LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XII année, 1970, Numéro 2, Page 63

 

 

Notes sur la conscience révolutionnaire
 
FRANCESCO ROSSOLILLO
 
 
Pour commencer à discuter la nature de la conscience révolutionnaire, nous avons choisi comme point de départ une partie de la problématique de Heidegger ou, pour mieux dire, étant donné l’impossibilité de reproduire dans un autre contexte sans l’altérer un message comme celui de Heidegger, notre façon de voir une partie de la problématique de Heidegger sous l’angle de notre expérience.
Il est opportun de poser au préalable que cette approche, qui concerne la conscience individuelle, ne veut pas s’ériger en antithèse de la méthode du matérialisme historique, et en particulier de l’indiscutable vérité, énoncée par Marx, d’après laquelle l’homme est l’homme en société et, imaginé en dehors d’elle, une abstraction vide. Nous croyons seulement que l’homme est bien un point d’intersection d’une série d’influences, mais qu’il a, dans une mesure plus ou moins grande suivant les choix considérés et dans la plus grande dans le cas du choix fondamental qui est à la base d’une expérience révolutionnaire, une marge de liberté dans leur organisation et leur transformation.
C’est par l’examen de ce qui se passe dans la limite de cette sphère de liberté que nous entendons commencer notre analyse de la conscience révolutionnaire.
Nous ne voulons pas nier que la conscience révolutionnaire se manifeste exclusivement dans certaines situations sociales. Ni que le révolutionnaire le devient seulement si les conditions objectives dans lesquelles se déroule sa vie le permettent. Autrement dit, nous ne voulons pas contester à la sociologie ni à la psychologie le droit de s’occuper du problème. Nous croyons seulement que des analyses de ce genre n’épuisent pas la question parce qu’elles ne touchent pas la couche la plus profonde de la réalité : le fondement ontologique du choix du révolutionnaire, c’est-à-dire la nature profonde de la prise de conscience qui est à la base du choix lui-même, quelles que soient les influences sociales qui ont fait en sorte que ce choix a été justement celui de ces hommes à cette époque précise.
Quelle a été, en somme, la nature de la prise de conscience qui, de Marx, a fait Marx et, de Lénine, Lénine ? Il ne suffit pas de répondre : parce qu’ils ont compris à fond la situation politico-sociale de leur temps et la nature de l’action nécessaire pour la transformer. Répondre de la sorte équivaut à dire que Marx et Lénine étaient extraordinairement intelligents, ou extraordinairement sensibles. Toutes réponses qui participent de cette attitude théorique que Hegel qualifie de « règne spirituel des animaux » (der geistige Tierreich) et qui explique l’action en se référant à la nature de l’agent, donc n’explique rien parce que la nature de l’agent est posée égale à l’action.[1]
Il ne suffit pas non plus d’affirmer que Marx ou Lénine étaient mus par une foi ardente dans la raison. La foi, fût-ce dans la raison, est une attitude irrationnelle. Avoir foi dans la raison équivaut à fonder la raison sur la non-raison. Et la vie de raison est trop douloureuse pour se fonder sur un choix arbitraire.
 
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Pour Heidegger, la structure ontologique fondamentale de l’être de l’homme est la mort, si bien qu’il définit l’être de l’homme être pour la mort (Sein zum Tode).[2] Vivre signifie s’acheminer vers la mort, mourir progressivement : ab-sterben. La présence de la mort ne peut pas être éludée par l’homme. Mais l’homme peut lui faire face dans les deux modes fondamentaux de l’existence : en la fuyant, en tentant de l’oublier (sans qu’elle cesse pour autant le moins du monde d’être présente) ; ou bien en la regardant en face, en l’anticipant (Vorlaufen in den Tod). Le premier mode est celui de l’existence inauthentique, du « quotidien » ; le second, celui de l’existence authentique.
Le Vorlaufen in den Tod est l’acte par lequel l’homme parvient à se représenter la totalité de ses possibilités parce que, la mort étant la fin de la vie, se placer à l’instant de la mort signifie faire face à sa propre vie, c’est-à-dire à ses possibilités, dans son intégrité. L’attitude qui en résulte est celle que Heidegger appelle la « décision » (Entschlossenheit), qui est la structure fondamentale de l’existence authentique. « La décision qui anticipe, écrit Heidegger,[3] n’est pas un truc imaginé pour surmonter la mort, mais bien la compréhension — laquelle suit l’appel de la conscience — qui donne à la mort la possibilité de devenir maîtresse de l’existence, de l’être de l’homme (des Daseins) et de dissiper dès l’origine n’importe quelle automystification (Selbstverdeckung) fugitive. Le vouloir-avoir-conscience (Gewissen-haben-wollen), déterminé comme être pour la mort, conduit sans illusions à la décision d’agir. En outre, la décision qui anticipe ne dérive pas d’une prétention "idéaliste", au-dessus de l’existence et de ses possibilités, elle naît de la sobre compréhension des possibilités fondamentales effectives de l’être de l’homme (des Daseins). A la sobre angoisse qui met en présence du pouvoir être isolé s’ajoute la joie préparée (gerüstet) pour cette possibilité. C’est en elle que l’être de l’homme (das Dasein) se libère des “hasards” du divertissement que la curiosité affairée tire avant tout des événements du monde ».
La conscience de son impuissance métaphysique, c’est-à-dire la conscience de ne pas pouvoir dominer son être, est la condition pour que l’homme soit en mesure de dominer ses possibilités et qu’il échappe à l’empire du hasard de la vie quotidienne, de son inauthenticité. De là dérive une différence fondamentale entre l’horizon temporel de l’existence authentique, caractérisée par la « décision » et celui de l’existence inauthentique, du quotidien.
La dimension temporelle fondamentale de l’existence authentique, de la Entschlossenheit, est l’avenir, parce que la Entschlossenheit est la projection de l’être de l’homme vers ses possibilités. L’existence inauthentique — le quotidien — au contraire, est dominée par les choses qui l’occupent et la préoccupent : et par conséquent sa dimension temporelle spécifique est le « maintenant », la jetzt-jetzt Zeit. Les autres dimensions temporelles, le passé et l’avenir, qui paraissent malgré tout dans l’existence inauthentique, ne sont pas pures, mais rapportées au « maintenant », comme « ne plus » et « pas encore ». Autrement dit, l’existence dans le mode du quotidien est morcelée en une série de « maintenant » et dominée par les constellations de choses qui, en chacun de ces « maintenant » occupent et préoccupent l’existence ; alors que l’existence authentique est projet, est projetée dans l’avenir parce qu’elle ne se rapporte pas aux choses, mais aux possibilités de l’existence.[4]
Le discours de Heidegger, en ce qui concerne strictement le sujet qui nous intéresse, s’arrête là. Il laisse un important problème sans solution.
La problématique de Heidegger est celle de la recherche du sens de l’existence. En effet, la nécessité de faire face à sa propre vie comme à un tout, en anticipant la mort, constitue la position du problème du sens de la vie. Mais Heidegger parvient seulement à poser le problème du sens, sans se proposer de le résoudre. La « décision », la Entschlossenheit, ce n’est qu’une disponibilité complète de l’individu pour le choix de quelques possibilités entre toutes, c’est une disponibilité pour la recherche du sens ; ce n’est pas encore un choix effectif et donc la solution du problème du sens.
D’autre part, la formulation d’un problème suppose le besoin d’en tenter la résolution. Et c’est alors que la méditation de Heidegger, poussée plus avant, semble conduire à une impasse. En effet, suivant les catégories de Heidegger, l’anticipation de la mort, le Vorlaufen in den Tod, qui est la position même du problème du sens de l’existence, est en même temps la négation de la possibilité de donner un sens à l’existence parce que, si exister est mourir progressivement, ab-sterben, le seul sens de la vie est la mort, qui est aussi la mort du sens. Donc, si le primat ontologique de l’être individuel de l’homme est établi, comme il l’est pour Heidegger, le sens de l’existence est l’absence de sens : l’existence de l’homme n’a pas de sens.
