LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVI année, 1984, Numéro 2, Page 102

 

 

La souveraineté nationale et la paix*
 
LORD LOTHIAN
 
 
Il me semble que jamais au cours de l’histoire on n’a discuté de façon aussi animée ni aussi large le problème de la paix comme on le fait de par le monde depuis que la guerre a éclaté en août 1914. C’est largement dû, sans doute, au fait que la majorité de l’humanité a été entraînée, directement ou indirectement, dans le maelström de la guerre, que cette guerre moderne, telle qu’on la dépeint dans la presse, au cinéma et à la radio, est plus impressionnante et plus violente qu’autrefois et qu’elle touche les civils et, surtout, les femmes et les enfants plus férocement qu’avant l’époque des bombardiers. Je ne suis pas sûr en fait que la guerre moderne soit vraiment plus horrible que la guerre d’autrefois, quand la Croix-Rouge n’existait pas, que les armées vivaient sur le pays en détruisant tout sur leur passage et que la famine et la peste s’ajoutaient au massacre par le sabre ou le fusil. L’holocauste des tués et des morts fut, à certains moments, certainement plus grand. Et je me demande au bout du compte s’il y a plus de souffrances que, par exemple, pendant la guerre de Trente Ans, quand la population allemande fut réduite de 30 à 5 millions ou même pendant certaines périodes de la guerre civile américaine.
La vraie différence entre les discussions sur la guerre et la paix qui se poursuivent aujourd’hui et celles des siècles précédents, c’est une différence dans les motivations. Sauf pendant de courts moments de l’histoire humaine, les gens ont assimilé la guerre aux tremblements de terre, à la peste, à la tempête ou aux inondations, c’est-à-dire à une calamité que la chance, la situation géographique ou un bon gouvernement pouvait leur permettre soit d’éviter, soit de vaincre, mais quelque chose qui faisait partie du destin inévitable de la Nature et de l’Homme. Mais, depuis 1914, cette approche a changé en profondeur. Terrifiée tout d’abord par l’ampleur de la catastrophe et ensuite par l’écart évident entre le prix payé pour la victoire et la récompense, l’opinion publique, du moins dans une grande partie du monde, a exigé que la guerre en tant qu’institution soit abolie. La guerre n’est plus considérée comme inévitable ou comme une manifestation de la volonté divine. On reconnaît en elle la conséquence des défauts de la nature humaine, d’un mauvais gouvernement ou d’une mauvaise organisation et qu’il est ainsi essentiellement possible d’y remédier. C’est un progrès considérable.
Jusqu’à un certain point ce changement peut être le fait de la religion. La chrétienté a toujours condamné la guerre et l’assassinat de l’homme par l’homme comme fondamentalement contraire à l’esprit de son fondateur. D’un autre côté, certaines églises se sont trop souvent identifiées à ces farouches mouvements patriotiques nationaux qui, à l’époque moderne, ont fréquemment entraîné l’esprit guerrier et la guerre. Je me souviens de ma visite au sinistre musée contre Dieu à Leningrad où, pour étayer la thèse marxiste que la religion est l’opium du peuple, on exposait maintes photos de nombreux pays montrant des ecclésiastiques de telle ou telle église en train de bénir des bateaux ou des avions ou d’autres machines de guerre. Cela n’est pas à prendre trop au sérieux, mais il ne fait pas de doute que l’une des raisons du déclin de l’autorité de la religion organisée, ces derniers temps, c’est que les églises n’ont pas convaincu les hommes qu’elles peuvent apporter une solution au problème de la guerre. Je crois, comme je vais essayer de le montrer, qu’elles pourraient faire plus que par le passé pour répondre à cette accusation.
Un important facteur dans le changement d’attitude vis-à-vis de la guerre est, je crois, le progrès de l’esprit scientifique. L’humanité s’habitue tellement à l’idée que l’homme maîtrise la Nature, fait des découvertes étonnantes en sciences naturelles, invente des merveilles comme l’avion ou la radio ou diminue la maladie grâce à l’hygiène, qu’on se met à croire qu’aucun problème n’est insoluble, aucun mal indomptable si on décide de résoudre l’un et de maîtriser l’autre. Le choc du désastre en 1914 fit dire aux hommes : « Voici le prochain ennemi que nous vaincrons ».
Mais si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, il nous faut admettre que, jusqu’ici, nous n’avons pas beaucoup progressé dans cette voie. La Société des Nations exprima l’espoir amer et pathétique de l’humanité que cette guerre mettrait fin à toute guerre et que, désormais, on pourrait empêcher la guerre par le règlement pacifique des querelles internationales. Mais tout le monde voit bien aujourd’hui que les espoirs n’ont pas été comblés. J’expliquerai plus loin pourquoi. Pour l’instant, il suffit de souligner que nous sommes au milieu de la plus grande période de réarmement que le monde ait connue et que deux ou trois guerres, déclarées ou non, se poursuivent de par la planète. Est-ce dû aux erreurs ou à la pusillanimité des hommes d’Etat qui n’ont pas réussi à utiliser les moyens à leur portée ou bien au fait que nos propositions concernant le problème de la guerre étaient fondamentalement inadéquates ? Telle est la question que je veux discuter ce soir, car nous ne ferons aucun progrès tant que nous n’affronterons pas les faits pour trouver une solution.
