LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXIX année, 1987, Numéro 1, Page 8

 

 

Le plan Baruch :
un précédent pour le désarmement
et le gouvernement fédéral du monde
 
JOSEPH PRESTON BARATTA
 
 
En juin 1946, alors que les souvenirs de Hiroshima et Nagasaki étaient encore frais dans la mémoire des hommes, les Etats-Unis proposèrent un plan aux Nations unies pour le contrôle international de l’énergie atomique. Ce plan prévoyait l’abolition du veto au Conseil de sécurité et la création d’une puissante Autorité de l’énergie atomique. Cette Autorité devait recevoir des Etats-Unis, en plusieurs étapes, toute l’information technologique américaine, les matières premières, les usines de production, les stocks de matériaux fissiles et finalement les bombes atomiques restantes. Le plan connu sous le nom de plan Baruch, du nom du principal délégué américain, visait à éviter la course aux armes nucléaires et prétendait même « éliminer la guerre ».
L’échec du plan Baruch a eu des conséquences si importantes pour la paix mondiale qu’il continue de retenir l’attention des spécialistes et de certains hommes d’Etat comme précédent pour le contrôle des armements et les négociations de désarmement. Aujourd’hui, alors que si peu de choses semblent possibles, il peut être instructif d’examiner le plan Baruch dans une perspective historique.
Ce fut une proposition américaine hardie et magnanime. Il échoua parce que les négociations, dans une atmosphère de diplomatie atomique, en furent hâtives et pressées et parce que le plan était institutionnellement inadéquat pour un contrôle international effectif. Larry Gerber, qui a récemment étudié la documentation, conclut que le « réalisme » de Baruch en ce qui concerne la sécurité mondiale des Etats-Unis en tant que puissance mondiale, combiné avec son « internationalisme wilsonien » orienté vers un ordre mondial de capitalisme libéral, et soutenu par des attitudes et sous-entendus similaires d’autres responsables politiques américains, « les empêchaient d’envisager la possibilité d’un accord en aucun autre terme qu’en termes américains ». De même Barton Bernstein a conclu que « ni les Etats-Unis, ni l’Union Soviétique n’étaient prêts en 1945 ou 1946 à prendre les risques que l’autre puissance exigeait pour aboutir à un accord », tels que le partage des secrets atomiques ou la destruction du stock de bombes, comme l’exigeaient les Russes, ou la soumission à des contrôles ou à des inspections qui seraient une ingérence dans les affaires économiques, comme le voulaient les Américains.[1]
Mon opinion est que les analyses historiques récentes du plan Baruch s’arrêtent net à des critiques tranchantes de la conduite « réaliste » de la politique étrangère, sans laisser clairement au lecteur une meilleure alternative pour l’avenir. Si, comme l’a dit Joseph Lieberman, le plan Baruch a été un « échec désastreux de l’art de la politique », qu’est-ce qui aurait pu être un succès ? Si, d’après Gregg Herken, l’état de la sécurité nationale ne nous a donné que « l’illusion de la sécurité », qu’est-ce qui aurait pu nous donner une sécurité réelle et la paix permanente ? Je réponds avec Bernard Baruch lui-même, avant que le Département d’Etat n’ait limité sa proposition politique, que c’est une autorité internationale dotée de pouvoirs souverains pour contrôler les armes atomiques et les armes conventionnelles de destruction de masse et qui aurait été capable de faire appliquer ses décisions par les individus. Je réponds également avec Grenville Clark, un de ses critiques, que la simple élimination du veto au Conseil de Sécurité ne suffit pas pour qu’un tel plan fonctionne, mais que les Nations unies doivent être fondamentalement réformées dans le sens d’un gouvernement mondial fédéral limité, car ce n’est qu’une réforme de cette ampleur qui peut donner aux nations et à leurs peuples la confiance qu’elles peuvent s’en remettre aux Nations unies pour leur sécurité nationale.
