LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XIII année, 1971, Numéro 2, Page 77

 


Tom Kemp, Theories of Imperialism, Dobson Books Ltd., 1967. Trad. it. de Vittorio Ghinelli avec comme titre Teorie dell’imperialismo. Da Marx a oggi, Einaudi, 1969.

 
 
Dans ce volume Tom Kemp, un marxiste anglais lié à la Quatrième Internationale, présente une série d’analyses comparées des principales théories de l’impérialisme qui ont été formulées aussi bien dans le cadre de l’orientation marxiste qu’à partir de points de vue différents et de critique à l’égard d’une telle orientation. A travers de telles analyses, l’auteur développe tout un discours sur la problématique de l’impérialisme et des analyses théoriques qui en découlent. On peut clairement y reconnaître deux lignes directrices fondamentales. Examinant, d’une part, les contributions marxistes les plus importantes, de Marx à nos jours, l’auteur définit ce qui, pour lui, constitue, à l’intérieur d’une telle tradition de pensée, le courant d’interprétation de l’impérialisme le plus solide et le plus fécond et indique la direction dans laquelle ce courant devrait être développé et approfondi. Il fait d’autre part une comparaison entre la ligne marxiste du problème de l’impérialisme et les théories non marxistes ou antimarxistes du même phénomène. Ce qui paraît être dans ce contexte le thème central, c’est la défense de la ligne marxiste contre les critiques portées à son égard de la part des théories qui tendent à reconnaître la cause ou les causes de l’impérialisme principalement ou exclusivement dans des phénomènes de nature politique plutôt que dans un facteur économique, à savoir, d’après les marxistes, l’organisation capitaliste de la production.
Disons tout de suite que la partie la plus intéressante du discours de Kemp et sur laquelle il est plus utile de s’arrêter est la deuxième. Et ceci, soit parce qu’elle contient des observations plus originales, alors que la première partie n’apparaît pas assez actuelle dans le contexte même de la pensée marxiste, soit parce que nous sommes orientés vers une explication de l’impérialisme essentiellement politique. Une confrontation avec les thèses formulées par Kemp, dans la deuxième partie de son discours, nous offre donc l’occasion d’exposer quelques importantes précisions en ce qui concerne notre point de vue.
Pour la première partie, il suffit d’en rappeler les conclusions. En substance l’auteur pense que la théorie de Lénine — centrée sur la thèse selon laquelle l’exportation de capital et donc la tendance à l’expansion impérialiste est indispensable pour prévenir la chute tendancielle du taux de profit caractérisant le capitalisme dans sa phase de monopoles — représente, en général, l’explication la plus convaincante d’un point de vue marxiste de l’impérialisme et reste fondamentalement valable malgré les changements intervenus après Lénine. L’indication de fond d’une telle théorie, à la différence de la théorie de la sous-consommation de Rosa Luxembourg, reste en substance valable même après le passage du colonialisme au néo-colonialisme et malgré l’apparition de nouvelles possibilités d’investissements fructueux à l’intérieur des pays capitalistes avancés par suite de l’augmentation des consommations populaires et surtout des dépenses militaires imposées par la compétition avec le bloc socialiste (Kemp cite à ce propos, sans être cependant entièrement d’accord, les thèses formulées par Sweezy avant la publication du Capitalisme monopoliste). Il faut d’autre part développer et approfondir les indications de Lénine de façon créative avec comme point de référence leur noyau conceptuel effectif plutôt que toutes les indications spécifiques descriptives et les prévisions historiques qui dans certains cas ont pu se révéler fausses, sans que cela implique une fausseté de l’hypothèse de fond.
A cet égard l’auteur stigmatise sévèrement le dogmatisme scholastique de l’orthodoxie soviétique et de ses adeptes qui tend à transformer en vérité indiscutable et donc à rendre plus rigide chacune des thèses de Lénine.
Nous arrivons ainsi à la partie du discours de Kemp relative à la comparaison entre explication économique marxiste de l’impérialisme et explication « politique ». La version la plus importante, la plus influente et en même temps la plus solide du point de vue conceptuel de l’interprétation de l’impérialisme comme phénomène essentiellement politique est, selon l’auteur, la version formulée par Joseph A. Schumpeter dans un essai de 1919 (« Zur Soziologie der Imperialismen », dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. 46, 1919, publié à nouveau dans Aufsätze zur Soziologie) J.C.B. Mehr, Tübingen, 1953), sur laquelle l’auteur s’arrête donc longuement et très attentivement. Cette théorie contient en effet les arguments fondamentaux qui, nuancés et complétés, sont à la base de cette orientation interprétative de l’impérialisme dont les principaux représentants sont, en plus de Schumpeter, E.M. Winslow et Raymond Aron.