Comme quelqu’un qui serait condamné à jouer un rôle en politique, je suis particulièrement heureux de discuter ce sujet aujourd’hui devant l’Institut de philosophie d’Edimbourg. Le problème en politique, c’est que les principaux acteurs sont presque toujours contraints de s’occuper de problèmes urgents, imprévus et imprévisibles, qui les assaillent et qu’ils doivent résoudre au jour le jour. La politique est en grande partie l’art d’improviser habilement : un navire est en danger ou sombre en Méditerranée ; un ministre des. Affaires étrangères fait dans un discours des déclarations témoignant de visées cachées à l’encontre de la politique étrangère d’une autre nation ou bien pousse au paroxysme l’indignation de l’opinion publique ; une querelle surgit dans le monde du travail ou bien la Bourse l’interrompt, les prix ou le taux bancaire perdent leur stabilité. De tels événements surviennent sans cesse et nul ne peut prédire la date ni le lieu de la prochaine crise. On dit parfois, et cela me semble juste, que le sort des gouvernement ne dépend ni de leur politique générale ni de leur programme mais de la confiance qu’ils inspirent par la façon dont ils traitent les mille et un problèmes qui exigent une solution immédiate au jour le jour. Aucun gouvernement ne durera en régime parlementaire, quelle que soit la popularité de sa politique générale, si de toute évidence il n’arrive pas à conduire la gestion courante et si un autre parti peut le remplacer.
Mais ce n’est là qu’une moitié de la vérité. Il y a deux choses qui, en fin de compte, dirigent la politique : en premier lieu, les faits et non les illusions ou les idéaux ou ce que les psychologues appellent les vœux pieux à propos des faits. Deuxièmement, le jugement moral et l’opinion en profondeur de l’électorat quant à la direction que doit prendre la société. Et ce jugement moral et cette opinion en profondeur, du moins dans une démocratie, sont en grande partie créés par ceux qui sont capables d’étudier et de réfléchir et qui possèdent des convictions inébranlables et libres sur le plan moral. Cela fait longtemps que je suis persuadé que la seule base sur laquelle la démocratie puisse fonctionner est celle-là même sur quoi repose le système du jury. On ne pose au jury qu’une seule et simple question. On ne lui demande pas de produire les preuves ou de se faire une idée des faits ou de la loi. Tout ceci est le fait d’abord des experts qui sélectionnent les faits en accord avec la loi mise en application par le juge sur le choix des preuves et c’est ensuite le fait du juge qui additionne les preuves et dit la loi qui correspond au cas étudié. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on demande au jury de décider si l’accusé est coupable ou non. L’expérience montre que la meilleure justice s’obtient en mêlant cette mise en forme de la loi et des preuves apportées par des experts avec le jugement de bon sens de douze hommes et femmes ordinaires à qui le seul verdict demandé est : coupable ou non coupable. De même en politique un électorat démocratique est réellement qualifié pour choisir le parti, les chefs et le programme à qui il confiera le pouvoir de l’Etat, selon la constitution, pour les quatre ou cinq années à venir. Les partis correspondent aux experts et aux juges, l’électorat au jury, et le verdict est rendu lors des élections générales quand toutes les parties ont été entendues. Essayez de demander à un électorat forcément composé de gens préoccupés par leur vie quotidienne et peu au fait des grands problèmes, de se prononcer sur des questions compliquées de politique générale et vous ne serez pas au bout de vos peines. Je crois que le fameux vote sur la paix en 1935 est un exemple tout à fait approprié. Ce fut une tentative pour amener les électeurs à voter sur une politique par une sorte de plébiscite. Mais notre constitution ignore le plébiscite, qui demande aux électeurs de choisir entre des partis, des hommes et des programmes. A mon avis le vote sur la paix nous conduisit, nous et d’autres nations, à un désastre dont nous ne sommes pas encore remis, et si nous essayons de construire sur des plébiscites, la démocratie elle-même en sera brisée. La vérité, c’est que l’initiative et le leadership doivent venir des partis politiques et de leurs chefs mais que les limites à l’intérieur desquelles se situe leur champ d’action sont fournies par le jugement en profondeur de l’électorat sur les questions fondamentales. Cette opinion publique des profondeurs est en partie créée par les partis eux mêmes et par leurs journaux, mais aussi et de façon souvent plus décisive par des penseurs et des poètes, par des hommes qui s’adonnent à l’étude et d’autres à la vie spirituelle et qui ne sont pas directement engagés dans la politique. Certains étudient les faits avec plus de discernement que ne peuvent le faire des hommes politiques engagés dans l’action et mettent ainsi à jour des forces qui, pour demeurer cachées, n’en sont pas moins profondes. D’autres se passionnent pour le vrai et le faux, le bien et le mal et tiennent en éveille sens moral de la communauté. Les meilleurs d’entre eux n’appartiennent ni à une classe sociale, ni à une secte, ni à une profession, mais ils sont ce que les professionnels de la politique détestent le plus : des gens libres d’esprit. Dans cette tâche qui consiste à poser les fondements sur lesquels se forme l’opinion publique, aucun groupe n’a un rôle plus important que les philosophes et tous ceux qui font de la pensée, du gouvernement des peuples et de la religion l’objet de leur étude. Ils tentent d’élucider, d’analyser, de découvrir les courants profonds dans l’océan des événements et d’établir les cartes des écueils et des bancs de sable à éviter, ainsi que des chenaux le long desquels le bateau de l’État peut être guidé avec sûreté.
C’est pourquoi je suis particulièrement heureux de discuter ce soir le problème de la paix avec cet auditoire de l’Institut de Philosophie d’Edimbourg. Car je crois que, depuis 1918, nos réflexions sur la paix ont été fondamentalement erronées et que nous ne progresserons jamais si nous ne savons pas pourquoi. Comme je l’ai dit au début, les hommes ont toujours souhaité la paix. Les associations pour la paix ont voté d’innombrables résolutions en sa faveur. Pas un meeting politique, pas un débat dans la presse qui ne réclame la paix. Le plus grand effort dans l’histoire visait à mettre en place un système pratique pour que règne la paix : ce fut la Société des Nations. Et pourtant il semble aujourd’hui que nous nous éloignons de la paix au lieu de nous en rapprocher. Pourquoi ? Je suis persuadé que nous ne pourrons pas répondre à cette question en dénonçant simplement les erreurs et les échecs des vingt dernières années.
