LE FEDERALISTE

revue de politique

Espérer le maintien de l’harmonie entre plusieurs Etats indépendants et voisins, ce serait perdre de vue le cours uniforme des événements humains et aller contre l’experience des siécles.

Hamilton, The Federalist

 

VI année, 1964, Numéro 2, Page 71

 

 

La défense de l’Europe et
la signification des armes nucléaires
 
MARIO ALBERTINI
 
 
 
Le général Ailleret, chef d’état-major des armées, a publié dans le numéro d’août de la Revue de défense nationale, une conférence prononcée le 28 juin en présence des anciens auditeurs du collège de l’O.T.A.N., officiers supérieurs et hauts fonctionnaires des pays de l’alliance. Il s’agit en réalité d’une véritable prise de position du gouvernement français sur le problème de la défense de l’Europe, ce que le ministre des armées, Messmer, a confirmé le 21 juillet en déclarant que le général Ailleret n’avait pas du tout exprimé des opinions purement personnelles, ce qui du reste est évident étant donné les fonctions qu’il exerce.
Dans cette conférence le général Ailleret, après avoir affirmé que la théorie de la flexible response de Maxwell Taylor peut être considérée comme juste en général, mais erronée en ce qui concerne l’Europe, a soutenu : a) qu’une défense classique, ou “conventionnelle” comme on a l’habitude de dire, ne serait pas en mesure d’arrêter les Russes sur le rideau de fer (« le Rhin serait déjà une solution heureuse. La Somme, l’Aisne, les Vosges, le Jura, et les Alpes seraient une solution plus probable ») ; b) que l’appel aux armes atomiques tactiques pourrait peut-être permettre de bloquer l’invasion, « mais le prix pour le champ de bataille lui-même, c’est-à-dire pour l’Europe, serait immense… il est clair que l’échange nucléaire, même simplement tactique, écrasera complètement l’Europe sur 3.000 kilomètres de profondeur, depuis l’Atlantique jusqu’à la frontière soviétique ». Et il a conclu en affirmant que pour protéger vraiment l’Europe il faut revenir à la méthode de l’action nucléaire stratégique immédiate.
Ce retour à l’idée de la riposte nucléaire immédiate est-il juste ou erroné ? Il s’agit en premier lieu d’établir quelles peuvent être pour l’Europe les conséquences de la théorie de la flexible response. Dans l’état présent des choses cette théorie n’est autre que le propos de défendre l’Occident avec une stratégie qui prévoit, avant l’emploi des armes nucléaires, le plein déploiement de la guerre conventionnelle en Europe, et qui constitue par conséquent sa propre possibilité de vérification. Seuls, divisés et sans armes nucléaires, les Etats de l’Europe occidentale seraient emportés rapidement sans subir, justement pour cette raison, de grandes dévastations. Mais avec l’aide des U.S.A. et le dessein d’accroître leur propre engagement militaire au fur et à mesure qu’augmente celui de l’adversaire, l’Europe verrait s’embraser une fois de plus sur son sol la guerre portée au maximum de ses possibilités destructrices.
C’est une perspective inacceptable. Il s’agitait de la troisième guerre mondiale et non d’une guerre limitée. De nombreux millions de personnes mourraient, surtout parmi la population civile. Des villes historiques seraient détruites, des œuvres d’art et des souvenirs du passé qui constituent le plus grand témoignage vivant du développement de la civilisation qui est en train d’unifier le genre humain, civilisation qui, bien que s’étant manifestée partout, ne s’est déroulée sans interruption que dans lai seule Europe. Les Européens qui se rendent compte de l’irréparable et de la gravité d’une destruction de ce genre, qui n’ont pas plus oublié la seconde que la première guerre mondiale, et qui, en ces années au cours desquelles la défense de l’Europe a été assurée par les Américains, n’ont pas perdu complètement leur sens des responsabilités, ne peuvent avoir le moindre doute. Il faut repousser toute politique qui comporterait pour l’Europe la possibilité d’une troisième guerre mondiale. Il faut faire tout ce qu’on peut pour la conjurer.[1]
Mais pour conjurer la guerre il n’y a qu’un moyen, la menace d’une riposte nucléaire immédiate. Il est vrai qu’en face de cet argument l’esprit cherche à s’échapper, comme un cheval effrayé, par mille voies toutes plus imaginaires l’une que l’autre. Mais il faut le retenir. Si l’on veut éviter la guerre en Europe il faut empêcher l’Union Soviétique, en quelque circonstance que ce soit, et avec quelque gouvernement que ce soit, de combattre en Europe. Et il n’y a qu’une façon de l’empêcher, c’est la menace de la riposte nucléaire immédiate. Personne n’a présenté un plan d’action qui puisse atteindre, avec des moyens différents, le même résultat. Et personne n’est en mesure de le formuler. Ailleret a raison.[2]
 
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En théorie on pourrait considérer une autre possibilité, celle du neutralisme au sens le plus étroit du mot. Il ne garantit pas tout à fait que l’on ne sera pas attaqué, mais s’il était appliqué à fond il pourrait garantir qu’il n’y aurait ni mort ni destruction. Il suffirait de ne réagir en aucune façon à l’agression, de ne pas se défendre en cas d’attaque. De laisser avancer l’adversaire sans tirer un seul coup.
Bien entendu, on ne peut s’attendre à ce que des gouvernements européens se comportent de cette façon. Autour des gouvernements on pouvait penser : jusqu’à ces dernières années, même en se trompant, à une hypothèse différente, c’est-à-dire à celle de la victoire du Parti Communiste en France et en Italie, à l’alignement qui s’ensuivrait de l’Allemagne occidentale et, de là, à l’élimination du risque de guerre en Europe au moyen d’une alliance permanente, entre l’Union Soviétique et tous les Etats européens. Les communistes cherchent encore à suggérer cette vision, mais avec des possibilités de convaincre qui s’amoindrissent de jour en jour. C’est maintenant une donnée de fait, et très éclatante, au reste, que le camp des Etats “socialistes” se divise en s’élargissant, et présente de plus en plus les phénomènes classiques, traditionnels, des conflits de puissance entre les Etats.
La fausseté de la paix communiste une fois montrée, et ayant écarté comme irréelle l’hypothèse que non seulement avec les actuels gouvernements européens, mais même avec n’importe quel gouvernement, qu’il soit conservateur ou révolutionnaire, de droite, du centre ou de gauche, il serait possible d’obtenir un neutralisme complètement passif, il ne reste à prendre en considération qu’un moyen : l’organisation d’un corps clandestin de fanatiques décidés à accomplir tous les actes de sabotage, jusqu’à l’assassinat des chefs politiques et militaires, nécessaires pour empêcher les armées de leur propre pays d’entrer en action. Il va de soi qu’il suffit d’énoncer cette hypothèse pour se rendre compte de son absurdité. Mais il faut également la mettre en évidence pour ne pas laisser à qui que ce soit la moindre échappatoire sur le problème de la défense de l’Europe.
Résumons-nous : la flexible response ne défend pas l’Europe, au contraire elle la détruit. Le neutralisme ne sert à rien dans sa forme active (réagir seulement en cas d’attaque) et n’est pas possible sous la forme où il serait utile, c’est-à-dire sous une forme rigoureusement et complètement passive. Quelqu’un refuse-t-il la stratégie de la riposte nucléaire immédiate tout en voulant éviter à l’Europe le fléau d’une nouvelle guerre ? Qu’il en donne la preuve. Qu’il s’arrange pour constituer l’organisation des fanatiques disposés à tout pour empêcher qu’elle se déchaîne, autrement nous aurons le droit de le considérer comme un menteur. Quelqu’un dit-il au contraire vouloir défendre l’Europe sans la menace d’une riposte nucléaire immédiate en cas de risque de guerre généralisée ? Qu’il soit convaincu de son erreur s’il est de bonne foi, et dans le cas contraire qu’il soit démasqué pour ce qu’il est, une personne qui n’hésite pas à accepter la possibilité de l’extermination et de la destruction en Europe pour défendre des intérêts privés.
 