Cette conclusion est irréfutable, étant donné les prémisses, mais elle n’est pas satisfaisante. En effet, elle admet seulement deux réponses. L’une, authentique, est le choix du néant, la mort, comme couronnement logique de la recherche. L’autre, inauthentique, est l’oubli du problème, le retour à la jetzt-jetzt-Zeit, le « divertissement ». Que Heidegger n’ait choisi aucune de ces deux voies fait penser que sa réflexion cache un postulat inexprimé, un point de passage à un autre ordre de réflexions.
D’autre part, si l’avenir constitue la dimension temporelle spécifique de l’existence authentique, parce que c’est dans l’avenir que l’existence de l’homme se projette sur ses possibilités, considérer l’avenir comme délimité par la mort de l’individu signifie réduire drastiquement les possibilités de l’être de l’homme, parce que seul un certain type de projet peut se conclure dans le bref espace d’une vie : et ce sont les projets typiques du « quotidien », les projets définis par les structures du « parler » quotidien et de la curiosité, dont la dimension temporelle est celle du « maintenant » et du « pas encore » : le « divertissement », la carrière, la richesse, le succès ; par conséquent, les projets de l’existence inauthentique. L’avenir de l’existence authentique semblerait devoir être un avenir avec un horizon bien plus vaste, où le projet de chaque vie prend un sens en se continuant dans les projets des vies qui suivent.
Certes, Heidegger ne dit nulle part explicitement que les projets de l’existence authentique doivent se conclure dans l’espace d’une vie. Il n’empêche qu’on ne voit pas comment cette conclusion pourrait être évitée. En effet, si le contexte plus global qui donne un sens à la vie de l’individu est celui que délimite la mort, un projet ne peut pas prendre de sens, en tant qu’il se borne à commencer un discours qui attend, pour être achevé, d’autres projets après la mort de l’individu, quelquefois beaucoup d’autres projets successifs. Dans la perspective de Heidegger, ce projet resterait toujours et seulement un projet inachevé, parce que le point de vue duquel il doit être jugé est celui de la totalité de l’existence (Ganzsein der Existenz) de l’individu, et non un point de vue supérieur.
Le seul moyen de sortir de cette impasse consiste à postuler que la vie individuelle ne prend un sens que dans le contexte de l’histoire, et qu’anticiper la mort, et se représenter en conséquence la totalité de son existence constituent bien la prise de conscience initiale indispensable pour commencer la recherche du sens de sa vie ; mais que cette recherche porte sur le primat ontologique de l’histoire et sur la nécessité de faire coïncider son projet avec le cours de l’histoire. Sentir cette exigence et la traduire en action constitue la réalisation de l’existence authentique.
Certes, cette affirmation a davantage la nature du postulat que celle de la conclusion d’un syllogisme. L’histoire est faite et pensée par les individus, et ma mort est la mort de l’histoire pour moi. Le seul accès immédiat à l’être qu’ait su trouver la philosophie occidentale est le cogito cartésien. Cela signifie que la structure fondamentale de l’être est d’être transparent à soi-même (la Erschlossenheit des Seins de Heidegger). Il en résulte que l’affirmation du primat ontologique de l’histoire implique le concept d’autoconscience de l’espèce ; un concept qui n’a aucun terme de référence empirique et qui présuppose à son tour toute une série de postulats métaphysiques. Mais il n’empêche que l’alternative est radicale : ou bien accomplir le saut et prononcer l’acte de foi qu’il comporte, ou bien choisir la mort ou l’oubli. D’ailleurs, le choix de l’oubli est celui de beaucoup, la majorité. Mais il s’agit aussi d’un choix qui est profondément contraire à la nature rationnelle de l’homme.
 
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Jusque-là, nous avons avancé la thèse que l’existence authentique coïncide avec la conscience théorico-pratique du cours de l’histoire, mais nous n’avons pas encore pris en considération le concept de conscience révolutionnaire. Pour arriver au thème central de notre analyse, tentons de nous aventurer plus avant et de voir comment se définit plus précisément la « temporalité » (Zeitlichkeit) de l’existence authentique et quelles sont ses implications.
L’histoire, et en particulier l’histoire politique, qui est la seule où le mouvement de la masse peut être orienté par l’action d’une avant-garde consciente, est devenir. Mais c’est un devenir qui présente des caractéristiques particulières. Pour les mettre en lumière, il peut être utile de comparer le devenir de l’histoire politique à celui de la recherche scientifique. Kuhn[5] consacre à ce sujet une pénétrante analyse. Selon Kuhn, le devenir de la recherche scientifique s’articule sur deux plans. L’activité normale, quotidienne, de recherche s’insère dans le cadre d’un ensemble d’axiomes qui fournissent une explication générale du secteur de la réalité qui est l’objet de chaque science particulière. Ces explications générales de la réalité, que Kuhn appelle « paradigmes » (par exemple, la théorie géocentrique, les principes fondamentaux de la mécanique newtonienne, comme le principe du temps absolu, la constance de la masse, etc.), ne sont pas mises en question par la science normale, mais constituent les fondements sur lesquels s’élève tout l’édifice de cette science normale. Bien plus, cette dernière peut être interprétée comme l’activité de recherche qui a pour fonction spécifique d’explorer le domaine de chaque science particulière pour démontrer la compatibilité de la réalité avec le paradigme et pour éclairer les faits qui, d’après les critères interprétatifs que fournit le paradigme lui-même, paraissent encore de compréhension difficile.
Kuhn met pourtant en évidence qu’en certaines phases capitales du développement de la science cette manière de procéder entre en crise. La crise se manifeste quand sont découverts en nombre suffisamment grand des faits qui, pour être expliqués dans la perspective du paradigme, demandent des constructions théoriques excessivement compliquées et contournées. Cela signifie que le paradigme lui-même est entré en crise.
La crise du paradigme, d’ailleurs, n’est en général pas comprise. La communauté des savants a formé sa mentalité sur les schèmes de la science normale, alors que la réflexion sur le changement de paradigme sort de ces schèmes, exige une mentalité scientifiquement révolutionnaire (les changements de paradigme sont précisément les révolutions scientifiques), que la communauté des savants considère comme non scientifique, parce qu’elle doit faire la part belle à l’intuition, parce qu’elle néglige beaucoup de résultats de la science normale déjà consolidée, parce que, dans une première phase, elle laisse plus de problèmes sans solution qu’elle n’en résout. Bien plus, Kuhn met clairement en relief qu’un nouveau paradigme ne s’impose jamais à la communauté des savants avec l’évidence d’une proposition scientifique, mais implique toujours un saut de nature quasi fidéiste, si bien qu’on peut affirmer que la validité d’un nouveau paradigme est prouvée seulement parce qu’il réussit, avec les années, à se faire accepter par la communauté des savants, et non d’après des considérations internes à la science.
Que l’élaboration d’un nouveau paradigme ait un caractère exceptionnel, qu’il sorte des schèmes de la science normale, rend compte de quelques faits qui se manifestent communément dans ces phases de crises : que la communauté des savants réagit à l’émergence de faits nouveaux en continuant à se fonder sur le paradigme consolidé et en préférant élaborer des constructions théoriques embrouillées et lourdes plutôt qu’entamer une réflexion sur le changement de paradigme ; que les protagonistes des grandes révolutions scientifiques ont été pour la plupart de jeunes savants ou sont tout simplement venus d’une autre branche de la science ; et enfin que la communauté des savants tend à résister à l’introduction d’un nouveau paradigme, une fois qu’il a été formulé, parce qu’il est ressenti comme un élément incommode, qui détruit l’échafaudage de concepts sur lequel ils vivent sans conflits depuis des années et perturbe la paisible continuation de leur routine quotidienne.
