LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXX année, 1988, Numéro 2, Page 124

 

 

FEDERALISTES HAMILTONIENS ET PROUDHONIENS :
SYNERGIE, NON CONFLIT*
 
 
Le Mouvement fédéraliste européen fut constitué peu de temps après la fin de la Deuxième Guerre mondiale parce que ses fondateurs étaient unis dans leur détermination de remplacer le système de souveraineté absolue de l’Etat, qui avait conduit à tant de souffrances et de destructions en Europe, par une Fédération européenne. Mais derrière ce but commun il y avait une variété d’approches : elles devaient se cristalliser en deux écoles de pensée principales qui furent bientôt connues comme l’hamiltonienne et la proudhonienne. Les relations entre elles n’ont pas toujours été faciles, et il peut être utile de considérer, après quarante ans d’expérience, si les différences peuvent conduire à une synergie ou si elles doivent être la cause de conflits.
Altiero Spinelli fut le chef de file de l’école hamiltonienne et le projet de Traité du Parlement européen établissant l’Union européenne fut le sommet de l’œuvre de sa vie. Le projet de Traité divergeait, bien sûr, de l’idéal hamiltonien. La défense, à la lumière de l’amère leçon apprise par les fédéralistes quand le projet d’une Communauté de défense européenne fit fiasco en 1954, devait pour le moment rester sujette à la coopération intergouvernementale et la deuxième chambre de la législature devait, suivant l’exemple de la République fédérale, prendre la forme d’un Bundesrat plutôt que celle d’un sénat. Mais les hamiltoniens voient l’Union européenne comme un grand pas en direction de leur but.
A la suite de Spinelli, l’école hamiltonienne s’est montrée particulièrement robuste en Italie. Elle était vigoureuse également dans le mouvement fédéral britannique dont la littérature des années trente servit d’inspiration aux idées de Spinelli.[1] En Allemagne et aux Pays-Bas, il y a eu également une prédominance des hamiltoniens. Il y eut par moments des conflits aigus entre ces Mouvements fédéralistes et Spinelli sur la tactique, et en particulier sur l’utilité de développer la Communauté de façon à avancer en direction de la Fédération. Mais l’UEF est restée unie sur l’objectif d’une constitution fédérale européenne.
L’inspiration de l’école proudhonienne est venue de France, issue des œuvres de P.J. Proudhon et en particulier Du principe fédératif.[2] Son chef de file dans la période d’après-guerre était Alexandre Marc (dont le quatre-vingtième anniversaire a été l’occasion des réflexions qui servent de base à cet article).[3] Cette école tient le fédéralisme pour « la conception politique qui permet de concilier les libertés particulières et les nécessités d’une organisation collective ».[4] Ce concept s’applique non seulement aux institutions politiques mais, plus généralement, à l’organisation de l’économie et de la société ; et en ce qui concerne les institutions politiques, unir des Etats-nations en une fédération n’est considéré que comme un exemple de la façon d’assurer une distribution de pouvoir appropriée entre de différents niveaux de gouvernement, depuis la commune à la base jusqu’à un gouvernement fédéral mondial. L’ensemble de ce plan est fondé sur une philosophie personnaliste qui s’est développée à Paris dans les années trente et qui rejette à la fois l’individualisme et le collectivisme.[5] L’expression « fédéralisme intégral », et plus récemment « fédéralisme global », a souvent été appliquée à cette école, soulignant par là l’étendue universelle de son envergure. Nous employons ici l’adjectif « proudhonien », qui marque un net contraste avec le terme « hamiltonien ».
Les deux chefs de file ont exprimé leur agacement par rapport à l’autre école. Ainsi Spinelli écrivait que dans son action politique il avait eu « pas mal de difficultés avec les tenants du fédéralisme intégral d’inspiration proudhonienne ou catholique ».[6] Marc, pour sa part, a parlé du « rôle paralysant, voire négatif, pour ne pas dire néfaste, joué par les adeptes du fédéralisme hamiltonien… du ‘politique d’abord’ ».[7] On doit s’attendre à des différences de tempérament entre ceux qui se concentrent sur une campagne politique pour aboutir à une structure constitutionnelle, et ceux qui sont plus intéressés par une approche beaucoup plus large du fédéralisme basée sur une philosophie plus générale. Mais la controverse entre les deux écoles a-t-elle reflété principalement des différences de tempérament, c’est-à-dire de priorités, ou bien y a-t-il une incompatibilité plus fondamentale ? Une meilleure compréhension des deux ne pourrait-elle pas aboutir à une synergie entre elles ? Cet article essaie de jeter quelque lumière sur ces questions en considérant l’adaptation des idées proudhoniennes à ceux qui cherchent à aboutir à une constitution fédérale européenne, sous quatre titres principaux : le fédéralisme infranational, ou l’autonomie pour les régions et les communes ; la distribution des pouvoirs économiques ; la Fédération mondiale et le fédéralisme proudhonien dans son ensemble.
 
