VII année, 1965, Numéro 1, Page 1
L’Europe après l’accord sur le prix des céréales
L’accord pour l’ouverture du marché commun des céréales réalisé le 15 décembre à Bruxelles, a fait naître partout l’impression que l’on avait dépassé le seuil de l’irréversibilité dans le processus de l’intégration européenne. Avant que l’accord ne se précisât on avait craint le contraire. L’Allemagne, qui aurait dû réduire sensiblement son prix du blé, non seulement hésitait, mais semblait tout-à-fait opposée. Et cela, en laissant penser que les Six ne réussiraient peut-être pas à se mettre d’accord, faisait également supposer que de Gaulle pourrait finir par mettre à exécution sa menace : ou Marché commun agricole ou, pratiquement, fin du Marché commun industriel. En d’autres termes, fin de l’Europe. Beaucoup disaient même que le général avait une politique de rechange : le rapprochement avec l’Union Soviétique et avec l’Europe orientale.
Dans l’euphorie du succès, cette crainte a été oubliée peut-être aussi pour ne pas affronter dans son for intérieur un problème épineux, celui du rôle de de Gaulle dans l’intégration européenne. D’autre part, l’euphorie ayant pris fin, l’optimisme lui-même s’est atténué. L’idée de l’irréversibilité subsiste ; cependant, comme il faut la confronter avec les nombreux problèmes de l’intégration dont la solution est incertaine, on la considère à-peu-près comme le Phénix, c’est-à-dire comme une chose qui existe mais on ne sait où.
Si l’on prend en considération l’union économique, on est certain qu’elle est un fait accompli et l’on croit même savoir où elle aurait son siège. Son centre serait dans les « Communautés ». Mais si l’on se tourne vers l’unification politique, chose à laquelle on est naturellement contraint non seulement pour des motifs d’ordre politique et militaire mais aussi parce que l’on commence à se rendre compte de l’impossibilité de stabiliser l’unité économique sans l’unité politique, cette certitude s’évanouit comme neige au soleil. Au contraire, les difficultés que rencontrent les projets, pourtant si modestes, d’union politique, et plus encore les divergences politiques entre l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique et la Hollande, font tout-à-fait craindre que l’on rêve les yeux ouverts. En réalité, personne ne pourrait dire où serait son siège. Certes pas dans les Communautés. Alors où, à Paris, à Bonn, à Rome ? Non plus.
L’accord sur le prix européen des céréales met donc en évidence trois importants problèmes de caractère politique : le problème, rétrospectif, mais instructif, de l’identification de la volonté politique à laquelle l’Europe doit ce pas en avant, le problème du seuil de l’irréversibilité et enfin le problème de l’action à mener pour aller de l’avant.
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La volonté politique. La volonté politique en question est celle de de Gaulle. C’est un fait, nous l’avons rappelé, qu’il avait posé l’alternative : ou Marché commun agricole ou fin du Marché commun industriel. C’est un fait que, en empêchant par son véto l’entrée dans le Marché commun de la Grande-Bretagne, c’est-à-dire d’un Etat qui n’aurait jamais accepté l’intégration agricole européenne, il en a édifié l’indispensable prémisse. Et c’est un fait que, comme il renforce les Six, l’accord sur les céréales constitue un élément du dessein de l’« Europe européenne » tout comme la lutte contre la force multilatérale, la reprise du dialogue franco-allemand, la reconnaissance de la Chine, les tentatives de révision de l’O.T.A.N. et du gold exchange standard etc.
La chose est si bizarre — de Gaulle, le champion de la grandeur française, le restaurateur, selon beaucoup, des nationalismes, serait en même temps le guide, depuis longtemps, de l’intégration européenne — que nombreux sont ceux qui préfèrent ne pas y penser, même si l’explication de cette bizarrerie est très simple : on ne peut pas renforcer la France sans renforcer les Six.[1] Ainsi naît le mythe de la fonction politique des « Communautés ».[2] Il faut bien penser à quelque leader, parce que l’on ne peut concevoir une politique sans une volonté politique. En conséquence, si l’on ne veut pas reconnaître le rôle de de Gaulle, on finit par mettre en avant, faute d’hommes politiques véritables, les membres de la Commission du Marché commun et en particulier, dans le cas qui nous intéresse, Mansholt.
