LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XI année, 1969, Numéro 2, Page 52

 

 

Le problème
de la démocratie à l’école*
 
FRANCESCO ROSSOLILLO
 
 
L’école, ces dernières années, a été mise en accusation dans le monde entier, et de façon particulièrement explicite dans les pays occidentaux, où critiques et reproches ont bénéficié d’un certain degré de liberté d’expression.
Cette mise en accusation est fondée. Aucun des deux modèles d’école existant dans les pays occidentaux n’est en mesure de répondre un tant soit peu aux aspirations des jeunes.
Dans le modèle dit napoléonien, caractéristique des Etats de l’Europe continentale (et dans des formes plus accentuées encore, dans les pays communistes), fondé sur l’école d’Etat et la réglementation rigide par le pouvoir central, l’école a toujours servi et sert encore, entre les mains de l’Etat national, d’instrument à son autoconservation. C’est là sa nature ; elle en a conditionné et en conditionne encore les contenus, les méthodes, la capacité d’évolution.
En ce qui concerne les contenus, l’école d’Etat de type napoléonien a été, historiquement, et est encore, malgré la crise actuelle de l’Etat national, le canal par lequel le loyalisme à l’Etat, l’idéologie nationale, était et est répandu et renforcé, moyennant la déformation nationale de l’histoire et de la culture en général ; par lequel les citoyens, dont l’esprit critique constituerait une menace pour la stabilité du pouvoir, sont dépolitisés dès l’adolescence moyennant la diffusion d’une culture pétrifiée et sans contacts avec les problèmes actuels (sauf dans le secteur scientifico-technique, qui présente une utilité spécifique pour le pouvoir lui-même).
En ce qui concerne les méthodes, la fonction objectivement conservatrice de l’école d’Etat continentale se reflète nécessairement dans le conservatisme pédagogique le plus myope. Puisque l’esprit critique doit être étouffé, plutôt que cultivé, par l’école, la pédagogie moderne, qui se propose au contraire de développer l’aptitude de l’individu à se situer de façon autonome en face de la réalité et de la culture, en est systématiquement bannie, malgré les progrès immenses qu’elle a accomplis dans les dernières décennies et dont l’application permettrait de mettre à la disposition des jeunes, dès l’école primaire, des instruments culturels de haute importance qui doivent être péniblement acquis aujourd’hui hors de l’école à un âge avancé. D’où l’encyclopédisme qui fait souvent passer pour des faits des interprétations arbitraires ou tout bonnement de grossières falsifications, le principe d’autorité dans l’approche de la culture, le terrorisme des examens, le rôle de gendarme et de juge, plutôt que d’animateur, du professeur, à qui, à son tour, est ôtée toute autonomie par l’insupportable contrôle bureaucratique auquel il est soumis. En ce qui concerne enfin l’aptitude de l’école à admettre les exigences nouvelles qui se manifestent avec l’évolution de la société, l’encadrement bureaucratique rigide, qui met le système éducatif en cage, lui enlève toute élasticité, le rend par définition inerte, conservateur et arriéré ; cette particularité tend au même résultat que les efforts conscients du pouvoir pour priver les jeunes de tout contact avec la réalité contemporaine et ses problèmes. D’autre part, par là même, le système crée les conditions de son autoperpétuation : le fait qu’on enseigne dans les écoles des matières pétrifiées, outre le traitement insuffisant que reçoivent les enseignants, scandaleusement disproportionné à l’importance de leur fonction, limite la sélection des enseignants eux-mêmes, avec les exceptions d’usage, quelquefois héroïques, à des « vieux » qui à leur tour exercent dans l’école une pression corporative dans un sens conservateur.
Si la situation est grave dans les pays de tradition napoléonienne, elle n’est pas meilleure dans les pays anglo-saxons où pourtant l’école ne dépend pas du pouvoir central, mais des pouvoirs locaux et d’institutions privées. En Grande-Bretagne, on connaît le caractère aristocratique du système éducatif, où les grandes écoles d’Eaton, d’Oxford, de Cambridge, etc., remplissent la fonction de garantir la perpétuation de l’establishment, de la classe dirigeante, en réduisant au minimum l’osmose entre elle et les autres couches sociales. En Grande-Bretagne encore, et de façon particulièrement accentuée aux Etats-Unis (où d’ailleurs le caractère aristocratique de l’école n’est pas tout à fait absent comme le montre l’exemple de Harvard), malgré l’indépendance formelle à l’égard du pouvoir politique, l’école souffre d’un très fort conditionnement de fait par l’ensemble industriel, bureaucratique et militaire, qui fait sentir son influence dans tous les secteurs les plus importants de la société et qui, en particulier, par les imposantes recherches qu’il est en mesure de financer, par les débouchés professionnels qu’il est en mesure d’offrir, par l’influence idéologique qu’il exerce dans un sens nationaliste sur la société dans son ensemble, gouverne en fait aussi pesamment que l’Etat sur le continent européen, même si ce type de contrôle est plus subtil, plus adaptable aux nouvelles exigences techniques, plus capable de tolérer des expériences marginales à caractère progressif, et par là même plus dangereux et plus difficile à combattre. Par suite, même dans l’école anglo-saxonne, l’idéologie de l’efficience technique, activement promue par l’establishment parce qu’elle crée des hommes neutres par rapport aux choix politiques et insensibles à l’importance politique de leur activité, et l’idéologie nationale éclipsent les idéaux d’humanité et de culture.