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Parvenus à ce point il ne nous resterait qu’à analyser les aspects politiques de la riposte nucléaire immédiate, s’il n’était pas nécessaire d’éloigner d’abord un obstacle psychologique qui empêche beaucoup de personnes de considérer dans ses termes réels le problème de la défense de l’Europe. Cet obstacle est constitué par la façon dont on se figure d’ordinaire l’idée de la riposte nucléaire. S’agit-il vraiment d’une idée aussi bestiale que beaucoup le croient ? Elle le serait indubitablement si la menace de la riposte, ainsi que l’existence même des armes nucléaires, comportaient vraiment la possibilité de leur emploi effectif. Et c’est cela que beaucoup craignent. Les armes nucléaires ayant détruit la possibilité de la victoire, c’est-à-dire le but de la guerre, la guerre nucléaire est, en principe, impossible. C’est pourquoi en général on ne pense pas qu’un chef de gouvernement sain d’esprit puisse menacer la sécurité d’une puissance nucléaire de façon à la contraindre à la riposte nucléaire, et encore moins qu’il puisse donner le premier, sans être vraiment au bord de l’abîme, l’ordre de lancer des bombes nucléaires. Mais on pense toutefois qu’il pourrait le faire s’il devenait fou, ou même que l’on peut arriver à la guerre nucléaire par erreur.
Avant de discuter le fondement de cette idée que l’on m’accorde une digression. En ce qui me concerne personnellement, et tout en ne professant aucune religion, je ne peux prendre en considération cette idée sans repenser, presque malgré moi, à la parole d’Einstein « Dieu ne joue pas aux dés avec l’Univers », et sans y ajouter « donc encore moins avec le genre humain ». Avec la guerre nucléaire on peut obtenir « n’importe quel niveau de massacre et de destruction », on peut tuer des centaines de millions de personnes, on peut effacer le genre humain de la face de la terre. Et un homme, non un Dieu, un homme seul, fou ou dans l’erreur, pourrait la déchaîner.
C’est l’idée la plus terrible qui soit apparue dans l’esprit humain. Mais personne n’est effrayé. Une idée semblable devrait induire l’esprit religieux à se demander si l’Apocalypse est en train de se rapprocher, l’esprit philosophique à reprendre l’examen du sens de la présence humaine dans l’histoire, l’esprit scientifique à la démonter morceau par morceau, délibérément et froidement, pour voir si son apparente évidence ne cache pas quelque erreur. Mais rien de semblable ne s’est produit. Cette idée n’a pas mis effectivement les hommes en contact avec les aspects profonds de la réalité qu’elle prétend décrire. C’est un fait qu’on ne l’accueille en y ajoutant foi que pour autant qu’elle sert à communiquer un frisson équivalent à celui que procure un roman noir ou un film de terreur, ou bien comme matière à prédication si l’on est de ces hommes qui s’occupent seulement d’eux-mêmes, qui perdent la sensibilité à tout autre chose et ne retiennent de chaque idée que le seul aspect qui leur permet de se mettre en évidence. Voilà qui fait douter de sa vérité.
De toute façon, discutons-en le fondement. Voici les données. Les armes nucléaires existent. De plus il y a des hommes d’Etat à qui il appartient de décider de leur emploi. Et il y a enfin des militaires qui ont la possibilité de les déclencher ou de les lancer. L’un de ces hommes d’Etat peut donner l’ordre fatal s’il devient fou ou pour répliquer à une attaque nucléaire présumée de l’adversaire par suite d’une erreur des systèmes d’alarme. Il peut se produire encore une autre espèce d’erreur. Un homme d’Etat peut, durant un conflit limité qui mettrait en jeu, directement ou indirectement, deux puissances nucléaires, arriver graduellement à un point tel que, à lui ou à l’adversaire, il ne resterait pour ultime défense que les armes nucléaires. Ou bien quelqu’un des militaires (ou des couples de militaires) qui se trouvent aux points cruciaux de l’organisation chargée de lancer des missiles ou de lâcher des bombes, peut perdre la tête, ou se tromper par suite des erreurs d’un instrument.
Sur la base de cette description des données du problème, et pour chacune de ces hypothèses, on peut élaborer une casuistique pratiquement infinie, laquelle, en fait, nous est effectivement proposée tant par les romanciers ou les cinéastes que, par les soi-disant experts en stratégie nucléaire de façon souvent essentiellement identique. Mais il ne vaut pas la peine de perdre du temps à l’examiner parce que cette description, qui constitue le point de départ de cette casuistique, est fausse même si au premier abord elle semble vraie, vraie suivant l’évidence, et par conséquent au-dessus de tout soupçon. Elle est fausse à cause d’une erreur d’imputation.
D’après cette description il y a d’une part des individus isolés (considérons en premier lieu les hommes d’Etat) et d’autre part les bombes. Les bombes, en elles-mêmes, ne comptent pas. On sait qu’elles existent, on sait qu’elles sont probablement suffisantes pour détruire le genre humain, mais on sait aussi que si la décision de les employer n’est pas prise, elles ne sont que matière inerte qui ne peut pas produire le moindre mal à qui que ce soit. Or c’est bien là la question : la formation de la décision de les employer. Si l’on examine sérieusement cette question on comprend tout de suite qu’il n’est pas vrai qu’il y ait d’un côté des bombes et de l’autre côté des individus isolés. De l’autre côté il y a des groupes, non des individus isolés.
Il y a les collaborateurs de l’homme d’Etat qui a la possibilité juridique de prendre la décision. Il y a les partis et les intérêts matériels et moraux desquels dépendent ces hommes. Il y a les assemblées populaires ainsi que tous les détenteurs de quelque fraction de pouvoir de quelque genre que ce soit. Il y a toute la population, il y a jusques aux morts, les grands morts qui symbolisent le soi-disant génie du peuple, c’est-à-dire ses expériences historiques les plus importantes. Il y a, en substance, un groupe que l’on ne peut même désigner par le mot de “gouvernement” tellement il le dépasse, mais seulement par le mot d’ “Etat” et à condition encore que ce mot embrasse même le concept de “société civile”, c’est-à-dire le groupe formé par la relation, sociale qui a toujours constitué, depuis le commencement de l’histoire, la plus grande garantie de responsabilité dans le contrôle de la conduite humaine.
Il est vrai que, d’un point de vue juridique la décision incombe à un seul individu, un homme politique : le chef de l’exécutif. Ceci peut faire penser qu’il pourrait agir indépendamment de la volonté d’autrui et que par conséquent il serait détaché de tous les autres, les non-ayant-droit. Mais ce n’est pas vrai. Un lien infrangible le lie aux autres hommes ; l’impossibilité de donner effet à ses décisions sans le concours et le consentement d’autres personnes. C’est une impossibilité absolue qui dérive du fait que le pouvoir de décision et celui d’exécution ne coïncident pas. Dans de nombreux cas, comme dans celui de l’emploi des armes nucléaires, le premier pouvoir peut être exercé par une seule personne, mais le second l’est toujours par beaucoup. En conséquence, la décision de celui qui dispose du droit de décision reste sur le papier si elle est en opposition radicale avec les intérêts vitaux de ceux qui sont englobés dans l’exécution de la décision, et qui se trouvent ainsi disposer d’un fort pouvoir négatif, le pouvoir d’empêcher.[3]
C’est ce mécanisme qui subordonne l’homme d’Etat à un groupe — celui des personnes concernées par l’exécution de la décision — qui tend à coïncider avec le groupe de toutes les personnes qui ont un intérêt vital dans les décisions à prendre. Il s’ensuit que plus une décision est grave, plus c’est l’ensemble qui la prend, même si tout le monde n’est consulté directement qu’en de rares occasions telles que les élections. Il y a toujours un homme d’Etat qui, en théorie, a le droit de prendre la décision tout seul, mais comme nous l’avons vu, quand le contenu de la décision concerne directement les intérêts vitaux de tous les membres de la communauté étatique en réalité il doit s’arranger pour la prendre seulement avec eux et seulement pour eux, sous peine de ne pas réussir à lui donner effet, c’est-à-dire de rendre vain d’un seul coup son pouvoir et de cesser, au moins en cet instant, d’être un homme d’Etat. D’autre part cet homme, dont l’intérêt personnel se trouve coïncider avec l’intérêt général, dans l’effort pour élever son esprit à la hauteur de sa responsabilité, ne peut faire moins que de recourir à l’exemple des grands morts. Ainsi, à travers la subordination d’un seul à plusieurs et grâce à la sagesse qui se transmet de génération en génération, l’Etat réalise effectivement le maximum de responsabilité possible dans le contrôle de la conduite humaine.
Ce sont des choses connues, au moins en partie. Mais il fallait les rappeler pour préciser que les armes nucléaires, étant formellement dans les mains du chef de l’exécutif, sont pratiquement dans les mains de tous, et de tous quand ils manifestent le maximum de sagesse possible, quand ils agissent en tant qu’Etat.[4]
Il faut donc conclure que la guerre nucléaire par erreur ou par folie n’est pas possible. Un individu peut sombrer dans la démence ou se tromper, mais tous non. Et avec cela, ce problème serait réglé, mais sa gravité est telle qu’il vaut la peine de reprendre nos données et de les réexaminer sous cet éclairage.
 