Fédération européenne et fédération infranationale.
 
La crainte de la centralisation jacobine est une cause de résistance à l’idée d’une constitution européenne.
Le renforcement des autonomies locales et régionales des Etats membres est l’antidote le plus convaincant à cette crainte. Beaucoup de ceux qui habitent dans des Etats unitaires centralisés, comme la France ou le Royaume-Uni, ont une difficulté particulière à comprendre ce principe fédéral. Ils se concentrent sur la souveraineté de l’Etat-nation, ou, dans le cas britannique, souvent sur la souveraineté du parlement de l’Etat-nation. Mais comme Jean Buchmann l’a expliqué, tandis que la souveraineté conçue comme summa potestas est indivisible, la « puissance étatique » est divisible et a besoin d’être divisée.[8]
Certains fédéralistes hamiltoniens ont fait preuve d’impatience quant aux craintes des Länder de la République fédérale d’Allemagne que l’Acte unique européen puisse empiéter sur leurs compétences. Mais si la constitution de la République fédérale donne aux Länder des compétences fondées sur le principe que les affaires en question sont mieux administrées à ce niveau qu’au niveau de la République fédérale, il est au moins légitime de douter que ces compétences puissent être reprises à un niveau encore plus élevé et plus lointain qui est celui de la Communauté européenne. Mais minimiser les doutes des Länder sur le fait d’accepter une telle perte d’autonomie n’est sûrement pas la meilleure façon de mobiliser le soutien public pour transférer des Etats membres à la Communauté ces compétences qui ont effectivement une dimension continentale prédominante. Le Projet de Traité du Parlement européen pour l’Union européenne, qui trace les réformes institutionnelles dont les Européens ont tellement besoin, est allé trop loin dans la mauvaise direction en donnant à l’Union « une compétence concurrente dans les domaines de la protection sociale, de la santé des consommateurs, dans le domaine régional, de l’éducation, de la recherche, de la culture et des politiques d’information » (article 55), soulevant ainsi la possibilité pour la législation de l’Union d’occuper virtuellement tout le champ de la politique sociale. Il y a certainement des aspects de la politique sociale dans lesquels un rôle législatif peut être justifié pour l’Union, par exemple la sécurité sociale ou la reconnaissance mutuelle des qualifications dans l’éducation. Le principe de subsidiarité a été affirmé dans le Projet de Traité pour décourager une centralisation excessive. Mais on peut se demander si ce serait là un garde-fou suffisant.[9] Il y a de bonnes raisons pour que le Projet de Traité soit amendé pour limiter le rôle de l’Union dans ce domaine, et cela devrait contribuer à attirer le soutien des personnes qui ont un souci raisonnable de l’autonomie locale.
Marc a souligné, d’autre part, que les fédéralistes proudhoniens ont travaillé, avec succès, pour empêcher que les autonomistes régionaux ne deviennent des séparatistes ; il a suggéré que si les hamiltoniens avaient compris l’importance des mouvements ethniques et régionaux « la poussée fédéraliste, en Europe, eût été multipliée par dix ou par cent ».[10] Tandis que même un hamiltonien compréhensif peut considérer comme quelque peu exagérées les estimations quantitatives de Marc, et tandis que la cause spinelliste a en fait reçu un puissant soutien du Conseil des Communes et Régions d’Europe,[11] on peut regretter que tant d’autonomistes soient restés indifférents et même hostiles à la lutte pour une constitution européenne.
Il y a eu des débuts prometteurs. En 1943, dans les vallées vaudoises, par exemple, Gustavo Malan se souvient d’être allé voir Mario Rollier, l’un des fondateurs du Movimento Federalista Europeo, pour discuter de l’idée d’un statut autonome pour ces vallées alpines après la guerre. Rollier, après un temps de réflexion, se montra d’accord avec la proposition pourvu qu’elle fût replacée dans le cadre d’une Fédération européenne.[12] Peu de temps après, en décembre 1943, des représentants des vallées vaudoises, y compris Malan et Rollier, rencontrèrent des représentants du Val d’Aoste, parmi lesquels le héros de la Résistance Emile Chanoux, à Chivasso, et ils exprimèrent leur demande d’une autonomie locale à l’intérieur d’un contexte fédéraliste, dans un document ultérieurement connu comme la Déclaration de Chivasso, qui suscita une littérature assez considérable.[13] La résolution politique adoptée par le Congrès fondateur de l’UEF à Montreux, en 1947, demandait « une articulation de solidarités, montant depuis la base jusqu’au sommet », et appelait les fédéralistes à travailler « simultanément… sur tous les plans, à l’intérieur de chaque pays, entre peuples voisins, entre nations du même continent, entre fédérations régionales… ».[14] Mais le principal rédacteur de la résolution fut Marc, et pendant les quinze années suivantes, on insista moins sur l’autonomie locale dans les résolutions de l’UEF. La Charte Fédéraliste, adoptée au Congrès fédéraliste de 1964, toujours à Montreux, fit se rejoindre une fois de plus les courants proudhonien et hamiltonien, du moins en ce qui concerne la doctrine.[15] Mais pendant les deux décennies suivantes, les hamiltoniens continuèrent de ne pas prendre très au sérieux les aspects infranationaux du fédéralisme. Ce n’est que ces dernières années que des hamiltoniens, à Pavie, ont commencé sérieusement à développer leur doctrine dans cette direction.[16]
Il ne sera pas facile de pousser la convergence des traditions proudhonienne et hamiltonienne, au-delà du royaume de la doctrine, dans celui de l’action politique. Cependant des témoignages récents montrent l’importance qu’il y a à le faire, du moins dans toute la mesure où l’aspect autonomiste local et régional de la tradition proudhonienne se trouve concerné. Car les réactions des Länder allemands à l’Acte unique européen ont démontré que ceux qui apprécient l’autonomie régionale peuvent considérer même de petits pas vers l’intégration européenne comme un danger pour leur cause : et ils verraient encore bien plus l’Union ou la Fédération européenne comme leur ennemie si la protection des autonomies locales et régionales n’apparaissait pas comme un principe de base des plans d’unification. Etant donné ce principe, néanmoins, le désir de nombreuses instances locales et régionales d’avoir des liens directs avec la Communauté, en court-circuitant l’autorité souvent pesante des gouvernements de leurs Etats membres, indique le soutien potentiel pour un lien entre l’autonomie locale et la Fédération européenne.
 
