LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 2, Page 113

 

 

Les communautés européennes
ou la phase confédérale de l’unification européenne
 
 
PREMISSES
Les Communautés européennes. De quoi s’agit-il ? La manière dont en parlent les hommes politiques et les journaux ne contribue guère à en donner une notion claire, mais bien plutôt à brouiller les idées. On parle habituellement d’« exécutifs » des Communautés, de « parlement » européen ; mais on comprend aisément qu’il ne peut s’agir d’un véritable exécutif ni d’un véritable parlement. L’existence de centres de pouvoir tels un gouvernement et un parlement va de pair avec la lutte des partis pour les contrôler et avec un intérêt permanent de la part de tous les citoyens. Les « exécutifs » et le « parlement » des Communautés sont au contraire des organes ignorés de la majeure partie de l’opinion publique, pour lesquels nul citoyen ne vote, pour lesquels nul parti ne se bat.
Que l’on emploie ces termes peut être dû à la louable intention de transformer ces organes en un véritable gouvernement et en un véritable parlement. Mais il n’empêche que leur donner un nom qui ne correspond pas à leur nature actuelle est un mal, car cela incite les Européens qui connaissent l’existence des Communautés à croire que l’Europe a déjà un semblant de gouvernement et de parlement. Ainsi l’on cache la vérité à la population, et les Européens ignorent le chemin qu’il leur faut encore parcourir avant de parvenir à l’unité politique. Ainsi les énergies dont on pourrait disposer dans la lutte pour l’Europe se trouvent dissipées.
Alors les Communautés, qu’est-ce au juste ? Pour le comprendre il faut les montrer telles qu’elles sont en réalité, décrire leur origine et leur évolution, leur structure et leur fonctionnement et dire quelles sont leurs perspectives d’avenir.
 
ORIGINE
Les Communautés européennes ont un de leurs fondements dans le sentiment européen répandu par la seconde guerre mondiale et l’immédiat après-guerre. Le leader de cette phase psychologique du mouvement de l’unité européenne fut Churchill ; l’institution la symbolisant fut le Conseil de l’Europe. Avec les Communautés commença la seconde phase : la phase économique.
C’est le problème particulier de l’Allemagne occidentale qui a créé la situation de pouvoir permettant la formation des Communautés. En 1949-50, la vie quotidienne était redevenue normale dans tout l’Occident, y compris l’Europe, alors que la situation politique présentait encore un caractère paradoxal : d’une part, le potentiel d’une Allemagne qui n’avait pas encore retrouvé sa souveraineté restait complètement inutilisé ; d’autre part, la nécessité d’employer toutes les énergies disponibles, donc aussi les énergies allemandes, pour contenir la poussée stalinienne et déjouer la menace soviétique, se faisait plus pressante. Deux problèmes se posaient alors : celui d’englober l’Allemagne dans le système de l’unité atlantique et de l’unité économique européenne, et corrélativement, celui du statut de l’Allemagne, de sa place en Occident et en Europe et de ses rapports avec la France.
D’autre part se manifestaient l’impossibilité de résoudre le problème dans la division et la possibilité de le résoudre avec un certain degré d’unité. Quand se posa le problème de l’Allemagne occidentale, les Américains et les Anglais voulurent tout simplement lui rendre son armée et sa souveraineté ; mais les Français qui avaient le plus souffert de la puissance de l’Allemagne et qui avaient fait la guerre contre elle, s’y opposèrent.
La seule possibilité de sortir de cette contradiction était de trouver une solution unitaire. La France ne pouvait contrôler l’Allemagne. Mais, acceptant elle même un contrôle européen, elle aurait pu obtenir que l’Allemagne s’y soumît également.
Le problème de l’Allemagne occidentale fut bientôt celui de la création d’un lien qui unirait la France et l’Allemagne, de sorte qu’un conflit les opposant ne soit plus possible : cela signifiait neutraliser — en un certain sens — les deux sources fondamentales de la puissance allemande, à savoir l’industrie lourde rhénane et l’armée. Il n’est pas étonnant dès lors que les deux institutions européennes proposées à cette époque, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.) et la Communauté européenne de défense (C.E.D.), aient eu pour but un contrôle supranational de l’armée et de l’industrie lourde allemandes.
 