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Nous savons maintenant que nous devons certes prendre en considération des individus isolés, mais des individus isolés qui doivent penser avec les pensées de tous et décider avec la volonté de tous. Commençons encore en parlant des hommes d’Etat : ceux-ci peuvent devenir fous. Il y a alors deux cas. La situation internationale est calme, il n’existe aucun état d’alarme et le responsable donne l’ordre de l’attaque nucléaire. Tous se rendent compte qu’il est fou, l’ordre n’est pas exécuté et l’unique conséquence est sa destitution. Ceci pourra donner lieu dans quelques Etats à des problèmes juridiques de solution difficile ou impossible sur le plan juridique mais non à de véritables difficultés pratiques. Hamilton disait que les faits révolutionnaires, c’est-à-dire exceptionnellement graves, ne se résolvent pas avec les règles constitutionnelles pour la raison évidente qu’il s’agit justement des faits qui mettent en question tout le système constitutionnel.
Ou bien la situation internationale est grave et il existe un état d’alarme. En ce cas celui qui a le pouvoir formel de commander l’attaque ne se trouve jamais seul. Il se trouve constamment avec ses collaborateurs, et s’il lui venait à l’esprit, par suite d’une crise de folie, de donner l’ordre de l’attaque nucléaire — que l’on se souvienne qu’en principe il ne peut y avoir, à l’exception du cas de l’erreur ou de la folie, ni une attaque nucléaire de l’adversaire ni une situation sans issue autre que nucléaire — il ne réussirait même pas à le promulguer et, de toute façon, il serait tout de suite démenti et mis physiquement en condition de ne pas nuire. Ceci est valable aussi pour le cas où, par peur, par erreur ou par inconscience, au cours d’un conflit en aggravation constante, le leader pourrait prendre l’ultime mesure, celle après laquelle il ne resterait que l’emploi des armes nucléaires. En ce cas il serait arrêté avant par ses collaborateurs. D’autre part, dans un cas semblable l’adversaire aussi réagirait. Le risque de l’emploi des armes nucléaires de la part d’une puissance sans autre issue possible, deviendrait le fait déterminant de l’évolution de la situation. En face de ce risque, la puissance avantagée allégerait immédiatement sa pression jusqu’à rétablir les conditions qui n’imposent pas à l’adversaire le recours aux armes nucléaires.
Il y a enfin la dernière hypothèse, celle de l’erreur ou de l’homme d’Etat ou d’un militaire en position cruciale, qui comprend aussi le cas de la folie de ce dernier. Elle est véritablement difficile à imaginer, elle l’est même tellement qu’il ne faut la garder présente que pour perfectionner constamment le dispositif de sécurité, mais non pour la considérer comme un événement possible. Pour la prendre en considération comme une situation où les hommes pourraient effectivement être amenés à se trouver, il faut arriver jusqu’à des hypothèses romanesques, comme par exemple celle du film le Docteur Folamour. De toute façon l’erreur en elle même ne mène pas à la guerre ou à l’attaque massive — qui suivrait seulement dans un second temps, ce second temps qui n’aura jamais lieu — mais seulement au lancement d’une bombe unique de la première salve d’avertissement ; car, s’agissant d’une erreur, entreraient très rapidement en action tous les dispositifs pour démentir l’ordre et arrêter ou détruire les vecteurs.
Et ce lancement ne porterait pas à la guerre nucléaire. Il est hors de doute que la bombe n’aurait pas plus tôt éclaté que, soit de la part de celui qui aurait commis l’erreur, soit de la part de celui qui l’aurait subie entreraient tout de suite en ligne, mûs par une seule pensée, avec une intensité jamais atteinte, non seulement les chefs, non seulement les grandes hiérarchies de l’Etat, mais aussi tous les membres de la communauté étatique, sans exclusion. L’Etat s’élèverait au sommet de ses responsabilités, à la plénitude de sa majesté, la seule vraie, la majesté du peuple, comme dit Kant, et saurait empêcher le massacre et l’extermination. C’est un fait que le chef de l’exécutif à qui l’erreur serait individuellement imputable, plongé dans un désarroi que personne n’a jamais éprouvé, serait prêt à accepter sans discussion toute demande de réparations morales et matérielles ; et il n’aurait de cesse qu’on ne l’ait sommé d’en fournir. D’autre part les dirigeants de l’Etat qui aurait subi l’erreur ne voudraient certainement pas, plutôt que de s’ôter la satisfaction de la riposte — mais peut-on parler ainsi ? — décider de déchaîner la guerre nucléaire, c’est-à-dire décider de détruire en même temps que l’autre leur propre peuple, qui se ferait du reste entendre de mille façons pendant que toute l’humanité invoquerait la paix.
 