On dit parfois que la Société des Nations a été torpillée par le traité de Versailles. C’est en partie vrai. Néanmoins les espoirs de paix furent grandement sapés non seulement par le traité de Versailles mais par ce qu’il advint ensuite. Voici un résumé de ces événements funestes : tout d’abord le rejet de la S.D.N. par les États-Unis, puis l’échec pour instituer une commission des Réparations assez impartiale, puis le rejet du traité anglo-français de garantie envers la France – nation de 40 millions d’habitants – en cas d’agression non provoquée de l’Allemagne, 65 millions d’habitants, puis l’inévitable conséquence, l’instauration du système français des alliances contre l’Allemagne à l’intérieur de la S.D.N. et, finalement, l’invasion de la Ruhr – qui créa véritablement le mouvement national-socialiste en faisant se soulever la bourgeoisie allemande – afin de contraindre l’Allemagne à demeurer faible et désarmée avec une zone démilitarisée. Tout cela a fait naître nos discordes actuelles que les traités de Locarno n’ont pu apaiser parce qu’ils tendaient à maintenir une discrimination militaire envers l’Allemagne. Mais ce diagnostic historique ne va pas au fond des choses. Il n’explique pas pourquoi ces erreurs furent commises. Ni pourquoi la S.D.N. se révéla incapable d’y remédier. Il n’explique pas non plus pourquoi l’accord de Washington sur l’Extrême-Orient, en 1922, de loin l’accord le plus sage et le plus juste jamais fait après-guerre, a échoué aussi irrémédiablement qu’auparavant l’accord de Paris sur l’Europe. Il en va de même de cet argument aujourd’hui très répandu que si seulement le gouvernement britannique ou tout autre avait réagi de façon résolue et décisive en Mandchourie, en Abyssinie, en Espagne, en Palestine, en Chine aujourd’hui et ainsi de suite, tout irait bien. Il est évident que si nous avions agi différemment, nous ne serions pas là où nous sommes. Ce serait peut-être pis. Mais comme nous tenterons de le prouver, la cause fondamentale de ces échecs ne réside pas dans le traité de Versailles ou la politique des ministères anglais ou étrangers : elle est plus profonde. Pour être historien et avoir été longtemps très mêlé à la vie publique, je dirai que les décisions des hommes publics sont bien souvent les seules qui fassent preuve de bon sens dans des circonstances données. Aucun ministre, pas même le premier ministre, n’est libre de faire ce qu’il veut. Son action est limitée d’un côté par les faits et, de l’autre, par ce qu’il peut obtenir de ses collègues, de l’opinion publique ou de ses alliés. Alors que le facteur personnel a une importance énorme à court terme, et la différence est colossale suivant que l’homme au pouvoir est bon et fort ou mauvais et faible, à long terme ce sont les faits qui impitoyablement dictent son cours à l’histoire en même temps que les principes et les sentiments profonds qu’aucun ministre, si puissant soit-il, ne peut modifier. Aucune de ces deux explications de l’échec du pacifisme d’après-guerre et de la dérive actuelle vers la guerre ne touche à mon avis la racine du problème. Si nous devons progresser dans ce qui est la plus grande tâche de notre siècle, vaincre la guerre, je suis convaincu que nous devons réfléchir de façon plus fondamentale et moins émotive sur le problème de la paix, sur ce que la paix au sens politique du terme signifie et quelles conditions sont requises pour qu’elle s’instaure entre les hommes. Car si nous en découvrons le véritable fondement scientifique, la vérité ainsi mise à jour se répandra dans l’opinion publique qui s’en imprégnera jusqu’à ce qu’elle fasse partie de cette opinion profonde dont les hommes politiques doivent tenir compte.
Qu’est-ce que la paix ? La paix est ce qui suit l’établissement de cette institution que l’on connaît sous le nom d’Etat. L’Etat est l’instrument qui instaure le règle de la loi – système par lequel tout recours à la violence est interdit et prévenu car il y a un pouvoir législatif qui vote ou amende la loi, un pouvoir judiciaire pour adapter la loi à des circonstances particulières et régler les querelles, et un pouvoir exécutif pour faire appliquer la loi par la police et l’armée ainsi que pour gérer les différents secteurs de l’Etat. La paix, au sens politique du terme, n’existe qu’à l’intérieur des limites de l’Etat et c’est la fonction première et essentielle de l’État d’établir et de maintenir la paix. Comprendre cela est essentiel si nous voulons penser clairement le problème de la paix internationale. Il n’y a jamais eu de paix sur terre en quelque lieu ou à quelque période que ce soit sans le truchement de l’État. Qu’il s’agisse d’une tribu ou de son chef, d’un despotisme féodal ou monarchique, de la grande République fédérale démocratique des Etats-Unis ou d’une création encore plus grande telle que la République socialiste soviétique ou l’Empire de l’Inde, sa paix intérieure dépend de l’existence de l’Etat. Le progrès ne change pas la nature fondamentale de l’Etat. Seule change la manière de nommer ceux qui détiennent le pouvoir de l’État, le pouvoir de légiférer, de juger et de veiller à l’application de la loi. Dans les sociétés primitives le pouvoir est transmis héréditairement ou conquis. Dans les sociétés avancées, il est conféré par une élection libre au scrutin majoritaire qui donne l’autorité à un parti ou à un groupe de partis et le gouvernement sera contraint d’agir selon la loi, sans arbitraire, et en respectant comme il se doit les droits et les intérêts des minorités.
C’est cela la paix. Et ce n’est qu’en commençant à penser à la paix internationale sous cet angle qu’on peut voir et qu’on voit pourquoi nous avons échoué, en dépit de tous nos efforts, à instaurer la paix depuis 1918 et quelles sont les conditions de base sur lesquelles on peut mettre fin à la guerre sur terre. La raison majeure pour laquelle nous n’avons pas obtenu la paix est que, sur le plan international, l’Etat n’existe pas. Chaque nation insiste sur sa souveraineté pleine et entière, se faisant son propre législateur et son seul juge. De plus, malgré la Société des Nations, la position a été plus difficile depuis la Grande Guerre puisqu’elle a accru le nombre des États souverains. Par exemple, le nombre des souverainetés en Europe est passé de dix-sept à vingt-six et l’Empire britannique, d’un Empire gouverné à partir d’un seul centre s’est transformé en une association de souverainetés presque indépendantes.