La situation politique en 1946 était certainement plus réceptive qu’aujourd’hui à des propositions courageuses comme le plan des Etats-Unis, mais dans une large mesure ce qui a changé, c’est seulement notre souvenir de son origine. Après la deuxième Guerre mondiale, les soldats et les gens dans le monde entier étaient déterminés à ce que jamais plus il n’y ait une autre guerre généralisée. Les hommes d’Etat étaient disposés à instaurer entre leurs nations des relations plus étroites au sein d’une organisation générale. L’organisation des Nations unies fut fondée sur une base universelle. Après la déclaration de Moscou de 1943, le secrétaire d’Etat Cordell Hull déclara : « Il n’y aura plus besoin de sphères d’influence, d’alliances, d’équilibre des pouvoirs », et ces paroles furent reprises par le président Roosevelt un an plus tard.
L’idée d’un gouvernement fédéral mondial, qui aurait reçu pouvoir des nations de faire une loi mondiale qui s’appliquerait aux individus était dans l’air. Après que les bombes atomiques eurent été utilisées pour la première fois dans la guerre, Albert Einstein lança un appel pour un gouvernement mondial qui serait la seule forme d’organisation internationale capable de contrôler la nouvelle force. Les savants atomistes, qui eurent un immense prestige après le 6 août 1945, et qui étaient extrêmement conscients de leur responsabilité pour avoir conduit la science dans les affaires de la guerre, se libérèrent des engagements du secret du temps de guerre, se politisèrent, et se firent publiquement les avocats d’un contrôle international de l’énergie atomique. Beaucoup des physiciens de l’atome, individuellement, sinon sous forme d’organisations, allèrent plus loin et demandèrent un gouvernement mondial.
La conséquence politique immédiate de ce ferment politique fut le rapport Acheson-Lilienthal de mars 1946. Il reconnaissait que le monopole atomique des Etats-Unis ne pouvait durer et appelait à un contrôle international et même à « la fin de toute guerre ». Les auteurs exprimaient l’espoir qu’en résolvant les problèmes de l’énergie atomique « de nouveaux modèles de coopération pourraient être établis, susceptibles d’extension à d’autres secteurs, et capables d’apporter une contribution dans le sens d’une réalisation graduelle d’un plus grand degré de communauté entre les peuples du monde ». Quant aux mécanismes concrets de contrôle international, ils se limitaient à une Autorité qui veillerait au désarmement atomique et au maintien de « l’équilibre stratégique » sans aucun pouvoir de coercition. Cette autorité ne pouvait que fournir un système d’alerte préalable, en cas de violation par une grande puissance, toutes les nations se retourneraient vers le développement atomique et la production de bombes, tout comme dans le cas d’une course aux armements incontrôlée. La seule mesure de coercition concevable était la guerre.
La contribution unique de Bernard Baruch fut de concevoir une juridiction s’appliquant aux individus, comme dans les procès qui se déroulaient alors à Nuremberg. Baruch était conscient de l’honneur de sa nomination comme délégué des Etats-Unis à la Commission à l’Energie atomique qui venait d’être créée aux Nations unies et de la chance historique unique qui lui était offerte de mettre l’énergie atomique sous contrôle international au tout début de l’âge atomique. Il demanda et obtint un rôle dans la décision politique. De mars à juin 1946 il rassembla une équipe de collaborateurs, prit la question à bras le corps et finalement réussit à obtenir du président Truman qu’il fixe une ligne politique pour la limitation effective de la politique américaine sous le contrôle de l’autorité du développement atomique qui avait été proposée. En cours de route, un débat interne, de tout premier plan, sur les implications d’un plan adéquat de gouvernement mondial — peu connu jusqu’à ce jour — se déroula entre Baruch et le sous-secrétaire d’Etat Dean Acheson. Le débat révéla la difficulté fondamentale de tout plan de désarmement effectif.