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Il y a un autre aspect de la question des armes nucléaires, l’aspect positif, duquel personne ne parle jamais. Qu’il y ait en toute chose un aspect positif et un aspect négatif est un dogme de la conception dialectique de l’histoire. Mais c’est aussi une conception du sens commun que tous connaissent, jusque dans les proverbes, même si souvent, frappés par l’aspect négatif de quelque chose, ils l’oublient et se rencognent dans leur peur avant même d’en avoir saisi l’aspect positif, demeurant ainsi en proie à l’obscurité et à la peur au lieu de s’élever jusqu’à la connaissance soit des bons côtés soit des mauvais, qui est en même temps le niveau de la confiance en la possibilité de l’action. Il est compréhensible que ceci se soit produit avec les armes nucléaires. Toutefois il est temps désormais de se reprendre et de mettre en évidence leur aspect positif.
Commençons par une question d’actualité, celle de la soi-disant prolifération des armes nucléaires. Il est hors de doute qu’on ne pourra pas l’arrêter. Sans armes nucléaires on n’a pas de pouvoir de décision à l’échelle internationale, si ce n’est de façon subordonnée et marginale. C’est le motif qui a poussé jusqu’à maintenant l’Union Soviétique, la Grande-Bretagne et la France à rivaliser avec les U.S.A. Et c’est là le motif qui poussera tout Etat qui en acquerra la capacité technique et financière à se pourvoir en armes nucléaires. C’est une prévision qui ne peut pas se formuler en termes mathématiques mais qui a pratiquement le même, degré de certitude que si l’on prévoit qu’en ajoutant cinq à cinq, on obtient dix. Du reste la prolifération poursuit son cours et le fait que ceux qui veulent l’empêcher pensent à limiter à deux le nombre des puissances nucléaires (U.S.A. et U. R.S.S.) alors qu’elles sont déjà quatre n’est que le signe de l’obscurité dans laquelle tombent encore les hommes quand ils s’occupent de ces problèmes. Comment peut-on penser que se réduise à deux et que n’augmente plus le nombre des puissances nucléaires ? Ce qui est en jeu c’est le pouvoir de décision internationale. Comment peut-on penser que tous les Etats laissent pour toujours ce pouvoir uniquement aux. U.S.A. et à l’U.R.S.S. ?
D’autre part, le diable n’est pas aussi laid qu’on le dépeint. On craint la prolifération des armes nucléaires pour deux raisons : l’augmentation du risque lié à l’augmentation pure et simple du nombre des puissances nucléaires, et l’augmentation du risque lié au fait que des Etats irresponsables finiraient par posséder des armes nucléaires. Le premier risque, comme nous l’avons vu, n’existe pas. Et à y prêter bien attention on s’aperçoit que le second n’existe pas non plus. C’est un fait qu’actuellement il y a des Etats irresponsables, mais ils ne sont pas en mesure de fabriquer des armes nucléaires. C’est un fait qu’ils ne pourront pas en fabriquer à l’avenir sans se transformer, sans devenir des Etats responsables. Faut-il rappeler que les hommes placés dans les mêmes circonstances, acquièrent les mêmes capacités, ou démontrer que la nature n’a pas fait des Russes et des Américains des hommes plus sages que les autres ?
Et il y a plus. Il ne s’agit pas seulement de l’impossibilité de la guerre nucléaire. La prolifération équivaut à l’extension du territoire dans lequel non seulement il n’existe pas de risque de cette guerre mais où le risque d’une guerre conventionnelle s’atténue fortement, au point de disparaître totalement. Deux Etats avec un armement nucléaire ne s’affrontent pas directement, pas même avec les moyens conventionnels, mais seulement de façon indirecte, et avec beaucoup de prudence, sur des territoires éloignés du leur, qui ne mettent pas gravement en jeu leur sécurité individuelle, pour ne pas courir le risque de la guerre nucléaire.[5] Il s’ensuit qu’à l’augmentation du nombre des Etats possédant les armes nucléaires correspond l’augmentation de l’extension du territoire dans lequel disparaît la possibilité d’une offensive directe, c’est-à-dire où l’on ne peut faire la guerre, et la diminution de l’extension du territoire dans lequel la guerre avec ou sans la participation indirecte d’une puissance nucléaire, reste possible.
 
