LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IV année, 1962, Numéro 2, Page 162

 

 

La continuité de l’histoire
germano - prussienne de 1640 à 1945*
 
LUDWIG DEHIO
 
 
La catastrophe de 1945 a brisé non seulement notre continuité politique mais aussi l’image que nous nous en faisions dans notre prise de conscience historique. Car elle nous a placés devant la question angoissante de savoir si ces rapports relient le troisième Reich, voire même notre époque actuelle, à l’histoire du deuxième et du premier Empire allemand.
Une fierté élémentaire nous force à refouler cette idée et nous nous y sentons encore plus poussés par la thèse simpliste de l’accusation étrangère qui prétend que Hitler, Bismarck et Frédéric le Grand n’étaient que les anneaux de la même chaîne et faits du même métal. Mais de dignes historiens allemands formulent la thèse opposée. Ces trois hommes n’étaient vraiment que des manifestations individuelles, presque sans contact les uns avec les autres, dont le rôle même a été en partie surestimé. Ainsi Frédéric II n’a absolument pas été un événement unique, mais somme toute seulement un enfant de son siècle. Et même son influence ne s’étend pas au delà de l’ancien régime dont il marque le terme. Quant au militarisme, qu’on dit créé par lui et par son père, il vient en réalité de la Révolution française. Aucun chemin ne mène de Frédéric à Bismarck, et encore moins de ce dernier à Ludendorff et Hitler. Bref, cette suppression de rapports historiques admis jusqu’à maintenant permet de présenter le troisième Reich lui-même comme une manifestation isolée et unique — ce que tout le monde souhaite.
Partagés entre ces thèses et ces antithèses les historiens arriveront-ils à une vue sereine de l’histoire qui s’efforcera de surmonter le traumatisme hitlérien ? Ne faudra-t-il pas chercher à apprendre aussi bien de l’accusation que de la défense, mais pour créer quelque chose de nouveau, une image équilibrée et cependant claire ? Ce faisant la réflexion historique devra supposer comme pétition de principe, comme donnée par la logique inhérente à l’histoire, une sorte de continuité allant de la vieille Prusse jusqu’à Hitler en passant par Bismarck. Ce qui ne veut pas dire qu’on ait le droit de simplifier et d’accorder une valeur absolue à une telle continuité ! Il s’agirait plus précisément de la traiter comme une composante parmi d’autres.
De plus, il ne faudra pas se contenter d’une analyse exclusivement consacrée à l’Allemagne, mais faire des comparaisons continuelles avec les autres puissances. C’est seulement ainsi que nous apprendrons à distinguer ce qui est commun à tous et voulu chaque fois par l’époque, de ce qui nous est particulier, unique.
Quel est donc ce caractère unique qui marque l’évolution de la Prusse et de l’Allemagne de 1640 à 1945 ? Par comparaison, il apparaît, vu simplement de l’extérieur, dans cette poussée de croissance qui, en moins de trois siècles, à la lumière froide des premiers jours des temps modernes, et partant d’un misérable recoin du fin fond de l’Europe, a formé la petite Allemagne puis, malheureusement, la grande Allemagne et l’a lancée sur le chemin de l’hégémonie européenne, voire mondiale. Remettons-nous en mémoire cette croissance à l’aide de quelques chiffres, tout au moins en ce qui concerne la population. En 1640 la Prusse-Brandebourg n’avait pas encore un million d’habitants ; en 1688 elle n’en avait qu’un million et demi, et vivant dans la misère ! Tandis que la France massive et rayonnante de Louis XIV dépassait les vingt millions. En 1740 la conquête de la Silésie doublait déjà d’un seul coup la population composant le noyau compact de l’Etat (la Marche, la Poméranie et la province de Magdebourg) et permettait d’accroître le nombre de ses habitants jusqu’à approcher de la population de toute la Saxe électorale. Voilà qui en dit plus sur l’importance de l’année 1740 que toutes les considérations morales que l’on pourrait faire. Mais à la fin de l’ancien régime la population est montée à plus de dix millions d’habitants, c’est-à-dire qu’en un siècle et demi elle s’est multipliée par dix. Puis il y eut la nouvelle poussée de 1866-1870, due à une expansion directe et surtout indirecte. Le résultat fut que la France se vit dépassée en population par ce second Empire qui était placé en fait sous l’hégémonie de la grande Prusse.
Est-ce que l’histoire européenne offre dans les périodes correspondantes de ces temps modernes quelque chose de comparable, ne serait-ce qu’extérieurement ? Si nous laissons de côté l’expansion coloniale qui est d’un ordre différent, nous pourrions tout au plus citer comme Etats à croissance surtout guerrière, sur le continent, la Russie, l’Autriche, la Suède et la Savoie. Mais à y regarder de plus près, on voit combien chacun de ces Etats. reste loin derrière la formidable expansion de la Prusse. La masse compacte eurasienne qui formait déjà la Russie d’avant Pierre le Grand, n’était-elle pas déjà plus puissante que l’ensemble des conquêtes ultérieures ? Est-ce que l’Autriche, même avant l’époque du Prince Eugène, ne forme pas déjà un complexe de pays imposant et uni ? Et la Suède, avec la Finlande, est caractérisée même avant son expansion guerrière sur les côtes d’en face par un solide territoire de base. Quant à la Savoie, qui offre relativement le plus de ressemblance avec la Prusse, son ascension a été bien plus lente et l’a amenée à se fondre d’autant plus rapidement dans l’Etat national italien.
Ce sont justement ces comparaisons qui, plus on y pense, laissent apparaître dans sa véritable lumière toute la forte personnalité de l’Etat prussien. La base de départ constituée par le Brandebourg apparaît alors vraiment unique par sa pauvreté. C’est un pays mal partagé par la nature, sans côte, sans fleuve, sans montagne, sans richesse sur terre ou sous terre, par conséquent un pays mal partagé par l’histoire, un pays intermédiaire, colonial, né tard, terne, manquant de la gloire que donne une couronne ancienne, et situé au milieu de formations politiques plus favorisées. C’est enfin un pays défavorisé quant à sa population, manquant du matériel humain homogène et de valeur qui constitue généralement la matière première des grands destins historiques. La réunion tardive et libre avec le lointain duché de Prusse ne fit que souligner le caractère problématique de cet Etat chancelant.
