LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XI année, 1969, Numéro 3-4, Page 98

 

 

La signification politique du projet de loi d’initiative populaire pour l’élection unilatérale directe
des délégués italiens au Parlement européen
 
MARIO ALBERTINI
 
 
1. — Les précédents.
Depuis le Manifeste de Ventotene (1941) et la fondation du Mouvement Fédéraliste Européen (1943), l’action fédéraliste a toujours été conçue, plus nettement en Italie qu’ailleurs, comme la réponse historique à la crise historique des Etats nationaux du système européen. Cette crise, cachée par l’idéologie nationale qui a faussé l’analyse historique de tous les courants politiques, mais identifiée par la pensée fédéraliste dès le début du siècle, s’est brusquement manifestée avec la faillite de l’Internationale socialiste et la déclaration de la première guerre mondiale. Elle a provoqué le fascisme, le nazisme, l’impuissance de la France et de la Grande-Bretagne, la seconde guerre mondiale, l’effondrement du système européen et l’état de dépendance des Etats nationaux par rapport aux puissances continentales à statut fédéral. Sans la crise des Etats nationaux, il n’y aurait jamais eu ni les tentatives d’unité européenne après la première guerre mondiale, ni le processus d’intégration du second après-guerre.
Fidèle à cet enseignement de l’histoire, qui révèle le caractère illusoire ou néfaste des alternatives nationales, le M.F.E. n’a jamais poursuivi d’objectifs compatibles avec l’exercice du pouvoir au sein des Etats et avec leur maintien, mais il a posé son action comme une alternative aux Etats eux-mêmes, la basant sur l’opposition entre la voie européenne et les voies nationales. Contre tout et tous, mais en accord avec la raison et la réalité, il a présenté l’alternative fédérale européenne comme une lutte constitutionnelle et constituante, dont le protagoniste est le peuple de notre temps, un peuple en formation : le peuple européen, un peuple de nations, pluraliste, fédéral.
Ce choix, assignant au M.F.E. un rôle d’initiative pour porter citoyens et partis au niveau européen — indispensable pour créer le premier noyau fédéral — et impliquant un saut qualitatif du plan national au plan européen, non seulement comme but institutionnel, mais aussi comme pratique de lutte politique, a exclu le M.F.E. de la lutte politique nationale et l’a placé sur le champ de bataille européen à découvert, dans une position d’avant-garde, nettement détaché du gros des forces qui restaient dans les camps nationaux malgré l’incidence de plus en plus grande des décisions européennes dans le domaine économique et dans le domaine politique à l’intérieur de l’O.T.A.N. C’est là une position comparable, du point de vue stratégique, à celle des « mazziniens » face aux modérés à l’époque où l’Italie luttait pour son unité. Les « mazziniens » opposaient le peuple italien et la Constituante à la ligue économique et à la confédération des modérés. Les fédéralistes ont opposé le peuple européen et la Constituante aux communautés européennes auxquelles font défaut aussi bien les caractéristiques d’un Etat que la légitimation démocratique.
Tout en agissant à la façon d’une avant-garde, le M.F.E. n’a jamais donné à son action l’apparence d’une fuite en avant, mais celle d’une préparation longe et tenace, en convergence critique avec la politique européiste des gouvernements nationaux promue par les Etats-Unis, pour être prêt à faire intervenir le peuple européen dans les phases critiques de l’intégration européenne et des conjonctures nationales, c’est-à-dire aux époques où il devient possible et nécessaire d’introduire des facteurs nouveaux dans le processus politique.
 