C’est pourquoi l’école anglo-saxonne reste aussi, à de rares exceptions près, ancrée à une pédagogie encyclopédique et autoritaire ; c’est pourquoi les enseignants de tous les degrés, qui agissent dans une institution confinée dans le rôle d’instrument au service de l’ensemble industriel, bureaucratique et militaire, sont relégués tant du point de vue du prestige que du point de vue du traitement dans une position subordonnée dans l’échelle sociale, ce qui produit une détérioration continuelle de la sélection et réduit à zéro les chances d’une amélioration de l’école de l’intérieur.
 
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Ni dans l’école napoléonienne du continent européen, ni dans l’école anglo-saxonne, dominées par l’idéologie du nationalisme et de l’efficience technique, il n’y a de place pour l’homme libre.
Et ce, parce qu’au delà des différences qui, sous certains angles, les distinguent considérablement, les deux systèmes ont en commun la manière dont est conçu, dans les deux aires culturelles, le rapport entre l’école et la société et, plus généralement, la manière dont la société se conçoit elle-même. L’école est conçue comme une machine à produire des individus aptes à accomplir les opérations nécessaires au fonctionnement de la société. Cela dépend du fait que la société se conçoit elle-même non pas tant comme une communauté d’hommes que comme un réseau de rôles (où il est sans importance que ces rôles se manifestent plus ou moins spontanément dans la société ou qu’ils soient plus ou moins créés par l’Etat). C’est pourquoi la mission de l’école ne peut être que de mutiler les hommes pour les faire entrer dans le lit de Procuste de ces rôles préétablis, en créant un nombre bien défini d’ingénieurs, de médecins, de juristes, de techniciens, et en excluant radicalement, en conséquence, ceux qui, comme les ouvriers, sont destinés à jouer un rôle qui ne demande pas de préparation technique.
Le nationalisme remplit, dans ce contexte, la fonction de fournir une justification idéologique de la désintégration de la société et de la désintégration de la personnalité qui s’ensuit, en créant artificiellement l’image d’une personnalité collective supérieure aux individus, à laquelle les individus eux-mêmes peuvent attribuer les contenus humains dont ils sont dépouillés. Il est par suite, même s’il s’est manifesté dans des formes différentes sur le continent et dans les pays anglo-saxons, la nécessaire contrepartie de la division de la société en rôles.
A cette image de l’école s’oppose diamétralement un idéal que les mouvements d’étudiants ont agité avec force bien que confusément : celui de la démocratie à l’école.
La revendication de la démocratie à l’école est donc un rappel du fait — qui est en même temps une valeur — que la société n’est pas seulement une mosaïque de rôles, mais qu’elle est composée d’hommes, que chacun d’entre eux est en soi un microcosme qui n’épuise pas son identité dans la fonction artificielle de rouage du mécanisme social et qu’ils ont chacun des capacités et des dispositions différentes. Il appartient donc à l’école de se mettre en mesure d’instaurer des rapports avec l’étudiant en tant qu’homme, de développer ses capacités et de permettre à ses dispositions individuelles de se manifester. C’est pourquoi elle doit savoir aller au-devant de ses intérêts et tenir compte de ses aspirations. C’est pourquoi, avant tout, elle ne doit exclure personne.
Il ressort de là avec évidence que les institutions de la démocratie à l’école ne devront pas être représentatives. L’organisation de la participation des catégories intéressées, et en particulier des étudiants, par l’intermédiaire d’un organisme représentatif au niveau national, même s’il est formellement souverain, ne permet pas l’expression et la discussion de requêtes individuelles, mais seulement d’intérêts collectifs de catégorie. La politique de l’école reste une politique de plan — ce qui, dans le secteur de l’instruction, signifie de planification des consciences—, qui, d’un côté, n’est pas soustraite à l’influence du pouvoir politique, s’exerçant grâce au fait que les divisions se reproduisent inévitablement au sein de n’importe quel organe représentatif national et, de l’autre, prend une coloration corporative.
La démocratie à l’école est donc profondément différente de la démocratie dans l’Etat. Cette dernière est, ou devrait être, une technique pour l’élaboration des grands choix collectifs et doit, par conséquent, être nécessairement représentative. La démocratie à l’école au contraire demande une structure qui permette la libre confrontation quotidienne des opinions des maîtres et des étudiants sur les programmes, le contenu des cours, les méthodes d’enseignement et d’étude ; qui permette à chacun d’apporter à la vie de l’école sa contribution individuelle d’expériences et d’idées.
 
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La possibilité d’une réalisation effective quelconque en ce sens est soumise préalablement à une condition institutionnelle fondamentale, dont la nécessité est implicitement contenue dans ce qui a été dit précédemment. Cette condition, requise préalablement, est l’autonomie scientifique, pédagogique, financière et administrative complète de chaque établissement d’éducation par rapport au pouvoir central, c’est-à-dire l’absence de tout rapport de subordination, soit bureaucratique (dépendance directe à l’égard du ministre de l’Instruction publique), soit corporative (dépendance à l’égard d’un Conseil supérieur de l’Instruction publique, même de caractère représentatif).
L’autonomie de l’école, entendue de la sorte, à son tour, peut avoir un contenu concret si et seulement si elle est accompagnée de deux conditions institutionnelles préalables supplémentaires : l’inexistence de la valeur légale du diplôme et l’existence d’une législation qui garantisse une liberté d’enseignement effective.