Eh bien, l’accord agricole montre précisément qu’il s’agit d’un mythe. La question des céréales constituait, notamment en Allemagne, un gros problème politique, un problème de pouvoir. Sur l’un des plateaux de la balance allemande du pouvoir à propos du prix du blé se trouvait-un poids très fort, la volonté contraire des agriculteurs allemands. Pour équilibrer la balance, dans le but d’arriver au prix européen, il fallait un poids égal et opposé, et même légèrement supérieur, et non des conseils ou des plans bien formulés. De Gaulle avait ce poids en raison de son propre pouvoir et parce qu’il avait réussi à mettre de son côté les U.S.A. en liant les prix agricoles européens au Kennedy round. Mansholt et les autres membres de la Commission ne l‘avaient pas.
Leur rôle a été celui de l’habile médiateur, du conseiller éclairé, jamais celui de l’homme qui à un certain moment des pourparlers jette tout le poids de son pouvoir sur un plateau de la balance, et cela pour une raison évidente : ils n’ont aucun pouvoir. Certains pensent qu’ils peuvent déjà profiter d’une sorte de représentation de l’intérêt européen. C’est à cela qu’on pense quand on parle du « dialogue communautaire » entre le Conseil des ministres, qui représenterait les nations, et la Commission qui représenterait l’Europe. Mais il suffit de se rappeler qu’au moins 80% de la population ne sait rien des Communautés ni de ses dirigeants pour comprendre qu’ainsi on prend ses désirs pour des réalités.
En effet le mécanisme communautaire n’a qu’une portée diplomatique qui ne va pas au-delà, politiquement parlant, du niveau de la recommandation (Machiavel dirait de la prière). Et le fait s’explique très bien. Les dirigeants des Communautés, qui doivent leur poste à une nomination gouvernementale et non à une lutte politique indépendante, ouverte et démocratique, n’ont aucun rapport, ne serait-ce que psychologique, avec la population européenne. D’autre part cette population, privée comme elle l’est de quelque représentation que ce soit et même d’une voix pour exprimer ses demandes et formuler ses critiques, ne peut pas se faire entendre, ne peut pas prendre conscience d’elle-même. Elle reste à la merci de tous, c’est-à-dire entre les mains de personne, parce que tous, sans crainte de démenti, peuvent prétendre parler en son nom.
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Le seuil de l’irréversibilité. A-t-il été franchi ou non ? L’intégration agricole, à cause des difficultés de concevoir le processus contraire, celui de la désintégration, le fait penser. Et ses conséquences aussi le font penser : en premier lieu l’intégration monétaire, qui a été en fait sanctionnée avec la disposition selon laquelle les prix sont fixés en unités de compte (on ne peut pas avoir de prix commun sans une monnaie commune, ou, ce qui revient au même, sans une politique monétaire commune, car sans une telle politique, un pays pourrait, en dévaluant sa monnaie, abaisser unilatéralement ses prix réels) ; en deuxième lieu l’idée que désormais — c’est Mansholt qui l’a dit — toutes les décisions importantes concernant l’agriculture seront prises à Bruxelles, et non dans les capitales nationales.
Ces arguments sont très suggestifs, mais en raisonnant ainsi on met la charrette avant les bœufs. Le fait qu’une monnaie commune soit nécessaire pour avoir un prix commun, et que cette exigence logique ait été reconnue, au moins en partie, par la disposition qui décide la fixation des prix européens en unités de compte, ne signifie pas du tout qu’elle existera. Le devoir être n’implique pas l’être. De même le fait que les décisions importantes concernant l’agriculture doivent désormais être prises à Bruxelles n’implique pas du tout qu’elles seront vraiment prises à Bruxelles. Il y a une monnaie commune, c’est-à-dire une politique complexe qui exige l’emploi d’instruments politiques, bancaires et administratifs, et l’on prend effectivement des décisions communes dans une matière aussi brûlante que l’agriculture, en dépassant le simple niveau des compromis entre des décisions prises ailleurs, uniquement là où existe un gouvernement. Et un gouvernement européen n’existe pas. Dans les faits, on peut seulement dire que l’on a fait un pas — celui des prix — qui n’aura de sens que si l’on en fait un autre : la fondation d’un gouvernement européen.