La théorie de l’impérialisme de Schumpeter — comme le met en lumière Kemp dont il faut rapporter ici l’analyse dans ses traits fondamentaux, étant donné l’exactitude qu’elle a dans son discours — représente un renversement total de la ligne marxiste. En se basant sur une savante analyse des phénomènes impérialistes depuis l’antiquité jusqu’à la première guerre mondiale, Schumpeter aboutit en effet à la conclusion que l’impérialisme moderne, loin d’être un produit du mode capitaliste de production, est au contraire le produit de conditions politiques, culturelles, psychologiques, sociales et économiques précapitalistes que le développement capitaliste n’est pas arrivé encore à éliminer.
En substance, le capitalisme (qui pour Schumpeter, au moment où il écrivait cet essai, devrait naturellement tendre, sans interférence politique agissant dans le sens contraire, à un équilibre basé sur la libre concurrence et le libre échange, et non comme soutient contrairement la doctrine marxiste, au monopolisme et au protectionnisme) est par sa nature même essentiellement pacifique, dans la mesure où une puissante tendance à la rationalité lui est intrinsèque — dans le sens du calcul rationnel du coût et du profit —, tendance qui étend progressivement son influence à tous les aspects de la vie sociale. Le capitalisme tend en particulier à neutraliser les attitudes agressives et irrationnelles qui se manifestent dans la pratique politique intérieure et internationale sous diverses formes de violence (guerre et expansion impérialiste) en les canalisant et en les dirigeant vers la rationnelle et donc pacifique compétition économique sur le marché et favorisant sur de telles bases l’affirmation de procédures démocratiques. Etant donné cette tendance du capitalisme, le fait que des phénomènes très importants de politique impérialiste se manifestent au sein de la civilisation capitaliste ne peut s’expliquer qu’à cause de la persistance d’attitudes psychologiques et culturelles et d’intérêts concrets d’origine et de nature précapitaliste qui manifestent leur influence propre à travers le pouvoir politique en dirigeant celui-ci vers justement une politique impérialiste contradictoire par rapport à la logique du capitalisme.
Schumpeter attire entre autre l’attention sur les passions nationalistes irrationnelles répandues dans de vastes couches de l’opinion publique des pays européens et qui sont dues au retard historique des incessantes luttes de puissance qui se sont déroulées en Europe dans les siècles passés. Et il met surtout en lumière l’orientation fortement belliciste et néo-impérialiste des castes militaires et féodales ainsi que d’importants secteurs des bureaucraties des Etats continentaux européens. Ces groupes sociaux, qui se sont constitués ou consolidés pendant la période d’absolutisme et de ses continuelles guerres de conquête, sont encore assez puissants en époque capitaliste et contribuent de façon décisive à déterminer les poussées impérialistes non pas par intérêt économique direct à l’expansion territoriale mais parce que cette politique justifie le maintien et le renforcement d’énormes appareils militaires et bureaucratiques et donc de la base matérielle de leurs privilèges et de leur prestige. Une fois les racines de l’impérialisme reconnues en ces termes, Schumpeter peut donc aboutir à la conclusion que « l’impérialisme est un atavisme » et faire confiance ensuite à son dépassement progressif grâce au développement du capitalisme.
Ces thèses, comme le dit Kemp, ont effectivement influencé une façon de voir les choses très répandue dans les milieux libéraux, surtout américains. Elle tend à reconnaître dans l’impérialisme le produit de structures et d’attitudes politiques qui gênent le plein développement de la civilisation capitaliste, ou qui, comme dans le cas des pays à régime communiste, introduisent une alternative collectiviste au capitalisme. Cependant, les indications de Schumpeter ou celles qui en dérivent sont également à la base d’interprétations politiques de l’impérialisme moins ouvertement polémiques envers le marxisme aussi bien que de conceptions éclectiques assez répandues qui relient l’impérialisme à un ensemble de causes économiques, reconnues d’un point de vue proprement marxiste, et de causes politiques, sans établir entre elles aucune hiérarchie (cf. par ex. Renouvin).
Quant aux arguments concrets, sur la base desquels les conceptions qui s’inspirent plus ou moins fidèlement de l’analyse de Schumpeter contestent ou critiquent l’analyse marxiste et plus spécifiquement léniniste de l’impérialisme, Kemp en souligne un. Les défenseurs des interprétations politiques de l’impérialisme insistent principalement sur le fait qu’à partir de l’analyse historique rigoureuse et fondée donc sur des documents précis de chacune des entreprises impérialistes, il apparaît très souvent qu’à l’origine de telles entreprises il n’y a pas d’intérêts capitalistes concrets, mais plutôt des impulsions de nature typiquement politique soit dans le sens indiqué par Schumpeter (bellicisme des castes militaires ou de l’opinion publique), soit dans le sens d’exigences stratégiques (conquêtes de bases stratégiques pour renforcer ses propres positions militaires).