2. — Le Marché commun et l’alternative fédérale.
Dès l’époque où le Marché commun était à l’état de projet, les fédéralistes, conscients que l’unification économique n’aurait pu d’elle même produire l’unification politique et qu’elle n’aurait pas même pu s’accomplir sans un gouvernement fédéral, critiquèrent durement l’optimisme de façade des gouvernements et des partis et menèrent des campagnes populaires au nom du peuple européen et de son moyen légal d’expression : la Constituante. Il fallait ne pas se perdre en chemin et déboucher sur une position capable de débloquer l’inévitable crise de l’intégration européenne, laquelle, selon les fédéralistes, affecterait, comme cela s’est produit en effet, les Etats mêmes et leurs rapports avec les grandes puissances.
En ce qui concerne le front de lutte italien, les fédéralistes avaient prévu la crise du centre-gauche en l’absence d’un débouché démocratique européen. A la suite de cette préparation, de ces prévisions et de certaines tendances apparues au sein des parlements nationaux, ils décidèrent en 1967 de chercher à obtenir une élection européenne unilatérale en Italie entre 1969 et 1970.
Ils étaient soutenus, comme ils le sont encore, par la conviction que ce fait pourrait provoquer le passage des partis et des citoyens du plan national au plan européen ; en d’autres termes : l’intervention dans la lutte du peuple européen. En effet le droit électoral européen, une fois reconnu en Italie, ne pourrait être longtemps refusé ailleurs. D’autre part, citoyens et partis une fois groupés au niveau européen, le front européen non seulement profiterait d’un soutien politique qu’il n’a jamais eu, mais verrait enfin sa vraie nature reconnue par tous. La raison de toute théorie politique établit sans doute aucun qu’une aire politique dans laquelle les citoyens et les partis interviennent directement ne peut pas ne pas se donner une assiette constitutionnelle, ne peut pas ne pas devenir le siège d’un Etat nouveau et d’un peuple nouveau.
Il est intéressant de remarquer que, dans ce cas également, est valable l’analogie avec le Risorgimento qui donna lieu à la convergence des « mazziniens » les plus réalistes et des modérés les plus ouverts, au moment où le mouvement italien allait déboucher sur une solution étatique.
 
3. — La loi d’initiative populaire.
Bien que leurs rangs se soient éclaircis par suite de leur position critique et de leur isolement au cours des longues années euphoriques du Marché commun, grâce pourtant à leur fidélité au peuple européen et parce qu’ils avaient su prendre la position la plus juste au moment opportun, les fédéralistes ont réussi à sortir de leur isolement et ont pu obtenir dans l’opinion publique, dans le Conseil italien du Mouvement européen, et chez les personnalités les plus éclairées de la démocratie de la base et du sommet (malgré le silence de la presse) l’adhésion nécessaire pour faire présenter par le peuple lui-même un projet de loi pour l’élection directe des membres italiens du Parlement européen.
De cette façon ils ont pu donner à leur initiative la plus grande efficacité et la plus grande dignité possible, et il est significatif qu’ils aient trouvé justement dans le peuple la force pour arriver à ce point, car elle ne pouvait se trouver dans leur organisation d’avant-garde. Les grandes modifications de la vie politique et sociale ont toujours trouvé leur point de départ et leur conclusion dans la volonté populaire, qui est sous-évaluée par ceux-là seulement qui se réclament des principes démocratiques mais ne savent ni comprendre quels sont les objectifs de caractère vraiment progressiste, ni en confier la poursuite à la volonté même du peuple.
 