Mais comment expliquer alors et malgré tout cette ascension soudaine ? Donnons la réponse en une seule phrase : l’explication de l’énigme, c’est l’application méthodique d’une recette simple de succès, imposée d’en haut d’une façon autoritaire. La recette consistait à importer la civilisation occidentale dans les territoires sous-développés de l’Est avec pour seul but de former un potentiel militaire croissant et de pratiquer avec l’aide de ce dernier une politique d’expansion territoriale continuelle qui par retour accroîtrait à nouveau ce potentiel.
Ainsi procède le capitaliste calviniste qui travaille d’une façon fanatique et presque ascétique et réinvestit aussitôt ses gains dans son entreprise, pour en tirer de nouveaux avantages, ne songeant qu’à une expansion dynamique et non à un luxe statique conforme à son niveau de vie. Et c’est justement cet esprit grandiose d’entreprise venant de Hollande avec le Grand Electeur qui s’empara de la dynastie des Hohenzollern et lui resta acquise sous une forme sécularisée même après la disparition de la cause religieuse. Avec la seule différence que le moteur du succès ne s’appelait pas ici capitalisme, mais militarisme et que le succès ne se mesurait pas à l’expansion d’une affaire privée, mais d’un Etat. Dans la vie civile cet Etat fit progresser le bien-être des citoyens et la civilisation, aidé par une administration incomparablement minutieuse et méthodique, mais seulement dans la mesure où cela était nécessaire pour former la base d’un armement démesuré, et non comme un but en soi. Le niveau de vie pouvait rester bas. Les faibles besoins d’une population vivant dans des pays sous-développés ne faisaient que renforcer tout le système qui de la nécessité savait  faire une vertu. Des nombreux groupes de population que le système trouva dans les différentes parties du pays et qu’il rendit plus disparates encore en introduisant des colons venus d’Europe occidentale, il créa une population artificielle dans un Etat artificiel et la pourvut d’une morale d’Etat unique, audelà de toute confession, conservant toujours la faculté d’imprimer sa marque d’airain sur les hommes.
Mais le but final de cet Etat, vers lequel convergeaient toutes les données du système, était une politique extérieure dynamique, dont les succès visibles étaient la seule justification de cette entreprise de force, mais dont la protection et l’élaboration pouvaient exiger des moments de répit.
Nous voyons donc apparaître une raison d’Etat militariste dans cette expansion, fixée méthodiquement dans les testaments politiques, continuellement à l’œuvre, d’une pureté et d’une limpidité telle qu’elle était inconnue à cette époque en Europe. « La Prusse doit avoir un gouvernement militaire et tout rapporter à des buts militaires », selon les paroles de Frédéric le Grand. On peut dire que nous avons devant nous une usine de puissance travaillant d’une façon rationnelle, d’autant plus supérieure aux méthodes artisanales employées jusque là par les aspirants à l’hégémonie qu’elle refuse avec une ironie cinglante toute prétention à une vie de cour conforme à son rang. Du point de vue de l’histoire de l’Empire on peut dire encore : nous voyons un petit prince protestant rebelle à l’Empire s’élever au niveau européen et perfectionner avec un radicalisme intégral, au 17ème et au 18ème siècle la concentration déjà réalisée au 16ème de la puissance militaire, financière et religieuse, telle que nous la trouvons dans les territoires protestants de l’Allemagne de l’Ouest et prenant la suite des maisons déchues de la Hesse et du Palatinat se mettant à l’école et dans la lignée de la maison d’Orange rivaliser avec les Suédois.
En face de cette situation les grandes puissances invertébrées restent en arrière, affectant une élégante négligence. Elles se reposent dans l’assurance de leur poids et voient dans le décorum catholique et baroque de leur puissance un Ersatz de la force. Ce ne sont donc pas les « grands », les heureux possédants, qui ont amené à son apogée le militarisme et l’administration rigoureuse qui le soutient. Ce sont au contraire les « petits », qui bien sûr ont été à l’école des grands, mais seulement pour balancer la force négligente de ces derniers par leur intensité de puissance. Etant eux-mêmes menacés, ils trouvent la force de menacer à leur tour d’autres pays et même de plus grands. Tout cela s’applique de façon éminente à la Prusse. Frédéric II jugeait ainsi : « De petits Etats sont aussi forts que les plus grands, si seulement ils ne reculent devant aucun effort ».
Certes cet Etat artificiel créé à partir du néant par les efforts enragés de trois princes est constamment en danger de retomber dans ce néant, danger qu’aucune autre puissance de ce rang ne connaissait dans la même proportion. Et c’est justement le plus grand de ces trois rois qui devait frôler de plus près l’abîme au moment de l’aventure silésienne. Car ce n’est que par une hardiesse irrationnelle que cet Etat d’essence rationnelle a pu atteindre en l’espace de trois guerres un rang incontesté de grande puissance ! Peu importe, la hardiesse avait réussi une fois et le souvenir qu’on en conservait devait réapparaître dans toutes les situations périlleuses où devait se trouver ce système en soi déjà périlleux jusqu’aux derniers jours et aux dernières heures de son existence en 1945.
Mais marquons encore cette existence, pour la période de l’ancien régime, par quelques autres chiffres, qui démasqueront le secret de ce système, je veux parler de l’armée.