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Le processus de la disparition progressive de la guerre se serait-il mis en branle ? Il s’agit d’une idée incompatible avec toutes les données politiques et historico-sociales du présent et du passé, ce qui revient à dire qu’il s’agit d’une idée qui ne peut être retenue si l’on ne peut montrer qu’elle est compatible avec les données politiques et historico-sociales du futur. Nos lecteurs connaissent notre pensée à cet égard. Répétons-la sommairement. Les armes nucléaires demandent de grands espaces pour l’organisation de l’attaque et de la défense. D’autre part elles apparaissent à un stade de l’évolution du système de production dans lequel celui-ci, rendant étroitement interdépendante l’action humaine sur des espaces de dimension continentale, regroupe les hommes à ce niveau et forme par conséquent la base d’un élargissement de l’organisation de l’Etat jusqu’à cette dimension.
Telle est donc la situation qui s’ébauche. D’un côté les Etats continentaux puissamment armés mais incapables de faire la guerre s’affronteront dans un équilibre statique, privé de sa liberté de manœuvre, donc inapte à reproduire au niveau politique, juridique et économique les modifications continuelles de la base sociale de la vie humaine. De l’autre côté, l’interdépendance matérielle et morale des hommes, qui gagne continuellement en extension par suite du progrès de la production, de la technologie et de la science, unira toujours plus fortement les habitants de la terre jusqu’au delà des dimensions continentales. Il se développera donc une contradiction toujours plus profonde entre l’unité sociale du genre humain et la division politique en Etats séparés. Cette contradiction atteindra le maximum de son expression dans le domaine militaire où, par voie de conséquence, elle préparera son propre dépassement, c’est-à-dire la fondation d’un gouvernement fédéral mondial.
La division politique et, par conséquent, la nécessité de garantir la sécurité par la force, obligera en effet les Etats à maintenir et à perfectionner les armes les plus destructrices et les tiendra constamment, comme dans le passé, sur le pied de guerre. Mais d’une guerre — la guerre sans victoire et entraînant l’autodestruction des belligérants — qui ne pourra pas avoir lieu, que les Etats eux-mêmes ne voudront pas faire et qu’ils réussiront à ne pas faire en imaginant et en employant pour cela tous les moyens nécessaires. Le fil direct entre le président américain et le chef de l’Union Soviétique, c’est-à-dire l’inversion du fondement même de la stratégie, qui impose de cacher à l’adversaire ses propres mouvements, n’est que la première manifestation de cette contradiction, qui consiste à se préparer à la guerre tout en ayant la certitude de ne pas la faire, à ne laisser douter personne de sa décision de défendre sa propre sécurité même avec les moyens nucléaires, mais en faisant en même temps tout son possible pour conjurer absolument le risque de leur emploi. Cet effort absurde minera les pouvoirs des Etats et facilitera l’affirmation du pouvoir unitaire de fait qui se formera dans le cadre de l’unification sociale du genre humain.
L’examen de l’aspect positif des armes nucléaires nous a menés jusqu’à ce point, un point que beaucoup seront, sans autre forme de procès, tentés de repousser comme aventuré. Et pourtant Kant, c’est-à-dire un des hommes en qui la raison s’est manifestée avec sa plus grande rigueur, pensait de cette sorte : « Une telle liberté [la liberté sauvage des Etats] par l’emploi de toutes les forces de la communauté dans les armements, par les dévastations qui suivent les guerres et, encore plus, par la nécessité de se maintenir constamment en armes, empêche d’un côté le plein et progressif développement des dispositions naturelles, de l’autre, par les maux qui en dérivent, elle obligera notre espèce à chercher une loi d’équilibre entre de nombreux Etats antagonistes en vertu même de leur liberté, et à établir un pouvoir commun qui donnerait force à une telle loi, en sorte que surgisse un ordre cosmopolite de sécurité publique qui ne soit pas exempt de quelques dangers, de façon à empêcher les forces de l’humanité de s’assoupir, mais qui d’autre part ne soit pas privé d’un principe d’équilibre de leurs actions et réactions réciproques afin d’en empêcher la destruction ».[6]
Au reste, en tenant compte du fait qu’à chaque étape de l’évolution des modes de production la dimension de la communauté de l’Etat s’est élargie, de la cité à la région et à la nation, celui qui admet que ce processus continuera peut invoquer le principe selon lequel la même cause produit les mêmes effets, alors que celui qui prétend au contraire que ceci ne se vérifiera pas au niveau du continent et, finalement, de la planète, est tenu de préciser quel serait le facteur historique, jusqu’à présent inconnu, qui empêcherait les futures unités sociales de se traduire dans une unité politique.
 