4. — La présentation du projet de loi.
Le projet de loi a été présenté au président du Sénat, Amintore Fanfani, le 11 juin 1969 par une délégation que conduisait M. Giuseppe Petrilli, président du Conseil italien du Mouvement Européen. Le président Fanfani a rendu publique la présentation qui lui avait été faite et a souhaité un rapide examen et l’approbation du projet de loi, marquant par là son respect de l’expression constitutionnelle de la volonté populaire.
A la suite de la communication du président du Sénat, le ministre Emilio Colombo, au nom du gouvernement, et les sénateurs Caron, Pieraccini, Cifarelli, Parri, Bergamasco, Franza au nom respectivement de la D.C., du P.S.I., du P.R.I., des Indépendants de gauche, du P.L.I. et du M.S.I. se sont exprimés en faveur d’une approbation rapide. Les sénateurs Di Prisco et Fabbrini, au nom respectivement du P.S.I.U.P. et du P.C.I., ont réservé leur jugement jusqu’au moment où serait connu le texte du projet de loi.
Cet accord obtenu au cours de la campagne a ainsi reçu une première consécration officielle ; il s’est manifesté en Italie, d’abord, par l’intervention et le discours du président du Conseil des Ministres, Mariano Rumor, à la session du 4 octobre 1969 du Comité central du M.F.E., par les prises de position des partis et les déclarations à titre personnel de ministres, sous-secrétaires d’Etat et de très nombreux parlementaires. Il s’est manifesté dans d’autres pays, y-compris la Grande-Bretagne, par des initiatives parlementaires, des déclarations de solidarité de très nombreuses personnalités pro-européennes, parmi lesquelles Hallstein lui-même, qui se rendit à Milan le 15 février 1969 pour rendre hommage dans une manifestation publique aux fédéralistes italiens qui avaient pris « l’initiative la plus juste au moment opportun ».
L’examen du projet de loi a commencé alors que cette brochure était en préparation. Le 12 octobre 1969 la Giunta consultative pour les affaires de la communauté européenne, sous la présidence du sénateur Giraudo, a approuvé à l’unanimité un avis dans lequel elle exprime « son approbation pour le but politique que le projet de loi entend poursuivre » ; cet avis est destiné à la 1ère et 3ème commissions réunies qui devront examiner le projet de loi et désigner un rapporteur.
 
