LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

IX année, 1967, Numéro 2-3, Page 147

 

 

LA VOIE MAGISTRALE DE L’EUROPE
 
 
La construction de l’Europe traîne en longueur parce que les partis et les gouvernements ont emprunté une voie tortueuse au lieu de la voie directe. A la fin de la seconde guerre mondiale, les fédéralistes, qui avaient compris que le problème central de la vie politique serait celui de l’unité européenne, leur soutenaient qu’on devait commencer par la construction d’un pouvoir fédéral européen avec une assemblée constituante. Les partis et les gouvernements, qui ont au contraire compris bien tard et bien mal l’importance décisive du problème européen, ont d’abord parcouru le chemin de l’Europe par petits morceaux — les pools spécialisés — puis celui de l’Europe économique sans contrôle démocratique. Et aujourd’hui l’Europe, privée de la force démocratique que constitue le suffrage populaire, est paralysée. Ne pouvant faire sentir le poids de sa volonté démocratique dans la politique mondiale, non seulement elle ne parvient pas à achever l’union économique des Six, non seulement elle aborde mal la question de la Grande-Bretagne et des autres pays de la zone de libre-échange, mais elle continue de subir la division entre sa partie orientale et sa partie occidentale que lui imposent les Etats-Unis et l’Union soviétique, elle assiste impuissante au retour du nationalisme, elle n’a pas encore triomphé du fascisme en Espagne et au Portugal et l’a vu s’implanter même en Grèce, avec la connivence américaine, sans pouvoir réagir efficacement.
Dans cette situation, quelques personnalités clairvoyantes, dans le cadre de l’Europe des Six, reconnaissent désormais que les fédéralistes avaient raison quand ils affirmaient que le seul Marché commun ne conduirait pas à l’Europe, et admettent enfin que la construction de l’Europe exige la volonté d’accomplir un saut qualitatif qu’une politique évolutive peut préparer, mais qu’elle ne peut pas remplacer. Toutefois, pour devenir un critère efficace, la nécessité d’un saut qualitatif doit être précisée. Quel est le saut qualificatif à faire ? Les fédéralistes répètent : la création démocratique d’un pouvoir fédéral, autrement dit la convocation d’une assemblée constituante. Il ne s’agit pas d’une affirmation seulement théorique. En premier lieu, on ne peut pas gagner la bataille pour l’Europe, et donner à l’Europe une fonction progressive, sans mobiliser la volonté démocratique des Européens, et cette mobilisation ne peut se faire qu’avec une assemblée constituante. En second lieu, on ne peut pas orienter l’action actuelle sans tenir compte de cet objectif. C’est parce qu’ils en tiennent compte que les fédéralistes proposent d’isoler de Gaulle par des élections unilatérales directes des délégués du Parlement européen dans les autres pays, pour créer un mouvement irrésistible vers l’élection européenne de ce parlement et une fois les partis formés au niveau européen et le consensus populaire obtenu à ce niveau, passer à la phase constituante, qui deviendrait l’issue logique de la situation.
Une utopie ? De toute façon, c’est la pierre de touche de la volonté démocratique des partis. Est-il légitime d’empêcher le peuple fédéral européen, qui est en train de se former avec la société pluraliste européenne, de contrôler le Marché commun par un gouvernement démocratique ? D’autre part, un regard vers le passé, et vers l’occasion perdue — l’histoire de ce siècle en Europe est une histoire d’occasions perdues — est révélateur. C’est un fait qu’un pouvoir fédéral aurait fait progresser bien mieux l’unification économique de l’Europe, sans les solutions de marchandage entre les gouvernements nationaux qui ont donné à la politique agricole commune un caractère conservateur ; sans rencontrer les obstacles légaux, administratifs et politiques dérivant des souverainetés nationales qui, tandis qu’elles subordonnent le secteur syndical, confiné dans les nations, au secteur patronal, empêchent également les entreprises de se regrouper efficacement au niveau européen, permettant ainsi l’irruption du capital américain dans les entreprises de pointe du Marché commun.