Mais la plupart oublient cet aspect de la question qui est pourtant très important parce qu’il concerne pratiquement le transfert des pouvoirs en matière de monnaie et de politique économique des Etats nationaux à l’Etat fédéral à fonder. Et en oubliant cet élément ils confondent, avec de graves conséquences pratiques, les deux significations diverses que peut assumer l’idée de l’irréversibilité de l’intégration. On peut considérer irréversible l’intégration d’une population auparavant divisée en plusieurs Etats quand on fonde un gouvernement commun, dans le cas européen un gouvernement fédéral à côté des gouvernements nationaux limités. Ce n’est qu’à ce degré qu’existe la garantie de l’intégration parce que ce n’est qu’à ce degré que les institutions de l’intégration (système fédéral) supplantent celles de la division (système national exclusif), ce qui équivaut à dire que ce n’est qu’à ce degré que l’intégration correspond à la normalité, à un type de comportement stabilisé, acquis.
Voilà la signification classique, si l’on veut institutionnelle, de l’idée de l’irréversibilité de l’intégration d’une population. Mais un gouvernement ne peut pas se fonder sans le consentement des personnes intéressées, c’est-à-dire sans la transformation, au moyen d’un processus intégratif, de peuples divers en un seul peuple (fédéral s’il est de caractère pluraliste, national s’il est de caractère monolithique), en d’autres termes, sans le déclin des anciennes formations étatiques et l’établissement d’un réseau dense de rapports entre les individus au-delà de leurs frontières. Or, même dans ce processus il peut exister un seuil d’irréversibilité au-delà duquel il serait impossible de revenir en arrière. Il est évident qu’en Europe nous avons tout au plus franchi ce seuil. Il est alors nécessaire d’avoir présente à l’esprit la différence entre les deux idées de l’irréversibilité.
La première concerne la vie normale, la seconde la tendance à une nouvelle vie normale. Dans la première ne se posent pas des problèmes comme ceux des coups d’arrêt, des retours en arrière et par conséquent de crises causées par le heurt de tendances opposées. Dans la seconde ces problèmes se posent parce que l’unité, tout en représentant l’avenir, manque encore de moyens institutionnels propres et donc d’une véritable volonté politique, tandis que la volonté résiduelle de division peut s’exprimer pleinement à travers les institutions non encore détruites de l’ancienne division.
L’accord agricole est probablement un signe du fait que l’Europe a vraiment franchi le seuil de l’irréversibilité en ce qui concerne le processus d’intégration. Si les gouvernements nationaux sont arrivés jusqu’à ce point, on peut penser à bon droit que la tendance vers l’union est effectivement très profonde. Il est inutile de souligner l’énorme importance de cette constatation. Toutefois le fait qu’elle permet d’affirmer que dans la perspective historique l’unité serait désormais acquise ne doit pas nous faire oublier que cela n’exclut pas du tout, comme nous l’avons vu, la prise en considération de la possibilité de coups d’arrêt, de pas en arrière et de crises. Au contraire, il permet précisément de prévoir que nous courrons des risques de ce genre tant que nous ne parviendrons pas à la fondation d’un gouvernement européen, et il permet en outre de les ponctualiser. Un exemple : comment vivrons-nous dans le secteur de l’agriculture à partir de 1967, avec les prix européens et les monnaies nationales, c’est-à-dire avec un pied en Europe et tout le reste du corps dans les nations ?
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Que faire pour aller de l’avant. Si l’on met à part certains projets fédéralistes, qui de toute façon concernent des actions qui ne pourront produire d’effets que dans quelques années et que dans le cas d’un développement positif, dans le cadre des forces en présence deux lignes d’action sont pour l’instant possibles : celle des divers projets d’« union politique », qui atteignent tout au plus le niveau confédéral et n’envisagent aucun transfert de souveraineté des nations à l’Europe, et celle de l’élection directe du « Parlement » de Strasbourg. Le reste n’est qu’administration ordinaire, ou bien — comme les projets de fusion des « exécutifs » des Communautés — acquiert un caractère différent selon qu’on le met en relation avec la situation dérivant de la première ou de la seconde ligne d’action.
L’élection directe du « Parlement » européen contribuerait à renforcer l’« exécutif » unifié, en en faisant le centre de l’intégration européenne (en hypothèse, et à notre avis seulement en hypothèse parce que cette pensée est plus imaginaire que réelle), tandis qu’une « union politique » tout au plus confédérale, sans un parlement élu directement, mettrait au premier plan le Conseil des ministres nationaux.