EVOLUTION
La C.E.D. fit faillite, réduisant à néant la possibilité de fonder dès cette époque l’Etat fédéral européen, mais en tout état de cause, elle constitua une étape fondamentale dans l’histoire de l’unification européenne parce qu’elle suscita, avec la C.E.C.A., la plateforme à Six, montrant quels étaient les Etats auxquels il était possible et nécessaire de parvenir rapidement à un degré assez élevé d’unification. La C.E.CA. et la C.E.D. avaient été proposées également à la Grande-Bretagne, qui avait participé à la phase psychologique et qui même l’avait conduite ; mais quand il fut question de se soumettre à des contrôles supranationaux ou internationaux assez stricts, la Grande-Bretagne dit non ; et l’on dut sans elle fonder la C.E.C.A. et mener toutes les négociations concernant l’armée européenne.
C’est ainsi que se dessinait un cadre politique où la convergence des intérêts des Etats et des marchés était assez forte pour donner lieu à une unité de fait, même sans gouvernement commun ; le cadre dans lequel le processus d’unification pouvait, sur cette solide base de pouvoir, se poursuivre et gagner en profondeur. Et avec la C.E.CA. on trouva le moyen institutionnel de prendre des décisions à niveau international, sans disposer du pouvoir politique, dans des secteurs qui exigent normalement un véritable gouvernement ainsi qu’une administration.
Grâce à l’unité de fait qui en constituait le moteur réel, la C.E.C.A. fonctionna, se montrant viable, dans la limite de ses attributions. Grâce à cette formule, imaginée par Monnet, qui ne croyait guère à un Marché commun, furent adoptés les projets d’unification économique, qui jusqu’alors n’avaient point eu de succès. Et l’unité de fait se montra assez solide pour supporter le commencement d’un véritable processus d’intégration économique. Ainsi vinrent s’ajouter à la C.E.C.A., au lieu de la C.E.D., la C.E.E. (Communauté économique européenne, plus connue sous le nom de Marché commun) et la C.E.E.A. (Communauté européenne de l’énergie atomique, plus connue sous le nom d’Euratom).
 
LES ORGANES DES COMMUNAUTES
La C.E.CA. fut instituée par un traité conclu à Paris le 18 avril 1951. Les organes de la C.E.C.A. sont : 1) La Haute Autorité, formée de neuf membres : huit sont nommés d’un commun accord par les gouvernements ; le neuvième est coopté. Elle a un pouvoir exécutif et réglementaire. Elle décide à la majorité et détermine la production de chaque entreprise. 2) Le Conseil de Ministres appelé à participer à de nombreuses décisions de la Haute Autorité par un avis conforme. Il délibère tantôt à l’unanimité, tantôt à la majorité. 3) La Cour de Justice, formée de sept juges nommés d’un commun accord par les gouvernements « assure le respect du droit dans l’interprétation du traité et des règlements d’application » (article 31 du traité).
La C.E.E. (Marché commun) et la C.E.E.A. (Euratom) furent instituées par deux traités conclus à Rome le 25 mars 1957. Les organes de la C.E.E. sont : 1) La Commission, composée de neuf membres désignés pour quatre ans par accord unanime des gouvernements, qui a pour mission de veiller à l’application du traité, d’adresser au Conseil des recommandations et des avis, de prendre des décisions en des domaines particuliers et d’exercer les compétences que le Conseil lui confère. 2) Le Conseil de Ministres, qui réunit les ministres qui représentent les gouvernements membres ; toute disposition de quelque importance est arrêtée par le conseil. Au cours des deux premières étapes du Marché commun, il prend la plupart de ses décisions à l’unanimité. Le traité prévoit qu’il décidera à la majorité au cours de la troisième étape, sauf sur les questions d’intérêt politique majeur. 3) La Cour de Justice, qui est le même organe que dans le cadre de la C.E.CA. et auquel le traité de la C.E.E. confère la connaissance des litiges que suscite l’activité du Marché commun.
La structure de la C.E.E.A. (Euratom) est calquée sur celle de la C.E.E., sauf en ce qui concerne le nombre des membres de la Commission (cinq).
L’Assemblée parlementaire européenne, appelée par la suite Parlement européen est un organe commun aux trois Communautés. Héritière de l’Assemblée commune de la C.E.CA., elle est composée de 142 membres, qui exercent les fonctions de parlementaires dans leurs pays respectifs et qui sont désignés par chaque parlement selon une proportion fixée par le traité. Elle ne dispose d’aucun pouvoir législatif, ni de celui de consentir l’impôt, ni de celui de contrôler l’organe de décision réel des Communautés : le Conseil de ministres. Ses compétences sont limitées à un rôle de contrôle des Commissions. Son nom peut induire en erreur : c’est pourquoi il faut garder présent à l’esprit qu’il n’y a de véritable parlement que là où il existe un Etat et un gouvernement.
 