La cause fondamentale de l’échec de la Société des Nations est qu’elle regroupait des États souverains sans avoir elle-même aucun des attributs de l’État. Alors que la S.D.N. est une machine admirable pour des Etats désireux de coopérer ou de trouver des moyens pacifiques de régler leurs querelles, c’est aussi essentiellement un trompe-l’œil du fait que ses membres, en insistant sur leur propre souveraineté, instaurent en pratique l’anarchie et, comme toute l’histoire le montre, l’anarchie sécrète la guerre.
Considérons un instant ce que la souveraineté des Nations et l’anarchie qui en découle signifient sans les faits. Cela signifie d’abord qu’une nation considèrera tout problème en fonction de ses intérêts et de sa sécurité. Elle tentera parfois d’acquérir un point de vue plus large mais c’est presque impossible car, du moins en démocratie, les habitants ignorent tout du reste du monde ; or c’est d’eux que le gouvernement tient sa responsabilité et par eux qu’il est contrôlé. Aucun gouvernement, aucun dirigeant ne peut penser ou parler au nom de l’humanité en son entier. De plus, la langue, la géographie et la culture imposent à chaque nation une certaine approche de la vie fort différente de celle que pourrait avoir un gouvernement représentant toutes les nations, races, langues et couleurs. Deuxièmement, la souveraineté signifie qu’en cas de querelle entre nations le seul remède – si un accord volontaire ne peut être atteint – c’est la force, le recul du plus faible, une épreuve de force diplomatique ou la guerre. Tant que tous se satisfont du statu quo il n’y aura pas de réelles difficultés et des conférences autour d’une table ou un arbitrage selon certaines modalités suffiront à régler les désaccords. Mais dès que le statu quo provoque un sérieux mécontentement, et c’est le cas dans le monde d’aujourd’hui, la discussion et la diplomatie sont impuissantes à trouver des accords et les nations les plus mécontentes, surtout si elles peuvent devenir puissantes, commencent à s’armer pour attirer l’attention sur leurs revendications et s’approprier finalement, par la diplomatie ou par la guerre, ce qu’elles considèrent comme leur dû. Cela se produit de nos jours dans toute l’Europe, en Afrique du Nord et en Extrême-Orient. Cependant, dès qu’on commence à s’armer quelque part, les nations voisines font de même pour leur sécurité en cas de guerre. Ainsi se crée cette course aux armements qui est une caractéristique bien connue de l’anarchie. Et une fois cette course engagée, l’accord est de plus en plus difficile car le facteur stratégique supplante rapidement le facteur moral ainsi que la justice. La crainte par exemple de rendre des colonies qui deviendraient des bases aériennes ou navales domine aujourd’hui toute approche de la question des colonies allemandes. La peur aussi d’accroître la puissance stratégique de l’Allemagne a conduit la Conférence de paix à interdire arbitrairement l’union entre les Allemands d’Autriche et ceux d’Allemagne, malgré leurs souhaits.
La dernière conséquence de l’anarchie qui accompagne la revendication de la souveraineté nationale, c’est que des nations commencent à s’allier entre elles, certaines pour modifier, d’autres pour défendre le statu quo, jusqu’à ce que le monde finisse par se répartir en deux ou plusieurs alliances militaires rigides. N’est-ce pas exactement ce qui se passe aujourd’hui avec, d’un côté, le pacte anti-Komintern et, de l’autre, le traité d’assistance mutuelle russo-français – tout comme ce fut le cas avant 1914. Et quand les alliances militaires deviennent suffisamment rigides, la capacité et la rapidité de mobilisation devient décisive et il suffit alors d’un sot, d’une rumeur ou d’un accident pour qu’une guerre mondiale se déclare.
Mais il y a encore une autre conséquence de cette notion de souveraineté nationale et qui, par certains côtés, va plus loin que les autres. Tout État souverain commence à s’instaurer, sous la pression des employeurs et des employés, en zone économique plus ou moins fermée grâce à des tarifs douaniers et il tend à inclure dans son système économique les colonies sous son contrôle. Alors que s’installe la course aux armements, aux arguments ordinaires du nationalisme économique s’ajoute l’argument qu’une autonomie maximum est nécessaire à la sécurité nationale, en cas de guerre, et aux tarifs douaniers habituels s’ajoutent des tarifs plus élevés, des embargos, des quotas et ainsi de suite, selon le principe de l’autarcie. Mais l’inévitable limitation du commerce extérieur qu’entraîne le nationalisme économique a pour conséquence la destruction de secteurs industriels consacrés à l’exportation et au transport dans le monde entier, alors que les nations productrices de matières premières et agricoles perdent leurs anciens marchés, tant et si bien que le chômage devient un phénomène universel.
Le chômage va croissant, l’ordre social devient instable, les gouvernements sont assaillis d’exigences pour offrir des palliatifs, des remèdes ou maintenir l’ordre jusqu’à ce que la démocratie finisse par être renversée par une forme de totalitarisme ou débouche sur un paternalisme gouvernemental tous azimuts qui ne doit rien au socialisme mais est inéluctablement créé par le nationalisme économique.
Quelqu’un peut-il ce soir dans cette salle contester le fait que ce que je viens de décrire représente exactement le processus dont nous avons été les témoins ces dix dernières années ? Pendant qu’hommes d’Etat et nations ont commis d’innombrables erreurs, n’est-il pas évident que la force profonde et inexorable qui a vaincu les meilleures intentions des hommes d’État et des hommes de bonne volonté est la force de l’anarchie qu’entraîne la notion universelle de souveraineté nationale. C’est la force qui a poussé les intérêts nationaux à primer sur les intérêts humains, qui a causé l’échec d’une juste révision des traités, qui a mené au réarmement et à l’impuissance face à l’agression, au nationalisme économique et aux alliances d’aujourd’hui.