Nous voyons maintenant comment l’auteur défend la théorie léniniste sur l’impérialisme dans la comparaison avec les conceptions qui interprètent ce dernier comme un phénomène essentiellement politique. Le discours qu’il tient dans ce contexte ne se soucie pas de répliquer aux conclusions tirées des analyses historiques de chacune des entreprises impérialistes, mais se propose plutôt de fournir des éclaircissements de fond sur un plan essentiellement méthodologique. En substance, Kemp pense que les explications politiques et les critiques relatives à la théorie marxiste, quand elles ne proviennent pas d’une simple mauvaise foi, se fondent surtout sur l’incapacité de comprendre l’essence du matérialisme historique et donc son application au sein d’analyses sur la problématique impérialiste — incompréhension, tient à préciser l’auteur, qui est très souvent favorisée par les (ou qui peut tirer un alibi des) vulgarisations dogmatiques et scholastiques du marxisme dont les responsables sont principalement les théoriciens officiels soviétiques.
Le matérialisme historique, précise-t-il, est une méthode dialectique d’enquêtes et de compréhension de la réalité historique et vise en tant que telle à découvrir les forces motrices profondes du développement historique et les reconnaît précisément dans l’évolution du mode de production et dans les contradictions que cette dernière entraîne. La découverte de l’existence à la base du développement historique des forces motrices profondes ayant une importance historique prééminente et donc décisive du point de vue stratégique ne doit pas conduire cependant à une vision mécanique et simplificatrice du processus historique. Autrement dit, cela n’empêche pas que dans le processus de détermination des événements historiques interviennent par voie subordonnée des facteurs différents de ceux qui sont directement liés au mode de production, qu’il subsiste en d’autres termes une relative autonomie des superstructures (en particulier des structures politiques) dont il faut tenir compte dans le but d’une compréhension rigoureuse et complète des faits historiques. Reconnaître dans les contradictions du capitalisme parvenu à sa phase monopoliste la racine profonde de l’impérialisme moderne (celui de la période qui va grosso modo de 1870 à nos jours), signifie d’après Kemp, mettre en lumière le contexte plus général et compréhensible dans lequel il apparaît. Et c’est en agissant sur ce contexte que le problème de l’impérialisme peut être résolu (le développement, la crise et le dépassement révolutionnaire de l’impérialisme). Cependant, d’une telle conception, il ne s’ensuit pas du tout le fait qu’à la base de toute entreprise expansionniste on doive retrouver un intérêt capitaliste précis s’appuyant sur des documents clairs. En réalité, si les contradictions du capitalisme monopoliste constituent la cause ultime et stratégiquement décisive des tendances impérialistes modernes, il n’est pas du tout exclu que celles-ci puissent être renforcées par des motivations ultérieures, comme précisément les intérêts bellicistes des castes militaires et bureaucratiques liées à des traditions expansionnistes précapitalistes, ainsi que des exigences stratégiques (qui cependant, d’après Kemp, ont un sens à l’intérieur-même d’une logique expansionniste produite par les contradictions capitalistes). Ces facteurs ultérieurs qui contribuent à déterminer les poussées impérialistes doivent être présents au cours d’une analyse historique et d’un jugement politique. Mais leur caractère de facteurs concomitants et subordonnés doit être toujours clair puisqu’ils se rangent à un niveau superstructurel, et on ne doit jamais oublier, d’un point de vue pratique, qu’une action sur de tels facteurs ne serait absolument pas féconde dans le but d’une lutte anti-impérialiste.
Pour conclure, une contestation de la théorie de Lénine qui se fonderait sur la reconnaissance de poussées impérialistes de nature non capitaliste, mais typiquement politique, apparaît donc à Kemp tout à fait illégitime. Cette conclusion n’est d’autre part, à son avis, qu’une application du critère dialectique selon lequel une théorie interprétative d’une époque historique peut être vérifiée ou faussée non pas en se basant sur des faits isolés observables à la surface du développement historique, mais seulement en se référant aux forces historiques profondes, dont l’importance apparaît et ne peut être vérifiée que dans les processus historiques à long terme. Le refus des indications de fond de la théorie léniniste ne peut en définitive que trahir une intention apologétique du capitalisme dont la condition méthodologique nécessaire est le refus de la dialectique et du matérialisme historique.
