel il reste en fonctions.
En outre, la distinction entre « proposition » et « désignation » en atténue encore l’importance juridique.
Par ailleurs, cet acte, même s’il confère une légitimation populaire « non nécessaire » à la désignation par le Parlement national, ne modifie pas d’une virgule l’un quelconque des pouvoirs des organes communautaires. Et c’est là un des arguments avancés par ceux qui sont opposés à cette loi d’initiative populaire.
Mais cette incapacité substantielle était présente à l’esprit de ceux qui ont promu et présenté la proposition de loi d’initiative populaire, qui se fixaient au contraire des objectifs exclusivement politiques.
Cependant, je crois qu’on ne peut pas formuler un jugement de fond sur la validité de la présente proposition de loi en la considérant comme si elle avait rapport à un ordre consolidé et statique, alors que nous nous trouvons en présence d’institutions et d’organes dans une phase dynamique et évolutive. Et alors nous pourrons observer rapidement que si, pour l’instant, l’éligibilité reste nécessairement bloquée par les conditions du Traité, le fait nouveau, important et significatif de cette loi consiste dans la création d’un corps électoral européen. Aux citoyens, par l’approbation de cet instrument, est également reconnu formellement un droit de vote européen qui les appelle, les habilite à participer à un processus qui, par bien des aspects, est resté jusqu’à présent le fait de conférences au sommet. C’est une petite graine, mais pour qu’elle germe il est nécessaire de la semer.
Mais trois autres considérations peuvent être faites :
1. — Une élection européenne offrirait aux citoyens l’instrument idéal pour manifester cette conscience européenne dont on parle, mais qui n’a pas eu jusqu’à présent de moyens d’expression.
2. — Un scrutin européen spécifique provoquerait évidemment, comme toute élection, une mobilisation forcée des organisations politiques : contraintes de se découvrir et d’affronter le jugement public sur les problèmes européens, elles se trouveraient dans l’obligation d’y réfléchir non plus seulement au niveau d’élites culturelles ou de minorités internes, mais moins sommairement qu’elles ne le font actuellement. Et il est de plus en plus urgent que les partis considèrent l’Europe en termes opérationnels à cause aussi de la dimension différente que prennent les problèmes nationaux dans ce contexte et de l’interdépendance déterminée par la dimension continentale et souvent intercontinentale des processus économiques, sociaux, humains et politiques.
3. — C’est dans cette exigence de promotion, ou à tout le moins d’invitation de la classe dirigeante à réfléchir sur un sujet donné, que me semble se situer correctement l’usage de l’instrument constitutionnel de l’initiative populaire. Un instrument par lequel la constitution permet au citoyen de changer directement des situations qui peuvent apparaître stagnantes, sur des positions acquises.
Il me semble par conséquent qu’on ne peut pas rester sourd à ce rappel qui mérite, quel qu’il soit, une réponse motivée et responsable.
 
VIII
Les articles de la loi, tels qu’ils sont formulés, conviennent-ils ?
Je réponds tout de suite non. Ils doivent être réélaborés complètement. Le problème du mécanisme électoral est délicat, parce que des situations techniques différentes peuvent conduire à des résultats différents.
Je crois qu’une solution équilibrée, eu égard aux différentes positions en présence, peut être trouvée, en confiant peut-être le travail préparatoire à un sous-comité issu des deux commissions.
Le texte, à mon avis, devrait répondre à certaines exigences : 1) celles d’un mécanisme électoral qui exprime proportionnellement la consistance des forces politiques en lutte, en respectant les petits partis et aussi les groupes ethniques ; 2) qu’il soit capable de créer une mobilisation effective de l’opinion publique et soit, par conséquent, un instrument de sollicitation à l’égard des autres pays européens.
C’est pourquoi il ne fait aucun doute qu’une élection européenne non couplée avec d’autres consultations serait la seule solution concrètement risquée pour les partis et donc effectivement mobilisatrice.
Je ne sous-estime pas les objections et les difficultés, mais personnellement je crois que, dans ce cas seulement, elles auraient quelque importance politique interne et une utilité non limitée aux seuls aspects internationaux.
De toute façon, je crois que deux questions doivent être considérées aujourd’hui avec une attention particulière : le récent élargissement de la Communauté et l’engagement pour le sommet de 1976 à décider les élections directes conformément au traité.
Si les commissions ne s’opposent pas à ce que la proposition ait une suite, je me permettrai de proposer un amendement qui, une fois approuvée la présente proposition, confierait au Parlement la charge d’établir la date de la convocation du corps électoral pour les premières élections avant une échéance qui pourrait être fixée au 31 décembre 1977 ou 78, de sorte qu’elle constitue un instrument de pression à utiliser en vue de la prochaine rencontre au sommet.
 