Or, il faut dire tout de suite qu’il s’agit de moyens inadaptés à la tâche, c’est-à-dire au progrès de l’intégration. L’intégration économique a désormais enveloppé non seulement le problème de la monnaie, mais aussi le problème, de caractère général, de la programmation au niveau européen. Cela est confirmé, si besoin est, précisément par l’accord sur les prix agricoles qui, montrant que les économies nationales ont été déjà en grande partie remplacées par l’économie européenne, montre aussi que les plans nationaux ne conservent un sens que comme éléments nationaux d’un plan européen. D’autre part la renaissance économique de l’Europe occidentale a, sinon inversé, pour le moins altéré radicalement les rapports de force entre les Etats de l’Europe occidentale non encore unis mais non plus divisés d’une part, les U.S.A., l’U.R.S.S. et le reste du monde de l’autre. Il s’ensuit que ces Etats se trouvent en face du problème de l’adaptation à la nouvelle situation de leur politique étrangère et militaire, et du fait qu’ils ne peuvent pas y pourvoir séparément soit parce que la base de leur force, l’économie européenne, constitue déjà une unité, soit parce que séparément ils sont impuissants.
En un mot, les problèmes sur le tapis sont ceux de la politique économique, de la monnaie, de la défense et de la politique étrangère. Et ils sont si concrets, si imminents, que l’on peut dater la période dans laquelle on ne pourra plus les éluder. Entre 1967 et 1969 nous aurons les prix agricoles européens, la fin de la période transitoire du Marché commun et l’échéance du Pacte Atlantique, et il faudra pourvoir à la situation, c’est-à-dire affronter précisément les problèmes en question à moins d’ensabler l’intégration européenne. Or il est évident que l’on ne peut pas résoudre des problèmes de ce genre avec six gouvernements indépendants plus : a) un parlement, si l’on peut dire ainsi, élu directement par le peuple (éventualité du reste très improbable, en ces termes, à cause de l’opposition de de Gaulle et plus encore à cause de son absurdité intrinsèque) mais tout-à-fait impuissant parce que situé dans une espèce de désert politique, dans un cadre européen privé de gouvernement, d’administration, d’armée et de police, ou de leur équivalent, le pouvoir constituant du peuple ; ou bien, b) une conférence permanente de chefs de gouvernement et de ministres, à peu près comme l’O.N.U., la S.D.N. et organisations semblables (à cela se réduisent en effet les projets actuels d’« union politique »). Il faut, pour cela, un gouvernement européen. Aucune personne raisonnable ne peut avoir de doutes à ce sujet.
De cette critique des lignes d’action des forces traditionnelles on passe tout de suite, sans aucune difficulté, à l’identification de la ligne d’action juste. Il s’agit en premier lieu d’avoir présente à l’esprit une conséquence de ce que nous avons dit : les problèmes en question n’auront que des solutions apparentes ; et se représenteront toujours, jusqu’à la fondation d’un gouvernement européen. Les possibilités d’action qu’ils créent sont, partant, destinées à ne pas s’épuiser avant que cet événement se dessine. Elles sont donc de nature à rendre possible la fondation de ce gouvernement. Et il s’agit en outre d’observer que seule la propagande pour ce gouvernement peut créer un lien dans l’esprit de la population entre ce qu’elle attend de la politique et l’Europe à construire. Tout le monde est directement concerné par les problèmes en question, tout le monde sait que ce sont des problèmes de gouvernement, tout le monde peut comprendre qu’ils ont acquis une dimension européenne et que le moyen pour les résoudre est constitué par un gouvernement européen. Cela suffit pour conclure qu’il ne reste qu’un pas à faire, le dernier : la lutte pour la fondation d’un gouvernement européen. Ce n’est que de cette façon que l’on peut mobiliser l’opinion publique européenne.
C’est une conclusion logique, mais difficile à traduire en acte. C’est pourquoi la plupart cherchent quelque chose d’autre. Mais il n’y a rien d’autre. Ceux qui prétendent le contraire sont tenus de démontrer qu’avec l’organisme communautaire, plus un parlement sans gouvernement ou une conférence permanente de chefs de gouvernement, on peut prendre des décisions européennes concernant la force de frappe française, la multilatérale, la crise de l’O.T.A.N., le désordre monétaire, la réunification allemande et ainsi de suite ; ils sont tenus de démontrer qu’avec un mécanisme semblable on peut mener, à notre époque démocratique, scientifique et sociale, une politique étrangère, une politique militaire, une politique économique, une politique sociale. Et ils sont tenus aussi de démontrer qu’avec une propagande pour les actuels projets d’union politique — un fait purement diplomatique — ou pour l’élection d’un « Parlement » d’une organisation — la « Communauté » — qui intéresse directement environ 5% de la population, on peut mobiliser l’opinion publique en faveur de la poursuite de l’intégration européenne.