La valeur légale du diplôme consiste dans le droit, acquis automatiquement par celui qui obtient un titre d’un certain type, indépendamment du bon ou du mauvais niveau de l’école qui l’a délivré, d’accéder à certaines carrières ou à certaines professions. L’attribution par l’Etat de ce droit, qui équivaut à un certificat d’aptitude à l’exercice de certaines activités, implique naturellement que l’Etat lui-même garantisse à tous les étudiants qui fréquentent un type donné d’école la plus grande égalité de conditions quant à la possibilité de l’obtenir. D’où l’exigence de l’uniformité des programmes, fixés du centre par loi ou par décret. D’où aussi la nécessité des examens : puisque en effet l’école ne donne pas seulement une préparation, mais attribue aussi un droit, il s’ensuit que ce droit ne pourra être conféré qu’à celui qui en est digne. Et, pour l’établir, il sera nécessaire que le candidat subisse une épreuve sur laquelle il sera jugé, selon des critères généraux et uniformes, par ceux à qui la loi attribue officiellement la qualité de savants dans la matière.
L’autonomie de l’école, au sens défini précédemment, est incompatible avec la valeur légale du diplôme. Puisque celle-ci présuppose nécessairement un examen établissant que le candidat est parvenu à maturité, c’est-à-dire le contrôle de l’Etat, qui ne peut être effectué qu’avec des critères uniformes, l’autonomie des établissements d’éducation est destinée, tant que ce contrôle subsiste, à être vidée de tout contenu.
Une école démocratique ne doit pas conférer de droits, mais donner une formation, c’est-à-dire mettre l’étudiant en mesure d’acquérir les capacités nécessaires pour accomplir avec succès les tâches que la vie lui imposera et celles qu’il choisira lui-même d’exécuter. La perfection de la préparation qu’il recevra dépendra de son sens des responsabilités, non pas d’une contrainte externe. Et son examinateur sera la société elle-même, qui décidera de son destin suivant les capacités qu’il saura montrer en travaillant à la réalisation de ses fins.
La garantie d’une liberté d’enseignement effective implique d’importantes conséquences dans deux secteurs. En premier lieu : si l’Etat est privé du pouvoir de décider quelles écoles ont le droit de délivrer des diplômes pourvus d’une valeur légale et à quelles conditions, n’importe qui pourra fonder librement de nouvelles écoles sur un pied de parfaite égalité par rapport aux écoles existant déjà. Cela implique évidemment la parfaite égalité juridique de l’école publique et de l’école privée. Ce qui, à son tour, ne signifie pas que l’école publique, soumise au contrôle démocratique des communautés et soustraite, par conséquent, à toute dépendance à l’égard des intérêts privés et au risque d’être poussée par ces intérêts à commettre des actes arbitraires dans la sélection des étudiants et dans la définition des programmes, ne doive pas être considérée comme l’école idéale. Mais cela signifie que le modèle de l’école publique doit s’imposer non pas grâce à un monopole garanti par le pouvoir politique, mais bien par la libre confrontation avec l’école privée.
En second lieu, fait partie du concept de liberté d’enseignement le droit pour chaque établissement d’éducation d’embaucher librement ses enseignants et de les licencier quand existent de justes motifs. La sélection des professeurs au moyen de concours nationaux réintroduit dans le fond le contrôle du pouvoir central sur l’école, dans la mesure où elle impose à celui qui se consacre à la carrière de l’enseignement de se conformer à des critères fixés par le gouvernement, et de plus, quand, comme aujourd’hui, par exemple, dans l’université italienne, les candidats sont jugés par des commissions élues au sein du corps enseignant, elle tombe dans le corporatisme, sombre dans les menées insondables des coteries, dégénère en confrontation de pouvoir des différentes « écoles », qui reproduisent en fait les divisions politiques existant à l’intérieur du pays, en éliminant toute appréciation effective du mérite et en faisant ressortir, dans la sélection, les caractères serviles et manœuvriers.
 
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Si ces conditions institutionnelles préalables sont, d’un côté, des conditions nécessaires de la réalisation du modèle de l’école démocratique, elles n’en sont pas pour autant des conditions suffisantes. Ce que montre le fait déjà mentionné, qu’en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis le système éducatif répond, au moins en partie, aux conditions institutionnelles que nous avons définies, sans pour autant se rapprocher le moins du monde de la réalisation des valeurs qui qualifient une école de démocratique. Au contraire, on sait que dans ces deux pays — et aux Etats-Unis dans des formes véritablement exaspérées — l’école conserve sa fonction de fabrication d’hommes abstraits pour jouer les rôles en lesquels s’articule la société.
Cela dépend du fait, implicitement évoqué déjà, que, si la réalisation des conditions institutionnelles préalables que nous avons définies supprime le contrôle direct du pouvoir politique sur l’école, elle ne supprime pas pour autant la dépendance de l’école à l’égard de la société dans son ensemble (bien plus, grâce à l’élimination de la médiation du pouvoir politique, ce rapport de dépendance devient plus direct et plus étroit).
En effet, l’école n’est pas autre chose qu’une partie de la société, non pas quelque chose qui se trouverait en dehors et au–dessus d’elle : elle est l’organe de l’auto-éducation de la société.
Il s’ensuit qu’il est abstrait d’isoler le problème de l’école du contexte global du stade d’évolution de la société, parce que la réalisation d’une bonne école dans une société mauvaise n’est pas pensable.
Il s’agit du reste d’un point que les mouvements d’étudiants ont vu, encore que confusément. Ils ont en effet constamment inséré leurs luttes sur le problème de l’école dans le cadre d’une révolte globale contre le « système ».
Par conséquent, notre problème est de ne pas s’arrêter à la définition des institutions formelles de l’école démocratique, qui sont en soi compatibles avec n’importe quel contenu, mais d’aller au delà et de tenter la définition des conditions historico-sociales préalables qui permettent à ces institutions de recevoir les contenus de valeur que nous avons indiqués au début ; c’est-à-dire de définir les traits essentiels de la société dans le contexte de laquelle l’école démocratique peut prendre naissance et se développer.