A la mort du Roi-sergent, en 1740, la Prusse n’était par ses habitants que le treizième Etat d’Europe, mais par son armée déjà le quatrième, sinon le troisième. Frédéric Guillaume I avait hérité une armée de trente-huit mille hommes que son père n’avait pu entretenir qu’à l’aide de subsides étrangers. Quant à lui, il laissa à sa mort quatre-vingt mille hommes dont le pays pauvre supportait entièrement les frais mais dont le recrutement dépassait presque du double ses possibilités. Si l’Autriche avait armé dans les mêmes proportions elle aurait eu en 1740 six cent mille hommes sous les drapeaux et la France sept cent cinquante mille, en ne tenant compte que du chiffre de population des deux grandes puissances et non pas du niveau de vie, de loin supérieur des sujets autrichiens et surtout français. Et cependant ces pays ne disposaient en réalité que d’armées à peine supérieures en nombre à celle de la petite Prusse, mais bien inférieures en valeur. Frédéric le Grand laissa ensuite à son successeur deux cent mille hommes, sans doute plus que n’en avait la France riche et quatre fois plus peuplée. Et ces deux cent mille soldats suffirent, même dans la main d’un prince aussi discutable que Frédéric Guillaume II, pour assurer à l’Etat la conquête gigantesque issue des deux derniers partages de la Pologne qui, mesurée aux limites du noyau prussien, était bien plus importante que la partie autrichienne et même russe. Car le royaume étendait sa superficie de cinquante pour cent exactement. Et du fait du centralisme rigoureux tout accroissement revêtait ici une importance plus grande que ce n’était le cas par exemple pour l’Autriche et son organisation lâche.
Mais qu’advint-il de cette recette de succès éprouvée par l’histoire de la Prusse au moment de la période napoléonienne, alors que l’habile politique de cabinet constituée par « la liberté de manœuvre » dans le cadre de l’équilibre instable de l’Europe fut rendue absurde par la division du continent en deux camps, par suite de la nouvelle tentative d’hégémonie française ? Qu’advint-il de la recette, lorsque cette armée artificielle et démesurée s’effondra en affrontant les jeunes soldats français portés par l’enthousiasme et lorsque l’organisation intérieure artificielle de l’Etat fut ébranlée, et qu’enfin sa façon autoritaire d’être gouvernée fut mise en question aussi bien par suite de l’esprit de l’époque qu’à cause de l’incapacité personnelle du souverain ? Des courants populaires ignorés ne firent-ils pas alors irruption dans ce mécanisme à demi ruiné si bien que par réaction même le constructeur royal de la machine, si célébré, en perdit son prestige !
Il est impossible, et d’ailleurs assez peu utile, de rendre compte ici des désordres de ces années là. Disons seulement ceci : la Prusse, reconstruite au Congrès de Vienne, n’était plus d’essence aussi pure que l’ancienne, et n’avait plus en sa possession une recette de succès aussi éprouvée. Elle ne savait donner aucune réponse aux deux questions complémentaires et urgentes que posait l’époque ; la question sociale et la question nationale. Son armement était dépassé, son gouvernement paralysé, son rang de grande puissance incertain. Malgré la fondation de l’Union douanière on ne pouvait guère qualifier sa politique étrangère de hardie. On la voyait se réfugier au contraire dans le havre commun de la Restauration. Mais même là elle ne trouva aucune protection contre la révolution de 1848. La Prusse serait-elle incapable de se rajeunir ? Et à quel autre rôle pouvait-elle donc prétendre, si ce n’est celui de se mettre définitivement au service du mouvement national pour ensuite se dissoudre dans l’Etat national naissant, comme la Savoie dans une situation comparable devait le faire bientôt ? Mais quels principes de l’ancienne Prusse seraient encore restés agissants pour fixer le destin de la nouvelle Allemagne ?
Dans cette crise intérieure latente ce fut alors la vieille recette de succès prussienne que la société menacée des Junkers et le corps des officiers nobles tirèrent à nouveau de leur mémoire pour en faire une recette assurant leur propre survie et celle de l’Etat. Ranke pouvait bien avoir tiré de l’histoire de la Prusse sous l’ancien régime son idée de la primauté de la politique étrangère, cette idée était morte depuis 1848, elle s’était même presque transformée en primauté de la politique intérieure. Et c’est au service de cette politique intérieure que l’on mit une nouvelle fois en application la vieille devise prussienne : un gouvernement autoritaire, un armement démesuré, une politique extérieure d’expansion. Ce fut la devise des Manteuffel et des Roon, la devise de Bismarck ! En l’appliquant on pouvait réussir à tromper les mouvements populaires et au lieu de se mettre à leur service, les dominer. Pour cela il ne fallait pas se contenter seulement d’un nouveau gouvernement à la Frédéric. Il fallait le compléter en y ajoutant du bonapartisme et, à l’exemple de Napoléon III, apprendre à dominer d’une façon autoritaire les tensions intérieures de la société moderne et à les canaliser vers des buts extérieurs.
Et ainsi fut fait ! On commença par réorganiser l’armée, ce qui amena rapidement un nouveau réarmement démesuré et permit pour la première fois en Europe d’utiliser à plein le service militaire obligatoire institué par les Jacobins, mais d’une manière paradoxale on n’en soumit pas moins cette armée à base plus large à des traditions incarnées par les corps des officiers nobles et qui dataient de Frédéric. Le résultat ? En 1866 la Prusse avec ses dix-huit millions d’habitants disposait d’une armée en campagne aussi forte que l’Autriche qui comptait le double de population et elle avait en outre des réserves bien mieux entraînées. Mais cette réorganisation de l’armée déclencha aussitôt la bataille pour le rétablissement de l’autorité royale contre les menées du Parlement qui s’efforçait de contrôler cette armée, instrument d’une politique nationale étrangère. Serait vainqueur celle des deux puissances en lutte qui pourrait appliquer effectivement une politique étrangère couronnée de succès. Et c’est la royauté qui réussit grâce à Bismarck. Il appliqua la vieille recette prussienne dans ses prescriptions les plus importantes en inaugurant une nouvelle politique extérieure à la Frédéric, dirigée à nouveau contre l’Autriche, qui était l’associée de la Confédération germanique et l’allié de 1813 et 1864. Cette politique étrangère était favorisée par la même instabilité de l’équilibre européen qui avait déjà favorisé Frédéric au XVIIIème siècle. Le coup de 1866 n’en fut pas moins aussi hardi que ceux de 1740 et 1756. A nouveau l’Etat se trouvait devant l’alternative bien prussienne, inconnue aux autres nations, de s’agrandir ou de périr. Ce fut à nouveau un chef-d’œuvre de la politique de cabinet jonglant avec l’existence de cet Etat artificiel. Il ne pouvait reculer devant aucun moyen, même l’alliance secrète avec la Révolution en Hongrie, en Bohême, peut-être en Pologne et même en Allemagne. L’envoi de Lénine à Saint-Petersbourg et d’autres choses semblables de la première guerre mondiale pouvaient se réclamer de la tradition bismarckienne. Enfin, si Frédéric le Grand portait toujours une fiole de poison lorsqu’il livrait bataille, Bismarck avait pris la résolution de se joindre à la dernière charge de cavalerie en cas de défaite subie sur les champs de bataille de Bohême. Aidé par ce vieux dynamisme prussien amoureux du risque, mettant à profit cette guerre fratricide, abhorrée même en Prusse, captant par une manœuvre hardie l’énergie dégagée par la « chimère nationaliste », Bismarck fonda la Confédération de l’Allemagne du Nord et quatre ans plus tard forgea le deuxième Reich dans le feu de la guerre qu’il fit à Napoléon III. Il ne laissa pas le temps à ce dernier de rattraper, grâce à sa grande réforme de l’armée, l’avance que lui avait assurée le gigantesque armement de la Prusse et ses intrigues en Espagne mirent l’Empereur devant le choix de combattre ou de tomber sans combat. A quoi servirent alors à la République de Gambetta sa nombreuse population, sa richesse, son héroïsme improvisé en face d’un peuple bien entraîné, qui avait payé sa grandeur de ses privations, qui ne disposait il est vrai d’aucune industrie de luxe, mais bien d’une industrie lourde développée par l’Etat et, en plus, avait un gouvernement autoritaire indépendant des élections et des partis : gouvernement révolutionnaire contre gouvernement démocratique ?