Ces considérations de Kuhn sont susceptibles d’une extension suggestive au domaine de la politique. Dans les périodes normales, les sociétés politiquement organisées évoluent aussi, comme les faits que la science met en lumière. L’activité politique des gouvernants — et des gouvernés — s’adapte à cette évolution. Mais cette adaptation a lieu sur la base d’un paradigme qui, pour sa part, n’évolue pas mais qui, étant constant, fonde toute l’activité politique normale. Ce paradigme, selon nous, est la structure qui règle la lutte pour le pouvoir, laquelle comprend à la fois le mécanisme suivant lequel la lutte pour le pouvoir se déroule et sa justification idéologique. Nous appellerons cette structure « formule politique ».
Comme les paradigmes de la science, les formules politiques entrent en crise dans certaines phases capitales de l’histoire. Elles entrent en crise quand la société, au cours de son évolution permanente, crée des formes de vie sociale incompatibles avec le mode d’organisation de la lutte pour le pouvoir. Il s’agit aussi dans ce cas, notez bien, d’une incompatibilité relative et non absolue. Comme le dit Lukács,[6] un ordre en crise est toujours en mesure de résoudre — même si les solutions sont de plus en plus précaires de sorte que la crise s’approfondit continuellement — les problèmes qui se posent à lui, tant que ne prend pas naissance un groupe qui sache formuler et imposer l’alternative. Mais la crise se manifeste également sous la forme d’une faiblesse croissante des institutions, d’un écart croissant entre gouvernants et gouvernés.
Hegel illustre clairement ce phénomène, à propos de la constitution de l’Allemagne avant l’unification. « L’organisation de ce corps, écrit-il,[7] qui s’appelle la constitution de l’Etat allemand s’était créée avec une vie complètement différente de celle qui devait l’habiter par la suite et l’habite à présent ; la justice et la force, la sagesse et la valeur du passé, l’honneur et le sang, le bien-être et la misère de générations mortes depuis longtemps, liés à des mœurs et à des rapports disparus avec elles, sont gravés dans les formes de ce corps. Mais le cours du temps et l’évolution de la civilisation ont séparé l’un de l’autre le destin de cette époque et la vie de la nôtre. L’édifice dans lequel se manifestait ce destin n’est plus soutenu par le destin de la génération actuelle et reste, sans participation de celle-ci et sans importance pour ses intérêts et pour son activité, isolé de l’esprit du monde. Et, si ces lois ont perdu leur vie ancienne, la vie d’aujourd’hui n’a pas su se traduire en lois. Chacun [de ces deux termes] est allé son chemin, s’est consolidé pour son compte, et le tout est allé à la ruine, l’Etat n’est plus ».
Comme dans le domaine de la science, dans celui de la politique, la crise en général n’est pas comprise. Là encore, la mentalité des gouvernants, qui sont arrivés au pouvoir par un certain mécanisme (et aussi celle des gouvernés qui, n’ayant pas d’intérêt particulier pour la politique, reçoivent passivement les catégories des premiers), adopte naturellement les schèmes de la politique normale. Ils sont donc fermés à toute réflexion sur le changement de la formule politique, parce que le changement de la formule politique sort de ces schèmes et est considéré, pour cette raison, par les gouvernants (et par les gouvernés) comme non politique, comme utopique, parce qu’il ne tient pas compte des équilibres existants, des problèmes à résoudre le lendemain. Comme les savants, les hommes politiques sont imperméables à l’idée du changement du paradigme, parce que le paradigme ne fait pas partie de l’objet habituel de leur réflexion et de leur action, mais constitue l’ossature même de leur structure conceptuelle.
Sur la base de ces considérations, il devient évident qu’on ne fait pas de révolutions d’en haut. Même les gouvernants les plus courageux et les plus clairvoyants ne font rien d’autre qu’adapter leur politique aux circonstances nouvelles dans le cadre de la formule politique existante. Et, dans les moments de crise, ils sont tout simplement contraints à promouvoir des politiques en contradiction avec elle, contribuant de la sorte à rendre encore plus évidente son inadéquation sans pour autant être en mesure de la transformer eux-mêmes. La politique de Louis XVI, qui s’était fixé l’objectif impossible de concilier la formule politique de la monarchie de droit divin et la réalité nouvelle de la société bourgeoise de la fin du XVIIIe siècle, en est un exemple. Autre exemple : la politique actuelle des gouvernements de la C.E.E., qui se dépouillent, pour s’adapter à la réalité nouvelle de la société européenne, d’un nombre croissant de compétences, les cédant aux institutions européennes et faisant ainsi apparaître dans une lumière de plus en plus crue l’inutilité historique des Etats nationaux du continent, mais qui ne sont pas en mesure de déplacer la lutte politique du niveau national au niveau européen et tentent de la sorte de concilier la nécessité de transférer des décisions essentielles au niveau européen et la permanence de la formule politique de l’Etat national.
Toujours sur la base de ces considérations devient patente la raison pour laquelle la solution révolutionnaire, une fois formulée, ne s’impose pas d’elle-même aux hommes politiques et à la population avec l’évidence d’une nécessité logique, mais se heurte à un mur d’incrédulité et de mépris, tant qu’elle n’est pas imposée, au point culminant de la crise, par la force des événements et par l’action d’une minorité révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle, en deçà de ce point, la minorité révolutionnaire n’est jamais considérée comme telle : elle est en général au contraire, justement parce qu’elle formule l’alternative historique dans le langage sobre de la raison, regardée comme conservatrice, comme le furent les socialistes au début de leur lutte en Europe et comme le sont souvent les fédéralistes dans l’Europe d’aujourd’hui.
Sur la base des considérations qui précèdent, on peut donc affirmer que la prise de conscience révolutionnaire implique la capacité de se libérer de la structure catégorielle qui gouverne la politique normale parce que sans cette liberté, celle-là même qu’ont les protagonistes des révolutions scientifiques en face du corpus constitué de la science, il est par définition impossible de mettre en question le paradigme, la formule politique.
Se libérer de la structure catégorielle qui gouverne la politique normale signifie se libérer de la manière quotidienne de s’occuper et de se préoccuper des choses. Le détachement des choses — l’ironie — est un moment essentiel de la prise de conscience révolutionnaire, comme le détachement de la routine de la science normale est un moment essentiel de la réflexion des protagonistes des révolutions scientifiques. Mais il s’agit d’un détachement qui ne concerne en réalité que la surface extérieure des choses et qui en vérité signifie une nouvelle mise en perspective et une compréhension plus profonde des choses elles-mêmes, qui ne sont plus vues dans la forme immobile où elles s’offrent au commerce quotidien (Zuhandenheit), mais dans leur devenir, dans la couche profonde où se manifeste en elles l’unité dialectique de l’être et du devoir-être.
A partir de ces considérations, on commence à entrevoir que la conscience révolutionnaire s’identifie avec la conscience du cours de l’histoire.[8] D’un côté, en effet, seul le révolutionnaire a l’avenir pour horizon temporel de son existence, alors que l’homme politique normal, prisonnier des choses, reste enfermé dans l’étroit horizon de la jetzt-jetzt Zeit, dans la courte période, dans la chronique, incapable de comprendre la possibilité du changement radical, esclave de la façade pétrifiée des choses qu’il ne sait pas voir à leur naissance et à leur mort, si ce n’est dans la limite des changements partiels qui ne portent pas atteinte à la permanence de la formule politique qui le conditionne.