Tous ceux qui étudient l’histoire ou la science politique démentiront-ils que ces phénomènes sont inhérents à l’anarchie et qu’ils ne disparaissent que là où il y a un grand État comme le vieil Empire romain ou l’ancien Empire britannique ou le gouvernement de l’Inde ou le gouvernement fédéral du Canada ou de l’Australie ou l’Union fédérale des États-Unis, seul capable de maintenir la paix en légiférant et en contrôlant de vastes territoires et leur population. Les nations vivent aujourd’hui comme vivaient les individus au Far West, à l’époque de la Frontière aux États-Unis. Or, à cette époque, tout homme avait un fusil et sa sécurité, celle de sa famille et de ses biens dépendaient de son habileté à s’en servir. Dans de telles conditions, la civilisation et le développement économique étaient impossibles et n’apparurent en fait qu’avec le sheriff – qui était le représentant de la loi et qui la faisait respecter.
C’est surtout cette force funeste qui a détruit les espoirs qui accompagnèrent la naissance de la Société des Nations. Du fait que chaque membre a gardé sa souveraineté, les intérêts nationaux sont toujours passés les premiers pour l’empêcher de se joindre à la S.D.N. ou de lui donner le pouvoir d’exercer la justice ou de réviser des traités, de limiter le nationalisme économique ou de résister à l’agression. A chaque crise vous constaterez que la souveraineté nationale a été ce que les Américains appellent « le nègre dans le bûcher ». Cette position se résume dans le fait que l’individu, en dernier ressort, doit être fidèle à son État et non à la S.D.N., quitte à la combattre s’il le faut.
Si vous voulez vraiment étudier la raison fondamentale qui empêche la coopération entre États souverains pour contrer les forces de l’anarchie et maintenir la paix et la justice, lisez les pages du Fédéraliste – le célèbre périodique américain dans lequel Alexander Hamilton, James Madison et John Jay expliquent les amères leçons de la période 1781-1787, quand les colonies américaines essayaient de gérer leurs affaires comme une ligue d’Etats et finirent par conclure que seule la mise en commun d’une partie de leur souveraineté dans une constitution fédérale américaine pourrait amener la paix en Amérique et l’empêcher de se plonger, comme l’Europe, dans des guerres chroniques.
Le seul fondement sur lequel une paix durable peut se construire est le principe de l’État dans une fédération. Telle est la leçon qu’enseignent l’histoire et la science politique. Il n’y eut pas de paix en Grande-Bretagne ni de fin aux alliances entre la France et l’Écosse contre l’Angleterre tant que les trônes et ensuite les Parlements ne furent pas réunis. Le Canada, l’Australie et l’Afrique du Sud ne purent résoudre leurs problèmes internes que lorsqu’ils formèrent une fédération ou une union. Il en va de même pour l’Allemagne, l’Inde et la Confédération américaine. C’est aussi vrai de l’Europe aujourd’hui. Elle ne connaîtra pas la paix tant qu’elle sera formée de vingt-six Etats souverains. Et c’est également vrai du monde dans son ensemble aujourd’hui parce que les inventions l’ont tellement réduit en termes de temps et d’espace qu’il semble plus petit que ne l’étaient les Iles britanniques il y a cent cinquante ans.
Il n’entre pas dans mon propos de suggérer que cette solution est envisageable aujourd’hui ou qu’elle puisse être appliquée demain ou que le monde peut d’ores et déjà être considéré comme un tout ou que les difficultés qui surgiront – race, couleur, culture, civilisation – ne seront pas immenses. Mon souci est de vous convaincre, vous, Mesdames et Messieurs de l’Institut de Philosophie d’Edimbourg, que ce problème qui nous concerne tous plus que tout autre problème – mettre fin à la guerre et établir la paix internationale – n’a de solution qu’en termes de gouvernement constitutionnel fédéral.
Il nous faudra peut-être essayer de faire avec des pis-aller, de nouvelles variantes de la Société des Nations ou avec des grandes puissances militaires qui accorderont à certaines parties du monde un répit peu sûr entre deux guerres car nul n’osera défier leur suprématie, ou grâce à des systèmes comme celui qu’employa la Marine britannique pour empêcher une guerre mondiale de 1815 à 1914, même si elle ne voulut pas ou ne réussit pas à empêcher des guerres locales ; système que seuls les U.S.A. et la Grande-Bretagne travaillant de concert sur mer aujourd’hui pourraient reconstruire. Mais même si ces pis-aller peuvent être mis en place et fonctionner pendant un certain temps, ce ne sont que des pis-aller. Le message vital que les penseurs parmi nous doivent percevoir, c’est cette vérité fondamentale qui veut que la paix internationale et la possibilité d’un monde gouverné par la moralité ne peuvent être instaurées que d’après le principe de l’État et pas autrement. Ce n’est qu’alors que notre approche du sujet sera constructive et fructueuse et que nous ne foncerons plus tête baissée dans des impasses, avec au bout l’échec, la frustration et la catastrophe parce que nous avions tenté de nous convaincre que le chemin de la paix était plus court, alors qu’il ne l’est pas. C’est sur le principe de l’Etat fédéral et sur lui seul que l’homme peut ériger le temple de la paix de façon durable.