Ainsi Bismarck fit-il naître par une opération venue d’en haut et d’une façon artificielle une nouvelle nation allemande, la petite Allemagne à prédominance industrielle et protestante, sous l’hégémonie de la grande Prusse. Dans ces conditions il était inévitable que cette unité allemande se fît au prix d’une division effective de l’Allemagne, qui s’annonçait à vrai dire comme probable depuis des siècles déjà. Voilà qui démontre bien le caractère faux des comparaisons que l’on fait fréquemment entre la guerre de 1866 et celles que firent pour leur unité les Suisses, les Italiens et les Américains au XIXème siècle. Dans ces derniers cas il s’agissait toujours de rétablir ou de créer un tout, tandis qu’avec la Prusse on combattait dans l’intérêt d’un Etat particulier se servant de certaines aspirations populaires, pour isoler du tout un peu lâche qui existait déjà, à savoir la Confédération, un morceau d’Empire unifié, nouvelle victoire de l’esprit de force sur l’esprit d’universalité, victoire de l’ancien rebelle sur l’ancienne idée de l’Empire.
Et si la nouvelle nation se mit à croire avidement en la recette de succès prussienne qui l’avait faite naître et acceptait l’histoire de la Prusse comme étant la sienne propre, car elle-même n’avait pas d’histoire, pouvait-il en aller autrement ? A l’époque napoléonienne les réformateurs avaient déjà commencé la symbiose de l’Allemagne et de la Prusse. Bismarck l’acheva et bien que plus tard l’importance de l’Etat prussien ait paru s’atténuer, l’âme de la Prusse, dans un cadre élargi, n’en eut qu’un rôle plus actif, appuyée sur une force populaire qui lui faisait jadis défaut. La vieille force éducatrice de la Prusse, transformée par l’enthousiasme national, arrivait seulement à son apogée. Cela agit particulièrement sur les classes bourgeoises qui avaient fourni pourtant peu auparavant les opposants les plus fanatiques à la domination prussienne. Enthousiasmées par un miracle économique qui s’annonçait déjà dans l’Union douanière, ce furent elles précisément qui apprirent en élèves appliqués leur leçon prussienne, se soumirent au gouvernement autoritaire de l’Etat, se convertirent à l’idée militaire et s’intéressèrent à une politique extérieure ambitieuse. Mais cette politique était celle de l’impérialisme qui, en conformité avec les intérêts de la nouvelle société industrielle, avait les yeux fixés sur la mer et restait étrangère à l’esprit prussien continental et agraire. En conséquence de quoi il fallait que l’idée de réarmement apparût sous un nouvel aspect et qu’on mît en chantier une flotte, ce qu’avaient déjà demandé les démocrates de 1848.
En la personne du jeune roi ce fut la jeune génération qui monta sur le trône et maria la vieille méthode prussienne aux buts de la nouvelle Allemagne. Ce dernier n’avait-il pas déjà annoncé à ses camarades, dans la cour du lycée de Cassel dont il était l’élève, que sous une forme moderne il renouvellerait les exploits de son grand aïeul Frédéric-Guillaume Ier et qu’il construirait une flotte qui serait l’instrument de sa politique mondiale, avec la même méthode que ce dernier organisant son armée en instrument de sa politique européenne. Et c’est cette conformité de vue tournée vers le passé et vers l’avenir qui nous frappe, lorsqu’on étudie les journaux de l’époque : on y trouve l’espoir de voir l’Allemagne faire son entrée dans le cercle des puissances mondiales en appliquant la même recette de succès qui jadis avait permis à la Prusse d’être admise dans le cercle des grandes puissances.
Pour ce nouveau départ une crainte a aussi joué son rôle de stimulant supplémentaire : celle des tensions sociales, nées du développement fiévreux de la nouvelle société industrielle et qui sont en quelque sorte le revers de la médaille. De même Bismarck au début de sa grande entreprise fut poussé par la peur des problèmes intérieurs. Et, comme à cette époque, on ajouta maintenant aussi un peu de bonapartisme à la vieille recette prussienne. Quand par exemple Frédéric Naumann parlait de démocratie et d’Empire, il pensait à un empire teinté de bonapartisme continuant la ligne politique fixée par Bismarck.
Mais qu’importe le nombre des affluents qui se mêlèrent au vieux courant prussien, il n’en continua pas moins à couler dans sa direction à lui. De même le Danube, bien faible à ses débuts, impose toujours son cours malgré les riches affluents des Alpes qui sont bien plus puissants que la rivière-mère. On peut considérer cette image comme valable jusqu’en 1945 !