La Fédération européenne et la distribution du pouvoir économique.
 
La démocratie politique peut-elle coexister avec une économie dans laquelle l’autocratie est la forme d’organisation prédominante ? Un marxisme conventionnel, qui prétend que les institutions politiques sont une superstructure déterminée seulement par le caractère de la base économique, affirmerait que ce n’est pas possible. Mais ayant attiré l’attention sur l’influence des structures économiques sur les formes politiques, Marx amena ses disciples à pervertir cette intuition en un dogme rudimentaire et simpliste. Même en Union soviétique les travaux récents ont admis que le matérialisme dialectique peut être plus subtil : qu’une forme de structure économique peut coexister pendant longtemps avec une forme politique qui ne semble pas apparaître comme déterminée par elle, et qu’une gamme de formes politiques, pas seulement un modèle spécifique, peut correspondre à une structure donnée de façon adéquate.[17] Le sens commun ne peut qu’applaudir au rejet d’une voie marxiste à sens unique dans laquelle une structure économique définie de façon rigide détermine un modèle politique rigidement défini. Mais le sens commun peut également approuver la vision proudhonienne d’une relation entre les formes politiques et économiques. Les difficultés que rencontre Gorbatchev pour promouvoir ses idées de décentralisation économique à l’intérieur de l’appareil du parti et de la bureaucratie soviétiques démontrent le lien étroit qui existe entre la centralisation économique et la centralisation politique. Dans les années 30, Marc et ses amis rejetaient « également » le capitalisme américain et le socialisme soviétique. Les deux étaient considérés, que ce soit sous l’influence de Ford ou du stakhanovisme, comme réduisant le travailleur au rôle d’un instrument ou d’un outil.[18] En 1977, Marc continuait de définir le capitalisme comme un système dans lequel « la propriété, ou la possession, ou la gestion du capital… détermine une centralisation abusive des pouvoirs, tendant à la limite vers leur concentration maximale et incline vers leur monopolisation ».[19] Cependant la chaîne de montage de Ford était typique d’une phase de développement industriel dans un capitalisme qui a largement montré sa capacité d’évolution, aussi bien aux Etats-Unis, qu’ailleurs. En dépit de tous ses abus, les formes économiques et la distribution du pouvoir à l’intérieur du capitalisme américain sont pluralistes et offrent une diversité beaucoup plus grande à l’influence de l’économie sur la politique et dans le développement des formes économiques qu’on ne peut en trouver en Union soviétique.
Avec l’automation, à travers la micro-électronique et la technologie de l’information, l’emploi de grandes masses de gens sur la chaîne de montage pourrait être bientôt du domaine du passé, et la tendance en direction d’une concentration abusive du pouvoir pourrait être contrebalancée par une tendance opposée vers la décentralisation et la démassification. Les hamiltoniens italiens ont, ici encore, adapté des idées proudhoniennes pour le développement de leur doctrine. L’argument est que les nouvelles technologies, qui requièrent une coopération parmi des groupes de gens qualifiés plutôt qu’une discipline de fer sur des travailleurs traités comme des robots, sont propices à des formes plus coopératives d’organisation dans l’entreprise ; et cela est considéré comme faisant partie d’une tendance générale vers la démocratie fédérale.[20] Il serait dangereux d’adopter une vue déterministe de ce processus ; les technologies nouvelles ont également un potentiel centralisateur. Big Brother saurait trouver des moyens de s’en servir ; et il sera plus difficile pour l’Union soviétique que pour l’Ouest pluraliste d’éviter ce danger. Mais Marc a passé une bonne partie de sa vie à élaborer une théorie qui est précisément conçue pour s’occuper d’un processus qui a, à la fois, des éléments centralisateurs et décentralisateurs. Le développement économique basé sur des technologies qui demandent à la fois l’autogestion et une dimension européenne ou mondiale est un développement fédéralisateur dans ce sens même ; et, sans succomber à un déterminisme facile, il est raisonnable de conclure que cela offre aux fédéralistes une occasion de mettre des forces économiques et sociales au service de la construction d’un projet politique fédéral.