Sur ce point important, puis-je recommander à votre attention l’argument mis en avant dans l’ouvrage remarquable de M. Lionel Curtis, le troisième volume de « Civitas Dei ». Le thème de M. Curtis est que le rôle de la religion est d’assurer non seulement la rédemption individuelle mais que cette rédemption veut que l’individu soit un bon citoyen, et c’est alors le rôle de la religion de faire naître un type de société humaine où l’individu puisse aimer Dieu en aimant tous ses voisins comme lui-même. Il prétend que l’humanité a progressé selon qu’elle a été capable d’élargir la fidélité que les hommes se doivent les uns aux autres, ce qui a été rendu possible par l’institution de la république et en y incluant une part toujours plus grande de l’humanité. Ainsi, dans les sociétés primitives, fidélité et amour ne sont dus qu’aux autres membres de la tribu. Tous les autres sont considérés comme des ennemis. Les anciens empires nés de la conquête gardèrent leur unité et leur puissance tant que les attributions de la divinité étaient accordés au roi et à ses descendants. Mais quand ceux-ci disparurent par déclin ou conquête, l’empire s’effondra. C’est alors que les Israélites et les Grecs firent deux découvertes : la première, ce fut l’importance d’une expérience religieuse libre et d’un principe moral comme fondements de la société ; la seconde, le principe d’une république démocratique responsable dont le meilleur exemple est la Cité grecque. C’est en Angleterre que ces deux découvertes furent mêlées pour la première fois dans l’histoire sous les Plantagénêts, quand l’idée de représentation rendit possible la création d’une république démocratique s’étendant à une nation. Et quelques siècles plus tard les Américains, confrontés comme je l’ai dit à la catastrophe tant que chacune des treize colonies originelles voulait retenir sa pan de souveraineté, découvrirent le principe de la fédération grâce à quoi chaque État gardait son autonomie pour les affaires locales, et la république fédérale finit par inclure quarante-huit États, une zone aussi grande que l’Europe tout entière et 130 millions d’habitants.
Je citerai maintenant un ou deux passages du livre de M. Curtis qui résument bien ses arguments. « Considérer la paix, dit-il, comme le but et l’objet de la politique dans les affaires internationales est, semble-t-il, une erreur aussi grande que considérer le maintien de l’ordre comme le but et l’objet de la politique intérieure. La guerre entre les États et le désordre à l’intérieur des États sont le symptôme visible d’une maladie plus profonde que les souffrances qu’ils infligent... la maladie essentielle, c’est que le système ne réussit pas à éveiller chez les hommes le sens de ce qu’ils se doivent les uns aux autres. » « Les institutions d’une république nationale, si grande et si hautement développée soit-elle, ne suffisent pas à révéler à ses citoyens les intérêts de la société humaine dans son ensemble. Elles ne peuvent pas non plus révéler clairement aux gens d’une nation à quel point leurs intérêts sont inséparables de ceux de la société des hommes dans son ensemble. » « La nature humaine ne pourra mettre en œuvre toutes ses possibilités que lorsque nous aurons construit une république qui ne connaîtra comme limites que celles de la société des hommes et qui obtiendra de tous qu’ils obéissent à des lois communes dans les domaines où tous sont concernés. » « Les êtres humains ne deviendront vertueux que dans la mesure où la structure de la société cherche à exercer et à promouvoir leur vertu. Tout Etat qui engage l’esprit de ses membres rassemblés en un lieu à ne se sentir responsables qu’envers les gens de ce lieu, n’est pas capable de développer… leur sens du devoir d’une façon élevée. Dans un monde divisé en Etats nationaux, la croissance de la vertu chez les hommes, si développée soit-elle, sera nécessairement arrêtée à un certain moment. » « En vérité, j’ai de bonnes raisons de croire que l’anarchie non seulement ne développe pas la vertu des nations mais la détruit. Les gens croient qu’une république nationale bordée par une côte ou une frontière est l’ultime stade du développement humain. L’idée de nation tient leur esprit prisonnier. Ils ne sont pas plus capables de concevoir une authentique république des nations qu’un Grec au temps d’Aristote n’était capable de concevoir une république nationale contenant toutes les cités grecques. » Et ce fut parce qu’il était incapable de concevoir une telle idée, si familière à nous tous maintenant, que la civilisation grecque fut détruite. « La profonde croyance en une république nationale comme étant le dernier stade de la structure politique crée un gouffre dans l’esprit des hommes, gouffre qu’il faudra combler si l’on veut parvenir à un degré de civilisation supérieur au nôtre. »
M. Curtis termine son livre par un appel aux penseurs religieux et philosophes pour qu’ils commencent à battre en brèche cette inhibition quasi universelle qui empêche de penser en termes autres que nationaux et pour qu’ils élèvent notre esprit afin que nous ressentions vraiment le besoin de nous considérer comme les concitoyens de tous les hommes dans une république à l’échelle du monde et ce, avant que l’anarchie actuelle ne détruise notre civilisation comme elle en a détruit beaucoup d’autres tout au long de l’histoire. Je plaiderai dans le même sens que lui. La question essentielle à laquelle nous devons répondre n’est-elle pas posée par M. Curtis : « La civilisation peut-elle continuer à progresser au-delà du niveau atteint aujourd’hui, ou à vrai dire se maintenir à ce niveau, si tous les êtres humains ne jurent pas obéissance à une seule souveraineté ? » Ma réponse est claire. Si nous ne sommes pas capables de nous élever à ce niveau, la civilisation court à la catastrophe d’une autre guerre mondiale.
Vous attendez certainement de moi que je parle des aspects pratiques du problème, car vous ne manquerez pas de dire : « Même si vous avez raison en principe, comment agir en pratique ? » Il est clair que je ne peux pas discuter le problème en détail ce soir. Mais j’énumérerai brièvement une ou deux idées de base pour nourrir votre réflexion.
Tout d’abord, nous ne mettrons pas fin à la guerre et nous ne rétablirons pas la moralité au niveau international, nous ne pourrons pas acquérir le contrôle des affaires du pays ou du monde, si n’est pas mise en place une autorité capable de surveiller les problèmes mondiaux, non pas en opposition aux États nationaux mais en se plaçant du point de vue du bien-être de l’humanité dans son ensemble.
Deuxièmement, cette autorité ne doit pas être conférée par les Etats-nations, comme c’est le cas à la Société des Nations, mais par tous les individus sous sa juridiction ; elle doit, d’une certaine façon, être responsable envers eux et doit se montrer capable de faire appliquer la loi à l’encontre de l’individu, au niveau fédéral mondial du pouvoir, et non à l’encontre de l’État-nation. Comme l’a dit James Madison à la Convention de Philadelphie qui rédigea la constitution américaine : « La seule façon de contraindre un État, c’est la guerre, et l’ordre et la liberté ne peuvent se construire sur le pouvoir qu’a un gouvernement fédéral de faire la guerre à un État. » Cela ressemble fort à ce que dit Edward Grey sur la Société des Nations : « Je n’aime pas l’idée du recours à la guerre pour éviter la guerre. » La guerre garantit la liberté mais non la paix.