 
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Sur la comparaison faite par Kemp entre la théorie léniniste et les explications politiques de l’impérialisme on doit faire, à mon avis, deux sortes de considérations, l’une relative à l’explication spécifiquement politique (celle de Schumpeter, qui constitue la plateforme de toutes les autres explications considérées dans ce livre) que l’auteur a choisie comme terme de comparaison, l’autre concernant les critiques qu’il adresse en général aux interprétations de l’impérialisme comme phénomène essentiellement politique.
En ce qui concerne le premier point de vue il faut observer que, s’il est par trop facile aux antimarxistes de critiquer les vulgarisations scholastiques de la pensée marxiste, de même l’explication politique de l’impérialisme proposée par Schumpeter (et celles qui en découlent) constitue une cible de polémique assez facile de la part des marxistes orthodoxes (et Kemp fait sans doute partie de cette catégorie malgré les critiques trotskistes portées sur le marxisme soviétique officiel) parce que justement c’est une explication politique de type simpliste et restrictive. En vérité si Kemp s’était donné la peine d’étudier de manière plus complète l’éventail des théories politiques de l’impérialisme, il aurait découvert que dans ce domaine il existe une autre orientation théorique fondamentale, née essentiellement dans son pays même et bien plus solide et plus difficilement réfutable que celles par lui rappelées. Cette orientation théorique est celle élaborée par l’école fédéraliste anglo-saxonne, et en particulier par Lionel Rabbins, qui a fourni les fondements conceptuels de l’interprétation fédéraliste de l’impérialisme, dans laquelle se situe le travail théorique de cette revue.
Ce n’est évidemment pas ici le lieu pour exposer en détail les thèses de Robbins sur l’impérialisme. Il suffit ici d’en rappeler quelques indications de fond afin de pouvoir mettre en lumière la nette divergence qui les sépare de la position de Schumpeter. Rabbins reconnaît la racine fondamentale de l’impérialisme, encore plus nettement que Schumpeter, dans des facteurs d’ordre politique. Ces derniers cependant sont conçus en termes tout à fait différents. La matrice des phénomènes impérialistes n’est pas, en effet, déterminée par la persistance d’instincts ataviques agressifs et irrationnels des masses ou par les tendances bellicistes des castes militaires et bureaucratiques. D’après le point de vue ici examiné le facteur politique décisif de l’impérialisme réside en réalité dans l’anarchie internationale, c’est-à-dire dans le fait que les rapports internationaux, fondés sur la souveraineté absolue des Etats, se déroulent inévitablement suivant la loi de la force, à laquelle se conforme chaque Etat, quel que soit son système socio-économique et son régime politique. L’anarchie internationale, en imposant sans cesse à chaque Etat la recherche de sa propre sécurité et donc de sa propre puissance, est à l’origine des phénomènes d’expansion impérialiste qui se sont produits à toutes les époques de l’histoire. Un corollaire infaillible de la recherche de la sécurité est en effet la tendance à étendre sa propre puissance, au moyen précisément des conquêtes territoriales ou de l’expansion des zones d’influences politico-économiques n’importe où et dès que l’occasion et les possibilités se présentent, essayant ainsi de prévenir les buts analogues des puissances concurrentes. Cette tendance politique qui constitue la matrice permanente et fondamentale de toute politique impérialiste n’exclut pas, d’autre part, d’après Robbins, que des facteurs économiques contribuent également à déterminer les poussées impérialistes, facteurs toujours subordonnés cependant à la motivation politique. A l’époque de l’impérialisme moderne les raisons économiques sont même particulièrement importantes. A ce propos particulier Rabbins met surtout l’accent sur le lien entre protectionnisme et impérialisme et observe que la généralisation, vers la fin du XIXe siècle, des pratiques protectionnistes, tout en comportant le risque d’entrainer l’exclusion croissante des marchés étrangers, a constitué la raison économique fondamentale du mouvement de prise de contrôle politique direct ou indirect d’un territoire le plus large possible.
Cette explication de l’impérialisme diverge évidemment de façon assez nette de l’analyse de Schumpeter, non pas parce qu’elle nie toute validité aux indications fournies par ce dernier mais plutôt parce qu’elle en circonscrit l’importance et leur donne une nouvelle dimension. Les ataviques passions nationalistes des masses et les attitudes bellicistes des castes militaires et bureaucratiques, sur lesquelles Schumpeter attire l’attention, apparaissent dans l’analyse de Robbins comme n’étant pas les causes de l’impérialisme mais, dans un certain sens, les causes de manifestations superstructurelles, et donc des facteurs concomitants, par rapport à la donnée structurelle que représente l’anarchie internationale. Radicalement différentes sont aussi, évidemment, les indications concernant le mode de dépassement de l’impérialisme. Puisque la cause principale de l’impérialisme réside dans l’anarchie internationale et non pas dans les carences du capitalisme (ou dans son existence, d’après les marxistes), la solution du problème ne peut être trouvée, d’après Robbins, que dans la création d’un instrument politique qui soit à même d’éliminer l’anarchie internationale et d’imposer par conséquence le règlement pacifique des conflits entre les Etats. Un tel instrument se trouve dans la limitation de la souveraineté nationale par des institutions fédérales.