L’un des motifs pour organiser des Etats-nations en fédération est de créer un espace économique assez grand pour la spécialisation et à l’échelle requise pour le développement de la technologie moderne, et ainsi pour la santé et la force de l’économie. C’est ce qu’ont compris les dirigeants les plus progressistes des industries européennes qui ont encouragé les progrès dans une direction fédérale, tels que l’établissement d’une union douanière par le Traité de la CEE, et maintenant par l’achèvement du marché intérieur. Un tel soutien peut être important pour le projet hamiltonien de constitution européenne. Mais beaucoup de citoyens sont indifférents à cela et y sont même hostiles, parce qu’ils sentent que les forces économiques qui régissent leurs vies glissent de plus en plus loin de leur propre sphère d’influence. Telle peut être la réaction, non seulement des travailleurs dans l’usine et des responsables locaux des organisations syndicales, mais aussi des jeunes techniciens et cadres qui voient dans les nouvelles technologies une chance de devenir des individus créatifs plutôt que des rouages dans une grande machine hiérarchisée. Ces personnes ont un désir légitime d’autonomie. Les hamiltoniens peuvent, avec une égale justice, considérer que la constitution européenne est la première des priorités parce qu’elle offrirait une structure à l’intérieur de laquelle des problèmes, comme l’autonomie pour de petites unités de production, peuvent plus facilement être résolus. Mais les hamiltoniens peuvent aussi découvrir que le soutien de ceux qui ont un intérêt dans le grand marché n’est pas suffisant, et que les résistances bureaucratiques et nationalistes à la constitution européenne ne seront surmontées que si elle attire également ceux dont l’intérêt principal se trouve dans l’autonomie de petites unités, dans l’économie aussi bien que dans la structure du gouvernement. S’il est vrai que les nouvelles technologies ont à la fois des éléments centralisateurs et décentralisateurs, il pourrait s’ensuivre qu’une grande réforme politique telle que l’établissement d’une Fédération européenne devrait, pour avoir les plus grandes chances de succès, reconnaître les deux pôles de l’antinomie. En termes juridiques, cela pourrait se faire par des lois fédérales (en attendant, des lois de la Communauté ou de l’Union) qui faciliteraient non seulement l’intégration économique mais aussi la décentralisation, la participation et des formes coopératives d’organisation des entreprises. En termes d’action politique cela sous-entend un effort des hamiltoniens pour forger une alliance non seulement avec ceux dont l’intérêt principal se trouve dans le grand marché, mais aussi avec les forces économiques autonomistes qui peuvent devenir une partie aussi puissante de la vague du futur, en particulier dans le secteur en expansion de la production basée sur les nouvelles technologies.
Le progrès de la science et de la technologie non seulement sape les frontières à l’intérieur de l’Europe occidentale ; il est aussi une force pour l’intégration de l’économie mondiale en général. Ici, cependant, la résistance politique est plus grande, aiguisée par les divergences entre les cultures, entre les niveaux économiques et les systèmes économiques, sociaux et politiques. Cependant une Fédération mondiale devient toujours plus nécessaire, non seulement pour gérer l’économie du monde en voie d’intégration, mais aussi pour assurer la survie de la vie sur cette planète. Les spécialistes qui ont étudié les conditions qui favorisent la création des fédérations y incluent souvent une similitude des systèmes économiques et politiques.[21] Ainsi une forme d’organisation économique qui répond aux besoins des nouvelles technologies est importante, non seulement pour les Européens eux-mêmes dans leurs affaires internes, mais aussi pour créer les conditions qui favoriseront le développement d’un système fédéral pour le monde dans son ensemble. Les nouvelles technologies s’appliqueront dans le monde entier. Nous autres Européens aiderons le reste du monde aussi bien que nous-mêmes si nous montrons comment les formes conventionnelles d’organisation économique, enracinées dans les conditions de l’Europe du dix-neuvième siècle et ses idéologies, peuvent être réformées pour s’adapter aux circonstances du monde au vingt-et-unième siècle ; et nous contribuerons en même temps à préparer la voie d’une fédération mondiale.
 