L’idée originale de Baruch était que les Nations unies devaient être renforcées. Acheson étouffa cette idée : toute nouvelle organisation, comme les Nations unies elles-mêmes ne pouvait être établie que par traité. Mais Baruch était convaincu que l’énergie atomique était révolutionnaire, que la seule façon actuelle de satisfaire l’exigence de paix des peuples était d’abolir la guerre une fois pour toutes, et il discuta de mesures telles qu’un moratoire unilatéral des expériences, le contrôle des armes conventionnelles de destruction de masse, l’élimination du droit de veto, le commandement de toutes les forces armées, la réduction des forces nationales au niveau de forces de police, des interdictions constitutionnelles, et des cours de justice mondiales élargies. « Ceci peut paraître un programme ambitieux, écrivait-il dans un mémoire privé, mais c’est une chance de se diriger vers la lumière au bout du tunnel : la paix perpétuelle ».
Quand le groupe se mit à explorer la difficile question de ce qu’il faudrait faire en cas de violation, ils reconnurent que la proposition Acheson-Lilienthal était un leurre. Elle n’apportait vraiment ni contrôles ni sauvegarde, elle n’abolissait pas non plus la guerre. Le public était abusé. Acheson répliqua que la seule alternative était la sécurité collective, ce qui voulait dire la guerre, ou le gouvernement mondial, ce qui ne « voulait rien dire du tout ». Tout gouvernement est fondé sur le consentement émotionnel et spirituel de 95% des gens. Il n’existait pas une fraction de ce pourcentage pour un nouveau gouvernement mondial, quel qu’il fût. Cependant Baruch continua de soutenir auprès du secrétaire d’Etat James Byrnes, et plus tard du Président qu’un certain pouvoir de coercition était essentiel, et que ce pouvoir ne pouvait être fourni que par une cour ou un tribunal international comme celui de Nuremberg pour l’application des lois aux individus. Un système d’alerte préalable, remarquait-il à un certain point, « ne vaut pas un clou ». « Pourquoi ne pas essayer de faire ce qui doit être fait plutôt que de faire par pièces et morceaux ce qui susciterait des espoirs de paix mais ne ferait jamais s’apaiser la crainte de la guerre ? »
Finalement, le 7 juin, Baruch obtint l’accord du Président, et le 14, il annonça le plan américain aux Nations unies dans un discours émouvant dont la lecture reste d’actualité aujourd’hui encore. Mais ce plan n’avait pas été convenablement élaboré : il restait semblable au plan Acheson-Lilienthal, avec l’élimination due à Baruch du veto au Conseil de Sécurité et de belles paroles ajoutées sur « la responsabilité individuelle et la punition » ; rien n’était dit de l’arrêt des expériences américaines en signe de bonne foi, et le calendrier de la mise en application était passé sous silence.
Le New York Times rapporta en termes chaleureux que les Etats-Unis avaient fait un premier pas « vers un gouvernement mondial par dessus des atomes désintégrés ». La presse russe était pleine de soupçons à l’égard de toute proposition occidentale ayant pour but de transformer les Nations unies en un « Etat mondial » dont « la mission serait de sauver le monde d’une guerre atomique ». Grenville Clark, avocat éminent de New York, qui avait travaillé avec le secrétaire à la guerre Henry Stimson pendant la guerre et qui se consacrait alors à l’organisation de la paix, écrivit à Baruch qu’abolir le veto, tout en laissant intacte la structure de « ligue » des Nations unies n’était pas suffisant pour rendre efficace le contrôle international de l’énergie atomique. L’Assemblée générale devrait être transformée en assemblée législative mondiale suivant un plan de représentation pondérée pour que la suppression du veto soit acceptable pour les Russes. Ils devaient avoir l’impression de pouvoir emporter des décisions dans l’organisation internationale en fonction de leur valeur intrinsèque. Ensuite le Conseil de Sécurité devrait devenir le pouvoir exécutif et la Cour mondiale le pouvoir judiciaire.
Il n’y eut jamais de modification fondamentale du plan américain dans les négociations ultérieures. Quelques jours plus tard, Andrei Gromiko présenta un plan soviétique qui demandait une convention pour mettre les armes atomiques « hors la loi », exigeant la destruction du stock américain, et ensuite l’établissement d’un système de contrôle pour s’assurer de l’exécution de la convention. Les autorités nationales feraient appliquer les engagements du traité. Il refusait catégoriquement la proposition d’abolition du veto, étant donné que l’unanimité des membres permanents du Conseil de Sécurité était l’une des pierres d’angle des Nations unies.