Ce modèle idéal de société ne peut être que celui où est supprimée l’aliénation constituée par l’articulation en rôles, dans le cadre de laquelle la division en classes représente la fracture la plus injuste et la plus douloureuse. Tant que les réalités de la vie sociale contraindront les hommes à s’identifier avec un rôle, l’école aura pour mission de préparer les jeunes à subir sans douleur cette mutilation.
Dans cette société idéale, les rapports entre les hommes, fondés sur la domination et l’exploitation, abstraits et mécaniques, déterminés par les nécessités objectives de la division en rôles, sont remplacés par un nouveau type de rapports — qui, aujourd’hui, se manifestent tout au plus dans le cercle familial : rapports où, pour employer l’expression de Brecht, l’homme est homme pour l’homme, où les hommes se considèrent réciproquement comme des fins et non comme des moyens. La cellule de base de cette société n’est donc pas l’organisation autoritaire de l’usine, de l’administration et de l’armée, mais la communauté, c’est-à-dire le cercle social où ces rapports d’homme à homme se manifestent quotidiennement et concrètement.
Dans ce modèle idéal, le pluralisme devient une réalité vivante, non pas un masque, parce que la société n’est plus une machine gigantesque dont les hommes sont les rouages, de sorte qu’ils sont contraints à sacrifier leur identité d’homme, leur individualité, pour s’adapter au rôle d’éléments d’un seul plan impersonnel, mais bien le cadre où se manifestent les vocations individuelles, diversifiées à l’infini, des hommes, complètement humanisés par la libération des rôles, et leurs libres initiatives associatives. Et c’est seulement dans un cadre de ce genre, complètement pluraliste, que l’école peut se libérer de la servitude où la tiennent l’appareil industriel, bureaucratique et militaire et les valeurs qu’il exprime et acquérir la fonction active et novatrice de centre de discussion et d’élaboration d’une culture.
La réalisation de cette société ne dépend pas de la bonne volonté des hommes ; elle pourra être seulement le résultat d’un processus qui conduit au dépassement de la division sociale du travail, vraie cause de la division de la société en rôles. Demander que l’école apprenne à l’homme à être homme pour l’homme avant que cette condition soit réalisée n’aurait pas de sens.
Le stade actuel de l’évolution des rapports matériels de production dans la partie la plus industrialisée du monde permet d’entrevoir la possibilité d’atteindre cet objectif de la libération de l’homme par l’élimination de la division sociale du travail. Le grand véhicule de cette libération, c’est la révolution dans le mode de production que constitue l’automation et qui, aujourd’hui déjà, est en train de transformer l’ouvrier en technicien à un rythme accéléré et fait apparaître à l’horizon la perspective de la disparition complète du travail aliéné.
Mais l’évolution des rapports matériels de production pourra réaliser la libération de l’homme seulement dans la mesure où les structures politiques sauront évoluer parallèlement à eux, c’est-à-dire dans la mesure où, au cours d’un processus historique dont il est impossible de prévoir la durée, sera abolie la raison d’Etat, fondée sur l’anarchie dans les rapports internationaux, qui est la seconde racine, outre la rareté des biens que l’automation est en mesure de vaincre, de la domination de l’homme sur l’homme.
Dans un monde divisé en Etats souverains, dont les rapports, en l’absence d’un droit qui les règle et d’un pouvoir qui fasse prévaloir ce droit, sont par définition gouvernés par la loi de la violence, il n’est pas pensable qu’on puisse aboutir à l’abolition de la division sociale du travail. Et ce parce que, d’un côté, la division du monde en Etats souverains perpétue la division internationale du travail, c’est-à-dire la division de l’humanité en peuples exploiteurs et peuples exploités ; et parce que, de l’autre, les nécessités de la survivance dans le cadre de l’équilibre international anarchique imposent à chaque Etat souverain d’organiser, même à l’intérieur, le travail social de la manière la plus efficiente pour maintenir et accroître sa puissance, c’est-à-dire pour assurer sa défense. D’où la nécessité d’un pouvoir fort et autoritaire ; d’où la nécessité de maintenir en vie, et de renforcer, l’appareil militaire-bureaucratique-industriel ; d’où l’impossibilité pour les citoyens, transformés en rouages d’une machine inhumaine, d’instaurer entre eux de vrais rapports communautaires au lieu des rapports actuels de domination. D’où finalement la naissance du nationalisme comme idéologie justificatrice de la violence et de l’oppression.
Il est donc évident que l’objectif historique vers lequel on doit orienter l’action pour vaincre l’aliénation du monde moderne en coupant le mal dans sa racine est la fédération mondiale. C’est seulement dans le cadre institutionnel de la fédération mondiale que devient pensable une époque où la journée de travail de tous les hommes sera de trois heures ; où toutes les énergies des hommes libérées par la disparition (au moins tendancielle) du travail aliéné, par l’élimination de la violence dans les rapports internationaux et par la disparition de l’écran déformant de l’idéologie nationale pourront être consacrées au gouvernement démocratique des libres communautés où leur vie s’écoulera et, en particulier, au gouvernement à des fins sociales de l’activité productive qui s’y développera ; où la propriété privée des moyens matériels de production elle-même pourra être abolie sans pour autant tomber dans le capitalisme d’Etat et le centralisme bureaucratique, inévitables tant que subsiste l’anarchie dans les rapports internationaux.
Et c’est donc seulement dans ce cadre que pourra être réalisé entièrement le modèle idéal de l’école démocratique, parce que la société demandera à l’école non plus des forces de travail aptes à remplir certaines fonctions prédéterminées, mais des hommes accomplis.