IX
Pour conclure, je tenterai de résumer, le plus synthétiquement possible et à titre absolument personnel, quelques idées.
Les élections unilatérales directes ne modifient pas le statut du Parlement européen.
Sous l’angle politique, elles représenteraient pourtant une preuve de la volonté concrète de quelques pays d’arriver aux élections générales directes du Parlement européen.
Que cette volonté se manifeste par des instruments inadaptés, c’est autre chose : cela est dû à l’absence d’instruments adéquats, et les instruments adéquats font défaut, à mon avis, surtout parce qu’on redoute les effets qu’ils seraient en mesure de produire.
Un Parlement européen élu directement en application de l’article 138 du Traité, s’il avait conscience de l’impulsion politique reçue de l’investiture populaire et européenne, serait-il, oui ou non (je souligne la construction hypothétique de la période), en mesure de contester les accords gouvernementaux, et de se substituer à eux provoquant dans le cadre institutionnel existant les réactions qu’on peut imaginer ?
Par conséquent, la conviction que la proposition Dehousse de 1960 n’a pas été approuvée par le Conseil des ministres, non pas tant faute d’un accord sur les modalités techniques, mais plutôt pour éviter d’aborder le problème vrai que posent les élections directes me semble assez fondée. Ce problème n’est autre, en effet, que celui de la limitation des souverainetés nationales et donc des accords inter-gouvernementaux.
 
***
 
Ainsi, je rappellerai, au passage, que le Traité ne prévoit pas la constitution d’un véritable gouvernement européen, mais a donné à la Commission un caractère de promotion et d’impulsion supranationales, l’imaginant comme le noyau, en germe, de l’ordre communautaire futur.
Et, en effet, l’action la plus tenace des Français contre la Communauté s’est manifestée, au temps de de Gaulle, contre la Commission et à l’avantage du Conseil des ministres dont les membres (le Conseil étant un organe intergouvernemental) sont directement responsables devant leurs gouvernements et parlements nationaux respectifs.
Derrière le discours des élections directes du Parlement européen il y a le combat entre deux conceptions de l’Europe : celle d’une Europe intergouvernementale, c’est-à-dire d’une association qui gère en commun de temps en temps les problèmes sur lesquels les Etats ont abouti à un accord ; et celle d’une Europe, véritable, c’est-à-dire d’une communauté organique et homogène qui devrait exprimer, coordonner et harmoniser d’une manière unitaire à l’échelle continentale nouvelle les instances autonomes des différentes nations.
Dans le second cas, le Parlement élu directement aurait, quant à lui, le pouvoir de modifier ou de dépasser le Traité. Dans le premier cas, son rang et sa fonction seraient très modestes.
 
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Les initiatives unilatérales nationales pour les élections directes ne recouvrent aucune intention de les substituer aux élections directes générales. Elles sont un acte qui exprime de l’impatience et de la préoccupation, parce que celles-ci n’ont pas lieu, et elles cherchent à mettre en mouvement un mécanisme politique qui provoquerait quelques réactions. Y parviendront-elles ? C’est un autre discours.
Pour qu’elles aient une certaine efficacité il est nécessaire de situer l’opération sur deux plans : l’un international et l’autre interne.
Sur le plan international, aux accords entre les gouvernements devraient faire pendant ceux des groupes parlementaires européens et nationaux et ceux des partis politiques.
Sur le plan interne, les élections unilatérales devraient se proposer trois objectifs :
a) approfondir la conscience de masse des problèmes européens ;
b) créer par conséquent une pression de l’opinion publique sur les forces politiques qui doivent décider et sur les gouvernements qui gèrent la politique communautaire ;
c) mettre à découvert les forces politiques, culturelles, religieuses, syndicales et partisanes qui agissent dans le pays en favorisant leur maturation.
 