Voilà donc l’explication politique de l’impérialisme avec laquelle aurait dû se confronter Kemp. Il s’agit maintenant d’examiner, à partir de ce point de vue, les critiques qu’il exprime en général vis-à-vis des explications politiques de l’impérialisme. Nous passons donc au second ordre de considérations.
Dans ce contexte il faut avant tout prêter une attention toute particulière à la thèse selon laquelle la théorie léniniste de l’impérialisme, en tant que théorie de type dialectique, ne peut pas être contestée sur la simple base d’exemples historiques indiquant l’absence d’intérêts capitalistes précis et concrets comme étant à l’origine de nombreuses et importantes entreprises impérialistes. Quant à nous, nous sommes fondamentalement d’accord avec cette position méthodologique, et nous considérons donc insuffisantes les approches de Schumpeter, d’Aron et des autres auteurs auxquels Kemp adresse une telle critique. Et cependant, en nous plaçant justement sur un point de vue dialectique, nous pensons qu’avec des arguments convaincants on peut aussi déclarer infondées les conclusions de Kemp et de la tradition de pensée de laquelle il s’inspire et démontrer, au contraire, combien est plus solide la ligne théorique de Robbins (avec les éclaircissements et les compléments que nous verrons plus loin). En effet, s’il est trompeur de juger de la vérité ou de la fausseté d’une théorie qui se donne comme projet la mise en évidence des principales contradictions d’une époque historique à l’aide de données historiques isolées du corps global de l’histoire (et qui donc peuvent avoir un caractère contingent) ou à l’aide également d’enquêtes historiques de courte on de moyenne portée, on doit et on peut, d’autre part, dans un contexte historique plus large et donc avec des analyses s’étalant sur une longue période, trouver des points de référence solides et bien définis qui permettent de discuter de façon convaincante du fondé ou du non fondé d’une telle théorie.
Or donc, une donnée très significative, dans la limite des données les plus macroscopiques, qu’on ne peut s’empêcher de relever dans une analyse de grande envergure de l’histoire contemporaine, est le caractère extrêmement impérialiste de la politique extérieure des deux plus grandes puissances mondiales d’après 1945. Il est, en substance, évident que les Etats Unis d’Amérique et l’Union Soviétique, qui ont abattu directement ou indirectement les impérialismes des puissances européennes (mettant fin à l’équilibre européen des puissances) et du Japon, soient devenus à leur tour les plus grandes puissances impérialistes. Si cela est clair en ce qui concerne les U.S.A., il en est de même pour l’U.R.S.S., surtout après que l’échec de l’internationalisme socialiste (conflits entre l’U.R.S.S. et les pays satellites de l’Europe orientale et surtout la Chine) ait mis clairement en évidence que la politique extérieure soviétique est franchement une politique de puissance, visant sur le plan international à poursuivre des intérêts de grande envergure, avec bien plus de cohérence et de continuité que pour la cause de la révolution anticapitaliste.
L’expérience de l’échec de l’internationalisme socialiste impose un nouvel examen critique, sans préjugé aucun, de la théorie léniniste dans la mesure où elle indique que le dépassement du capitalisme en Russie n’a pas modifié de façon durable et profonde les tendances impérialistes de ce pays (ce qui évidemment ne peut pas être considéré comme un fait contingent et superficiel, mais au contraire comme la manifestation d’une ligne profonde de développement historique). On ne peut d’autre part soutenir, face à l’expérience significative de l’impérialisme américain d’après 1945, que les thèses de Schumpeter, soutenant la contradiction entre impérialisme et capitalisme pleinement développé, aient trouvé confirmation. En réalité les données dont on vient de parler semblent contredire clairement toute explication de l’impérialisme fondée sur le postulat de la primauté de la politique intérieure sur la politique extérieure.[1] Dans cette catégorie entrent évidemment aussi bien les théories marxistes que celles de Schumpeter, même si elles divergent entre elles radicalement dans la reconnaissance des structures internes aux Etats produisant l’impérialisme. La ligne interprétative de l’école fédéraliste anglo-saxonne semble au contraire converger bien plus avec les développements historiques effectifs. Celle-ci relie essentiellement l’impérialisme à la structure anarchiste des rapports internationaux et conduit donc, sur le plan politique, à concentrer toute son attention et sa volonté — le dépassement de l’anarchie internationale n’étant pas encore réalisable dans l’horizon historique actuel — sur le problème de la création d’un équilibre de puissance, et par là d’une distribution de pouvoir dans le monde, qui favoriserait davantage l’existence de tendances pacifiques et anti-impérialistes.