C’est un fait aussi qu’un pouvoir fédéral aurait permis d’utiliser le potentiel démocratique de la Grande-Bretagne, à peine eût-elle demandé, comme elle l’aurait fait en se trouvant devant un premier noyau fédéral au lieu du seul Marché commun, à entrer dans la fédération européenne. Et c’est un fait qu’avec ce pouvoir, nous n’aurions pas assisté au retour de de Gaulle, et du nationalisme, en France et ailleurs. Mais il y a plus. Il y a le rôle qu’aurait joué ce pouvoir fédéral en Europe et dans le monde. En ce qui concerne l’Europe, il suffit de se demander qu’elle aurait été l’évolution du dégel en Europe orientale en présence d’une fédération européenne prête à accueillir tous les peuples frères ; il suffit de considérer que la poussée vers l’Europe économique qui se manifeste en Espagne et au Portugal aurait déjà fait tomber, en face d’un pouvoir fédéral, ces vieilles dictatures fascistes ; il suffit de comprendre que la Grèce, associée au Marché commun, aurait été au contraire un membre de la fédération européenne, ce qui signifie qu’il n’y aurait plus eu d’armée grecque, autrement dit que la source de la réaction fasciste aurait été tarie.
En ce qui concerne le monde, il suffit de se rendre compte que, dans le secteur économique, l’Europe des Six, qui a déjà à son actif une unité certaine, encore qu’imparfaite, a réussi avec le Kennedy Round, et surtout avec les discussions monétaires, à obtenir un pouvoir contractuel à l’égard des Etats-Unis, suffisant pour contraindre le gouvernement américain, dans les secteurs monétaire et douanier, à l’equal partnership que souhaitait Kennedy. Dans l’Europe des Six, il y a plus d’or qu’en Amérique du Nord et il y a beaucoup de dollars. Une Europe constituée politiquement, en menaçant le gouvernement américain de demander la conversion des dollars en or — comme les Américains menacèrent les Anglais de vendre les livres qu’ils détenaient pour arrêter l’expédition militaire franco-britannique contre l’Egypte — pourrait amener les Américains à suspendre les bombardements sur le Vietnam et à préparer vraiment la paix. Cet exemple suffit pour comprendre quel rôle pourrait jouer l’Europe en faveur de la fin des blocs, de la détente, de l’évolution du tiers monde. Mais il ne suffit pas encore pour comprendre à fond la signification historique de l’avènement de l’Europe fédérale.
Le problème de la paix n’est pas résolu, en dernière instance, sans un gouvernement fédéral mondial. Le problème du développement économique démocratique n’est pas résolu, en dernière instance, sans la marche vers la paix, sans une planification à niveau continental, et sans l’autonomie des régions, pour donner au plan une base humaine et communautaire. Cela montre que le monde ne peut évoluer qu’avec une vision fédéraliste. Avec une, assemblée constituante fédérale, recueillant le glorieux héritage des révolutions libérale, démocratique et prolétarienne, l’Europe aurait déjà donné au monde la conscience fédéraliste dont il a besoin.
Or, aucun obstacle, sinon l’obstacle interne que constituent le poids de la sclérose idéologique et les erreurs dans l’interprétation de la phase actuelle de l’histoire mondiale, n’aurait empêché les partis, après la seconde guerre mondiale, de convoquer une assemblée constituante européenne. Une socialiste anglaise, Barbara Wootton, pendant la guerre, affirma tout simplement qu’il était impensable que les partis socialistes décident de recommencer l’histoire de l’Europe sur la base des funestes divisions nationales du passé plutôt que sur la base de l’unité fédérale européenne. Tout cela, pourtant, est arrivé, avec les conséquences que nous avons montrées et que nous avions prévues. Mais il est encore temps d’y remédier. Et la pierre de touche, c’est toujours la constituante européenne, c’est la volonté de la préparer par l’élection unilatérale directe des délégués au Parlement européen.
 
Mario Albertini
 (novembre 1967)

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