***
 
D’aucuns pourraient qualifier ces hypothèses de « plutôt utopiques ». Il se peut. Mais si l’on ne met rien en mouvement, on n’obtiendra certainement rien. Et je sais bien que les forces politiques, qui ont aujourd’hui des structures, des organes, des perspectives, des intérêts et des routines exclusivement nationales, doivent découvrir une dimension supranationale et européenne ; et avant même de le faire dans l’organisation et dans les structures, elles doivent l’identifier dans la perspective et dans la conception politique.
Il s’agit de conceptions politiques qui commencent à apparaître çà et là dans les grincements et les impuissances de l’Etat hérité du dix-neuvième siècle, dans la dimension continentale des perspectives civiles de survivance (problèmes écologiques, démographiques), dans la tendance vers un système dynamique de satisfaction organique des besoins d’un monde soumis à des changements si rapides, laquelle s’enracine dans les processus économiques et sociaux que n’encadre plus la structure statique des institutions jacobines.
L’unité de mesure des structures est en crise. C’est avec cette perspective qu’il faut prendre conscience de la mise en question des structures nationales (institutionnelles, constitutionnelles, partisanes et sociales) par cet espace supranational que créent les problèmes, tout comme par l’esprit régionaliste qui avance au sein de la tendance nouvelle à la décentralisations pluraliste dans l’organisation des collectivités humaines.
Voilà pourquoi la proposition d’une Europe intergouvernementale ne sert à rien (sinon comme étape intermédiaire). Ce serait la faire naître déjà vieille et organisée sur des modèles désormais dépassés. Les institutions de l’avenir ne pourront pas être l’extrapolation linéaire de l’Etat issu de la Révolution française, ni la continuation de schémas abstraits, conçus en dehors de la réalité diversifiée et dynamique du vieux continent.
Pour ce faire, il faut avoir le courage de rompre avec quelques formules, il faut des idées nouvelles. Et c’est possible, dans la mesure où, en naissant de circuits privilégiés, elles en viennent à établir des liaisons précises avec la force réalisatrice des réalités les plus vivantes.
Les élections unilatérales en soi — je le répète — ont une signification limitée. Il ne sert à rien de les faire pour elles-mêmes. Elles sont utiles au contraire en tant que moment et instrument d’une stratégie. Et dans le cadre de cette stratégie, comme facteur de mobilisation et de provocation.
 
***
 
Par la Révolution française, l’Europe créa le modèle de l’Etat parlementaire moderne, fondé sur la séparation des pouvoirs et sur leur contrôle réciproque.
Aujourd’hui, d’autres exigences apparaissent, de participation et de coresponsabilité. D’autres protagonistes surgissent avec une fonction de médiation et de proposition entre le citoyen et l’Etat, en plus des partis, et ce sont les syndicats, les associations culturelles, les groupes spontanés, les grandes forces politiques, les régions. Comment se résoudra leur insertion dans un système qui, par conséquent, devra nécessairement être différent sans renier les instances de la liberté ?
Je pense que l’Europe pourrait retrouver sa fonction non seulement en se cherchant à nouveau en termes d’équilibres de puissance, mais comme porteuse d’une seconde révolution capable de proposer des modèles nouveaux pour une démocratie plus participative, donc plus juste, mais surtout plus humaine.


* Ce rapport a été présenté le 23 mars 1973 par le sénateur Giuseppe Bartolomei, rapporteur de la proposition de loi sur initiative populaire n. 184 pour l’élection unilatérale au suffrage universel direct des délégués italiens au Parlement européen, soumise pour examen à la réunion de la Ière et IIIe Commission du Sénat de la République italienne.
[1] « L’Assemblée, composée de représentants des peuples des Etats réunis dans la Communauté,… » (article 137 C.E.E. ; article 20 C.E.C.A. et article 107 Euratom)
« …est formée de délégués que les Parlements sont appelés à désigner en leur sein selon la procédure fixée par chaque Etat membre (…)
L’Assemblée élaborera des projets en vue de permettre l’élection au suffrage universel direct selon une procédure uniforme dans tous les Etats membres.
Le Conseil statuant à l’unanimité arrêtera les dispositions dont il recommandera l’adoption par les Etats membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives » (article 138 C.E.E. ; article 21 C.E.C.A. et article 108 Euratom).

 

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