Si l’explication politique faite par Robbins apparaît donc plus convaincante à la lumière de l’analyse historique que la théorie de Lénine, elle n’est pas pour autant en mesure de venir à bout, à l’aide de ses seules indications, d’une analyse et d’une explication de l’impérialisme qui sachent dépasser les limites de la ligne marxiste traditionnelle sans pour cela renoncer aux apports les plus valables et les plus féconds de cette tradition de pensée. En vérité l’acceptation de la théorie de Robbins doit être à notre avis accompagnée de quelques précisions et compléments importants ayant comme référence les critiques ultérieures adressées par Kemp aux explications politiques de l’impérialisme en général. A cet égard, il faut alors considérer trois points encore.
Il faut, en premier lieu, examiner la thèse selon laquelle toute explication politique de l’impérialisme implique une apologie du capitalisme. A ce propos il faut observer que si cette critique est tout à fait valable pour ce qui est de la théorie de Schumpeter, elle ne l’est au contraire pas du tout vis-à-vis des indications de fond de la théorie formulée par Robbins. D’autre part, il faut aussi reconnaître que de telles indications apparaissent liées, dans l’analyse globale d’un tel auteur, à certaines observations contenant une évidente apologie du capitalisme. Mais ces indications doivent cependant être rigoureusement distinguées du noyau théorique scientifiquement valable et qualifiant cette théorie de l’impérialisme. En effet, Robbins, tout en reconnaissant la cause décisive de l’impérialisme dans la souveraineté nationale absolue et non dans les carences du capitalisme ou son développement incomplet, complète d’autre part son analyse en proposant la thèse selon laquelle un capitalisme, parfaitement concurrentiel, possible seulement dans le contexte d’une unification fédérale des Etats européens et petit à petit du monde entier, serait en degré de résoudre tous les problèmes de sous-développement et d’exploitation et de favoriser donc un développement économique illimité sur toutes les zones de la terre. En substance, et à partir de ce point de vue, les contradictions du capitalisme viendraient donc exclusivement de l’existence d’une situation d’anarchie internationale. Bien sûr, ce n’est pas le lieu ici pour discuter d’une telle conviction quant aux potentialités de la forme capitaliste de production ; il faut cependant remarquer que cette conviction ne reflète qu’un choix idéologique de la part de Robbins et qu’elle n’a pas un lien logiquement nécessaire avec l’indication de fond de son explication de l’impérialisme. Le contenu scientifiquement fécond de son explication réside dans la thèse selon laquelle l’impérialisme doit son origine et, peut-être sa solution de fond, au contexte des rapports internationaux, auxquels il faut par conséquent reconnaître une très grande importance autonome dans le cadre global du développement historique. Le problème et la tâche du dépassement du capitalisme n’absorbent et ne couvrent donc pas le dépassement de l’anarchie internationale.
En second lieu, l’acceptation de la théorie de Robbins n’implique pas le refus global des indications fournies par les autres théories reliant l’impérialisme aux conditions internes socio-économiques ou politiques de chaque Etat. D’une part il faut repousser la prétention que ces théories puissent fournir une explication complète de l’impérialisme. Mais d’autre part il faut voir attentivement si elles ne fournissent pas des éclaircissements et des descriptions utiles en vue d’une compréhension plus complète et détaillée des phénomènes impérialistes qui, dans l’expérience historique concrète, se présentent toujours comme des phénomènes complexes, riches en contradictions et en facettes. En d’autres termes, les enseignements de Robbins montrent dans l’anarchie internationale un facteur de l’impérialisme dominant (et donc stratégiquement plus important du point de vue d’une action anti-impérialiste) par rapport aux conditions internes des Etats. Par conséquent ils n’excluent pas, s’ils sont bien compris, que dans le contexte de l’anarchie internationale, et par voie subordonnée, des poussées de nature spécifiquement socio-économique et politique provenant de structures socio-économiques et politiques déterminées viennent se graffer sur le tronc de la politique impérialiste et contribuent à en définir l’organisation concrète, variable selon les lieux et les époques. A la compréhension de ces aspects du problème contribuent sans aucun doute, à condition de les utiliser de façon critique et sans confusions éclectiques, ces diverses analyses qui tendent à les accentuer de façon unilatérale et donc à les déformer.[2]
Afin de compléter l’exposé des aspects les plus qualifiants de notre point de vue sur l’impérialisme, le discours relatif au caractère subordonné des conditions socio-économiques internes des Etats comme facteurs de l’impérialisme par rapport aux conditions structurellement anarchistes des rapports internationaux exige à présent une précision très importante. Elle apparaîtra dans la troisième et dernière considération qui a pour sujet la critique de Kemp à propos du lien entre explication politique de l’impérialisme et refus du matérialisme historique.