De l’autre, seul celui qui vit idéalement dans le temps historique est en mesure de poursuivre un dessein révolutionnaire, parce que l’avenir du révolutionnaire ne peut être ce court laps de temps qui sépare le présent de la mort de l’individu : celui qui conçoit le projet fondamental de sa vie sur la base d’unités de mesure du temps qui sont des subdivisions de la durée d’une vie humaine, et non en termes de cycles historiques qui peuvent intéresser, pour s’accomplir, plusieurs générations, ne pourra pas opérer le renoncement radical à toute perspective de succès immédiat qu’exige toute lutte pour le changement du paradigme et l’exclusion de la politique normale qui en résulte.
La conscience révolutionnaire, en s’identifiant avec la conscience du cours de l’histoire, est donc, comme celle-ci, la condition de la réalisation de l’existence authentique de Heidegger. D’ailleurs, le concept d’existence authentique doit être à nouveau formulé de ce point de vue. Autrement dit, il n’est plus défini, comme le fait Heidegger, en termes purement individuels, mais bien sur la base d’une mise en relation dialectique de l’individu et de la société dans son ensemble.
Le rapport de l’homme « normal » à la société dans son ensemble est le rapport, en termes hégéliens, entre le particulier et le général. En effet, la structure sociale, que la politique normale administre et reflète, s’articule en une série de rôles sociaux, définis par les nécessités objectives de la division sociale du travail, qui prédétermine les fonctions que tout individu doit remplir dans la société. Le rôle de l’homme politique normal, qui représente des intérêts particuliers et que conditionnent les équilibres sociaux existants est aussi, en ce sens, un rôle comme les autres. La division du travail et la division de la société en rôles qu’elle implique — c’est-à-dire la structure sociale — qui sont, d’un côté, la condition essentielle maintenant unie la société et l’empêchant de retomber au stade du bellum omnium contra omnes et par conséquent permettant à la civilisation de se conserver et de progresser, sont, de l’autre, la source principale de l’aliénation de l’homme, qui renonce à son individualité et donc à son humanité, en s’identifiant à une fonction.
Le révolutionnaire au contraire, en tant qu’il se maintient en dehors de la politique normale et de la structure sociale qu’elle administre et reflète, assume le destin de toute la société ; il est la conscience de la société dans son ensemble et c’est pourquoi il peut se réaliser complètement comme individu. Pour Hegel,[9] l’individuel est la négation du particulier qui, à son tour, est la négation du général : il est donc la négation de la négation du général, il est donc encore, suivant la terminologie de Hegel, la réflexion en soi du général. Cela signifie, dans notre perspective, que le général, c’est-à-dire la société, ne se réalise que par l’individu qui la reflète en soi, autrement dit qui a conscience de son destin ; et, inversement, que l’individu ne se réalise qu’en niant le particulier, les rôles et en prenant conscience du destin de la société, ce qui signifie par la prise de conscience révolutionnaire.
 
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Le révolutionnaire tend donc à réaliser en soi le type d’homme qui, étant négation des rôles, c’est-à-dire négation de toutes les déterminations de la société, est négation absolue, c’est-à-dire pure auto-conscience de la société ou pure raison. Autrement dit, il anticipe l’idéal de l’homme au stade final de l’histoire, entendue au sens marxiste comme histoire de l’auto-génération de l’homme. Cela coïncide avec la contrainte qu’exerce la logique même de l’action révolutionnaire sur celui qui y est engagé, et qui l’oblige à ne pas se borner à mettre en évidence l’alternative à la formule politique existante, mais à la situer dans le contexte d’une vision générale de l’évolution historique et des valeurs ultimes dont il prépare la réalisation. Et ce, parce que les hommes ne peuvent pas être mobilisés pour une lutte longue et difficile au nom seulement d’un objectif politique défini qui, précisément en tant qu’il est défini, nie plus de valeurs qu’il n’en réalise ; mais bien aussi au nom de la libération de l’essence de l’homme, de la réalisation achevée de toutes les valeurs, c’est-à-dire de la négation absolue de toute détermination. Donc au nom d’une perspective qui ne peut être identifiée avec aucune réalisation déterminée, mais peut être vue seulement comme le stade final idéal du développement historique.[10]
D’ailleurs, si cette exigence d’universalité a sa réalisation complète seulement dans la conscience révolutionnaire, elle est pourtant ressentie par tous les hommes. Les rôles, l’aliénation, le man sont des modes d’existence ambigus, qui mystifient l’humanité mais ne l’étouffent pas en tant que nostalgie. C’est ce que montrent les deux modes, celui de « droite » et celui de « gauche », d’expression de l’exigence des valeurs absolues dans l’humanité aliénée. L’analyse de ces deux attitudes nous permettra d’éclairer d’une lumière nouvelle la nature de l’attitude révolutionnaire.
Le premier mode, celui de « droite », est constitué par la tentative des rôles de se présenter comme l’auto-conscience de la société, c’est-à-dire par la tentative du particulier de se faire passer pour général. L’exemple le plus classique de cette attitude, c’est la rhétorique qui prospère dans la majeure partie des milieux professionnels et qui est en général activement encouragée par le pouvoir politique, laquelle permet aux hommes de se convaincre de bien mériter de la société, alors qu’en fait ils poursuivent leur intérêt particulier, et de ne pas trahir l’humanité que chacun porte en soi alors qu’ils le font.
Le second mode, celui de « gauche », est constitué par l’attitude qu’on appelle aujourd’hui la « contestation », c’est-à-dire par l’attitude de la négation simple. Ceux qui ont cette attitude — les jeunes, qui n’ont pas de rôle parce qu’ils sont en deçà du rôle — comprennent que la réalité sociale de leur temps nie l’humanité et pensent réaliser l’humanité en niant la réalité sociale de leur temps, mais sans insérer leur négation dans une perspective historique, donc sans indiquer d’objectifs concrets de lutte. De même que la première attitude identifiait mécaniquement valeurs et réalité, la seconde les oppose tout aussi mécaniquement.
Que cette seconde attitude soit officiellement considérée comme révolutionnaire, qu’elle soit devenue une mode, serait déjà suffisant pour montrer qu’elle n’a rien à voir avec la révolution qui, comme nous l’avons vu, jusqu’au moment où elle triomphe, n’est pas comprise, et ne peut donc pas devenir une mode. Quoi qu’il en soit, analysons-en la signification objective.
L’attitude de la négation simple est étrangère à la vraie nature de l’attitude révolutionnaire qui, dans la terminologie de Hegel, ne nie pas la réalité qu’elle combat, mais en nie l’unilatéralité. Elle ne veut pas la supprimer, mais la dégrader au rang d’un moment d’une réalité plus compréhensive. L’action du révolutionnaire est donc à la fois négation et conservation (Aufhebung).
« Réfuter, écrit Hegel,[11] à qui bien à tort se réfèrent souvent les oracles de la contestation globale, est plus facile que justifier, autrement dit reconnaître et mettre en lumière dans quelque chose l’affirmatif… Rien n’est plus facile que montrer… le négatif. On a la satisfaction de prendre conscience d’être plus haut que ce qu’on juge, si l’on y reconnaît le négatif. Cela flatte la vanité. Si l’on réfute quelque chose, cela signifie qu’on est au delà. Mais si l’on est au delà d’une chose, cela veut dire qu’on ne l’a pas pénétrée. Au contraire, trouver l’affirmatif implique avoir pénétré l’objet, l’avoir justifié, et c’est de loin plus difficile que le réfuter ».
D’autre part, être totalement extérieur à un objet signifie en être totalement prisonnier. Et c’est pourquoi la négation simple, la contestation globale, devient mode, rôle, conformisme. Dans le jugement négatif, écrit Hegel,[12] « le sujet, comme support immédiat du jugement (das zugrunde liegende Unmittelbare) n’est pas touché par la négation ». La réalité niée n’est pas transformée mais doit rester inchangée parce qu’elle est indispensable comme support de la négation. En face d’elle, une autre réalité de signe négatif est créée, qui est l’image spéculaire de la première, qui en reproduit, renversés, les rôles, les vices et les aliénations. Elle a besoin, pour se maintenir, de l’invariance de la première, pour pouvoir la nier à l’infini. Et elle plaît à la première, qui voit en elle un garant de sa solidité, et avec un sûr instinct conservateur la qualifie de révolutionnaire, en poussant vers elle toutes les forces qui pourraient en effet agir pour son dépassement.