Alors que l’essence de la proposition américaine était la limitation de souveraineté, celle des Soviets était l’égalité du pouvoir souverain. Les Américains réclamaient un accord sur un système de contrôle avant l’abolition des armes nucléaires ; les Soviétiques demandaient l’abolition avant le contrôle. La réponse soviétique initiale était en apparence si fondamentalement contraire à l’esprit de la proposition américaine qu’elle fut largement considérée comme un refus. Mais en fait, la « mise hors-la-loi » des armes nucléaires était une idée qui était venue en premier lieu au groupe Acheson-Lilienthal près de six mois auparavant ; la logique du problème avait contraint les Américains à se tourner vers une autorité internationale. Les Russes aussi, progressivement, aperçurent cet aspect des choses et en septembre ils parvinrent à l’unanimité sur les questions scientifiques et techniques, et en novembre à un accord sur les inspections. Au moment du vote crucial, le 30 décembre, il n’y avait que quatre phrases en litige — toutes concernant le veto.
Pour le projet révolutionnaire de l’établissement du contrôle international de l’énergie atomique, il fallait du temps, des signes supplémentaires de bonne foi et des modifications au texte servant de base à la négociation. Mais aucune de ces conditions n’était en vue ; Truman, apparemment pour résoudre un conflit entre l’armée et la marine, autorisa la marine à entreprendre ses expériences — une véritable provocation — sur l’atoll de Bikini, deux semaines seulement après que Baruch eut présenté le plan américain de contrôle international de l’énergie atomique. Après la seconde expérience, à la fin de juillet, les Soviétiques rejetèrent officiellement le plan Baruch. Entre temps le Département d’Etat « clarifia » les rapports de l’autorité par rapport aux Nations unies. La suppression du veto devait s’appliquer seulement dans les cas concernant les armes atomiques, et alors seulement s’ils n’étaient pas consécutifs à une guerre conventionnelle. Ceci vida le plan de toute sa substance. Puis, en septembre, Henry Wallace, le dernier des « New Dealers » dans le cabinet de Truman, fut contraint de démissionner après avoir critiqué la manière menaçante de conduire les négociations qui était celle des Américains. Wallace avait montré très clairement que la montée en puissance de l’armement atomique, la mise au point des bombardiers B. 36 à long rayon d’action et l’acquisition de bases stratégiques tout autour du globe minaient la confiance des Soviétiques. De plus, il avait déclaré que la position américaine sur le veto était « tout à fait dénuée de sens » puisque l’application des décisions par le Conseil de Sécurité ne pouvait signifier autre chose que la guerre.
Les propositions pouvaient-elles être conciliées ? Nous savons maintenant que les Soviétiques poursuivaient activement leur propre programme d’énergie atomique (ils parvinrent à une réaction nucléaire soutenue juste avant le vote du plan Baruch). Leur « convention » n’aurait pas gêné ce programme, sauf en ce qui concerne la production finale des bombes. Mais elle n’aurait pas retardé non plus le programme américain, sauf l’exigence de la destruction des stocks de bombes existants. Les minerais, réacteurs, centrales, laboratoires et matériaux fissiles étaient techniquement exempts. L’autorité internationale proposée par les Américains aurait, inversement, mis fin au programme soviétique car cette autorité aurait envoyé une petite armée de contrôleurs, d’inspecteurs, de vérificateurs et de chercheurs qui n’auraient pas pu ne pas se mêler sérieusement de l’économie soviétique affaiblie de l’après guerre. Les Américains, au contraire, auraient été autorisés à conserver et même à augmenter leur stock de bombes jusqu’au dernier stade du plan. En août 1946, Gromyko fit remarquer : « A la longue on verra en Amérique que votre plan n’est pas juste ».
Accéder à la demande soviétique de mettre fin aux essais nucléaires et de détruire toutes les bombes atomiques aurait peut-être constitué de la part des Américains un geste de bonne foi pour amener les Russes à considérer plus sérieusement la structure nécessaire de l’autorité. Les savants atomistes furent prompts à faire remarquer que le danger ne se trouvait pas dans les bombes mais dans les usines et les matériaux pour fabriquer les bombes. Nous savons maintenant que le nombre de bombes dans le stock américain était de douze. N’aurait-on pas pu sacrifier douze bombes pour « l’élimination de la guerre » ?