Fédération européenne et Fédération mondiale.
 
« …nous ne voulons pas davantage d’une Europe en vase clos que d’une Europe divisée. Notre devise est et sera : l’Europe unie dans un monde uni. ».[22] Ces paroles finales de la résolution politique approuvée par le premier Congrès UEF il y a quarante ans sont très caractéristiques de l’éloquence de Marc et de sa générosité d’esprit. Mais ils reflétaient également une conscience générale parmi les fédéralistes européens de cette époque que, dans l’âge nucléaire que Hiroshima et Nagasaki venaient d’ouvrir, seule une Fédération mondiale pouvait offrir une sauvegarde totale contre la catastrophe nucléaire. Quand le Mouvement pour le gouvernement fédéral mondial tint son propre congrès fondateur, également à Montreux et immédiatement avant le congrès de l’UEF, un tiers des membres élus à son conseil et deux tiers de son comité exécutif figuraient parmi ceux qui furent élus au comité central de l’UEF.[23] Mais les hamiltoniens européens et les fédéralistes mondiaux se séparèrent progressivement et ce n’est qu’à une date récente que les liens entre la Fédération européenne et la Fédération mondiale ont commencé à être réappréciés.
Les hamiltoniens de Pavie, une fois de plus, ont eu l’énergie intellectuelle qu’il fallait pour incorporer cette liaison dans leur travail théorique.[24] Sur le plan politique, leur idée a été de lier les énergies des mouvements pour la paix à une solution institutionnelle capable d’assurer une paix permanente. Pour la Grande-Bretagne, où l’organisation Federal Union a longtemps propagé la cause, à la fois d’une Fédération européenne et d’une Fédération mondiale, Christopher Layton a récemment montré comment la Communauté européenne pouvait contribuer à la construction d’un ordre mondial.[25] Dans la perspective des fédéralistes européens, la logique politique de cette façon de penser est qu’il devient de plus en plus clair pour beaucoup de gens que les objectifs de la paix et de la prospérité, qui ont fourni une grande partie de l’élan pour le mouvement vers la Fédération européenne, ne peuvent pas être réalisés sans des progrès en direction d’un ordre fédéral dans le monde aussi bien qu’en Europe. L’idéalisme qui motiva tant d’hommes à travailler pour la Fédération européenne après la Deuxième Guerre mondiale a peu de chance de renaître de nos jours, donc, à moins que la Communauté/Union/Fédération ne soit perçue comme jouant un rôle important dans la promotion de la paix et de la prospérité mondiales : et par conséquent dans la construction d’une Fédération mondiale.
Il y a aussi un lien structurel entre les processus de création d’une Fédération européenne et d’une Fédération mondiale. La domination de la politique mondiale par deux superpuissances rivales est une base peu prometteuse pour le mouvement en direction d’une Fédération mondiale. Les deux rivaux en sont pratiquement réduits à se concentrer sur leur rivalité mutuelle et sur l’équilibre de la puissance qui les conditionne plutôt que de transcender leur lutte en remplaçant l’équilibre stratégique et la loi de la force par la politique civile et le règne de la loi. Et par ailleurs, la possibilité de leur entente mutuelle n’est pas si rassurante pour le reste du monde. « Il est peu souhaitable, comme le dit Wheare dans son ouvrage classique sur le gouvernement fédéral, qu’une ou deux unités soient assez puissantes pour dominer les autres et plier à leur gré la volonté du gouvernement fédéral ».[26] Une telle perspective est susceptible de dissuader les autres peuples d’insister pour une union plus étroite dans laquelle deux superpuissances semblent pouvoir prédominer.
La Communauté européenne, avec une population plus grande que celle des Etats-Unis ou de l’Union soviétique et avec son haut niveau de développement économique, est la mieux placée pour faire avancer le système international au-delà de son actuelle phase bipolaire, pourvu qu’elle consolide sa force politique en réformant la Communauté pour en faire une Union, et de l’Union faire une Fédération. Les Européens seraient alors capables d’influencer un monde de plus en plus polycentrique, dont les centres de pouvoir n’incluraient pas seulement les Etats-Unis et l’Union soviétique mais des Etats comme le Brésil, la Chine, l’Inde, le Japon aussi bien que l’Europe de l’Ouest, en direction d’un système fédéral dans lequel il y aurait la perspective d’une large distribution de pouvoir à travers les différents continents.
 