Cette critique est sans aucun doute valable si elle se réfère à la théorie de Schumpeter. Et pour ce qui est d’accepter l’explication proposée par Robbins, ce n’est pas, à notre avis, contradictoire avec l’adhésion aux enseignements les plus riches du matérialisme historique. Elle postule d’autre part une révision sans a priori de certaines assertions, plus que marginales, de la version officielle de cette orientation théorique — révision dont nous nous limitons ici à indiquer très synthétiquement quelques lignes fondamentales en nous référant spécifiquement aux thèmes apparus durant la comparaison avec les thèses de Kemp.
Il est avant tout nécessaire de préciser dans les termes les plus généraux la façon dont la théorie de Robbins se relie, d’après notre point de vue, au matérialisme historique. Le point décisif de rencontre peut s’identifier avec le fait que notre conception de l’impérialisme, se fondant d’une part sur la prise en charge d’une importante autonomie de la superstructure politique, dans le cadre global du développement historique, reconnaît d’autre part qu’il ne s’agit pas d’une autonomie absolue mais plutôt relative par rapport à l’évolution du mode de production. La force motrice plus générale et profonde, et donc le fil conducteur du cours de l’histoire, est constituée précisément par le mode de production et c’est lui qui, en dernière analyse, c’est-à-dire à travers tout un processus de médiation, détermine l’évolution des superstructures. Il s’ensuit que tout phénomène historique de vaste portée, bien que dépendant de façon décisive, comme dans le cas de l’impérialisme, de tendances superstructurelles, pour être compris dans sa signification historique la plus profonde, doit pouvoir être expliqué aussi en relation (bien sûr médiate) avec l’évolution du mode de production. Une fois cette précision faite il s’agit maintenant de rendre bien claires les directions fondamentales dans lesquelles doit s’engager, à notre avis, la révision de la position matérialiste-historique officielle. Deux points nous paraissent particulièrement importants quant à la problématique ici examinée.
Le premier point est d’une évidence immédiate. Il s’agit de reconnaître et de préciser, de manière conceptuelle adéquate, à travers la récupération et l’approfondissement de la théorie de la raison d’Etat, que la relative autonomie de la superstructure politique a une importance bien plus grande et décisive que celle généralement admise par les théoriciens marxistes. La manifestation la plus remarquable de cette autonomie est précisément la politique de puissance et donc l’impérialisme qui dépend fondamentalement de l’organisation anarchiste des rapports internationaux et qui est donc destiné à durer jusqu’à ce que l’évolution du mode de production rende possible l’unification sociale de l’humanité et donc le dépassement de sa division politique en une pluralité d’Etats souverains.
Plus complexe est le deuxième point : il concerne la révision à laquelle on doit soumettre le concept même de mode de production ; il a été négligé par l’école marxiste, car il ne paraissait plus être utilisable avec une efficacité euristique. Le point faible de la doctrine marxiste à ce sujet peut être synthétiquement vu dans l’identification entre mode de production et système socio-économique — identification qui est présupposée dans la thèse selon laquelle le capitalisme constitue, dans sa phase monopoliste, avec ses contradictions, la force motrice déterminante et donc le fil conducteur le toute l’époque de l’impérialisme moderne. En effet cette thèse est contredite, comme on a déjà vu, par la constatation que l’impérialisme s’accompagne de situations socio-économiques non capitalistes. Donc une explication de l’impérialisme moderne faite en termes matérialistes-historiques n’est possible que par l’intermédiaire d’un concept plus vaste et plus compréhensible de mode de production ; un concept, pour nous comprendre, qui encadre le capitalisme comme une forme d’organisation socio-économique apparaissant à l’intérieur d’une phase déterminée de l’évolution du mode de production et subordonnée à elle, évitant de telle façon l’erreur d’identifier capitalisme et cours de l’histoire. Concrètement, afin de mieux comprendre le sens historique profond, la phase d’évolution du mode de production et le contexte historique significatif et plus compréhensible dans lequel doit être encadré le capitalisme moderne est représenté, pour nous, par la révolution industrielle (se situant grosso modo à cheval entre le XIXe et le XXe siècle) — révolution qui a engendré le besoin d’espaces aux dimensions continentales afin de rendre possible le plein développement des forces productrices correspondant au degré du développement technologique.