D’autre part les Etats-Unis avaient déjà fait un geste de bonne volonté considérable : l’offre même d’abandonner leur puissance atomique à une autorité internationale, à condition qu’il y eût des mesures de sauvegarde adéquates. Une offre semblable, l’abandon d’une nouvelle arme stratégique, sur laquelle pouvait reposer leur sécurité future, n’avait pas d’antécédent dans toute l’histoire des nations. Même le calendrier des étapes du désarmement se trouvait dans un plan secret — ces étapes ne dépassaient pas quatre à six ans. N’aurait-on pas pu affronter quatre ans de diplomatie atomique américaine pour mettre l’énergie atomique, comme disaient les Soviétiques, « au service de l’humanité » ?
Le refus soviétique d’accepter l’abolition du veto était aussi compréhensible que le refus américain de détruire leur stock. Les deux étaient des soutiens vacillants de la défense nationale. Ce veto était un point sur lequel l’URSS aurait pu modifier sa position. En soutenant de façon aussi rigide le principe de la souveraineté des grandes puissances, les Russes défendaient en fait le principe fondateur de la Société des Nations qui les avait si désastreusement lâchés en 1938, et ils bloquaient la réforme des Nations unies, dont la structure confédérale s’était montrée mal adaptée dès 1946.
D’autre part, la proposition américaine d’abolir le veto seulement dans les cas de violation des règles internationales sur l’énergie atomique — laissant le veto intact pour des questions d’agression plus vastes était sûrement injuste et maladroite. Sans veto l’Union Soviétique se serait trouvée exposée à la règle de la « majorité » au Conseil de Sécurité, qui était alors, de fait, dans la sphère d’influence des Etats-Unis. Toute action du Conseil d’après les règles confédérales des Nations unies aurait impliqué la guerre. Acheson le comprit, Wallace et Gromyko également. Cependant conserver un veto sur les questions générales n’était pas une solution, car tout conflit atomique ne pourrait manquer de s’envenimer en conflit général et l’ONU serait alors paralysée comme auparavant.
Avec la proposition d’une application nationale des règles d’une part et d’autre part celle de l’ONU sans la protection d’un veto, on était dans une véritable impasse. Sans organes juridiques internationaux permettant d’atteindre les contrevenants individuels, comment le contrôle international de l’énergie atomique pouvait-il être efficace ? Seuls les dirigeants nationaux étaient susceptibles de se rendre coupables d’un armement atomique clandestin. La proposition soviétique prétendait que des agents nationaux chargés de l’application du contrôle arrêtent les responsables nationaux (Staline, Truman) dont la charge principale était la mise en œuvre de la loi. Les Américains voulaient que les Nations unies appliquent des sanctions, en dernier recours la guerre, contre une nation tout entière que ses chefs équiperaient d’armes atomiques. En fait le plan Baruch était le plus dangereux pour les Etats-Unis, car il aurait permis à une coalition au Conseil de Sécurité de faire la guerre aux Etats-Unis. Ce n’était pas vraiment la formule « d’une paix durable ». Aucune des deux propositions n’allait assez loin en direction d’une loi mondiale.
Les négociations suivirent selon la séquence habituelle des premières années de la guerre froide. Il y eut un moment terrible le jour du vote critique sur le plan, que Baruch précipita en dépit des progrès pour montrer que les Russes portaient toute la responsabilité, ce fut le moment où le vieil homme admit que la mise en application du plan impliquait la guerre. « Que toutes les nations qui mettent volontairement leur signature au bas de ce traité réalisent que sa violation délibérée signifie une punition, et si nécessaire, la guerre. Alors nous n’aurons pas d’équivoques ni de violations à la légère ». Le résultat du vote fut 10-0-2, les Russes et les Polonais s’abstinrent. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un rejet pur et simple, et bien que les négociations aient continué jusqu’en mai 1948, l’esprit de confiance mutuelle n’y était plus.