La Fédération européenne et le fédéralisme proudhonien dans son ensemble.
 
Deux des forces les plus vigoureuses dans l’économie et la politique mondiale d’aujourd’hui sont le progrès des nouvelles technologies et le désir des libertés démocratiques. Aucun système politique ne peut réussir à moins qu’il ne soit conçu pour faire place à ces deux forces : à moins que, pour utiliser les paroles de Marc, il ne réconcilie « les nécessités d’une organisation collective ‘avec’ les libertés particulières ». C’est pourquoi les tâches politiques essentielles de notre temps sont de remplacer la souveraineté absolue de l’Etat-nation par le fédéralisme politique, et la mauvaise distribution du pouvoir économique par le fédéralisme économique. Un tel fédéralisme doit être appliqué à de nombreux niveaux. Il existe un besoin d’autonomie pour les gouvernements locaux et régionaux à l’intérieur des Etats-nations aussi bien que d’une Fédération des Etats-nations au niveau des sous-continents, des continents et enfin du monde. Il existe un besoin d’autonomie pour les petites unités de production, que ce soit indépendamment ou à l’intérieur de grandes firmes avec des structures fédérales ou coopératives, aussi bien que la création d’entreprises multinationales de dimensions continentales ou mondiales. En vue de l’action politique à l’intérieur de cette vaste structure de fédéralisme proudhonien il faut fixer des priorités. Il est normal que des personnes différentes aient des préférences différentes. Mes propres priorités sont de créer une fédération européenne et de travailler en direction d’un système fédéral mondial, pour sauvegarder la paix aussi bien que pour augmenter la prospérité en général par la gestion en commun d’une économie toujours plus interdépendante.
Au lieu d’essayer de maximiser la synergie des différents éléments du fédéralisme intégral, cependant, les fédéralistes qui ont une priorité ont trop souvent dépensé leur énergie à se battre contre des fédéralistes qui en ont une autre. Comme le respect de la diversité est un des principes de base du fédéralisme, et que les fins sont influencées par les moyens, des attitudes si exclusives sont un point de départ peu prometteur pour l’application des principes fédéralistes. Des luttes intestines entre les différents groupes de fédéralistes sont d’autre part un obstacle gratuit à l’entreprise fédéraliste qui rencontre bien assez de résistance de la part des anti-fédéralistes. Ferdinand Kinsky a attiré l’attention sur le rapprochement entre hamiltoniens et proudhoniens au cours des dernières années, et sur l’acceptation très largement répandue dans toutes les tendances fédéralistes du besoin urgent d’une constitution fédérale pour l’Europe.[27] J’ai essayé dans les pages précédentes de montrer quelques unes des raisons pour lesquelles la lutte pour une constitution européenne et d’autres éléments du fédéralisme global devraient être considérés comme complémentaires.
Toute réflexion de cette sorte ne peut que bénéficier de l’œuvre de la vie d’Alexandre Marc. De l’application du fédéralisme dans les champs les plus divers de la politique, de l’économie et de la société, à la base psychologique, philosophique et religieuse, pour une juste relation entre la personne et la société,[28] Marc pendant plus d’un demi-siècle n’a jamais cessé de penser, de repenser, d’écrire et de ré-écrire et surtout d’enseigner, pour « atteindre les hommes un à un, et les former ».[29] Le pôle antinomique de son instinct combatif a été son enthousiasme cordial et magnanime pour voir ces éléments divers comme un tout et comprendre leur complémentarité. L’ensemble de son œuvre nous provoque tous pour que nous adoptions une structure intellectuelle large et généreuse à l’intérieur de laquelle nous puissions mettre en relation les stratégies politiques des diverses tendances parmi les fédéralistes. Nous lui devons de répondre en réfléchissant et en agissant de façons complémentaires pour atteindre nos différents buts fédéralistes.
 