Cela signifie que la négation simple reste enfermée, pour employer encore la terminologie de Hegel, dans la sphère, autrement dit dans l’horizon conceptuel de l’affirmation. Ou bien, pour employer celle d’Althusser,[13] que la contestation accepte la problématique de la conservation. Elle répond non quand cette dernière répond oui, mais répond aux mêmes questions. Elle joue donc un rôle objectivement conservateur de la réalité existante, parce que la réalité est d’abord unité simple du positif et du négatif, et n’évolue pas tant qu’elle n’est que cela, tant que ce n’est pas au négatif d’être nié à son tour.
La révolution n’est pas négation simple, mais précisément négation de la négation, c’est-à-dire conscience de soi de la société. Le révolutionnaire ne se limite pas à nier, il n’est pas au delà de la chose mais dans la chose ; il doit savoir comprendre et justifier la réalité qu’il veut modifier, doit en un sens en faire partie pour pouvoir la dépasser, pour être en mesure de voir quels sont les formes virtuelles de vie en société qu’elle porte en elle, et pour réussir à les réaliser. Autrement dit, le révolutionnaire n’identifie pas mécaniquement la réalité et les valeurs, ni les oppose mécaniquement, mais les unifie dialectiquement, c’est-à-dire sait voir la réalité comme devenir.
Le révolutionnaire réalise sur un plan supérieur, pas plus simple mais médiat, l’unité de l’affirmation et de la négation, de la conservation et de la contestation. Et ce, justement parce qu’il pénètre les choses dans leur devenir, qui est à la fois conservation et négation, continuité et non-continuité. Le révolutionnaire ne connaît pas cette tendresse pour les choses, dont parle Hegel,[14] qui consiste à ne pas savoir en supporter les contradictions et qui est le propre et des conservateurs, qui tentent de cacher la contradiction, et des contestataires, qui nourrissent l’illusion de l’éliminer en créant dans leur imagination un contre-monde renversé. Ils ne voient ni les uns ni les autres que la vérité de la conservation comme de la négation simple est la révolution, et que la révolution est le dépassement de la sphère, ou de la problématique, qui réunit la conservation et la négation simple. Le révolutionnaire ne doit pas donner des réponses différentes mais se poser des questions différentes. Aujourd’hui en Italie, par exemple, il ne doit pas donner une réponse différente à la question : que doit faire le gouvernement italien ? ou à la question : quel régime doit avoir l’Italie ? parce que n’importe quelle réponse faite à cette question est a priori conservatrice ; mais se demander : l’Italie sert-elle encore à quelque chose ?
Tout cela rend compte d’une caractéristique essentielle de l’action révolutionnaire. Le révolutionnaire ne se borne pas à nier la formule politique existante pour lui substituer une autre formule politique qui n’a rien à voir avec la première. La formule politique — à tout le moins depuis la Révolution française — a, outre un aspect de structure, consistant dans le mécanisme de la lutte pour le pouvoir, un aspect de valeur, consistant précisément dans les valeurs au nom desquelles la formule politique a été créée et au nom desquelles elle se justifie[15] (on note qu’il ne faut pas confondre l’aspect de valeur de la formule politique avec son aspect idéologique, consistant dans l’identification mécanique du mécanisme et des valeurs). Tandis que la crise de la formule politique, provoquée par la contradiction qui se crée entre l’évolution de la société et le mécanisme de la lutte pour le pouvoir, met en évidence l’inaptitude de ce mécanisme à exprimer les exigences et à résoudre les problèmes qui naissent dans la société, elle révèle par là même l’inaptitude du mécanisme à réaliser les valeurs au nom desquelles il se justifie. Par là, c’est l’aspect idéologique de la formule politique qui entre en crise : mécanisme de la lutte pour le pouvoir et valeurs n’apparaissent plus identiques, mais contradictoires.
Il s’agit du reste d’une contradiction structurale, même si elle ne devient visible pour tous que dans les périodes de crise aigüe, parce que les valeurs qui justifient le mécanisme de la lutte pour le pouvoir sont universelles (par exemple, la démocratie comme souveraineté populaire), alors que le mécanisme lui-même est limité (par exemple, les élections nationales).
Par conséquent, dans les moments de crise révolutionnaire, c’est la formule politique qui entre en contradiction avec elle-même. Et cela explique le caractère à la fois négateur et conservateur de l’action révolutionnaire : en effet, alors que le révolutionnaire combat le mécanisme existant de la lutte pour le pouvoir, en tant que ce dernier, en fait, nie les valeurs qui devraient le justifier, il se présente comme le défenseur de la légalité dans son sens le plus profond. Et c’est en quoi il s’oppose à l’homme politique normal qui, au contraire, en défendant le mécanisme de la lutte pour le pouvoir, nie les valeurs, avec lesquelles ce mécanisme est entré en contradiction.[16]
Tout cela évidemment ne signifie pas que l’action du révolutionnaire, à son tour, conduise à la réalisation complète de ces valeurs. L’action du révolutionnaire permettra d’accomplir seulement un petit pas en avant de plus vers l’objectif d’une adéquation qui n’est qu’une idée de la raison, et qui ne peut pas être autre chose à cause de l’hiatus impossible à combler qui existe entre l’universalité de la valeur et le caractère limité de toute réalisation concrète.
Cela met en relief une fois encore les difficultés qu’implique l’adoption d’une attitude révolutionnaire authentique. La structure sociale est supportée par les intérêts consolidés ; la contestation par la fascination de l’indéterminé qui permet de faire passer, à côté de la négation « globale », les affirmations individuelles les plus disparates, parce qu’elle ne propose ni un objectif ni une stratégie. La révolution n’a pour elle ni les premiers, ni la seconde, mais seulement l’appel sévère de la raison, qui n’indique dans la réalisation complète des valeurs qu’un critère régulateur de l’action du révolutionnaire, coïncidant avec l’idée de la raison de la phase finale du développement historique, et dans l’objectif politique de l’action révolutionnaire qu’un pas imparfait et partiel, le long de la route de la réalisation de ces valeurs.
Maintenir cette conscience ferme dans l’action est si difficile que même les grands révolutionnaires du passé n’ont pas pu le faire. Ils ont dû croire et faire croire à la coïncidence de l’objectif concret pour lequel ils ont lutté avec la phase finale de l’histoire. C’est à cette condition qu’ils ont rendu possibles des transformations qui, autrement, n’auraient peut-être pas eu lieu, mais ils ont en même temps momifié leurs révolutions, laissant ceux qui les ont suivis sans vision de l’histoire qui leur eût permis de mettre les réalisations atteintes dans la perspective juste et de les développer ultérieurement.
 
***
 
Ces observations mettent en lumière que la conscience révolutionnaire est conscience de l’existence tant d’un élément de continuité que d’un élément de discontinuité dans la transformation révolutionnaire. Sous un certain angle, la révolution ne change rien parce qu’elle ne fait que sanctionner un changement déjà intervenu. D’un autre point de vue, que reflète la signification communément attribuée au mot « révolution », elle produit un changement radical, qui intéresse la société toute entière.