Il y eut bien quelques oppositions plus fortes. Mais parmi celles-ci aucune qui fût capable de mobiliser la nation entière et non un certain nombre de classes, de confessions, de particularismes et de groupes d’intérêts, aucune qui ait pu offrir à tous une image de l’avenir aussi suggestive que pouvait le faire l’impérialisme.
Et cet impérialisme était d’autant plus séduisant qu’il ne débouchait pas forcément sur une guerre effective, mais promettait un triomphe sur l’Angleterre au cours d’une guerre froide, donc le maximum de gains et le minimum de sacrifices ; tout cela conforme au haut standing de vie d’un peuple qui avait oublié l’époque spartiate où il payait sa grandeur de ses privations.
Bien sûr, cette assurance inconsidérée cachait la fatale erreur de calcul qui fit s’écrouler en 1914 comme un château de cartes cette politique mondiale contradictoire appuyée sur l’armée et à buts pacifiques. Du jour au lendemain le Reich encerclé se vit contraint de rentrer dans une guerre d’hégémonie européenne de style classique, au lieu d’intervenir librement dans le monde. On perdit tout à coup la politique porte-bonheur de la liberté d’action, telle que l’avaient pratiquée avec tant de maîtrise Bismarck et Frédéric le Grand à l’époque de l’instabilité du système européen, après les guerres d’hégémonie de Napoléon Ier et de Louis XIV. Qu’elle le voulût ou non, l’Allemagne fut forcée alors de faire une guerre d’hégémonie et à nouveau l’Europe se divisa en deux camps ennemis.
Mais dans ce malheur subit cherchons une consolation dans l’histoire prussienne. Est-ce que Frédéric le Grand malgré un encerclement complet n’avait pas gagné sa guerre de Sept Ans et brisé la chaîne de ses ennemis, appuyé sur son armée incomparable ? Est-ce que ce n’était pas à nouveau l’heure de la grande et glorieuse armée, le soutien de la vieille gloire prussienne, que l’on avait bien trop négligée au profit de cette chère flotte de Tirpitz qui restait maintenant inactive dans les ports ? S’il y avait seulement eu un prince autoritaire dans le vieux style prussien, un roi connétable ! Mais l’Empereur n’était pas ce prince et sa place vide fut occupée logiquement par les généraux qui se faisaient fort de briser à nouveau le cercle de leurs ennemis avec l’aide de l’armée incomparable, tandis que les hommes d’Etat désemparés voyaient s’effondrer leurs châteaux de cartes. « La Prusse doit avoir un gouvernement militaire, avait écrit Frédéric le Grand, et tout rapporter à des buts militaires ». Même les défaitistes, les partisans d’une politique de compromis, restaient à leur façon dans la vieille ligne prussienne, en appelant de leurs vœux une paix dans le genre de celle de Hubertusburg qui laisserait la porte ouverte à un grand avenir. Et même eux ne se rendaient pas compte que ce parallèle avec la guerre de Sept Ans n’était pas à sa place, car à cette époque Berlin n’était pas combattu mais protégé par le gouvernement de Londres.
Mais allons plus loin. Lorsque la catastrophe, ensuite, mal comprise dans ses origines, arriva cependant, elle déclencha dans l’élite une réaction bien prussienne, on se souvint sinon de la fiole de poison de Frédéric le Grand, du moins de la dernière charge de cavalerie de Bismarck : il semblait conforme au style prussien que l’Empereur et sa suite cherchassent la mort sur le champ de bataille.
L’échec du monarque et l’effondrement de la monarchie marquaient-elles vraiment déjà la fin de la tradition prussienne ? D’une façon paradoxale c’est le contraire qui arriva. Certes la vieille recette de succès se sépara de la classe sociale avec laquelle elle semblait liée dans la pratique, c’est-à-dire la société conservatrice et féodale et la grande bourgeoisie qui s’était jointe à cette dernière au cours du deuxième Reich. Mais l’étoile du prussianisme n’en brilla qu’avec plus d’éclat au dessus des ruines chaotiques des faillites sociales qui accompagnèrent la faillite de l’Etat. Ceux qui étaient chassés du pouvoir comme ceux qui y aspiraient levaient le même regard vers elle. Le prussianisme devint une formule magique abstraite, dernier Credo des nihilistes incrédules, alternative au principe démocratique de Weimar.
Alors dans les quinze années suivantes qui couvrent la période de la République de Weimar il y eut quelque chose d’analogue à ce qui s’était produit cent ans auparavant en France au cours des quinze années de la Restauration. A cette époque le souvenir exaltant de la gloire passée poussait la jeunesse à tout critiquer du nouveau gouvernement ou de la nouvelle forme d’Etat qui devaient tous deux leur pauvre existence à une catastrophe. Nous en eûmes l’équivalent chez nous. Les grands magiciens du verbe, Möller van den Bruck, Spengler, Ernst Jünger, conjurèrent les jeunes combattants qui avaient pris conscience de leur force sous Ludendorff, de revenir au style de vie prussien pour préparer une nouvelle grandeur dans une nouvelle société sans classes. Il fallait qu’ouvriers et soldats se tendissent les mains dans une véritable mobilisation de toutes leurs forces. C’est alors que commença à rayonner la personnalité de Frédéric-Guillaume 1er, dure, prussienne à l’ancienne manière, exemplaire, avec son socialisme d’Etat, sa planification économique, sa façon brutale de briser les privilèges héréditaires des classes et finalement, bien sûr, son militarisme. Ne s’était-il pas déjà efforcé de réaliser en pleine paix et avec les moyens de son époque un totalitarisme que Ludendorff avait dû improviser sous la pression de la guerre ?