 
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Toutefois, de quelque façon qu’on veuille évaluer la durée de la période historique qui nous sépare de la fondation de la fédération mondiale, il est certain qu’elle ne constitue pas un objectif politique pour les générations vivant aujourd’hui. La tâche qui s’impose à nous aujourd’hui est de découvrir l’objectif concrètement réalisable qui permette de se rapprocher au maximum du but final de la fédération mondiale.
Cet objectif intermédiaire est la Fédération européenne. Il est inutile de rappeler que la Fédération européenne n’est précisément qu’un objectif intermédiaire. Le stade actuel du développement des rapports matériels de production ne permet assurément pas encore l’abolition du travail aliéné. En outre, la Fédération européenne sera un Etat souverain parmi des Etats souverains et sera donc, comme telle, soumise à la loi d’airain de la raison d’Etat avec ses inévitables conséquences sur le développement de la société.
Pour vérifier, par conséquent, si la Fédération européenne est un objectif politique dont la poursuite est justifiée — ou mieux commandée — par les valeurs que nous avons vues incorporées dans le modèle décrit auparavant, il est nécessaire de se demander, en premier lieu, si elle sera en mesure de libérer des comportements sociaux, et donc de permettre la formation d’un système éducatif, moins éloignés du modèle que les comportements sociaux et le système éducatif actuels ; en second lieu, et surtout, si sa fondation sera, historiquement, un fait dynamique, c’est-à-dire une expérience universelle en puissance, susceptible d’être étendue au monde entier, c’est-à-dire encore si elle sera la rupture qui donnerait visiblement le départ à la phase fédéraliste du cours de l’histoire, destinée à se conclure par la fondation de la fédération mondiale et non pas, comme l’expérience fédérale qui l’a précédée — l’expérience américaine — et l’expérience anglaise — au fond analogue —, un pur accident de l’histoire, destiné à se conclure dans une impasse, à faire apparaître un espace privilégié aux dépens du reste du monde.
Ce second ordre de considérations, d’ailleurs — et il est opportun d’insister sur ce point —, est inséparable du premier parce que la perspective historique dans laquelle s’insère une réalisation politique ne concerne pas seulement ses possibilités futures de développement, mais aussi sa physionomie actuelle, les valeurs par rapport auxquelles s’orientent les comportements qui s’y manifestent.
Pour comprendre la signification historique que revêtira, en naissant, la Fédération européenne, il est opportun de faire au préalable quelques observations sur la signification des expériences américaine et anglaise.
Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se sont trouvés, jusqu’à la seconde guerre mondiale, dans la situation géographique privilégiée d’insularité politique, qui leur a permis de se soustraire dans une large mesure à l’impact de la violence dans les rapports internationaux. Cette situation a donné à l’histoire des deux pays un caractère profondément différent de celui qu’a pris l’histoire des Etats du continent européen. Tandis que ces derniers, en effet, à cause de leur position continentale, ont toujours été le théâtre de guerres dévastatrices, les premiers n’ont pas vu pendant des siècles d’armées étrangères sur leur territoire, puisque la défense naturelle que constituait la mer leur a toujours permis d’assurer leur défense grâce à la seule flotte.
Le fait que l’éventualité de la guerre — et la nécessité de s’organiser pour y faire face — a été un élément permanent et prédominant dans les calculs des hommes politiques du continent, mais pas dans ceux des hommes politiques anglais et américains, a marqué d’une empreinte radicalement différente la structure de l’Etat dans les deux pays. En effet, il a provoqué sur le continent deux conséquences qui ne se sont pas manifestées en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. En premier lieu, dans les Etats du continent, n’importe quelle secousse occasionnée par l’apparition de nouvelles demandes de transformation de la société pouvait être fatale à l’existence même de l’Etat parce qu’elle compromettait gravement, par la division qu’elle créait dans la société, la capacité de l’Etat à se défendre efficacement contre ses ennemis extérieurs.
En second lieu, et en conséquence, l’Etat a été dans la nécessité de se donner une structure particulièrement rigide, autoritaire et centralisée, qui mettait ses gouvernants en état de contrôler toutes les ressources matérielles et morales du pays pour les mobiliser rapidement en cas de guerre et d’étouffer tous les foyers de désordre à l’intérieur qui, en minant son homogénéité, auraient inévitablement diminué sa capacité de défense et l’auraient exposé au risque de la dissolution. C’est ainsi que les Etats continentaux se sont toujours appuyés sur de fortes armées permanentes et sur une structure bureaucratique centralisée et ramifiée ; c’est ainsi qu’il n’y existe pratiquement pas d’autonomies locales, que le droit est l’expression directe des classes politiques au pouvoir, que les moyens de communication les plus importants sont monopole d’Etat, etc. C’est ainsi, en particulier, comme nous l’avons déjà dit brièvement au début, que s’explique la naissance et le développement de l’école d’Etat de type napoléonien, centralisée et planifiée, qui a toujours constitué, dans les Etats modernes du continent, un des instruments les plus efficaces dans les mains du pouvoir politique pour manipuler les consciences, assurer le loyalisme des citoyens — mis à dure épreuve par les sacrifices que l’Etat leur a toujours demandés —, répandre et renfoncer l’idéologie nationale.
Tout cela ne s’est pas produit en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis où l’Etat, libre de menaces d’invasion, pouvait se donner une structure élastique et décentralisée, avec une armée permanente de dimensions négligeables, de fortes autonomies locales, l’indépendance des grands moyens de communication à l’égard de l’Etat, la judge-made law, etc.