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L’idée de l’unification politique du genre humain, bien qu’étant une nécessité de la raison pour une connaissance juste du problème nucléaire, comme du sens de l’histoire, n’est toutefois pas suffisante pour en établir les aspects politiques. De ce point de vue, c’est avec un relief accusé que, même en Europe, se présentent à la fois le problème de la politique extérieure à laquelle il faut subordonner la stratégie nucléaire — qui ne concerne pas l’objet de cet article parce qu’elle ne dépend pas seulement de considérations stratégiques — et les problèmes que soulève directement l’existence des armes nucléaires, desquelles on peut et doit parler dans ce contexte.
Deux d’entre eux ont une grande importance. Le premier est celui du rapport des armes nucléaires avec les armes conventionnelles. Force est d’admettre à ce propos, sous réserve d’une précision, tout ce que met en avant la théorie de la flexible response. Pour faire face à l’adversaire il faut disposer, bien entendu en mesure suffisante, même d’armes conventionnelles. L’adversaire peut mobiliser des divisions, il peut les aligner aux frontières, il peut prendre les initiatives les plus différentes, depuis le raid d’une patrouille, jusqu’au blocus de Berlin, pour prendre un exemple historique, qui peuvent présenter un caractère nettement militaire ou paramilitaire sans pour autant constituer véritablement des actes de guerre ouverte.
Il va de soi, dans tous ces cas, que l’on ne peut réagir qu’avec des moyens conventionnels, en répondant à la mobilisation de l’adversaire par une contre-mobilisation, à ses initiatives par des contre-initiatives qui ne soient pas tout simplement celle, pas encore croyable et par là-même inefficace, de la menace d’une riposte nucléaire. Il va de soi qu’il faut réagir de cette façon, en avisant naturellement dans le même temps l’adversaire qu’il s’attirera une riposte nucléaire s’il franchit le seuil du risque de guerre généralisée — et tout ceci dans le but de la conjurer — même pour un autre motif, c’est-à-dire pour ne pas en diminuer la crédibilité en le menaçant à vide, dans une situation dans laquelle il serait impossible de passer aux actes.
Ces observations permettent un éclaircissement pratique et un autre théorique. Théoriquement elles montrent qu’entre la flexible response et la riposte nucléaire immédiate il n’y a pas incompatibilité mais au contraire complémentarité. N’étant que l’intention de proportionner la réaction à la gravité de l’initiative de l’adversaire, la flexible response n’exclut pas, mais au contraire implique, dans l’hypothèse d’une initiative qui menacerait de façon immédiate et directe la sécurité de celui qui est attaqué, la riposte immédiate. Elle dépend donc, dans sa réalisation concrète, de l’endroit où l’on fixe le point à partir duquel on considère qu’il y a menace directe et immédiate contre la sécurité, à partir duquel donc il faut répondre avec les armes nucléaires à l’adversaire qui a déjà parcouru, ou qui a sauté, tous les échelons précédents.
Il est évident que, dans le cas d’un Etat seul, la marge dans laquelle on peut fixer ce point tend vers zéro parce que dans toute situation déterminée existe, et tous savent où, une limite au delà de laquelle la sécurité de l’Etat est directement et immédiatement menacée. Mais dans le cas des alliances cette marge de choix peut être beaucoup plus large, à condition naturellement qu’existe la volonté de payer le prix de ce choix. De fait elle est aussi large que le sont les points où existe, pour un Etat ou pour un groupe d’Etats de l’alliance, le risque dont nous parlons — qui en Europe coïncide pratiquement avec celui de la guerre généralisée —, et peut être exploitée en créant en rapport avec le point choisi un armement nucléaire indépendant, sans lequel la riposte nucléaire ne serait ni croyable de la part de l’adversaire ni praticable de la part de l’alliance.
Ceci étant dit se pose tout de suite la question de fait. Dans l’aire atlantique, une fois obtenu l’accord sur la stratégie de la flexible response, on peut exclure ou on peut admettre un armement nucléaire européen indépendant. Dans le premier cas, la riposte se produirait seulement quand serait menacée, de façon directe et immédiate, la sécurité des Etats-Unis, c’est-à-dire quand l’Europe serait déjà envahie, avec les conséquences que nous avons envisagées, et, comme on le constate tout de suite, pour le plus grand préjudice des Etats-Unis eux-mêmes qui, réduits à ce point et ne pouvant utiliser la menace nucléaire que pour arrêter l’adversaire, se trouveraient dans le cas de choisir entre une guerre conventionnelle, énormément coûteuse et peut-être impossible, de reconquête de l’Europe Occidentale, et l’acceptation du nouveau statu quo dans lequel leur poids dans la balance mondiale du pouvoir serait immensément inférieur à celui d’avant. Le second cas est celui, que nous avons déjà illustré, de la défense de l’Europe. Il serait utile aussi pour extirper, avec la fin du leadership américain unilatéral, le nationalisme qui s’en déprend.
Le deuxième problème est celui du rapport entre la politique du désarmement et la politique nucléaire. C’est seulement une question de principe parce que, en l’état présent du monde, le désarmement peut être considéré, au moins dans les limites de la capacité actuelle de prévision, comme impossible. Mais il faut associer également la politique nucléaire à la politique de désarmement, soit pour faire contrepoids à court terme aux sentiments de puissance qu’engendrent ces armes par les aspirations à la paix, soit pour tenir ouvertes toutes les voies du dépassement des contradictions engendrées par la phase nucléaire de l’évolution de la stratégie guerrière. En apparence se profile un risque : celui de la destruction des armes nucléaires, donc de la réapparition du risque de la guerre généralisée en Europe. Mais ce risque, qu’on pourrait affronter pour une contrepartie de ce genre, est plus apparent que réel. Avec une politique de désarmement on n’arrivera jamais, pour autant que nous sachions, au désarmement, mais on rendra, de toute façon la vie dure à ceux qui, par le moyen du militarisme, tâchent de conserver des situations politiques désormais privées de justification, en facilitant par exemple la conversion de l’Union Soviétique à la démocratie, peut être son adhésion à la fédération européenne qui est en train de naître, etc… De toute façon on suivra une route nouvelle, le long de laquelle l’humanité ne retrouvera pas les choses et les faits du passé, mais accomplira les étapes qui la porteront jusqu’au gouvernement mondial et à la paix perpétuelle.
Il faut pourtant ajouter qu’il y a deux politiques du désarmement, celle entreprise par les U.S.A., par l’U.R.S.S. et par le Royaume Uni avec le traité de Moscou sur la suspension partielle des expériences nucléaires, qui coïncide avec la conservation du monopole nucléaire de la part de quelques Etats, c’est-à-dire en pratique avec la défense de la domination des U.S.A. et de l’U.R.S.S. sur tous les autres Etats, avec le Royaume Uni jouant le rôle illusoire de Troisième Grand, et celle que de Gaulle souhaite, qui voit le premier pas dans la destruction des vecteurs nucléaires, c’est-à-dire dans la neutralisation de la puissance nucléaire des Etats privilégiés. Il ne fait aucun doute que l’Europe devrait suivre cette politique du désarmement, qui promeut, au moins idéalement, l’égalisation entre les peuples au moyen de l’atténuation des disparités de puissance.
A ce point l’examen des grandes lignes du problème de la défense de l’Europe et de la signification des armes nucléaires serait achevé s’il ne restait à analyser une donnée qui, tout en ne dépendant pas de la stratégie nucléaire, la conditionne. Pourquoi parle-t-on de la défense de l’Europe et non de la défense de la France, de l’Allemagne, etc… ? En théorie, ce qui est naturel c’est la défense de son propre Etat et non d’une aire constituée par de nombreux Etats. Ceci est à fortiori valable dans le cas des armes nucléaires, qui servent seulement eu égard à une menace directe et immédiate contre la sécurité d’une communauté. Ce n’est pas, bien entendu, qu’un Etat doive se battre tout seul. Au contraire il doit s’allier avec le plus grand nombre possible d’Etats, mais cela ne change pas le but qui reste toujours celui de la défense de la vie et des biens des membres d’une communauté étatique ainsi que de son territoire.
Ce nonobstant, et malgré le fait que l’O.T.A.N., qui défendit l’Europe comme une unité au cours des années de l’impuissance absolue des Etats, soit en train de s’effriter, les gouvernements européens s’occupent toujours et seulement de la défense de l’Europe, et non de la défense de la France, de l’Allemagne, etc… Pourquoi ? Parce que l’on sait, presque sans s’en rendre compte et de toute façon sans avoir conscience de la nature du fait et de ses implications, que l’Europe Occidentale constitue, du point de vue de la défense aussi bien que de celui de l’économie, une unité indissoluble. Toutefois nous sommes encore très éloignés d’une défense efficace de l’Europe, aussi éloignés qu’une simple connaissance inconsciente l’est d’une vraie connaissance.
Que l’armement nucléaire français défende l’Europe, cela ne fait pas de doute. Il la défend justement parce que, seule, la France n’est pas défendable. La défense de l’Europe est indivisible. La France est déjà menacée directement et immédiatement à partir du moment où l’Allemagne est attaquée (j’observe en marge pour ceux qui font la sourde oreille, que c’est là ce qui différencie l’armement nucléaire français de l’américain pour ce qui regarde l’Europe). Mais il reste pourtant vrai que la France, à elle seule, ne peut garantir une défense efficace de l’Europe, ni sur le plan matériel, ni sur le plan politique.[7]
Sur le plan matériel, la France peut certes arriver avec ses seuls moyens à la construction d’un petit armement nucléaire, mais cela ne suffit pas pour résoudre le problème qui se pose effectivement, celui de faire face, autant sur le terrain nucléaire que conventionnel, à la puissance russe. Il va de soi qu’à une concentration continentale des ressources, comme c’est le cas en Union Soviétique, il faut opposer une autre concentration continentale des ressources, c’est-à-dire la puissance européenne.[8] Et sur le plan politique la France n’est pas en mesure de mobiliser toutes les ressources européennes ni d’élaborer, même au nom des autres Etats, la politique de la défense de l’Europe ; elle ne l’est pas même d’établir formellement quels seraient les cas — qui concernent en premier lieu le territoire allemand — dans lesquels interviendrait la riposte nucléaire, fait qui suffit à en diminuer la crédibilité, encore que l’on puisse facilement supposer quels ils seraient dans la pratique.
Et alors, une fois établi qu’il s’agit de défendre l’Europe et non les Etats isolés, pour arriver à une défense efficace, il faut se rappeler que l’armement nucléaire français, étant français, n’est pas européen, et donc insuffisant. C’est une observation simple jusqu’à en paraître stupide. Mais il est nécessaire de la faire parce que beaucoup, enchantés de sa fonction européenne, ne s’en aperçoivent pas. L’armement nucléaire français est français et est au service de la politique européenne d’un gouvernement français et non, comme il serait nécessaire, de la politique européenne d’un gouvernement européen. En tant que tel il déchaîne un petit nationalisme français, lequel déchaîne à son tour d’autres nationalismes européens, encore plus petits à cause de leur plus grande faiblesse mais également dangereux. Ils minent, en fait, alors qu’il est question de le renforcer, l’engagement de tous dans la défense commune et dans l’intégration européenne, même s’ils ne peuvent le détruire parce que sa base est dans les choses et non dans l’arbitraire des hommes.
Et il faut, de plus, mettre en lumière le fait que la défense de l’Europe ne peut être assurée efficacement que par un gouvernement européen. Cette observation encore est si banale qu’elle frise la stupidité. Mais on la fera elle aussi parce que non seulement des gouvernements et des hommes politiques nationaux, mais même des fédéralistes, les fédéralistes tièdes, rêvent d’arriver à une politique extérieure européenne et à une véritable défense de l’Europe sans un gouvernement européen, ce qui revient à dire qu’ils l’ignorent.[9] Toutefois ils la découvriront vite.
L’évolution de la situation politique, combinée avec l’action des fédéralistes, montrera en fait à tous que la fondation d’un gouvernement fédéral européen n’est pas seulement possible mais probable. Elle est probable d’ici un bref laps de temps, en pratique celui qui nous sépare de deux échéances fondamentales pour l’Europe, celles de la fin du Pacte atlantique et de la fin de la période transitoire du Marché commun.