Gouvernement autoritaire donc, renouvellement de l’Etat et de la société sous le signe d’un nouvel armement démesuré, enfin politique extérieure hardie comme en 1740 et 1866, portée cette fois par la soif de vengeance, ces mots d’ordre de la vieille Prusse revenaient sous mille formes différentes dans toutes les discussions, avec l’empreinte du totalitarisme moderne. Et bientôt le pôle opposé ne fut plus la démocratie, mais le communisme, en tant que totalitarisme supranational. C’est-à-dire que pour la troisième fois la crainte de l’effondrement de l’ordre existant, cette fois la nation elle-même, agit comme stimulant supplémentaire. On prit exemple sur le fascisme italien qui était dans la ligne bonapartiste et se nourrissait en même temps du jacobinisme qu’il avait en commun avec son ennemi mortel le bolchevisme. C’est ainsi que chez nous s’allia au vieux courant prussien un jacobinisme fasciste de fraîche date qui doubla le dynamisme prussien sans changer sa méthode. Cette alliance était fêtée d’une façon théâtrale le jour de Potsdam et rappelait des alliances semblables qui s’étaient produites à des niveaux inférieurs, d’abord sous Bismarck, puis sous Guillaume II. Ou bien est-ce que le jour de Potsdam n’était qu’un effet trompeur de la propagande ? Certes pas ! Il est vrai, le gouvernement autoritaire moderne avait besoin d’une propagande consciente pour pouvoir être maître de l’esprit des masses. C’est ce qu’avait déjà reconnu Ludendorff bien qu’il fût le représentant du vieux corps des officiers. Mais cette propagande devait-elle nous tromper sur le véritable état d’esprit du gouvernement ? Bien au contraire le gouvernement lui-même croyait autant à sa propre propagande que les bolchevistes aujourd’hui croient à la leur. Et cette propagande était elle aussi conduite par l’étoile — ou le feu-follet — du grand roi de Prusse lorsqu’elle commença la marche qui menait à la nouvelle catastrophe.
Mais, dira-t-on, Hitler n’était pas Prussien de naissance. Qu’importe, il était devenu Prussien d’esprit dans la mesure où le prussianisme l’avait ensorcelé comme il avait fait depuis deux-cents ans avec tant d’autres Prussiens d’adoption. N’était-il pas marqué pour la vie par les années qu’il avait passées comme engagé dans un régiment d’infanterie allemand, c’est-à-dire dans un régiment formé à la prussienne. Et lorsque plus tard il se heurtait à toutes les formes d’esprit libre, surtout à l’esprit des Eglises, un tel conflit n’était pas tout à fait étranger à l’histoire prussienne. Est-ce que depuis la Réforme l’Etat protestant n’élevait pas tout particulièrement sa prétention à diriger l’esprit et la morale et le Kulturkampf n’avait-il pas été son premier conflit avec l’intraitable Eglise catholique. Déjà Mirabeau avait dit de Frédéric le Grand qu’il était l’éducateur de l’« homme-machine ».
Dans les vieilles provinces prussiennes c’est le Prussien d’adoption qui obtenait dans les scrutins le succès le plus foudroyant. Avant tout, le vieil esprit prussien de l’armée lui garantissait la loyauté entière de cet instrument de la force malgré tous les scrupules de l’individu. Mais jamais Hitler n’aurait pu obtenir la puissance démoniaque qu’il avait sur son peuple s’il ne lui avait pas promis, étant lui-même un humilié, la revanche pour les humiliations subies, s’il n’avait été le démon de la revanche.
Déjà Bismarck dans les années 1850 aimait à répéter : « Nous sommes presque aussi vains que les Français ; si nous pouvons nous imaginer que nous avons du prestige à l’extérieur, nous supportons beaucoup de choses chez nous ». Combien la comparaison avec les Français était devenue entretemps plus juste. Car ce que Bismarck appelait à cette époque leur vanité n’était que leur désir brûlant de revanche pour le désastre de 1815, pour la perte de leur hégémonie. Nous aussi nous étions tombés d’une telle hauteur et nous aussi nous réclamions une compensation. Nous aussi nous voulions nous débarrasser des chaînes des traités, bien plus lourdes à supporter, il est vrai, que celles des traités de 1815, mais qui en tant que symbole de la défaite étaient également intolérables. Invictis victi victuri, telle était l’inscription marquée sur le monument aux morts de l’Université de Berlin. L’homme qui réaliserait cette promesse de revanche pourrait à coup sûr demander à la nation le prix qu’il voudrait : elle serait prête à supporter beaucoup de choses de sa part ! C’est ce qu’avait dit Bismarck dans un siècle bourgeois. A l’époque du totalitarisme prolétarien l’adverbe « beaucoup » devait se changer en « tout ».
Essayons de voir d’abord de quelle revanche il pouvait s’agir. La défaite subie dans le combat pour l’hégémonie européenne, voire mondiale, ne pouvait être effacée que si l’on était prêt à faire, au besoin, une guerre d’hégémonie. On avait perdu la dernière, croyait-on, car, par suite d’un manque de préparation matérielle et psychologique, on avait dû improviser cette guerre un peu à la façon d’une rencontre inopinée de patrouilles. On l’avait perdue, du moins nous semblait-il, non parce que la recette prussienne avait fait faillite mais parce que la façon de l’appliquer avait été trop timide. Ce qui avait été perdu ne pouvait se rattraper qu’au moyen d’une méthode radicale et d’une absence totale de scrupules. Et après que la soif aveugle de revanche nationale se fut incarnée dans un Führer messianique, tel que l’avaient déjà appelé de leurs vœux les impérialistes d’avant 1914, on ne put plus reculer. D’autant plus que peu de personnes se rendaient compte de la fatale outrecuidance de nos intentions. Car malgré tout notre effort pour éviter les fautes commises, on ne voyait pas, maintenant encore, le défaut principal de nos calculs d’avant et du temps de la première guerre mondiale. Nous ne nous rendions compte ni du danger que cache toute guerre d’hégémonie, ni du fait que c’est ce type de guerre que nous avions mené. Et ainsi avons-nous recommencé presque à l’aveuglette une entreprise qui encore une fois était perdue dès le premier jour. Puis au cours du combat désespéré mené contre un destin inexorable et aveugle se déchaînèrent les esprits infernaux prisonniers de l’âme du Führer même ou de sa suite. Quant à la crainte inspirée par les conséquences de crimes démentiels, elle ne fit que renforcer la loyauté de l’« homme-machine » élevé à la prussienne.