NATURE DES COMMUNAUTES
La description des organes des Communautés ne suffit pas à faire comprendre leur véritable nature. Il faut pour s’en rendre compte examiner leur fonctionnement réel ou bien voir quelles sont les matières relevant de leur compétence et comment elles sont réglementées.
Les questions dont s’occupe la C.E.E. — qui est la plus importante des trois Communautés — sont définies dans le traité l’instituant. Le traité prévoit une série d’objectifs à atteindre au cours d’une période transitoire de douze ans, divisée en trois étapes de quatre années chacune. Ces objectifs sont pour l’essentiel : 1) La réduction des droits de douane, à raison de 10% par an, jusqu’à leur élimination complète. 2) L’abolition progressive des contingents à l’importation. 3) L’établissement d’un tarif douanier extérieur commun à tous les Etats membres. 4) Une organisation commune du marché dans le secteur agricole par la fixation de prix minimaux pour les divers produits, etc. 5) L’instauration progressive de la libre circulation des personnes, des services et des capitaux. 6) L’établissement d’une réglementation commune des transports. 7) L’harmonisation des politiques économiques et sociales.
Autrement dit, il s’agit d’un côté de démanteler les obstacles à la liberté des échanges entre les six pays et de l’autre d’atteindre au moins le minimum de politique économique commune (c’est-à-dire d’union économique) indispensable au fonctionnement de l’union douanière.
Et tout cela sans gouvernement. En conséquence, il s’agit d’une part de rendre possible l’élaboration et l’exécution de décisions à caractère gouvernemental, d’autre part de créer un organe intergouvernemental pour prendre ces décisions. La première tâche est de nature administrative et requiert une véritable administration, la seconde est de nature politique et requiert une base et une volonté politiques. Les organes des Communautés traduisent exactement ces exigences. D’un côté, la Commission, en se servant d’une administration européenne, prépare les décisions et formule les propositions ; de l’autre, le Conseil de ministres prend en fait les décisions, adoptant ou rejetant ces propositions.
Les limites des Communautés apparaissent clairement après cette description sommaire de leur fonctionnement. Pour prendre des décisions politiques il faut une volonté politique unitaire. Or, le Conseil de ministres est un organe qui peut exprimer une telle volonté, si elle existe, mais ne peut la former parce qu’il est la somme de ministres des différents gouvernements, c’est-à-dire de volontés, par définition, différentes. Il en résulte que, s’il se produit une convergence absolue entre les intérêts nationaux, de véritables décisions européennes sont prises, mais s’il existe des divergences, les décisions ne peuvent être que des compromis entre intérêts opposés ; et quand les positions sont trop éloignées pour permettre des compromis, aucune décision n’est possible.
En pratique, ce mécanisme institutionnel permet de faire d’importants progrès vers l’unification du marché, compte tenu de l’unité de fait, mais ne permet pas une unification complète, qui exige une monnaie unique, une seule politique économique, etc., c’est-à-dire un véritable gouvernement européen.
 
L’EUROPE CONFEDERALE
Mais il ne suffit pas, pour comprendre le sens des Communautés européennes, de considérer leur fonctionnement, il faut encore comprendre leur signification historique, c’est-à-dire les modifications qu’elles ont introduites dans la vie de l’Europe. C’est vite fait : il n’est besoin que de se rendre compte qu’avec les Communautés, l’Europe occidentale a créé une véritable confédération, bien que limitée au seul secteur économique. Généralement, on n’en a pas conscience, justement à cause de la terminologie relative à l’intégration européenne qui, comme nous l’avons vu, n’exprime pas la situation effective. Pourtant, la chose est indubitable. Il existe entre l’Allemagne, l’Italie, le Benelux et la France une profonde unité de fait qui résulte de l’impossibilité de mener une politique exclusivement nationale tant sur le terrain de l’économie que sur celui de la défense ; et il existe une organisation intergouvernementale pour prendre en commun les décisions d’intérêt commun. Tout juste ce que l’on, appelle techniquement une confédération.
L’avènement de la confédération, encore limitée pour le moment au seul secteur économique, a été un événement capital dans la vie de l’Europe. Dans l’entre-deux-guerres, obligée, à cause des rivalités entre Etats, de maintenir le processus économique dans les dimensions nationales qui ne correspondaient plus à celles de la production moderne, l’Europe avait marqué le pas et avait été nettement distancée par l’Amérique du Nord. Au contraire, avec le Marché commun, elle dispose de l’espace nécessaire à une production moderne de masse et se remet à progresser. Cela a influencé de manière décisive les gouvernements et les partis, même s’ils n’ont encore qu’une faible conscience de la dimension européenne de l’évolution politique et économique.
 
LES PERSPECTIVES D’AVENIR
Quelles sont les perspectives d’évolution des Communautés ? Les deux propositions les plus récemment apparues dans les sphères communautaires sont :
1) celle de la fusion des « exécutifs », qui a déjà été approuvée et qui est en voie d’être ratifiée par les parlements nationaux. Elle simplifie mais ne modifie pas le fonctionnement de là Confédération, que nous venons de décrire ;
2) celle du renforcement du « parlement » européen, moyennant l’accroissement de ses compétences (en particulier en lui donnant le contrôle du budget des Communautés) et son élection au suffrage universel direct. Même dans ce cas, nous ne nous trouvons pas en face d’un projet qui modifie en substance le fonctionnement des Communautés parce que ce projet n’empêche pas que le pouvoir de décision continue à être exclusivement entre les mains du Conseil de ministres, sur lequel le « parlement » européen n’a aucun pouvoir de contrôle.
En réalité les Communautés, ou Confédération selon la terminologie scientifique, n’ont plus aucune possibilité de développement. Les problèmes désormais sur le tapis sont ceux de la monnaie européenne, du budget autonome des Communautés, etc., autrement dit des problèmes qui requièrent, pour leur solution, un véritable pouvoir politique. Par conséquent les Communautés, qui ont avec tant d’efficacité pratiquement achevé l’intégration économique, ont rempli leur rôle et doivent désormais être remplacées par un gouvernement européen.

 

 

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