5. — Nature et but du projet de loi.
Le projet de loi n’est pas une fin en soi. Son but immédiat est d’inciter les gouvernements à respecter enfin les dispositions de l’art. 138 du traité de la C.E.E. pour l’élection au suffrage universel du Parlement européen. A plus longue échéance il a pour but de lancer un processus institutionnel qui permettrait de confier au peuple européen la réponse aux problèmes de politique internationale, de politique économique, de stabilité et de développement de la démocratie, problèmes qui ont tous une dimension européenne et pour la solution desquels le temps passe inexorablement. Aussi l’approbation de la loi serait-elle inutile si elle renvoyait l’élection européenne en Italie à une date postérieure à 1970, c’est-à-dire à un moment où la relance européenne sera chose faite avec ou sans l’élection du Parlement européen ; à un moment où, si les choix qui concernent les Européens ne sont pas faits par eux, ils le seront, suivant une ligne tracée à l’avance, par les Russes et les Américains.
C’est à la lumière des buts poursuivis, et dans un moment décisif pour l’Europe, que doivent être évaluées les difficultés d’une élection européenne unilatérale en Italie. Dans le cadre électoral traditionnel et tenu compte du comportement des électeurs, elle peut à juste titre rendre perplexe, même si en fait elle ne présente pas, sous cet aspect au moins, de difficultés insurmontables, ainsi qu’il ressort de la documentation ci-après. Mais cette considération n’est pas pertinente, car une élection de ce genre se place dans un ensemble de motivations complètement différent, dont la nature est telle que non seulement elle ne peut provoquer les difficultés qui seraient autrement prévisibles, mais qu’elle rend certaine une réaction nettement positive de la part des électeurs.
La faveur de toutes les couches de la population pour l’unité européenne est confirmée par les sondages d’opinion. Il est également connu que les Européens savent parfaitement qu’ils sont inférieurs aux Américains et aux Russes pour une seule raison : c’est qu’ils sont divisés en Etats séparés. A tout ceci s’ajoute le caractère particulier de cette élection. Elle ne concerne pas, comme les autres élections, le choix d’une politique et des individus chargés de la réaliser. Ce choix n’est pas encore possible car il manque encore, au niveau européen, malgré le stade avancé de l’intégration économique, un gouvernement européen avec son articulation constitutionnelle complète. Au niveau européen il n’y a, sous le profil démocratique, qu’un no man’s land. Les parlementaires européens eux-mêmes doivent l’admettre de façon toujours plus nette. Le ministre Pleven a justement employé cette expression, qui constitue un avertissement, dans un débat du 16 décembre 1969 au Sénat français, pour justifier une loi autorisant le gouvernement à prendre par ordonnances des mesures législatives pour l’application de décisions européennes.
Telle est la situation devant laquelle se trouveront les électeurs. Devant donner un vote qui ne peut correspondre encore au choix d’un gouvernement, comme cela devrait être, ils se demanderont quelle en est la signification. Alors se présentera à leur esprit le fait que là où se décide leur destin politique et social il n’y a qu’un no man’s land. Mettant ce fait en évidence, le vote exprimera la volonté des électeurs de le dépasser, il deviendra la revendication solennelle des droits démocratiques du peuple européen. Et donc l’élection prendra en substance le caractère d’un référendum pré-constitutionnel européen.
Ce caractère de référendum aura d’autant plus d’efficacité que les partis sauront mieux le mettre en évidence, mais il dominera de toute façon le débat électoral entre citoyens, centres d’information et partis, car il dépend davantage de la nature du fait que de la volonté humaine. Son efficacité sera d’autant plus grande que la plupart des partis, reconnaissant ce caractère de référendum et, en outre, la nécessité d’une mobilisation unitaire du peuple européen pour constituer réellement l’Europe, formeront, comme dans la Résistance, pour parvenir enfin à la compléter, en libérant l’Europe des grandes puissances, un front uni qu’ils proposeront ensuite aux partis des autres pays sur la base d’un programme constitutionnel européen (avec une répartition interne des places pour assurer une juste distribution entre les Chambres et les partis).
Dans ce cas, le débat électoral abattrait la barrière psychologique nationale qui empêche encore la population et les partis eux-mêmes de comprendre qu’un nœud indissoluble lie les aspects institutionnels du problème européen et la ligne de développement du processus politique et social. Le caractère réactionnaire des dernières oppositions à la création d’un premier noyau européen, ouvert parce que fédéral, serait complètement démasqué. Les partis comprendraient finalement que leur régénération elle-même est un problème européen.
En tous cas pour l’Italie, pour les pays de la Communauté, pour les pays qui ont déjà demandé à en faire partie, pour ceux qui dans l’avenir le demanderont, jusqu’à la réunion de toute l’Europe en dépassant la division imposée par les grandes puissances continentales, et pour le monde entier, l’élection européenne aura une signification historique : celle de la première et solennelle reconnaissance officielle du droit électoral européen des citoyens, du seul moyen pour faire que ce soit les Européens qui décident, par leur choix démocratique, de ce sur que doit être fondée l’Europe.
Si l’on garde présent à l’esprit ces considérations, on ne peut avoir de doutes sur la réaction des électeurs. Le peuple comprend parfaitement les grands tournants de l’histoire. Il faudrait se souvenir que la Résistance a été victorieuse parce qu’elle a été comprise par le peuple. Il faudrait se rappeler que c’est le peuple italien qui, par son vote, a choisi la voie de la reconstruction avec une sagesse qu’aucun parti, pris isolément, n’aurait pu manifester.
L’Etat italien, historiquement anachronique, comme les Etats régionaux du siècle passé, contraignait et contraint les partis à subir l’hégémonie russe ou américaine. Et pourtant dans une situation aussi difficile, le peuple italien a su, en répartissant ses voix entre la Démocratie chrétienne, le Parti communiste, les socialistes et les partis héritiers du Risorgimento, prendre la seule voie capable de sauver à la fois les institutions démocratiques, les conditions du développement social et la possibilité européenne de la reconquête de l’autonomie.
Le peuple aurait déjà choisi l’Europe démocratique s’il avait été consulté et il la choisira en toute conscience si le Parlement et le gouvernement italiens ne lui nient pas, contre tout principe démocratique, la possibilité de s’exprimer. Cette vérité indiscutable ne devrait pas être oubliée par ceux qui affirment que l’on ne peut faire l’Europe sans mobiliser le peuple européen, et qui pourtant ne se sont pas associés à l’avant-garde de ce peuple lorsqu’elle a manifesté, par le projet de loi d’initiative populaire, sa volonté de participer directement à la vie de l’Europe et qui de plus ne se battent pas pour réaliser par le droit électoral européen et ses conséquences constitutionnelles les prémisses indispensables à la mobilisation du peuple européen sur les grands thèmes de la paix, de la solidarité avec les pays en voie de développement, de la conquête de nouveaux pouvoirs démocratiques et d’un stade plus avancé d’émancipation sociale.
 