Ensuite l’acte final dans la Chancellerie du Reich trouva sa place dans la tradition prussienne. L’esprit prussien amoureux de la mort auquel s’était vendu l’aventurier exigeait sa mort. Il est presque certain que dans ses derniers moments Hitler se souvint de la fiole de poison de Frédéric le Grand.
En conclusion on pourrait dire : un héroïsme de rebelle poussé par la hardiesse, comme fut l’héroïsme de l’ancien régime prussien, aida à la naissance de l’héroïsme de rebelle désespéré qui caractérisa notre époque d’hégémonie et mourut avec lui. Dans une dernière explosion épouvantable il fut réduit en poussière comme une fusée qui a parcouru la trajectoire prescrite.
Les courtes réflexions qu’on vient de lire ont été des sortes de points mis les uns à la suite des autres afin de rendre visible une ligne — la ligne prussienne, inscrite dans le destin allemand, d’une façon d’abord légère puis se gravant de plus en plus profondément. A la fin de cet exposé je reviens maintenant pour y ajouter quelques remarques à la tâche que je m’étais fixée au début : trouver un moyen terme entre la mise en accusation et la défense de notre histoire, quelque chose qui tirant profit des deux thèses les réconcilie. Peut-on réussir cette entreprise ?
Il est visible que les quelques notes que j’ai écrites se rapprochent plus de l’accusation que de la défense dans la mesure où elles ne divisent pas la chaîne continue des événements en phénomènes isolés dont il faudrait le plus souvent approuver les uns parce qu’ils sont sains et rejeter les autres du corps de l’histoire parce qu’ils sont « malades ». Condamner des parties « malades » pour sauver un tout sain, en niant toute continuité, c’est faire une apologie qui finalement satisfera le sens historique aussi peu que l’apologie à laquelle on se livrait après 1918 au sujet de la responsabilité de la guerre.
Mais ce n’est pas une raison pour nous identifier avec l’accusation qui, bien sûr, aperçoit le rapport des événements, mais en revanche le simplifie et lui accorde une valeur absolue. En fait, malgré ce qui les oppose, le deux façons de voir ont ceci de commun : elles sont toutes deux engagées, interviennent toutes deux dans un processus actuel, plaident ici pour la condamnation, là pour la réhabilitation avec rachat, poussées d’une part par la crainte que le peuple foncièrement mauvais puisse faire une rechute, d’autre part par l’espérance que l’histoire puisse continuer sur une voie semblable après un retour à la juste mesure.
Une demi-génération après la catastrophe ne pourrions nous pas dépasser ces prises de position sentimentales ?
On dit que nous devons surmonter notre histoire. Que faut-il entendre par là, sinon que nous devons prendre une grande distance par rapport à celle-ci ? Il ne s’agit pas de défendre le fantôme anémique qu’est une histoire sine ira et studio, mais j’affirme que la colère et la passion doivent s’appliquer à des problèmes bien différents de ceux qui précèdent 1945 ! Cette demi-génération qui s’est écoulée depuis 1945 a si bien modifié toutes les données de notre existence que, étant devenus autres, nous devons prendre nos distances par rapport à tous les événements d’avant l’année mémorable de 1945 pour, épurés et l’esprit libre et décidé, faire face à une situation entièrement nouvelle. Car la condition nécessaire pour pouvoir surmonter notre période d’histoire « prussienne » et « guerrière » est de la saisir comme une époque entièrement révolue.
Avouons donc qu’aujourd’hui le corps politique allemand, s’il existait, ne pourrait absolument pas avoir la même importance que jadis de même que la Bavière après 1870 ne pouvait pas jouer le même rôle qu’au cours du premier Reich. Avec le système d’Etats européen c’est tout le décor de notre existence politique qui a disparu et l’observateur objectif n’aperçoit aucun système politique mondial qui puisse le lui redonner. De plus, une guerre d’hégémonie de vieux style, menée avec l’acharnement que l’Allemagne fiévreuse du XXème siècle a été la seule à montrer, n’est plus guère pensable dans la nouvelle constellation politique. Au contraire, dans le cadre de notre division du monde en deux camps armés, le problème qui est passé au premier rang en tant que problème par excellence est l’élaboration d’un nouvel ordre qui s’étende au monde entier et soit fondé sur la paix. Et avec lui la question de savoir ce qui survivra de notre humanisme occidental. S’occuper de ces problèmes sine ira et studio, voilà ce qu’on ne peut exiger de l’Occidental, mais ce qu’on peut lui demander c’est qu’il fasse toute la clarté sur la période précédente exempte de ces questions-là. Et on pourra réussir à désamorcer la mise en accusation de notre histoire sans nier que cette accusation a raison de montrer la continuité de cette histoire. Car cette vieille recette de succès prussienne nous apparaît comme un fait continu. Mais chaque fois elle est appliquée dans un monde différent, avec un dosage différent, et s’appuie sur d’autres classes de la société et sur des hommes différents. Il y a continuité dans le changement et, à trop marquer cette continuité, il ne faut pas oublier de caractériser ce changement.
La crainte qu’ont les accusateurs de voir la dernière époque se reproduire se projette par un retour en arrière sur les phases précédentes. Exactement comme si en considérant l’histoire d’une famille on ne s’occupait d’abord que de la dernière génération qui a fini par exemple dans le crétinisme, pour prouver (ce qui est bien possible) que déjà les ancêtres en bonne santé possédaient les caractères généraux qu’ont maintenant les crétins. Et voilà comment on en arrive rapidement au jugement foudroyant : post hoc ergo propter hoc.
Et cependant, comme l’extension intérieure aussi bien qu’extérieure du prussianisme au XVIIème et même au XVIIIème siècle reste périphérique, si on le compare surtout à l’étendue totale du peuplement allemand ; comme il paraît à certains moments plutôt poussé à s’étendre du côté de la Pologne que de l’Allemagne. Puis au XIXème siècle c’est l’Allemagne qui envoie de puissants apports. Et ces apports menacent même de submerger l’âme prussienne, jusqu’à ce que la main puissante de Bismarck les fasse rentrer à nouveau dans le courant !