[1] Dans la préface au volume de David Irving sur la destruction de Dresde à la suite d’une attaque aérienne anglo-américaine, le général de corps d’armée aérienne Sir Robert Saundby a écrit : « Les avocats du désarmement nucléaire semblent croire que s’ils pouvaient arriver à leurs fins la guerre deviendrait décente et tolérable. Ils feraient bien de lire ce livre et de peser le sort de Dresde où 135.000 personnes trouvèrent la mort par suite d’un raid aérien où l’on avait utilisé des armes conventionnelles. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, l’attaque aérienne de Tokyo, par des bombardiers lourds américains utilisant des bombes incendiaires et explosives, causa la mort de 83.793 personnes. La bombe atomique lâchée sur Hiroshima tua 71.379 personnes ». (Cf. David Irving, La destruction de Dresde, Laffont, Paris, 1964, p. 8). Sir Robert Saundby, qui était à cette époque l’adjoint du général de l’armée de l’Air, Sir Arthur Harris, poursuit : « Les armes nucléaires sont, bien entendu, beaucoup plus puissantes de nos jours, mais ce serait une grave erreur de croire qu’après leur éventuelle suppression, des avions utilisant des armes conventionnelles ne pourraient réduire de grandes villes en cendres et provoquer d’effrayants massacres. Supprimer la crainte des représailles nucléaires — qui font que la guerre totale équivaut à une annihilation mutuelle — serait permettre à l’éventuel agresseur d’être séduit par le recours à la guerre conventionnelle ». Sir Robert Saundby pense que la puissance nucléaire nous a permis d’entrevoir la fin de la guerre généralisée.
[2] Personne n’est en mesure de formuler un plan de ce genre parce que la guerre est un phénomène qui ne dépend pas du libre arbitre des hommes mais bien de la nature de l’organisation politique actuelle de l’humanité (dans ce cadre les armes nucléaires représentent l’embryon d’une situation nouvelle). Il est vrai que, nonobstant l’expérience contraire de l’histoire, beaucoup de personnes, et même des fédéralistes (mais sans conscience théorique du fédéralisme) croient encore que le recours à la force, et le choix du type de force à employer, dépendent exclusivement de l’éventuelle mauvaise volonté des gouvernants, quelle que soit la raison de leur mauvaise volonté, capitalisme, communisme, nationalisme ou autre. On pense encore qu’ils tiendraient la guerre entre leurs mains comme Jupiter la foudre. On entend encore dire de la part de scientifiques ou d’experts que la volonté de puissance serait une maladie qui atteint les peuples, comme si les Etats pouvaient garantir leur sécurité sans la puissance militaire, comme si leurs rapports n’étaient pas des rapports de force, comme si les Etats n’étaient pas des barils de poudre dans une atmosphère saturée d’étincelles. Mais c’est un fait que les gouvernants parlent de la paix et du droit quand le statu quo est à l’avantage de leur Etat, qu’ils parlent de la force ou de la guerre quand ce statu quo est au désavantage de leur Etat, et comme cette situation change et qu’il y a toujours des Etats auxquels convient la modification du statu quo, la guerre a toujours sévi et sévira toujours jusqu’à ce que, dans un temps désormais prévisible, elle soit devenue matériellement impossible.
[3] Celui qui en douterait n’a qu’à garder présent qu’en des cas de ce genre la désobéissance à un ordre peut arriver même dans les Etats les plus évolués et jusque dans les secteurs militaires, ce qui revient à dire là où les comportements de commandement et d’obéissance se manifestent au maximum de leur rigueur. Il suffit de se rappeler par exemple le général Challe, pour ne pas parler de Salan et des autres généraux de l’O.A.S.
Il est en quelque sorte plus intéressant de faire observer que Bruno Leoni a défini l’Etat et le pouvoir politique sur la base de la généralisation de l’idée du pouvoir négatif (« le pouvoir d’obtenir respect, tutelle ou garantie de l’intégrité et de l’usage des biens que chaque individu considère comme fondamentaux et indispensables à sa propre existence : la vie, la possession des moyens de conserver sa vie, la possibilité de créer une famille et de préserver la vie de ses membres, etc. »), ou mieux sur la base de l’échange de tels pouvoirs (pour le passage cité, voir Bruno Leoni, « Diritto e Politica » dans Rivista Internazionale di filosofia del diritto, A. XXXVIII, f. 1, p. 106). On peut donc dire, selon la théorie de Bruno Leoni, que dans le cas dont nous parlons l’Etat cesse d’exister et que de purs et simples rapports de force lui sont substitués.
[4] Le fait que le droit de décider l’emploi des armes nucléaires soit réservé au chef de l’exécutif doit être interprété, nous semble-t-il, dans ce sens que l’on a voulu éviter l’intervention des personnes individuelles et que l’on a donc fait confiance à la personne qui plus que toute autre dépend de tous. C’est un fait que, si l’on pense au droit de façon exclusivement formelle, et si l’on attribue par conséquent au seul libre arbitre du chef de l’exécutif la possibilité d’employer les armes nucléaires, on attribue au droit une réalité différente de celle que les hommes lui confèrent effectivement dans leur conduite. Que l’on pense concrètement à une grave situation internationale, à la suite de laquelle le chef de l’exécutif d’un Etat qui possède des armes nucléaires aurait convoqué ses collaborateurs les plus intimes ; que l’on pense encore que ce chef manifeste l’intention d’employer ces armes et que l’on se demande comment il apparaîtra à ses collaborateurs. Il est sûr que sa qualification juridique ne constituera pas du tout un écran magique qui les empêche de le voir pour ce qu’il est, un homme comme les autres qui n’a pas le “droit” d’exterminer l’humanité.
[5] Ceci explique le passage de la politique européenne des U.S.A. du concept de la riposte nucléaire immédiate à celui de la flexible response. Tout ce que nous avons dit démontre que l’on ne peut établir le recours aux armes nucléaires que dans les cas où notre sécurité est menacée directement et immédiatement. Dans tous les autres cas, non, parce que en théorie cela provoquerait la riposte de l’adversaire, c’est-à-dire notre propre destruction. Or il est vrai : a) qu’en Europe une guerre limitée n’est pas concevable ; b) qu’une attaque conventionnelle dégénérerait en guerre généralisée ; c) qu’avec les moyens conventionnels l’Europe ne pourrait pas se défendre et donc, d) que, dans ces conditions, l’Europe tout entière étant occupée, l’Amérique elle-même serait directement et immédiatement menacée, c’est-à-dire qu’elle se trouverait dans le cas de la riposte sans en avoir brandi la menace à temps. Mais ceci ne met pas en évidence une alternative américaine à la conception de la flexible response pour ce qui est de l’Europe, alternative qui n’existe pas parce qu’il est fou de couvrir avec sa propre riposte nucléaire quelque chose qui se situe à un pouce au-delà de notre propre sécurité directe et immédiate, (et l’Europe occidentale avant l’avance russe est juste à un pouce). Ceci met au contraire en évidence une contradiction fondamentale de l’actuel système atlantique, contradiction qui ne peut en dernière instance, comme nous le verrons, être dépassée que par un gouvernement européen et par une couverture nucléaire européenne du territoire européen.