John Pinder


* Cet article est publié dans la rubrique « Interventions », dans laquelle nous publions des contributions que la rédaction juge intéressantes pour le lecteur, mais qui ne reflètent pas nécessairement l’orientation de la revue.
Nous publions ce texte de John Pinder parce qu’il aborde le problème important des différents développements du fédéralisme et de ses diverses tentatives pour devenir la règle d’un nouveau comportement politique. Nous remarquons toutefois que dans cet essai, il analyse les orientations théoriques et stratégiques d’une « école », dont la rédaction de cette revue fait, selon lui, partie. Il ne faut cependant pas perdre de vue que nous ne nous reconnaissons pas dans un fédéralisme « hamiltonien ». Nous nous référons à Hamilton (et en même temps à Jay et Madison) parce que leur pensée et leur réflexion portent en elles clairement l’invention des institutions fédérales, fruit de la réalité et non d’une intention lors de l’Assemblée de Philadelphie. C’est pourquoi Hamilton marque une frontière dans l’histoire du fédéralisme, qui alors seulement devient quelque chose de bien défini. Pour le reste, naturellement, nous nous référons à l’histoire de la pensée politique tout entière, avec une perspective qui englobe le matérialisme historique et, avant tout, les écrits politiques et philosophiques de Kant (et, bien entendu, nous avons aussi étudié, comment faire autrement d’ailleurs, la pensée de Proudhon). Il ne faut pas oublier non plus que la conception du fédéralisme qui s’est manifestée à partir de 1958 dans notre revue, a connu des expressions diverses tout en se référant constamment au Manifeste de Ventotene (pour une première approche, on lira l’essai de Lucio Levi : « Derniers développements de la théorie fédéraliste » publié dans le n° 2/1987 de cette revue).
Nous sommes, quoiqu’il en soit, en accord total avec Pinder en ce qui concerne la nécessité d’affronter, dès maintenant, les problèmes de connaissance réciproque des différentes expériences théoriques du fédéralisme qui essaie de devenir une force politique, même s’il n’est pas encore possible de disposer, à chaque fois, de toute la littérature et de toutes les sources nécessaires.
[1] Voir A. Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio. Io, Ulisse, Bologne, Il Mulino, 1984, pp. 307-8.
[2] P.-J. Proudhon, « Du principe fédératif et œuvres diverses sur les problèmes politiques européens », in Œuvres complètes, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1959.
[3] Cet article a été publié dans : C.E. Diaz-Carrera (éd.), El federalismo Global, Madrid, 1987. Nous remercions le professeur Diaz de nous avoir autorisé la publication de ce texte dans Le Fédéraliste.
[4] R. Aron et A. Marc, Principes du fédéralisme, Paris, Le Portulan, 1948, p. 19.
[5] F. Kinsky, « Fédéralisme et personnalisme », in Repères pour un fédéralisme révolutionnaire : L’Europe en formation, 190-192, janvier-mars 1976.
[6] A. Spinelli, Come ho tentato di diventare saggio : la goccia e la roccia, Bologne, Il Mulino, 1987, p. 63.
[7] A. Marc, « Taisez-vous, bavards ! », in Repères, cit., p. 10.
[8] J. Buchmann, « Du fédéralisme comme technique générale de pouvoir », in H. Rieben (éd.), Le fédéralisme et Alexandre Marc, Lausanne, Centre de recherches européennes, 1974, p. 116.
[9] Voir J. Pinder, « Les pouvoirs de l’Union européenne et des Etats membres dans le domaine économique et social : subordination ou condition ? », in R. Bieber, J.-P. Jacqué, J.H.H. Weiler (éd.), L’Europe de demain, Bruxelles, Commission des Communautés européennes pour l’Institut universitaire européen, 1985.
[10] A. Marc, « Taisez-vous, bavards ! » in Repères, op. cit., p. 18.
[11] Journal mensuel de l’Association italienne du CCRE, Comuni d’Europa a exprimé, à maintes occasions, le soutien solide des autorités locales et régionales d’Italie.
[12] Communication personnelle de Gustavo Malan.