Jusqu’ici aux situations extrêmes et hardies correspondent toujours les pauses nécessaires pour assurer d’une façon durable les conquêtes rapides. Cela vaut aussi bien pour Frédéric le Grand que pour Bismarck. Jusqu’ici l’arrêt de l’évolution d’autres peuples est toujours compensé par l’extension d’un ordre puissant mais limité en soi. Le bienfait que cet ordre a apporté, surtout dans les territoires de l’Est, est immense ; il a eu ici une influence absolument créatrice. Mais même pour la totalité de la nouvelle nation fondée par Bismarck cet ordre apparut surtout comme une bénédiction, comme une délivrance d’un complexe d’infériorité rentré — pour ce qui était du prestige —, comme une éducation à une activité disciplinée dans tous les domaines de la civilisation et en même temps comme une digue élevée contre des mouvements de masse dangereux, nationaux et sociaux. Et, d’ailleurs, y avait-il une autre solution que de fonder ce Reich ? Qui osera faire un compte exact des avantages et des inconvénients ?
En tout cas l’impérialisme maritime de Guillaume était encore conçu dans le dessein de renforcer cette digue. Plus tard le résultat fut tout autre ! Car dès août 1914 c’est toute l’atmosphère politique qui se modifia d’une façon complète et imprévue, et avec d’autant plus d’effet que nous n’étions pas en état de nous rendre compte de la portée et de la nature de ce changement protégés que nous étions des pensées morbides par notre trop grande vitalité. De 1914 à 1945 l’application continue de la vieille recette nous mènera de catastrophe en catastrophe après nous avoir menés pendant deux-cents ans de succès en succès. Dès 1918 elle a détruit la digue qu’elle avait pour mission de consolider et libéré ainsi des courants populaires chaotiques et écumants qu’elle avait voulu dominer.
Mais le plus puissant de ces courants, le courant national-socialiste, de son côté, mit à son service la vieille recette de succès pour, s’appuyant sur sa force magique, créer un ordre nouveau, total, et recommencer avec son aide le combat perdu sans en voir l’absurdité. Le national-socialisme s’acheva dans une catastrophe dont l’ampleur ne pouvait être atteinte que par un système totalitaire et qui a détruit pour toujours — tout au moins chez nous — la croyance en la valeur de cette vieille recette.
On peut dire que ces étapes bien différentes que l’on trouve sur le chemin qui va de 1640 à 1945 ne sont que les anneaux d’une même chaîne, mais en tout cas des anneaux qui ne sont pas du même métal, bien qu’ils soient maintenus ensemble par cette continuité des vieilles recettes guerrières prussiennes, bien qu’ils ne soient que des vagues qui s’élargissent en cercles concentriques à partir du début de l’ancien régime. Il me semble que nous devrions aujourd’hui embrasser d’un seul regard les deux choses, la continuité comme le changement ; et non pas mettre en relief seulement avec les apologistes le changement ou bien uniquement la continuité avec les accusateurs. Mais une telle vue d’ensemble ne peut se faire qu’à partir de la plus grande distance possible séparant l’observateur actuel de l’objet observé. Est-ce que n’est pas l’honneur de notre histoire allemande de mettre sur le même plan Louis XIV et Napoléon, ou bien Pierre le Grand et Lénine, sans que nous en oublions pour autant ce qui les sépare. Une observation faite en gardant les distances pourrait obtenir des résultats analogues en ce qui concerne notre propre histoire.
Nous nous voyons forcés de constater que la ligne prussienne est terminée dans un monde qui a changé, mais cela ne veut pas dire que malgré l’horrible final nous devions nous séparer d’elle en décriant toute son histoire ! Est-ce qu’il ne serait pas possible de déposer dans une armoire vitrée le souvenir que l’on a de Frédéric ou de Bismarck comme on le fait avec la vaisselle précieuse de nos ancêtres dont nous n’avons plus l’usage sur nos tables ? La Hollande et la Suède se souviennent encore aujourd’hui de leur temps héroïque sans vouloir dans la réalité actuelle rivaliser avec celui-ci. De plus, n’est-il pas indiqué maintenant de tenir en haute estime les qualités d’honneur et de courage calme que nous a inculquées l’éducateur prussien, afin de les mettre au service d’une cause entièrement nouvelle et peu prussienne : la défense de l’humanisme occidental dans le cadre de la solidarité du monde libre, loin de tout nihilisme et de tout égoïsme national supérieur ! La Prusse est morte — vive la Prusse !


* Nous remercions le prof. Ludwig Dehio qui nous a accordé l’autorisation de publier cet essai qui met en lumière la continuité de l’histoire allemande depuis Frédéric le Grand jusqu’à Bismark et jusqu’à Hitler, et qui se rattache à ses études sur l’histoire de la Prusse publiée sur la « Historische Zeitschrift » avant l’avènement du nazisme. Ludwig Dehio appartient à la grande tradition historique allemande qui a pour base théorique, la vision du système européen des Etats, considéré comme un tout, pour maître Ranke, et pour historiographe de la raison d’Etat, Meinecke. Ses œuvres les plus connues sont : « Gleichgewicht oder Hegemonie » (dernière édition, Scherpe Verlag, Krefeld, 1960) et « Deutschland und die Weltpolitik in 20. Jahrhundert » (dernière édition, Fischer Verlag, Frankfurt/M, 1961) ; toutes deux ont également été publiées en italien et en anglais. Le mérite fondamental de l’œuvre de Dehio réside dans son pouvoir de stimuler l’imagination et d’insérer notre époque actuelle dans une vision vaste et profonde, dans laquelle la politique actuelle apparaît sous son jour véritable, sous ce jour qui reste invisible à ceux qui ne sont pas capables de concevoir le système des Etats envisagé comme un tout à travers la catégorie pertinente de la raison d’Etat. Ces derniers, alors qu’ils luttent et qu’ils souffrent pour les gouvernements nationaux, ne s’aperçoivent même pas que c’est le système tout entier qui les contient qui est à l’agonie, et ils s’affairent aveuglement tandis que l’histoire est en train de les submerger.

 

 

 

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