Dans les pays anglo-saxons, l’école aussi a adopté, par conséquent, une structure différente, qui se rapproche beaucoup, au point de vue institutionnel, comme nous l’avons vu précédemment, du modèle idéal que nous avons décrit. Les établissements d’éducation jouissent formellement d’une très large autonomie, la valeur légale des diplômes n’existe pas, il n’y a pas de différence de régime juridique entre l’école publique et l’école privée, le recrutement des enseignants est confié à chaque établissement.
Malgré tout, comme nous l’avons vu, aussi bien le système éducatif en particulier que la société américaine et anglaise dans leur ensemble sont bien loin d’avoir exprimé les valeurs que nous avons vues incorporées dans les modèles idéaux d’école et de société que nous avons tenté de décrire.
Pour en comprendre les raisons, il faudra rappeler bien sûr que l’évolution des rapports matériels de production aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne est encore loin du stade où sera possible l’abolition du travail aliéné ; il faudra rappeler également que la situation d’insularité politique qui a permis aux sociétés anglaise et américaine de connaître un développement atypique est finie et qu’en particulier les Etats-Unis sont devenus un des deux pôles principaux de l’équilibre mondial — c’est pourquoi ils se trouvent constamment soumis à une forte poussée à la centralisation et, si celle-ci n’a pas encore intéressé directement les structures de l’école, elle a toutefois, d’un côté, créé un appareil militaire et administratif immense et omniprésent, et de l’autre, a pesamment influé sur la société, en la rendant uniforme et nationaliste ; mais, surtout, il faudra considérer que, même dans la période de plus grande splendeur de l’expérience libérale et démocratique de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, celle-ci n’a pu se développer que grâce à un accident de l’histoire : la position géographique privilégiée des deux pays.
C’est pourquoi les expériences anglaise et américaine n’ont pas acquis une signification historique universelle. Elles ont eu pour effet, historiquement, de dissimuler aux yeux du monde les contradictions qui empêchent l’humanité d’évoluer vers des formes de vie en société plus justes et plus humaines plutôt que de les mettre en évidence pour les faire éclater et en permettre le dépassement.
Du reste, ce caractère des expériences anglaise et américaine se manifeste par le type de politique extérieure qui en a permis la sauvegarde. En effet, si la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont pu le plus souvent se soustraire à la logique de la violence dans les rapports internationaux, ils n’ont pas pu pour autant se soustraire à la logique de la raison d’Etat : avec la différence qu’il s’est agi d’une raison d’Etat fondée beaucoup plus sur l’astuce et sur l’intrigue que sur la violence. Bien plus, ils n’ont pu, et l’Angleterre plus ostensiblement, préserver leur position privilégiée qu’aux dépens des autres, en alimentant leurs discordes de telle sorte qu’aucune des puissances continentales, chacune étant menacée directement par ses voisines territoriales, ne puisse mettre en péril la supériorité maritime, la prospérité et l’indépendance des puissances insulaires.
Grâce à cette politique égoïste, astucieuse et cynique, les puissances insulaires ont pu conserver longtemps la position privilégiée qui leur a permis d’éviter, au moins en partie, grâce à la prospérité rendue possible par leur puissance sur les mers et, par suite, par l’exploitation coloniale, la phase historique tragique de la lutte des classes, et de se donner, comme nous l’avons vu, un régime beaucoup plus démocratique, plus élastique et plus articulé que ceux des Etats du continent, dans le cadre duquel la société a pu adopter une structure formellement plus libre et plus pluraliste et a échappé à la contagion du nationalisme européen, au mois dans la forme virulente qu’il a prise sur le continent.
Mais les valeurs qui se sont manifestées dans les sociétés anglo-saxonnes n’ont pas de racines profondes. Et ce justement parce que leur développement a été dû à un accident de l’histoire et n’a pas été le résultat d’une lutte politique menée au nom de l’humanité toute entière. Cela signifie que les valeurs apparues dans les sociétés anglaise et américaine n’ont pas été des valeurs de tous les hommes et n’ont pas été conçues comme telles, mais comme des valeurs des Anglais et des Américains. Le type d’homme qu’elles ont produit est marqué par ces limites. Il n’est pas cosmopolite en puissance, il n’est donc pas complètement une personne. Et ce parce que les valeurs de la personnalité individuelle peuvent se développer seulement dans une perspective cosmopolite ; parce que toute division arbitraire du genre humain, si elle est acceptée comme une division naturelle, fait apparaître une suite finie de stéréotypes au lieu d’un nombre infini de personnalités individuelles, unies seulement par le plus important des liens : la commune appartenance au genre humain.
C’est pourquoi les autonomies locales qui ont fleuri dans le passé et survivent encore aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ne correspondent pas à l’existence de vraies communautés, entendues au sens que nous avons défini précédemment. Et ce justement parce que, le bien-être et la liberté formelle qui ont déterminé l’évolution de la structure des sociétés anglo-saxonnes étant fondés sur un privilège historique, maintenu et exercé aux dépens du reste du monde, la valeur qui définit de vrais rapports de communauté — la reconnaissance de la commune humanité — est niée dans les rapports entre les communautés privilégiées et le reste du monde. La communauté, pour revenir à ce qui a été indiqué précédemment, peut exister seulement comme cellule d’une société cosmopolite, comme le pôle à l’opposé du cosmopolitisme.
Par conséquent, les pays anglo-saxons n’offrent que le masque institutionnel du pluralisme, sous lequel transparaît la réalité de sociétés closes et uniformes, où il est inévitable que l’école reste très éloignée du modèle que nous avons esquissé.