6. — Considérations finales.
Le premier mars 1954, Luigi Einaudi notait dans son journal : « Dans la vie des nations, l’erreur qui consiste à ne pas savoir saisir l’instant qui fuit est généralement irréparable. La nécessité d’unifier l’Europe est évidente. Les Etats existants ne sont que poussière sans substance. Aucun d’eux n’est à même de supporter le coût d’une défense autonome. Seule l’union peut leur permettre de survivre. Le problème ne se pose pas en termes d’indépendance et d’union, mais de survie dans l’unité ou de disparition. Les hésitations et les discordes des Etats italiens à la fin du quinzième siècle coûtèrent aux Italiens la perte de leur indépendance pendant trois siècles ; et peut-être ne disposèrent-ils que de quelques mois pour prendre des décisions. Le temps propice à l’union européenne n’est que celui pendant lequel il y aura en Europe les mêmes idéaux de liberté. Sommes-nous sûrs que les facteurs contraires aux idéaux de liberté n’acquerront pas brusquement des forces suffisantes pour empêcher l’union, en faisant tomber les uns dans l’orbite nord-américaine et les autres dans l’orbite russe ? Il y aura encore un territoire italien, mais non plus une nation, promise à vivre en tant qu’unité spirituelle et morale à la seule condition de renoncer à une absurde indépendance militaire et économique » (Lo scrittoio del Presidente, Turin, 1956, p. 89).
Le temps de la décision, indiqué avec un sens historique profond par Luigi Einaudi, tandis que, en exerçant de façon lucide la charge de président de la République italienne, il envisageait le destin de ce pays, ce temps-là arrive à échéance.
De nombreux signes, toujours plus nombreux et convulsifs, montrent que nous en sommes maintenant au tournant historique prévu par Einaudi qui, pendant cinquante ans, avait en vain élevé la voix dans l’intention de faire comprendre à la classe politique le caractère prioritaire, dramatique et décisif de l’alternative fédéraliste au système désormais funeste des Etats nationaux. L’équilibre mondial qui a soutenu les premières phases de l’intégration européenne est en train de se défaire, la convergence russo-américaine progresse inexorablement, les pouvoirs basés sur de vieux systèmes internationaux sont en train de se désagréger, et dans ce nouveau cadre la poussée vers de nouvelles formules de pouvoir et vers l’organisation européenne, encore en suspens à la fin de la seconde guerre mondiale, devient de plus en plus forte.
Cette échéance est décisive pour l’intégration européenne. L’alternative encore ouverte, mais qui déjà peut prendre une direction aussi bien qu’une autre, porte entre une organisation européenne réalisée avec la contribution d’un premier noyau européen déjà uni, et une organisation européenne imposée par l’Union soviétique et les Etats-Unis d’Amérique sur la base du maintien du status quo. Celui-ci comporterait la compression définitive des ferments de renouveau qui se manifestent à l’Est comme à l’Ouest, et l’élimination du point de référence mondiale qui a regroupé les Etats de l’Europe occidentale et poussé leurs forces politiques sur la voie de l’intégration.
Mais c’est une illusion tragique que de penser que l’Europe occidentale puisse affronter ce défi global d’une façon unitaire, avec six gouvernements séparés ou davantage, sans une autorité exprimée par le peuple européen. Plus l’alternative se rapproche, plus les gouvernements nationaux, y compris désormais le gouvernement allemand, font prévaloir les intérêts nationaux, si rétrogrades et serviles qu’ils soient, sur l’intérêt européen. Seule l’élection au suffrage universel du Parlement européen, avec le renversement de front politique des nations à l’Europe provoqué par l’organisation des partis et des citoyens au niveau européen, pourrait freiner cette tendance, autrement irréversible.