Ces deux aspects sont effectivement présents dans la réalité de la révolution. Mais ce fait est rarement compris. Les conservateurs ont tendance à voir seulement le premier aspect et se proposent de démontrer l’inutilité de la révolution en mettant en relief qu’elle ne fait que sanctionner une évolution déjà accomplie. Les pseudo-révolutionnaires oublient que la révolution est le produit d’un mouvement progressif de la société dans son ensemble et mettent l’accent seulement sur l’aspect de la destruction de l’ordre établi, comme si le nouvel ordre naissait ex nihilo d’un projet arbitrairement conçu par des groupes d’avant-garde.
L’exemple le plus classique de la première attitude, c’est l’essai magistral de Tocqueville sur l’Ancien Régime et la Révolution.[17] Tocqueville met en évidence une série de faits, d’ailleurs incontestables, par lesquels il tend à montrer que la Révolution française était déjà achevée avant d’avoir eu lieu : l’Etat était déjà centralisé et les autonomies locales déjà mortes ; la noblesse avait déjà perdu toute fonction politique et était aussi déchue économiquement ; la bourgeoisie était en fait déjà au pouvoir. La Révolution française n’a fait que sanctionner une évolution graduelle qui était déjà pratiquement achevée.
Des considérations analogues peuvent être faites en analysant le processus, en cours, d’unification de l’Europe. Ici encore, la révolution fédéraliste ne fera que sanctionner un processus déjà pratiquement accompli, qui a conduit progressivement les économies et les sociétés du continent à dépasser les barrières nationales et à prendre une dimension européenne. Les fédéralistes n’ont que trop la pratique d’une attitude, très répandue parmi les hommes politiques nationaux, qui, sur la base de ces faits, nie que la fondation de la Fédération européenne implique un saut révolutionnaire.
Ces constatations sont inattaquables et les pseudo-révolutionnaires qui les oublient ne peuvent saisir l’essence de la révolution. Il n’empêche qu’elles ne peuvent pas, à elles seules, fonder une théorie de la révolution (qui serait en fait une théorie de l’inexistence de la révolution) mais seulement en constituer un moment. Ce n’est pas en fait l’accession au pouvoir de la bourgeoisie, ou la centralisation de l’Etat, qui ont fait l’immense importance historique de la Révolution française, ni la naissance d’une économie et d’une société européenne qui fera celle de la révolution fédéraliste.
Et ce, parce qu’en termes hégéliens, tout changement quantitatif se transforme, en un certain point du processus, en un changement qualitatif. Le point du processus révolutionnaire où cela se produit est celui où la formule politique est transformée.
Le problème est maintenant de comprendre la raison pour laquelle la formule politique prend une importance si grande qu’elle confère, par sa transformation, toute son importance historique à la révolution, bien qu’en fait l’importance en termes sociaux immédiats, matériels, du changement qualitatif qui définit la révolution semble plus formelle que réelle, justement parce que la transformation de la formule politique couronne un changement social déjà intervenu.
C’est ainsi que les choses se passent, à notre avis, parce que la formule politique est le code des significations de la vie sociale, de ces significations par lesquelles sont formulées les valeurs, qui, à leur tour, fournissent les perspectives dans lesquelles l’histoire est interprétée et prise comme base pour l’action. Entre le bourgeois d’avant la Révolution française et celui d’après la Révolution il y avait bien peu de différences matérielles ; mais il y avait une différence très importante dans le nom qu’on lui donnait : avant, il était sujet, après citoyen. Ainsi, la révolution fédéraliste supprimera comme signification, comme formulation juridique, un devoir d’allégeance exclusive envers la nation qui est déjà mort dans les faits, restituant à l’homme la conscience claire de son appartenance à l’humanité, dont le nationalisme, produit de l’Etat national, l’avait privé.
On peut donc dire que, tandis que la phase qui précède la révolution change la substance de la société et laisse les noms inchangés, la révolution change les noms. Elle est la découverte du code, ou du paradigme pour employer l’expression de Kuhn, qui explique les changements survenus et leur donne un nom. Ce qui peut aussi s’exprimer, d’un autre point de vue, en disant que tout ce qu’on considère normalement comme ayant été créé par la révolution existait déjà avant, mais était illégal. La révolution, en introduisant une autre formule politique, a légalisé par un seul acte tout ce qui, avant, était illégal. En changeant la clef de voûte du système, elle change donc en un certain sens toute la société parce que tout acte d’importance publique, accompli dans le nouveau contexte, change de signification.
En termes plus généraux, ce qui se transforme brusquement dans les révolutions, c’est le langage[18] dans lequel s’exprime la vie sociale. Ce langage, pour être plus précis, change aussi avant la révolution, parce que les transformations de l’infrastructure ne peuvent pas ne pas avoir de répercussions sur lui. Mais puisque n’est pas introduit un nouveau code pour l’interpréter — la formule politique — ses transformations apparaissent fortuites et contradictoires. Le cas du Parlement européen en fournit un exemple aujourd’hui en Europe. L’introduction de ce mot dans le langage politique est un produit de l’évolution de la société. Mais, faute d’un code qui lui attribue un sens — comme organe d’un Etat fédéral européen — il reste un élément étranger, une contradiction vivante, dans le contexte des significations de la politique européenne.
C’est pourquoi la phase qui précède la révolution est une phase de profond malaise, de confusion linguistique, où le langage de la politique n’est plus en mesure d’exprimer la réalité de la vie sociale. C’est la phase où se manifestent les contradictions du système, contradictions au sens logique, contradictions entre significations. Et c’est, comme nous l’avons souligné précédemment en citant l’exemple du Parlement européen, la phase que nous vivons aujourd’hui en Europe, où le même homme politique glorifie les armées nationales et l’idéal de l’unité européenne, où les hommes au pouvoir en arrivent à manifester leur estime pour ceux qui violent le droit, etc.
Tout cela explique pourquoi l’activité théorique revêt, pour les groupes révolutionnaires, un rôle essentiel. La révolution, même si elle a pour objectif stratégique la formule politique, investit, en fait, par l’intermédiaire de la formule politique, toute la société, donc suppose un diagnostic global de la société elle-même. Que l’effort diagnostique des groupes révolutionnaires ait été mêlé, dans les révolutions du passé, d’éléments idéologiques ne démontre assurément pas l’inutilité de la théorie dans la révolution, mais seulement l’impuissance de la raison à formuler des théories de la société parfaitement adaptées.
Beaucoup d’auteurs ont l’habitude de louer le pragmatisme anglo-saxon, qui s’est développé dans des sociétés qui n’ont pas connu la tragédie de la révolution, en l’opposant aux manies systématiques des continentaux, qui trahissent la velléité permanente de refaire sans cesse la société et l’Etat.
Ce jugement de valeur est l’indice d’une mentalité conservatrice. Certes, il est vrai que toute révolution politique est inséparablement liée à un diagnostic global de la société, à une philosophie de l’histoire et à une vision de la nature et du destin de l’homme. Au contraire, il est faux que la prédominance d’une attitude pragmatique en face de la société et des institutions soit le signe d’une maturation plus avancée de la civilisation. Et ce parce que, de même que les grands progrès dans l’histoire de la pensée ont jailli d’une remise en question globale du monde et de la condition humaine, et du dépassement du système des catégories dans lesquelles ils étaient pensés auparavant, de même les grands progrès de l’histoire politico-sociale ont consisté en remises en question radicales de la manière dont la société prend conscience d’elle-même par les institutions qu’elle se donne. Il en résulte que les pays qui n’ont pas eu d’expérience de la révolution, de l’acte radical de prise en main de la part d’un peuple de son destin par la prise de conscience de son degré de maturité historique, même si, comme c’est le cas de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, ils ont connu un haut degré de liberté politique et de démocratie formelle, n’ont en fait pas connu ces valeurs comme résultats d’une réflexion sur la condition de l’homme, et donc comme valeurs universelles, mais bien comme résultats d’une évolution pragmatique, c’est-à-dire fortuite. Les libertés anglo-saxonnes ont été le fruit d’une situation géographique privilégiée et non du pragmatisme des Anglais et des Américains. Le pragmatisme en tant que tel n’est pas autre chose que l’incapacité de saisir les liens, en dernière analyse l’absence de pensée rationnelle, dans la mesure où la pensée est une activité abstrayante et généralisante.