Paradoxalement, les sociétés du continent européen, déchirées par la guerre et par la lutte des classes, out su exprimer, même si ce n’est que in nuce, un type d’homme plus universel, donc plus humain. Et ce, parce qu’en Europe s’est manifestée avec une évidence dramatique l’opposition irréductible existant entre la raison d’Etat — c’est-à-dire la division du monde en Etats souverains — et les idéaux de liberté, de démocratie et de justice sociale. Ce n’est pas par hasard que le socialisme internationaliste a pris naissance et s’est développé justement sur le continent européen.
 
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A la lumière du jugement porté sur l’expérience de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, revenons au problème de la signification historique de la fondation de la Fédération européenne.
Au préalable, il est à noter que, dans l’ordre économique, l’unification politique de l’Europe est la condition nécessaire de l’application sur une grande échelle des procédés de l’automation, dont le succès suppose une intervention massive de l’Etat par ses commandes sur le marché, intervention que les faibles Etats nationaux sont loin d’être en mesure d’effectuer dans une mesure suffisante. Il est donc certain que la Fédération européenne donnerait une puissante impulsion à un changement profond du panorama social en Europe, consistant en la transformation en personnel technique d’une partie importante du prolétariat.
Dans l’ordre politique, la Fédération européenne, née sur la base du peuple des nations européennes, c’est-à-dire d’un peuple fédéral, sera un Etat fédéral authentique, dont les unités composantes — et les unités mineures qu’elles comprennent — seront dotées par conséquent d’une autonomie effective et d’une vie propre.
En particulier, en ce qui concerne l’école, la structure fédérale, qui fait de l’éducation, par définition, une compétence réservée aux Etats membres, assurera l’indépendance des différents systèmes éducatifs européens à l’égard du pouvoir central. Le monopole du pouvoir central sur l’école disparaissant, la raison fondamentale qui pousse aujourd’hui les Etats européens à maintenir l’institution de la valeur légale du diplôme, véritable pierre angulaire du système napoléonien, tombera elle aussi. Il est donc certain, sans qu’il soit possible de prévoir les détails de son développement, que l’école, dans l’Etat fédéral européen, évoluera, du point de vue institutionnel, vers des modèles semblables au modèle anglo-saxon actuel.
Mais cette école prendra naissance et se développera dans un contexte social déjà modelé par le passé sur des formes beaucoup plus favorables que les formes américaines et anglaises. Le pluralisme de la société européenne, en effet, garanti par une longue histoire de séparation politique et par l’existence d’innombrables différences linguistiques, culturelles et de mœurs sera bien plus vivant et bien plus durable que le pluralisme superficiel de la société américaine et de la société anglaise, et donc aussi plus fortement résistant à une quelconque régression de type nationaliste et, en général, à un conditionnement quelconque par le pouvoir central.
Mais ces considérations préliminaires, bien qu’importantes, ne sont pas l’essentiel. Pour voir vraiment ce que serait la signification historique et les contenus de valeur de cette transformation, il est nécessaire de passer à un second ordre de considérations. C’est ici le point fondamental où l’expérience européenne différera radicalement de l’expérience américaine (et on pourrait répéter le discours, mutatis mutandis, pour l’expérience anglaise). La fondation de la fédération américaine a été le produit de circonstances fortuites et particulières à la situation géographique, politique, économique et sociale des treize colonies américaines. En outre, elle a pris naissance sur un terrain social beaucoup moins profondément diversifié, du point de vue de la langue, de la culture, des traditions, que la société européenne aujourd’hui.
La Fédération européenne au contraire sera l’exemple de la transformation institutionnelle nécessaire au gouvernement démocratique d’une société moderne, caractérisée, à cause de l’évolution du mode de production, par des aires d’interdépendance des rapports humains de plus en plus vastes, et ce, grâce au dépassement de l’idée de nation comme base nécessaire de l’organisation du pouvoir politique. Autrement dit, la fondation de la Fédération européenne sera le premier exemple de contrôle politique démocratique du cours supranational de l’histoire mondiale, c’est-à-dire d’un processus qui se manifeste en Europe aujourd’hui sous une forme aiguë, mais qui intéresse dès maintenant, et est destiné à intéresser de plus en plus l’humanité toute entière. C’est pourquoi la Fédération européenne aura une signification historique universelle et non pas limitée à l’espace directement intéressé. Elle sera la préfiguration de la fédération mondiale.
La signification historique universelle de la Fédération européenne est déjà visible dans le rôle objectivement anti-impérialiste et anticolonialiste qu’elle assumera automatiquement, en naissant, dans l’équilibre mondial. Impérialisme et colonialisme d’un côté et fédéralisme de l’autre sont les deux seules formules politiques qui puissent permettre le contrôle politique de la phase supranationale actuelle du cours de l’histoire. La formule impérialiste et colonialiste serait battue par la naissance de la Fédération européenne, qui romprait le monopole de pouvoir américano-soviétique et serait en mesure de faire une politique responsable à l’égard des pays du Tiers monde, leur permettant d’échapper à la spirale du sous-développement et les mettant ainsi en condition d’évoluer vers des formes d’intégration de plus en plus profondes et, par conséquent, vers une indépendance effective et pas seulement nominale, prémisse indispensable à la création d’une fédération mondiale qui peut prendre naissance seulement comme un pacte entre peuples également libres et civilisés.
Mais surtout, la Fédération européenne portera en soi une contradiction grosse de développements futurs, qui en fera un élément dynamique et progressif dans la prochaine phase du cours de l’histoire. Sa fondation — nous l’avons déjà souligné — ne sera pas, comme la fondation de la fédération américaine, un expédient pour régler une situation de crise particulière à un espace spécifique en marge de l’équilibre mondial, mais le dépassement conscient de l’Etat national, c’est-à-dire du principe d’après lequel l’Etat doit nécessairement coïncider avec la nation.