Nous n’allons pas, bien sûr, refaire en détail cette analyse déjà exposée dans cette revue en d’autres occasions.[3] Nous nous limitons à rappeler que dans la phase de révolution industrielle le besoin d’espaces continentaux a inévitablement produit, dans un contexte d’anarchie internationale, une course à l’expansion impérialiste, surtout de la part des puissances européennes qui disposaient justement d’espaces économiques trop étroits par rapport aux exigences des nouvelles forces productives. Le résultat a été une exaspération qui a atteint le paroxysme des traditionnelles tendances expansionnistes et bellicistes des puissances européennes (surtout des puissances continentales) ; exaspération qui a abouti aux deux guerres mondiales et donc à l’écroulement du système européen des Etats et à l’affirmation du nouvel équilibre mondial bipolaire. L’écroulement de la puissance des Etats nationaux européens a ouvert d’autre part la voie au dépassement sous des formes fédérales des dimensions nationales, et plus généralement, a donné le départ à une nouvelle phase de l’histoire ayant comme fil conducteur l’unification sociale progressive de l’humanité et donc à long terme le dépassement de l’anarchie internationale. Une étape décisive de ce processus sera constituée précisément par l’unification politique européenne qui impliquera le dépassement de l’équilibre bipolaire actuel et donc la formation d’un contrepoids indispensable aux tendances impérialistes des deux superpuissances, tendances qui dérivent essentiellement de leur pouvoir excessif.
Ce type d’analyses, et il faut encore le faire remarquer en conclusion de ces pages, complète et donc ne contredit pas la validité de l’explication se référant à l’anarchie internationale. En substance, l’explication politique de l’impérialisme qui se base sur l’anarchie internationale indique le mécanisme constant des conflits internationaux et met en évidence la faiblesse, d’un point de vue théorique et pratique (c’est-à-dire dans le but du dépassement des conflits eux-mêmes), de l’explication de ces derniers en termes de structures internes des Etats. D’autre part l’insertion des conflits internationaux dans le contexte plus vaste de l’évolution du mode de production explique comment les luttes de pouvoir (dont l’impérialisme moderne est une expression assez remarquable) rentrent, avec leur importante mais relative autonomie, dans le processus global de médiation à travers lequel l’évolution du mode de production, et donc le vrai fil conducteur unitaire du cours de l’histoire, détermine à long terme l’évolution des superstructures — dans le cas présent, la forme et les dimensions de l’Etat.
 
Sergio Pistone


[1] Face à ces données, on peut naturellement soutenir, même si on en prend acte, qu’elles ne contestent pas l’interprétation de l’impérialisme fondée sur la thèse de la primauté de la politique intérieure, mais qu’elles mettent simplement en lumière la réalisation manquée des conditions intérieures (du vrai socialisme ou de la vraie démocratie, selon la préférence) indispensables à l’élimination des tendances agressives et expansionnistes sur le plan national. A de semblables thèses il ne nous reste plus qu’à opposer notre attitude qui consiste à préférer la leçon de l’histoire à la fuite d’esthète devant la réalité.
[2] Ce type d’analyse doit comporter entre autre l’effort de comprendre dans quelle mesure des développements politiques et socio-économiques internes déterminés sont conditionnés de façon déterminante par la position de l’Etat dans l’équilibre international des puissances et par le type de politique extérieure qui en dérive étroitement. A cet égard il s’agit d’utiliser évidemment de manière critique les enseignements de Ranke sur la primauté de la politique extérieure.
[3] Cf. en particulier M. Albertini, « Vers une théorie positive du fédéralisme » et « L’intégration européenne » dans Le Fédéraliste, respectivement V, 1963, n. 4, pp. 251-281 et VII, 1965, n. 3-4, pp. 149-168.
La tendance à nier l’identification entre capitalisme et cours de l’histoire et donc à ne voir dans le capitalisme qu’une des formes possibles d’industrialisation (à côté de celles que constituent le capitalisme d’Etat et le collectivisme) se faisant jour dans le contexte historique plus vaste de la révolution industrielle, et dont la prépondérance par rapport aux autres formes est conditionnée de façon décisive par des facteurs non économiques (et surtout politiques), cette tendance est particulièrement évidente, entre autres, chez Edward H. Carr, 1917, Illusioni e realtà della rivoluzione russa, Turin, 1970, et chez Barrington Moore jr., Le origini sociali della dittatura e della democrazia, Turin, 1969.

 

 

 

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