Troisièmement, l’autorité fédérale doit seule avoir le pouvoir d’organiser des armées de métier, des forces navales et aériennes, bien que les États puissent être autorisés à organiser des milices pour des questions internes, et elle doit avoir le pouvoir de créer des impôts pour financer ses services et ne pas devoir compter sur des subventions des autres États.
Sans doute demanderez-vous : « Comment allez-vous obtenir des nations de la terre, divisées par la race, la langue, la couleur, le niveau de civilisation, le développement économique et même par la véhémence de leur nationalisme, de s’unir et de confier leur sort à des majorités appartenant à d’autres races ? » Ma première réponse est celle-ci. Si comme moi vous voyagez beaucoup de par le monde, le phénomène le plus évident est la vitesse avec laquelle la vie quotidienne des gens s’uniformise dans tous les secteurs industriels du monde. De plus en plus, nous mangeons la même nourriture, portons les mêmes vêtements, accomplissons le même travail, lisons les mêmes journaux et les mêmes livres, écoutons la même musique et parlons des mêmes choses. Nous sommes loin d’être aussi différents que nous le croyons, mais alors que l’anarchie exagère les différences, l’unité, elle, tout en préservant l’individualité de chacun, ferait disparaître les différences artificielles. Prenez aussi l’exemple apparemment insurmontable de la langue. C’est vraiment le problème le plus facile à résoudre. La plupart des gens instruits apprennent deux langues. Pourquoi n’apprendraient-ils pas tous la même langue ?
Ma deuxième réponse, c’est que la république mondiale ne commencerait pas, comme l’a fait la Société des Nations, par essayer de rassembler le monde entier en une fois. On commencera avec un groupe de nations qui, après réflexion, ont conclu qu’elle ne résoudraient leurs problèmes intérieurs et n’instaureraient une prospérité et une paix durables que si elles mettaient en commun leur souveraineté, abolissaient peu à peu les limites imposées aux échanges commerciaux et formaient un gouvernement commun pour les affaires supranationales. Une fois qu’un groupe de nations civilisées du même avis auront accompli cela, par exemple les nations anglophones ou les démocraties ou tout autre groupe autonome, et lorsqu’elles auront trouvé le système de représentation qui permettra à l’autorité fédérale d’exercer la responsabilité et de traiter directement avec tous les citoyens de la nouvelle génération, leur gain en force, en liberté et en prospérité sera tel que d’autres nations voudront se joindre à elles et elles ne seront admises qu’à condition d’accepter les principes de base sur lesquels repose la fédération.
A vrai dire, je suis sûrement moins pessimiste que la plupart d’entre vous sur la possibilité de mener cette tâche à bien. On est étonné devant les résultats que la vérité une fois dite peut entraîner et devant les catastrophes qui s’ensuivent si on la rejette. Il suffit d’examiner les incroyables révolutions qui ont déferlé sur le monde ces vingt dernières années. La Russie et son tsar ont été remplacées par un Etat entièrement nouveau, l’U.R.S.S. L’ancien sultanat de Turquie a disparu. Le fascisme et le communisme ont contraint des millions de jeunes à leur obéir aveuglément. L’Empire britannique est devenu un soi-disant Commonwealth regroupant vingt Etats souverains avec, pour tout lien entre eux, une couronne héréditaire et sans pouvoir politique. Seuls la sagesse ou le désastre nous pousseront peut-être à nous hâter dans le sens contraire de celui que nous empruntons depuis vingt ans – de plus en plus d’auto-détermination et de plus en plus d’anarchie. Il faut donc nécessairement qu’un assez grand nombre de gens commencent à proclamer la vérité qui veut que la mise en commun d’une part de la souveraineté nationale dans une union fédérale est le seul remède à la guerre.
Mais il y a probablement des auditeurs, ce soir, qui disent déjà que j’ai laissé de côté le facteur le plus important de tous, le facteur économique, puisque la cause de la guerre, d’après le socialisme, c’est le capitalisme, qui avec sa concurrence, son esprit de profit et ses contradictions internes est à la racine de tous nos maux. Je n’ai pas oublié le célèbre diagnostic de Karl Marx tel qu’il est exprimé dans le Manifeste communiste de 1848 ni le flot de littérature qui en découle. Mais ce soir je ne discuterai pas cette thèse, sauf de façon brève, car je suis convaincu qu’elle n’est pas juste. Le socialisme, à mon avis, n’est qu’une demi-vérité. Le sentiment humanitaire et idéaliste qui le sous-tend est tout à fait sain et c’est parce que les doctrinaires du « laisser faire » ont ignoré ces considérations que le socialisme est devenu si populaire au cours du dernier demi-siècle. Mais le diagnostic marxiste selon lequel tous les maux de la société sont dus à la propriété privée des moyens de production, de distribution et d’échange est, je crois, un leurre gigantesque qui nous a détournés d’un mal beaucoup plus fondamental, la souveraineté nationale, et cela conduit beaucoup de gens à cette croyance désastreuse qu’une nationalisation universelle est pour notre économie un fondement préférable à l’initiative et à l’esprit d’entreprise réglementé par la loi. Ce qui est vraiment central dans notre civilisation industrielle moderne, ce n’est pas la propriété privée des moyens de distribution, de production et d’échange, mais c’est la division et la spécialisation du travail qui résultent des découvertes en sciences naturelles et dans l’utilisation des machines. C’est ce qui a rendu possible l’extraordinaire élévation du niveau de vie et des modes de vie au siècle dernier. Mais la seule méthode permettant à l’offre et à la demande de rester liées dans une société basée sur la division du travail, permettant au capital et au monde du travail d’agir là où ils sont nécessaires et permettant enfin au consommateur de décider de la production, c’est le marché libre. C’est le mécanisme de base qui régule et équilibre la civilisation industrielle moderne, et le marxisme procède de la supposition qu’on peut le supprimer complètement et lui substituer la dictature d’un comité central et planificateur. Mais un tel système exige des qualités surhumaines chez les planificateurs et il ne peut survivre que par un contrôle draconien et dictatorial de la vie individuelle car la conséquence inévitable de la planification centrale, c’est que toute initiative privée doit être supprimée, sinon elle détruirait le plan. Concrètement, il subsiste l’exploitation et la dictature d’une bureaucratie inexpugnable à l’exploitation et à la dictature bien moindre d’un capitalisme compétitif, surtout si le capitalisme est contrôlé par la loi de la démocratie. Je suis convaincu que le système s’écroulera en pratique car il exige trop de l’endurance et des qualités humaines et de récents événements en Russie semblent indiquer le début de ce déclin.