La Fédération européenne ne se justifiera donc pas, en naissant, comme l’Etat des Européens, mais seulement sur la base d’un principe négatif : précisément la négation de la nation comme base de l’organisation politique de l’humanité. Elle se présentera, par conséquent, avec un caractère qui, tout en étant lié à la forme de l’Etat fédéral, était resté caché dans l’expérience américaine : celui d’être une forme ouverte à tous les peuples du monde, par rapport à laquelle toute délimitation territoriale constitue une négation de son principe. D’autre part, les réalités de l’équilibre mondial ne permettent pas aujourd’hui de considérer la fédération mondiale comme un objectif politique immédiat. La fédération prendra donc naissance comme fédération régionale, et sera destinée à le rester longtemps. Elle devra obéir aux impératifs d’une raison d’Etat, bien que plus progressive dans l’ensemble ; elle aura une politique d’influence, bien que plus évolutive dans l’ensemble ; à l’intérieur, les rapports de domination ne seront pas abolis, même s’ils sont plus humains. Mais le pouvoir politique n’aura dans ses mains aucun instrument idéologique d’une efficacité comparable à celle de l’idéologie nationale pour justifier la guerre, la domination et l’exploitation.
L’Etat national, fondé sur le principe de la coïncidence nécessaire de l’Etat et de la nation, est une formule politique accomplie. Elle fournit au pouvoir tous les instruments idéologiques nécessaires pour justifier l’inégalité entre les hommes, l’égoïsme national, la guerre et l’exploitation. L’Etat fédéral au contraire, dans la mesure où il est limité à une région du monde, est une formule politique imparfaite. Limitée dans l’espace, elle ne peut pas éliminer l’inégalité entre les hommes, l’égoïsme, la guerre et l’exploitation, mais, née en opposition au nationalisme et à la fermeture, elle ne peut pas les justifier. C’est une formule politique faible et contradictoire parce qu’en se réalisant, elle nie son principe.
Mais cela signifie qu’elle est une formule évolutive, parce que la contradiction qui la mine est le moteur qui l’empêche de se cristalliser, qui la rend instable tant que le cosmopolitisme qui constitue son principe ne s’est pas réalisé dans la fédération mondiale.
Ces considérations sont à notre avis d’extrême importance pour comprendre quels contenus la société européenne sera en mesure d’exprimer, quelles valeurs s’y manifesteront. Elles nous permettent de comprendre que, sous cet angle, la société européenne se situera aux antipodes de la société américaine non seulement parce qu’elle est passée par l’expérience socialiste que la société américaine n’a pas connue ; non seulement parce que le pluralisme de la société européenne sera, comme nous l’avons vu, bien plus riche et bien plus enraciné que le pluralisme, factice, de la société américaine ; mais aussi, et surtout, parce que, la naissance de la Fédération européenne étant objectivement qualifiée dans son aspect de valeur par le dépassement de l’Etat national et donc de la division du monde en Etats souverains, elle déchaînera des comportements sociaux orientés par rapport à la valeur du cosmopolitisme, lesquels, se trouvant frustrés par la réalité de la politique européenne, constitueront un ferment permanent d’opposition, un rappel permanent des valeurs, une mauvaise conscience permanente des hommes politiques européens. Ces comportements seront le sel de la société européenne et maintiendront vivante la signification de valeur que la fondation de la Fédération européenne aura eue objectivement pour le reste du monde. C’est pourquoi les fédéralistes seront les premiers à passer à l’opposition sur cette plate-forme après l’unification de l’Europe.
La pointe de cette opposition dans le cadre de la Fédération européenne sera naturellement les jeunes, plus sensibles aux contradictions entre les valeurs et les faits parce que décrochés dans une large mesure du conditionnement exercé par les intérêts. L’école sera donc naturellement le milieu, dans la société, où la conscience de la signification universelle de la révolution fédéraliste sera plus aiguë et la lutte pour l’affirmation concrète de la valeur du cosmopolitisme et contre toute tendance à la régression vers le nationalisme et la centralisation plus forte. Et ce sera justement la lutte pour ces valeurs qui garantira le développement d’une véritable école démocratique.
Une étude approfondie des données de fond du problème de l’école ne permet pas de découvrir d’autre perspective d’évolution que la lutte pour la Fédération européenne. La refuser, sous prétexte qu’elle ne réalise pas encore le passage définitif du règne de la nécessité au règne de la liberté, est réactionnaire comme toutes les fuites en avant. Et c’est profondément antimarxiste, parce que cela ne tient pas compte de la vérité, mise en lumière par Marx, que « les hommes font eux-mêmes leur histoire, mais pas suivant leur arbitraire, pas dans des circonstances qu’ils choisissent eux-mêmes, mais bien dans des circonstances en face desquelles ils se trouvent déjà, qu’ils reçoivent en héritage du passé ». Et, s’il est vrai qu’il y’a une façon d’être réactionnaire qui consiste à oublier les valeurs, il est tout aussi vrai qu’il y en a une autre qui consiste à refuser de tenir compte des données objectives de la réalité qu’on est en train de vivre.


* Cet essai, écrit à la suite d’un débat qui s’est déroulé entre les représentants des Centres d’Etudes fédéralistes de Milan, Turin, Gênes et Pavie, a été présenté à titre de document introductif à la rencontre qui a eu lieu à Turin les 27 et 28 septembre 1969 sur le thème suivant: « Le problème de la démocratie à l’école et la contestation des étudiants ».

 

 

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