L’Italie pourrait être touchée la première. Dans l’étau de cette alternative, l’Etat italien risque de perdre le contrôle de la force. Avec le moment de la décision se rapproche inexorablement le moment de la vérité. La marche d’approche vers l’Europe, grâce au développement de l’économie européenne qui a fait naître ce qu’on a appelé les miracles italien et allemand, a redonné aux Etats le dernier souffle de vie. Mais le déséquilibre entre la formation d’une base économique et sociale européenne (qui se manifeste également chez les jeunes par le mépris de la contestation à l’égard du caractère « sacré » des frontières nationales, et l’isolement politique des partis et des citoyens dans les Etats, a atteint maintenant un point critique. Et encore une fois, comme dans le premier après-guerre, la crise se manifeste de façon plus grave en Italie que dans les autres pays.
Le danger est nettement localisé. L’idée que la raison de la crise est imputable aux partis gagne de jour en jour plus de terrain, avec un risque mortel pour la démocratie. Mais ce ne sont pas les partis qui ont mis en crise l’Etat, c’est l’Etat qui a mis en crise les partis. Les principes libéraux, démocratiques, socialistes et chrétiens, qui couvrent encore toute l’aire politique italienne mais de moins en moins le secteur des jeunes et du renouvellement de la classe politique, conservent intacts leurs valeurs théoriques. Ce n’est qu’avec ces principes et avec une vision pluraliste et cosmopolite, c’est-à-dire fédéraliste, du cours de l’histoire, que l’on peut donner à l’action humaine la capacité de subordonner les aspects négatifs de la politique internationale aux exigences de la politique intérieure, et imposer aux activités économiques le respect absolu des valeurs prioritaires de caractère civil et social.
Mais dans le cadre italien dominé dans la sphère politique, comme les autres parties désunies de l’Europe, par les grandes puissances continentales, et dans le domaine économique par les grandes entreprises au rayon d’action international ; capable de soutenir l’autonomie d’un Etat-membre d’une fédération européenne, mais non celle d’un Etat à souveraineté absolue, ces principes se traduisent de moins en moins dans les faits. Le peuple le sent, avec la résignation des adultes, la contestation ou le scepticisme des jeunes. Ainsi ces principes, proclamés mais non réalisés, au point d’assumer une signification pharisienne, sont en train de perdre encore une fois leur emprise sur le cœur des hommes, et surtout des jeunes, qui les prennent pour des survivances du passé.
L’unique alternative est l’Europe. C’est en Europe seulement, mais en Europe avec la participation de tous, c’et-à-dire avec un Etat fédéral capable de s’opposer aux prétentions des puissances-guides, de contrôler l’économie et de redonner à l’action politique son aliment essentiel, la confiance en l’avenir et la possibilité de le construire, que ces principes pourraient réacquérir leur efficacité, rendant la santé aux partis qui les représentent.
L’unique alternative est l’Europe, et il faut faire vite. Dans le projet de loi d’initiative populaire, cette volonté s’est manifestée. L’esprit de routine considère le projet comme une chose parmi tant d’autres qu’il faut accomplir pour relancer l’Europe. Mais dans les heures graves cet esprit, avec son insensibilité pour le sens tragique de l’histoire, n’est que l’esprit même du défaitisme. L’élection générale du Parlement européen est possible. L’élection européenne en Italie est indubitablement le moyen de pression le plus fort pour tenter de transformer cette possibilité en réalité. Et il est certain que laisser plus long temps à l’écart le peuple européen ou le faire participer enfin à la construction de l’Europe est un choix fondamental, le choix qui est sur le point de devenir décisif.
Pour obtenir l’intervention du peuple européen, le M.F.E. a fait tout ce qui était humainement possible. En débouchant, après des années de sacrifices méconnus, sur la mobilisation populaire pour la présentation du projet de loi, les militants fédéralistes, et surtout les jeunes fédéralistes, à qui je dois rendre l’hommage qu’ils méritent, ont assumé entièrement, avec une passion lucide, leur devoir, celui de l’initiative. L’exécution en revient au Parlement, aux partis. Dans tous les cas les fédéralistes se considéreront mobilisés avec les partis pour donner une constitution à l’Europe, si le pouvoir constituant du peuple européen est reconnu, ou alors ils reprendront seuls contre tout et contre tous leur obscur cheminement européen au sein des ténèbres nationales toujours plus épaisses.

 

 

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