Ce serait là la fin de l’histoire si, parallèlement aux négociations du plan Baruch, Grenville Clark n’avait essayé de faire passer aux Nations unies une véritable proposition de gouvernement mondial. Cet effort n’a pas encore été souligné par les historiens mais il jette un éclairage intéressant sur le plan américain.
Peu de temps après l’emploi de la bombe atomique sur Hiroshima en 1945, Clark avait réuni une conférence prestigieuse d’internationalistes dans sa propre ville de Dublin, au New Hampshire. Ils publièrent une déclaration courageuse qui appelait à un gouvernement fédéral mondial, à la place des Nations unies, pour contrôler l’énergie atomique. Après de nombreuses interventions en haut lieu, que le prestige de Clark rendit possibles, deux résolutions appropriées furent inscrites à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de l’ONU en 1946. L’une demandait une conférence pour la révision de la Charte, l’autre un comité d’étude pour la révision de la Charte. De nombreuses manœuvres politiques et négociations de vote se déroulèrent tout comme lorsqu’il s’agit de faire passer une loi dans une législature d’Etat ou au Congrès, tandis que les résolutions étaient pilotées par un protégé de Clark, Alan Cranston, dans un sous-comité du Comité de sécurité et de politique de l’Assemblée (Premier comité). Pendant ce temps, tandis que les négociations sur le plan Baruch avortaient, le président Truman et le ministre des affaires étrangères Molotov entraient dans un duel de propagande au sein même du Premier comité. Le refus des Russes d’accepter l’abolition du veto était la preuve de leur refus de voir fonctionner les Nations unies ; les exigences des Américains quant à l’abolition du veto n’étaient pas conformes à la Charte et se présentaient comme une couverture pour maintenir le monopole de la bombe atomique. Alors Carlos Romulo, le délégué philippin, se leva et fit l’un des grands discours des Nations unies.
Romulo compara les demandes américaine et britannique d’abolition du veto en matière d’énergie atomique avec leur refus de l’abolir dans le contexte d’une réforme compète de l’ONU. Il s’en prit vigoureusement aux grandes puissances qu’il accusa de subversion des Nations unies. Les Etats-Unis, l’Union Soviétique et le Royaume-Uni avaient demandé le veto à San Francisco comme prix de toute charte. Depuis l’arrivée de l’énergie atomique, cependant, bon nombre de leurs hommes d’Etat avaient exprimé la volonté de limiter ou d’abolir le veto. Les Etats-Unis proposaient de l’abolir en matière d’énergie atomique ; les Soviétiques voulaient l’abolir dans le fonctionnement quotidien de la commission de désarmement général qui faisait l’objet de leur contre-proposition. Cependant les trois pays avaient voté contre des propositions claires de convocation d’une conférence de révision générale pour une réforme fondamentale des Nations unies. « Ceci est-il juste pour les Nations unies » demanda Romulo. « Ceci est-il juste pour le peuple du monde ? » La tendance des grandes puissances à se retourner vers des programmes nationaux de défense militaire était « en train de tuer les Nations unies ».
« Nous sommes assis là et nous trembler les Nations unies. Nous les voyons incapables de faire face vigoureusement aux grandes questions de notre temps. Nous savons dans nos cœurs que leur structure n’est pas adéquate. Nous savons par conséquent qu’aucune nation — je dis bien aucune nation, grande ou petite — ne fait confiance aux Nations unies pour lui donner la paix et la sécurité ».
Pour conclure, donc, l’échec du plan Baruch ne signifiait pas seulement l’effondrement de l’une des grandes initiatives pour établir le contrôle international de l’énergie atomique, il signifiait aussi la fin des Nations unies comme organisation efficace de sécurité internationale. Ou du moins cet échec signifiait la fin de l’ONU dans sa forme actuelle. Le plan Baruch ne fut jamais développé par les Etats-Unis sous la forme d’une proposition honnête pour le contrôle de l’énergie atomique, l’Union soviétique ne répondit pas à un appel en vue d’une conférence générale de révision chargée de réécrire la Charte des Nations unies. Le plan était constitutionnellement mal conçu. Tel qu’il était, il prévoyait en fait qu’une Autorité de développement atomique sans droit de veto, sous le contrôle du Conseil de Sécurité (où le veto s’appliquerait à plein), ferait appliquer ses décisions par une sorte de guerre des Nations unies.