[6] I. Kant, Idée générale d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolite, thèse VII. En publiant en 1784 cet essai Kant appose au titre la note suivante : « Une notice parmi les “Notes brèves” du fascicule XI des Gazettes érudites de Gotha de cette année, tirée certainement d’une conversation avec un étudiant de passage, m’oblige à cette explication sans laquelle ce colloque n’aurait aucun sens compréhensible ». Ceci montre qu’il s’agit d’une idée bien enracinée dans son esprit. Kant continue : « Avant que ce dernier pas, c’est-à-dire cette fédération des Etats, soit accompli, comme l’humanité n’en est encore qu’à la moitié de son développement, la nature humaine devra supporter des maux très durs sous l’apparence trompeuse du bienêtre extérieur ; et Rousseau n’avait pas tort de préférer l’état sauvage, à condition toutefois de faire abstraction de ce dernier stade auquel notre espèce doit s’élever ».
[7] La France, observe-t-on, n’est pas assez forte pour défendre l’Europe, mais sa force de frappe fait entrer en jeu, pour la défense de l’Europe et au moment voulu par l’Europe, l’Amérique du Nord, et ceci suffirait. Mais ce n’est pas vrai. Les forces de la France étant insuffisantes, l’Allemagne doit compter sur la France pour la promptitude de sa défense, sur l’Amérique-du Nord pour la puissance de sa défense, et ce dualisme allemand mine les relations franco-allemandes, c’est-à-dire l’épicentre de l’intégration européenne et de la collaboration atlantique, faisant obstacle, au lieu de le promouvoir, à l’effort commun pour la défense commune.
[8] On parle, c’est connu, de riposte adéquate et proportionnée. Un Etat moyen ou petit serait défendu, en face d’un Etat grand, au cas où il serait en mesure non pas de le détruire complètement mais de lui causer un dommage égal à l’avantage que l’Etat grand retirerait en l’occupant ou en le détruisant. En théorie et dans quelques cas ceci peut être vrai. Mais il est sûr qu’on ne peut défendre la France de cette façon. La France est en jeu quand est en jeu l’Europe Occidentale. Il suffit du reste de s’imaginer à quoi se réduirait la force de la France si étaient coupés, sur le seul plan économique, les liens qui la lient au reste de l’Europe Occidentale.
[9] Paul Henry Spaak, actuellement le plus autorisé des “européistes” parmi les hommes de gouvernement, a affirmé récemment : « Naguère, nous concevions la formation des Etats-Unis d’Europe un peu comme celle des Etats-Unis d’Amérique : avec une constitution fédérale présentée aux gouvernements et fondant une construction harmonieuse [Note de la rédaction : la constitution fédérale américaine fut présentée aux peuples des treize Etats, non aux gouvernements]. C’était une erreur, comme l’expérience l’a prouvé. Cependant, nous avons fait une autre expérience, positive celle-là, avec le Marché commun. Personne ne peut en effet contester que ses succès proviennent essentiellement du dialogue qui s’y est établi entre une Commission communautaire et les gouvernements nationaux. Pourquoi ne pas utiliser cette méthode, qui a fait ses preuves, dans le domaine politique, et singulièrement en matière d’affaires extérieures, de défense et de politique culturelle ? ». (Le XXe Siècle fédéraliste, 11 septembre 1964, n. 346).
Il n’y a pas de doute qu’il y a de nombreuses personnes qui trouveraient tout à fait raisonnable cette proposition de Spaak, sans se rendre compte qu’elle constitue exactement le contraire de notre observation, réellement banale, d’après laquelle il n’y a pas de défense efficace d’un territoire sans un gouvernement, idée qu’ils trouveraient toutefois aussi raisonnable. En y réfléchissant on trouve le nœud de cette contradiction. Sans considérer ici le fait que Spaak attribue le succès du Marché commun au “dialogue” entre la commission et les gouvernements nationaux, c’est-à-dire à moins qu’une superstructure, on peut dire qu’il se trompe parce qu’il confond la marche d’approche vers l’Europe de la part des gouvernements avec la conclusion du processus d’unification, et donc il ne tient pas compte du fait que ce qui sert à s’approcher — et qui, pour autant, semble positif — ne sert pas à conclure. Or il est indubitable que quand il s’agit de politique extérieure et de défense, dans le domaine d’un mouvement d’unification tel que celui de l’Europe, d’un côté on est près de la conclusion parce qu’il ne reste plus rien d’autre à unifier, et d’autre part il faut un pouvoir parce que (laissant en paix la “culture”, qu’un bon fédéraliste devrait attribuer aux gouvernements nationaux et aux associations libres, et jamais à un centre européen) la défense et la politique étrangère ne peuvent pas être unifiées sans unifier la volonté politique, c’est-à-dire sans créer un authentique pouvoir.
Observons en marge que Spaak refait, avec du retard et après les avoir longuement combattues, les propositions de de Gaulle. Dans le cadre de la marche d’approche des gouvernements ces propositions sont effectivement la meilleure chose possible.
Toutefois il faut observer :
a) que les gouvernements européens ne peuvent désormais faire un seul pas en avant dans la voie de l’intégration sans affronter les problèmes de la politique extérieure et de la défense,
b) que nous sommes si proches de la conclusion que les problèmes de la politique extérieure et de la défense de l’Europe Occidentale tendent à passer du cadre atlantique à celui de l’intégration à six,
c) que passés dans ce cadre, mais avec une armature institutionnelle de type confédéral comme celle des soi-disant Communautés économiques, ils ne pourront être résolus (pour la raison que nous avons exposée) mais ils seront toutefois mis en grande évidence en tant que problèmes de l’Europe et non de nations particulières,
d) enfin que le caractère positif consiste dans le fait que la soi-disant Communauté de politique extérieure et de défense (ou de quelque nom qu’on l’appelle à l’avenir pour ne pas contrarier de Gaulle) en mettant ces problèmes en évidence de cette façon mais en ne pouvant pas les résoudre, permettra aux fédéralistes, et petit à petit à un nombre de plus en plus élevé de démocrates, de lutter pour leur solution en montrant dans cet avorton confédéral la cause de leur solution manquée, et le moyen de les résoudre dans la fondation d’un gouvernement fédéral européen, c’est-à-dire dans la convocation d’une assemblée constituante.
 

 

 

 

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