Du reste, dans les sociétés anglo-saxonnes, au pragmatisme, c’est-à-dire à l’incapacité de voir la société dans son ensemble comme une structure, dans la sphère subjective, répond, dans la sphère objective, le caractère composite, du point de vue institutionnel de ces sociétés où (et plus évidemment dans la société anglaise, qui a derrière elle une histoire plus longue) des éléments médiévaux continuent à vivre mêlés à des éléments modernes, où l’ancien régime, en un sens, n’a pas encore été dépassé, où coexistent la liberté politique et le racisme, la démocratie formelle et l’absurde institution de la monarchie.
L’élément qui a permis aux peuples anglo-saxons d’éviter de connaître la tragédie de la révolution est constitué par l’extrême élasticité de leur formule politique, qui est explicable à son tour à partir d’une série de raisons historiques et géographiques, et ce n’est pas notre tâche de les exposer ici. Autrement dit, chaque fois que des ferments partiels de renouvellement se sont manifestés dans les sociétés anglaise et américaine, ils n’ont pas trouvé d’obstacles consistants dans la formule politique elle-même et ont pu ainsi s’exprimer sans éprouver le besoin de chercher des liaisons théoriques et pratiques dans d’autres secteurs de la société.
Autrement dit, le paradigme s’est révélé si élastique qu’il a pu résister à l’épreuve des faits les plus disparates. Les significations qui trouvaient leur code dans la formule politique étaient donc si vagues qu’elles pouvaient s’adapter aux contextes les plus différents. Cela a épargné aux peuples anglo-saxons la tragédie de la révolution, mais les a aussi dispensés de la nécessité d’unifier, dans certaines phases cruciales de l’histoire, tous les ferments partiels de renouvellement en une de ces grandes idéologies révolutionnaires qui ont été les manifestations de l’autoconscience de l’espèce qui ont marqué les étapes fondamentales de l’histoire du monde civilisé et dont les sociétés anglo-saxonnes elles-mêmes ont tiré un bénéfice irremplaçable.
C’est pourquoi l’histoire anglaise et américaine n’a presque jamais exprimé de valeurs qui aient su se rendre autonomes des intérêts contingents qui les ont engendrées et se présenter comme universelles. Les réformes, que les sociétés anglaise et américaine ont en général su réaliser avant les sociétés européennes, ont intéressé ceux-là seuls qui en ont directement bénéficié, parce qu’elles ont toujours et seulement résulté d’un choc nu d’intérêts non interprété ni mis en perspective grâce à l’insertion dans le cadre d’une conscience globale de la situation de l’homme en général et dans une certaine phase de l’histoire en particulier. Alors que la Révolution française, malgré ce qu’on peut considérer comme son échec partiel sur le plan de l’incorporation d’une dose effective de liberté et de démocratie dans les institutions, a rempli, justement parce qu’elle s’est fondée sur une reconsidération radicale de la situation de l’homme à son époque et de sa vocation future, une immense fonction historique universelle.


[1] Phänomenologie des Geistes (1807), p. 285 et suiv. de l’édition Felix Meiner Verlag, Hamburg, 1952.
[2] Sein und Zeit, p. 235 et suiv. de l’édition Max Niemeier Verlag, Tübingen, 1963.
[3] Ibid., p. 310 (c’est nous qui traduisons).
[4] Ibid., p. 323 et suiv.
[5] Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago and London, The University of Chicago Press, publié d’abord comme n. 2 du vol. II de la International Encyclopœdia of Unified Science et par la suite publié à part et consulté dans la 6e édition de 1968.
[6] Cf. Gyorgy Lucács, Geschichte und Klassenbewusstsein, Berlin, Malik Verlag, 1923, consulté dans la traduction française de K. Axelos et J. Bois, publiée par les Editions de Minuit, Paris, 1960, p. 101-102 et 243 et suiv.
[7] Die Verfassung Deutschlands (1802), à présent in Politische Schriften, Frankfurt a. M., Suhrkamp Verlag, 1966, p. 26-27 (c’est nous qui traduisons).
[8] Althusser (Pour Marx, Paris, Maspéro, 1969, dans l’essai « Sur la dialectique matérialiste ») met en relief que le révolutionnaire, au moment de l’action, ne se trouve pas en face du développement historique dans son déroulement diachronique, mais d’une coupe de ce développement et doit aborder les problèmes du moment présent, agir dans la constellation d’événements existant dans cette circonstance particulière. Cette observation peut être considérée comme valable par rapport au problème des choix tactiques du révolutionnaire. Mais la tactique a un sens et une fonction seulement si elle se greffe sur une stratégie, une ligne générale. Or, si l’on prend en considération le problème des grands choix stratégiques du révolutionnaire, il est certes vrai qu’il se trouve de toute façon devant une coupe du développement historique et qu’il doit aborder les problèmes du moment présent. Mais la signification politique du moment présent ne s’impose pas d’elle-même : tant il est vrai qu’il est toujours interprété différemment par les hommes au pouvoir et par les groupes révolutionnaires. Ce qui détermine la supériorité de l’interprétation du révolutionnaire est précisément la conscience du cours de l’histoire. En effet, celui qui se borne à photographier la coupe n’a pas de critères pour comprendre quels sont ceux des éléments qui y figurent qui sont à leur déclin et quels sont ceux qui se développent et il les considère donc tous d’après leur face value : mais c’est une attitude qui est utile à celui qui administre un pouvoir, pas à celui qui veut le détruire.
Cette théorie d’Althusser comme, du reste, celle de la surdétermination ainsi que sa surestimation de l’actualité s’expliquent par la préoccupation constante de démontrer que, bien que Marx ait prévu que la révolution socialiste éclaterait dans les pays où le capitalisme aurait atteint le plus haut degré de maturation, cette prévision ne provient pas en fait logiquement de l’ensemble de sa pensée, mais en constitue un élément accidentel ; et qu’il est, par conséquent, parfaitement compatible avec le sens le plus profond de la pensée de Marx que la révolution « socialiste » n’ait éclaté jusqu’à maintenant qu’en pays sous-développés.
La nécessité de prouver cette assertion difficile contraint Althusser à tenter de démontrer que pour Marx la situation révolutionnaire n’est pas déterminée par la contradiction « simple » entre forces productives et rapports de production ; mais que la contradiction décisive est « surdéterminée », c’est-à-dire résulte d’une interaction complexe et différente d’un cas à l’autre de l’infrastructure et des différents éléments superstructuraux : il en résulte que la possibilité de la révolution socialiste dans les différents pays peut être comprise seulement grâce à une analyse de la situation contingente qui s’y présente, à un examen des diverses coupes. Tout cela équivaut évidemment à renoncer à identifier une logique de développement du capitalisme, un quelconque dessein rationnel du cours de l’histoire.
Cette interprétation hardie de la pensée de Marx par Althusser est conditionnée par son acceptation acritique de l’axiome d’après lequel les révolutions russe, chinoise et cubaine auraient le caractère de révolutions socialistes, au sens où l’entendait Marx.
Si l’on reconnaît, au contraire, que le caractère de ces révolutions est complètement différent de celui que Marx entendait, autrement dit qu’elles ont rempli la fonction d’instaurer des régimes qui, par une forme rigide de capitalisme d’Etat, sont en mesure de conduire un pays par étapes forcées du Moyen Age à l’âge moderne grâce à une industrialisation accélérée et à une pression idéologique accentuée qui s’est servie et se sert de la doctrine marxiste comme d’un moyen, il devient bien plus facile de les expliquer comme résultat de la contradiction « simple » entre forces productives (une élite révolutionnaire moderne soutenue par la partie de la population, urbaine ou rurale, touchée dans une mesure quelconque par le progrès) et rapports de production (les institutions féodales).