[13] Voir O.C. (Osvaldo Coisson), « Nota bibliografica », in « Chivasso - 19 dicembre 1943 : la Dichiarazione dei rappresentanti delle popolazioni alpine », in Novel temp, n° 23, Sampeyre, Piémont, sept.-déc. 1983, pp. 5-11, dans lequel sont aussi publiés la Déclaration et un article de G. Malan ayant pour titre « Quarant’anni dopo ». Voir aussi E. Chanoux, Federalismo e autonomie, (Quaderni dell’Italia libera 26, sans date) 1944 ; L.R (Giorgio Peyronel), « Federalismo, autonomie locali, autogovemo », L’Unità Europea, n° 4, Milan, mai-juin 1944, p. 3, et « Federalismo et autonomie », L’Unità Europea, n° 5, juillet-août 1944, pp. 2-3 ; G. Peyronel, « La Dichiarazione dei Rappresentanti delle Popolazioni al Convegno di Chivasso il 19 dicembre 1943 », in Il movimento di liberazione in Italia, n° 2, Milan, sept. 1949, pp. 16-26. Le texte de Chanoux et le second des articles de Peyronel dans L’Unità Europea sont cités, en anglais, dans W. Lipgens, Documents on the History of European Integration, vol. 1 : Continental Plans for European Union 1939-1945, Berlin et New-York, de Gruyter, 1985, pp. 534-6.
[14] Résolution politique générale, Congrès UEF à Montreux, 27-31 août 1947, reproduite dans J-P. Gouzy, Les Pionniers de l’Europe Communautaire, Lausanne, Centre de Recherches Européennes, 1968, pp. 156-8, et en partie dans Aron et Marc, cit., pp. 144-5. Les passages cités ci-dessus sont reproduits en anglais dans Lipgens, A History of European Integration 1945-1947, pp. 575, 590 et le texte complet de la Résolution dans A. et F. Boyd, Western Union, Londres, Hutchinson, non daté (1948 ou 1949), pp. 141-8.
[15] Voir Gouzy, ibid., p. 150. La Charte Fédéraliste fut imprimée dans la collection Réalités du présent, textes et documents, Paris, Presses d’Europe, 1963.
[16] Voir par ex., F. Rossolillo, Città, territorio, istituzioni nella società post-industriale, Naples, Guida, 1983 et divers articles dans Le Fédéraliste.
[17] Voir E. Loone, Sovremennaya, Philosophiya Istorii, Tallin, 1980.
[18] R. Aron, « Précurseur : Arnaud Dandieu (1897-1933) », in H. Rieben, op.cit., pp. 44-45.
[19] A. Marc, « Monnaie et socialisme », in Les Cahiers du Fédéralisme, supplément au numéro 212 de L’Europe en formation, déc. 1977, p. 43.
[20] Voir L. Levi et S. Pistone « L’alternativa federalista alla crisi dello stato nazionale e della società industriale », Il Federalista, XXIII, 2, 1981, repris et amplifié dans L. Levi, Crisi della Comunità europea e riforma delle istituzioni, Milan, Angeli ed., 1983, et F. Rossolillo « Fédéralisme dans la société post-industrielle », Le Fédéraliste, octobre 1984.
[21] Voir, par exemple, Amitai Etzioni, Political Unification, New York, Holt, Reinhart and Wilson, 1965 ; K.C. Wheare, Federal Government, London, Oxford University Press, 1946.
[22] Résolution de politique générale, Congrès UEF, 27-31 août 1947, reproduit dans J.-P. Gouzy, op. cit. et W. Lipgens, op.cit.
[23] Voir W. Lipgens, op. cit., p. 588.
[24] Voir M. Albertini, Lo Stato nazionale, Naples, Guida ed., 1980, p. 158 (éd. fr. : L’Etat National, Lyon, Ed. Fédérop) et divers articles et éditoriaux dans Le Fédéraliste, par exemple « Vers un gouvernement mondial », dans le premier numéro de la revue à paraître en trois langues, en juillet 1984.
[25] C. Layton, One Europe, One World , supplément spécial au n° 4 du Journal of World Trade Law, Genève, en association avec le Federal Trust, Londres, 1986, republié sous le titre Europe and the Global Crisis : A First Exploration of Europe’s Potential Contribution to World Order, Londres, Federal Trust and International Institute for Environment and Development, 1986.
[26] Wheare, op.cit., 1951, p. 52.
[27] F. Kinsky : « Où en est la stratégie fédéraliste ? », L’Europe en formation, 258, nov.-déc. 1984, p. 37.
[28] Voir, par ex., D. de Rougemont, « Alexandre Marc et l’invention du personnalisme »,dans H. Rieben, cit., et F. Kinsky, Fédéralisme et personnalisme, cit.
[29] J.-P. Gouzy, « L’apport d’Alexandre Marc à la pensée et l’action fédéraliste », dans H. Rieben, ibid. p. 6.

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