Bernard Baruch sentait que l’apparition de l’énergie atomique nécessitait une réponse politique effective pour la contrôler, et il se rendait compte que le veto était la source de paralysie dans l’organisation internationale existante, mais sa pensée n’allait guère au-delà de l’idée d’un « renforcement des Nations unies ». Le Département d’Etat ne le soutenait pas, et le Kremlin ne semblait que jouer la montre. Pourquoi ? Nous savons maintenant que le Département d’Etat était préoccupé par la crise en Europe de l’Est, il formulait sa politique de « containment » (qui fut annoncée en mars 1947) et, avant tout, il ressentait le besoin de garder la bombe atomique comme instrument diplomatique à un moment de démobilisation américaine précipitée et inconsidérée. Les Russes, pour leur part, furent certainement très lents à réagir au défi de l’énergie atomique, s’ils ne jouaient pas délibérément la montre, et ils redoutaient ouvertement la menace atomique américaine pour leurs villes après avoir subi vingt millions de morts en chassant les nazis de chez eux.
L’esprit de nationalisme et les habitudes nationales de pensée et d’action restaient très forts. Par conséquent les négociations dégénéraient facilement en conflit de propagande. Les Etats-Unis pouvaient faire semblant de vouloir abolir le veto puisqu’ils continueraient de contrôler une majorité à l’ONU où les pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique latine étaient solidement ancrés dans la sphère d’influence américaine. Les Soviétiques pouvaient prétendre que le refus américain de commencer par la destruction de leur stock de bombes trahissait une intention belliqueuse, alors que tout ce que les Russes voulaient c’était du temps pour mettre au point leurs propres bombes atomiques. Ils pouvaient plaider qu’une autorité du développement atomique non soumise au veto était en violation de la Charte, alors que, en réalité, comme Gromyko le reconnut plus tard, les Russes n’avaient aucune confiance en une « majorité dont la bienveillance à l’égard de l’Union soviétique ne peut être crue par le peuple soviétique ». Il fallait des qualités d’hommes d’Etat de stature mondiale, rarement vue jusque là dans l’histoire, pour réussir « l’élimination de la guerre ».
La leçon pour l’avenir semble être qu’un plan juste et adéquat est nécessaire pour tout projet de désarmement, que les négociations doivent être souples et poursuivies de bonne foi et sans menaces de destruction nucléaire en cas d’insuccès dans les recherches d’accord.
Bien que les Nations unies aient cessé, dès la fin de 1946, d’être la base réelle de la sécurité internationale, elles n’ont pas cessé d’être le point central des efforts de nombre d’hommes de bonne volonté qui cherchent à leur rendre leur véritable place dans les relations internationales. Grenville Clark poursuivit ses efforts pour formuler un plan adapté de réforme de l’ONU, et celui-ci fut publié en 1958 sous le titre World Peace through World Law. En 1952, la Commission du Désarmement de l’ONU fut établie, réunissant la Commission de l’énergie atomique, qui avait été le couronnement des efforts de Baruch, et la Commission des armements conventionnels qui était née des contrepropositions soviétiques. A partir de là il n’y aurait plus de distinctions artificielles entre les armes atomiques et les armes conventionnelles de destruction de masse. La Commission a donné naissance aux comités, conférences et à la campagne pour le désarmement d’aujourd’hui. La session spéciale sur le désarmement de 1978 reconnut très clairement que le but était double : un désarmement général et complet, sous un contrôle international effectif. « Le contrôle international effectif » a progressivement acquis dans l’opinion publique le statut d’un principe indispensable, dont la réalisation est dans les mains de l’histoire.


[1] Pour les citations complètes, voir mon article : « Was the Baruch Plan a Proposal of World Govemment ? », International History Review, (november 1985), pp. 592-621.

 

 

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