[9] Cf. Wissenscbaft der Logik (1812-1816) p. 238 et suiv. du vol. II de l’édition Felix Meiner Verlag, Hamburg, 1966.
[10] Cf. à ce propos Mario Albertini, « L’utopie d’Olivetti », Le Fédéraliste, VIII, 1965, p. 95 et suiv. Il nous est d’ailleurs impossible de donner d’autres références précises à l’œuvre d’Albertini pour en expliquer l’influence sur cet écrit ; en effet, bien des problèmes et des thèses qui y sont exposés sont issus non seulement de la réflexion sur ses écrits, mais aussi de fréquentes discussions personnelles que j’ai eues avec lui.
[11] Einleitung in die Geschichte der Philosophie, p. 127-128 de l’édition Felix Meiner Verlag, Hamburg, 1959 (c’est nous qui traduisons).
[12] Wissenschaft der Logik, cit., vol. II, p. 281 (c’est nous qui traduisons).
[13] Louis Althusser, Pour Marx, cit., p. 67-70.
[14] Wissenschaft der Logik, cit., vol. II, p. 40.
[15] Cf. pour l’emploi de cette terminologie, Mario Albertini, Il federalismo e lo Stato federale – Antologia e definizione, Milano, Giuffrè, 1963.
[16] Dans l’essai de Merleu-Ponty « Eloge de la philosophie » (Eloge de la philosophie et autres essais, Paris, Gallimard, 1953) on trouve un ordre de considérations analogues à celles qui sont développées ici. Cependant, elles ne se rapportent pas au révolutionnaire, mais au philosophe. La vie et la mort de Socrate, pour Merleau-Ponty, sont l’exemple des rapports difficiles que le philosophe a structuralement avec « les dieux de la Cité ». « Si le philosophe était un révolté, écrit Merleau-Ponty (p. 42-43), il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le monde comme il va est inacceptable ; on aime bien que cela soit écrit, pour l’honneur de l’humanité, quitte à l’oublier quand on retourne aux affaires (…). Avec Socrate, c’est autre chose. Il enseigne que la religion est vraie, et on l’a vu offrir des sacrifices aux dieux. Il enseigne qu’on doit obéir à la Cité, et lui obéit le premier jusqu’au bout ».
Mais ce qui choque dans son comportement, c’est que pour lui « la religion est (…) vraie, mais d’une vérité qu’elle ne sait pas elle-même, vraie comme Socrate la pense et non comme elle se pense. Et de même, quand il justifie la Cité, c’est pour des raisons siennes et non pour des raisons d’Etat » (p. 43). « Il renverse les rôles, poursuit Merleau-Ponty (p. 46), et leur dit [à ses juges] : ce n’est pas moi que je défends, c’est vous. En fin de compte, la Cité est en lui, et ils sont les ennemis des lois, c’est eux qui sont jugés et c’est lui qui juge. Renversement inévitable chez le philosophe, puisqu’il justifie l’extérieur par des valeurs qui viennent de l’intérieur ».
C’est justement cette attitude, qui est à la fois d’affirmation et de négation, qui met les autres « en état de malaise, (…) leur inflige cette offense impardonnable de les faire douter d’eux-mêmes » (p. 45). Cet effet n’est pas obtenu par une attitude de pure négation, mais par cette attitude ambivalente que Merleau-Ponty appelle aussi « ironie ». « L’ironie de Socrate, écrit Merleau-Ponty, est une relation distante, mais vraie, avec autrui, elle exprime ce fait fondamental que chacun n’est que soi, inéluctablement, et cependant se reconnaît dans l’autre » (p. 47).
La conception qui est à la base de l’analyse de la vie et de la mort de Socrate faite par Merleau-Ponty, apparaît dans une partie précédente de son écrit. « Notre rapport avec le vrai, écrit Merleau-Ponty (p. 39), passe par les autres. Ou bien nous allons au vrai avec eux, ou ce n’est pas au vrai que nous allons. Mais le comble de la difficulté est que, si le vrai n’est pas une idole, les autres, à leur tour, ne sont pas des dieux. Il n’y a pas de vérité sans eux, mais il ne suffit pas, pour atteindre au vrai, d’être avec eux ». « Il est vrai, ajoute-t-il (p. 40), qu’il n’y a pas de juge en dernier ressort, que je ne pense ni selon le vrai seulement, ni selon moi seul, ni selon autrui seulement, parce que chacun des trois a besoin des deux autres et qu’il y aurait non-sens à les lui sacrifier ».
Merleau-Ponty, pratiquement, ne va pas plus loin et son raisonnement reste à notre avis enveloppé dans l’ambiguïté. Même quand il analyse la contribution de la pensée de Marx et son concept de praxis, il insiste sur « l’impossibilité de penser l’avenir » (p. 59), sur le fait que « le sens historique est immanent à l’événement (…) et fragile comme lui » (p. 60), que « l’événement prend la valeur d’une genèse de la raison » (p. 60). De la sorte, il dé-dialectise le rapport entre le vrai et les hommes parce que, si l’événement est la genèse de la raison, les hommes et la vérité, dont ils sont les producteurs, s’identifient mécaniquement.
Au contraire, la conclusion du discours est différente, si l’on reconnaît qu’en termes hégéliens, l’histoire est le processus au cours duquel l’homme devient ce qu’il est. Si l’on reconnaît cela, la vérité n’est plus une espèce de sécrétion ponctuelle de l’activité des hommes, mais l’ensemble de virtualités (l’essence) qu’ils ont en soi et qu’ils réalisent progressivement dans l’histoire. Cela explique la nature du rapport, dont parle Merleau-Ponty, entre le philosophe, la vérité et les autres. Le philosophe voit la vérité que les autres ne voient pas parce qu’ils ne sont pas encore devenus leur vérité ; il est donc au delà d’eux, il leur est étranger ; mais la vérité qu’il voit est l’ensemble des virtualités des autres ; ce n’est pas quelque chose en dehors d’eux, c’est quelque chose qu’ils comprennent obscurément ; et, en comprenant la vérité et en la faisant comprendre aux autres, il les aide à devenir leur vérité ; c’est pourquoi il est avec les autres et doit l’être au prix de perdre le chemin de la vérité.
Mais cela signifie que production et compréhension du sens de l’histoire s’identifient dialectiquement et que cette activité de production-compréhension est théorico-pratique. Ce qui signifie encore que le rôle attribué au philosophe par Merleau-Ponty est en fait celui du révolutionnaire. C’est le révolutionnaire qui, depuis que la volonté humaine a acquis la possibilité d’exercer une action consciente sur le cours de l’histoire, prend sur soi, à l’égard de la société, cette fonction d’accoucheur que Socrate s’attribuait à l’égard de ses disciples, et qui consiste à faire prendre à la société, par l’action révolutionnaire, conscience de son destin.
[17] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, édité pour la première fois en 1856, consulté dans l’édition Gallimard, Paris, 1952.
[18] Jürgen Habermas, dans l’essai « La technique et la science comme idéologies » publié dans le recueil intitulé Colloque Marx, La Haye, Mouthon 1969, traduit en italien sous le titre Marx vivo, Milano, Mondadori, 1969, substitue à la dichotomie marxiste en forces de production et rapports de production, la dichotomie en travail — ou activité rationnelle finalisée — et activité communicative, définie comme « interaction médiatisée par des symboles ».
Nous citons cette classification de Habermas parce qu’elle met utilement en relief, à notre avis, la fonction du langage au niveau de la superstructure (le « cadre institutionnel » est défini par exemple comme « ensemble d’interactions médiatisées par le langage commun »).

 

 

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