L’exclusion de toute autre possibilité confirme la validité de noire conclusion. On pourrait toutefois observer qu’elle est trop logique, trop linéaire, si on la confronte avec le chemin tortueux que sont toujours obligées d’emprunter les forces politiques. Et pourtant cette logique est celle qu’invoquaient les gouvernements et les partis il y a dix ans, quand il s’agissait de faire démarrer le Marché commun. En inversant le raisonnement, mais avec une heureuse erreur parce qu’il y avait une base politique pour leurs desseins (l’unité de fait de l’Europe occidentale), ils disaient alors : comme un marché commun ne peut pas exister sans une monnaie commune, et une monnaie commune sans un gouvernement commun, construisons progressivement ce marché et nous aurons la monnaie commune et le gouvernement commun. Aujourd’hui, alors qu’une grande partie du chemin a été faite, il s’agit de les prendre au mot.
D’autres pourraient au contraire observer qu’il est vrai que l’unique chose sérieuse est la propagande pour un gouvernement européen, mais qu’aucune force politique n’y est pour l’instant disposée. Peu importe. Les actions qui sortent de la routine ne sont jamais entreprises par les grandes forces constituées mais par les avant-gardes. Cela ne les empêche pas d’arriver au port, en s’imposant aux partis eux-mêmes comme à toutes les autres forces sociales, quand une force irrésistible, la correspondance de leur propagande à la réalité des faits et de leur objectif aux besoins de la population, les pousse. Dans ce cas, et c’est le cas de la propagande pour le gouvernement européen, d’abord une à une, puis en avalanche, toutes les personnes finissent par acquérir le même état d’âme et la même volonté, en libérant une force qui contraint les politiques à l’obéissance.
Comme nos lecteurs le savent, nous avons entrepris avec le Recensement la propagande pour le gouvernement européen (en termes légitimes de lutte pour le pouvoir constituant du peuple fédéral européen). L’accord agricole est une confirmation ultérieure du fait que nous avons choisi le bon moment pour arriver à temps au rendez-vous des années 1967-70.
Le Fédéraliste
[1] Le fait que de Gaulle ait guidé pendant ces années l’intégration européenne n’implique pas du tout qu’il puisse la conduire au port. Tandis que pour guider l’intégration européenne dans la phase actuelle, la collaboration entre les Etats suffit — et de Gaulle ne peut pas ne pas la rechercher parce que sans le Marché commun la France ne compte pas dans la balance mondiale du pouvoir —, pour la conduire au port il s’agit de transférer la souveraineté des Etats nationaux, et donc également de la France, en matière de politique étrangère, militaire et partiellement de politique économique et sociale, à la Fédération européenne. Or, tout laisse prévoir que de Gaulle continuera à s’opposer énergiquement à ce transfert de pouvoir. Il s’ensuit qu’au moment décisif il deviendra un adversaire déclaré de l’« Europe européenne » à laquelle pourtant il aspire sans se rendre compte qu’elle exige le sacrifice de la souveraineté absolue de la France, et il s’ensuit encore que, en ce qui concerne le choix de la forme de l’unité européenne, il doit être combattu dès maintenant.
[2] Habituellement nous mettons entre guillemets les mots « Communauté », « parlement », « exécutif », quand il s’agit de l’intégration européenne, parce que dans ce cas ils acquièrent un sens spécial tout à fait différent de celui qu’ils ont dans le langage ordinaire. « Communauté » signifie quelque chose, de plus, non quelque chose de moins, que la démocratie, tandis que dans le cadre de l’intégration européenne elle désigne une organisation privée même de la démocratie formelle. De même, « parlement » et « exécutif » signifient pouvoir législatif et pouvoir exécutif d’un Etat, tandis que dans le langage de l’intégration européenne ils désignent une réunion de parlementaires et un comité d’experts dans un cadre où il n’existe pas d’Etat, donc quelque chose qui n’a rien à voir avec le pouvoir législatif et avec le pouvoir exécutif.