Je ne discuterai pas plus longtemps ce soir ce sujet vital et fascinant sauf pour vous renvoyer à un autre livre très remarquable déjà publié aux États-Unis et qui le sera bientôt ici, le livre de J. Walter Lippman intitulé Une bonne société. Votre attention sera récompensée. C’est un des livres les plus éclairants qui soient parus sur le problème du capitalisme et du socialisme depuis trente ans.
La cause fondamentale des ennuis économiques du monde moderne n’est pas le capitalisme mais la souveraineté nationale qui a presque empêché le fonctionnement du capitalisme, même sous sa forme la plus contrôlée et la plus bienveillante et qui est aussi la cause première de la guerre. C’est la souveraineté nationale qui fut la cause ultime de la Guerre mondiale de 1914 qui endommagea si gravement le vieil ordre économique qu’il en fut presque détruit ; c’est la souveraineté nationale, avec ses tarifs douaniers, ses embargos, ses quotas, ses limitations des échanges, ses réparations et ses dettes de guerre, qui a été l’obstacle principal à la reprise après-guerre car tout cela a entraîné chômage, révolution et dictature.
Là est le véritable ennemi et non le capitalisme qui, par nature, unifie le monde et abolit les obstacles de race et de langue. Sans la souveraineté nationale, le commerce serait libre, émigrer serait beaucoup plus facile, l’économie serait plus stable, la croissance du niveau de vie serait beaucoup plus rapide. Quand les forces funestes engendrées par l’anarchie et la souveraineté nationale auront été exorcisées par une forme quelconque de fédération internationale, ce sera dans la combinaison des institutions fondamentales du capitalisme, qui engendre un grand flux d’énergie, d’initiative et de créativité, et de la démocratie, qui redistribue la richesse à travers les impôts et fait voter dans l’intérêt de tous les lois à l’intérieur desquelles le capitalisme doit fonctionner, et qui protège l’individu des effets de la compétition sur le marché grâce aux assurances, à la retraite et tout le majestueux édifice des réformes sociales, c’est dans cette combinaison, dis-je, que se trouve l’espoir de paix, de liberté et de prospérité économique pour tous.
Je terminerai donc non pas sur une note de pessimisme mais sur une note d’espoir. Nous vivons une période difficile, dangereuse et douloureuse. D’un côté, nous sommes confrontés à des catastrophes ; de l’autre, des réalisations extraordinaires sont à notre portée si nous savons ouvrir les yeux et si nous sommes assez courageux pour agir. L’humanité, du fait du bouleversement des vingt-cinq dernières années peut faire un bond en avant plus grand que celui de la Renaissance ou de la Réforme car, si elle peut surmonter l’anarchie internationale grâce au principe fédéral, elle pourra ajouter, à la liberté enseignée en ce temps-là, l’unité, la loi et la paix sans lesquelles la liberté n’est jamais assurée. Et vous, penseurs de l’Institut de Philosophie d’Edimbourg, pouvez apporter votre contribution à cette cause si vous insistez pour qu’on abandonne les illusions des vingt dernières années et pour qu’on réfléchisse profondément encore une fois à ce qui seul peut être le véritable fondement de la paix internationale. Je me sens en vérité proche de Sir Owen Seaman quand il écrivit des vers mémorables au début de la Guerre mondiale.
Citation.1


*Cet essai est le texte d’une conférence donnée par Lord Lothian (Philip H. Kerr, marquis de Lothian) à l’Institut philosophique d’Edimbourg en 1938. En lisant la correspondance entre Lothian et le secrétaire de l’Institut philosophique d’Edimbourg, il est manifeste que ce travail n’a pas été publié. Ce dernier a expliqué que l’Institut n’a pas été en mesure de le publier par manque de fonds (cf. Edimburg Records Office, Lothian papers, GD40/17/353/165).
Cette année-là, l’activité politique intense de Lothian visait à mettre sur pied « Federal Union », le premier mouvement fédéraliste organisé sur une base populaire, et son départ imminent pour Washington comme ambassadeur britannique l’empêcha de s’occuper personnellement de la publication de cet essai qui est resté dans ses papiers personnels.
Cet essai fait suite à Pacifism is not enough, en 1935, et précède The Ending of Armageddon publié en 1939. La raison pour laquelle Lothian ne se décida pas à le publier n’est pas établie alors qu’il avait été sollicité par « Federal Union » pour rédiger la première brochure du mouvement (qui fut The Ending of Armageddon). Peut-être Lothian considérait-il National Sovereignty and Peace comme un essai théorique sur une base largement philosophique ne convenant pas à une période de l’histoire particulièrement dramatique où il était vital de passer de la pensée à l’action.
The Ending of Armageddon contient un plaidoyer sincère dans lequel Lothian met en avant la thèse de Clarence Streit, le fédéraliste américain, qui défend la création immédiate d’une fédération entre la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis, la Suisse, le Danemark, la Belgique, la Hollande, la Norvège, la Suède, le Canada, l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Finlande et l’Irlande, c’est-à-dire les quinze démocraties existant dans le monde.
1La citation est omise dans le manuscrit.

 

 

 

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