LE FEDERALISTE

revue de politique

 

LXIII année, 2021, Numéro unique, Pré-publication

 

 

L’HISTOIRE N’ATTEND PAS L’EUROPE [*]

 

 

1. Les travaux des Conférences intergouvernementales sur l’Union politique et l’Union économique et monétaire, convoquées par le Sommet de Rome en décembre 1990, touchent à leur fin. La décision est donc prise de savoir si, sur la base du marché unique, nous aurons une monnaie européenne et donc une politique monétaire, économique, fiscale, etc. européenne au lieu de politiques nationales. Il s’agit également de déterminer les changements institutionnels nécessaires dans la Communauté pour gérer ces politiques et garantir le rôle que l'Europe, ayant atteint ce niveau de capacité d’action, doit et peut jouer dans le monde. D’où la question de l'Union. Nous sommes donc confrontés à un changement bien plus révolutionnaire que les unifications italienne et allemande du siècle dernier. Par définition, ce changement permettrait non seulement de restaurer l’indépendance de l'Europe, mais aussi d’éliminer un certain nombre de problèmes séculaires qui sont toujours restés sans solution : ceux qui n’ont pas été déterminés par les besoins réels des gens, mais par la division de l'Europe en États-nations exclusifs. Ce n’est pourtant pas ainsi que la classe politique, le monde de la culture et le monde de l’information perçoivent les faits qui se produisent, les décisions à prendre et les perspectives qui s’ouvrent. En Italie, par exemple, on ne parle que d’autres choses, et surtout des réformes nationales à introduire pour avoir une « bonne gouvernance », sans tenir compte du fait que la meilleure Italie possible serait encore une chose très pauvre, destinée à faire naufrage dans une mer de plus en plus houleuse, si l’Europe ne retrouve pas immédiatement le chemin de sa véritable unité, et le monde celui de la paix.

Il est vrai que les gouvernements, y compris le gouvernement italien, parlent de l’Union, mais ils savent parfaitement qu'il ne s’agit que de savoir comment se rapprocher de l’Union politique, pas comment la réaliser. La question n’est cependant pas qu’une question de mots. Le fait est que, de cette manière, ils dissimulent à l’opinion publique, au monde des idéaux et au monde des intérêts, ce qu’ils font réellement. Si, en plus des problèmes de la monnaie et de la défense de l'Europe, ils discutaient réellement des problèmes de l’Union (c’est-à-dire de la démocratie européenne), l’opinion publique ne resterait pas inerte, comme elle l’est actuellement par manque d’information, mais avec ses questions, ses aspirations et ses orientations, elle déclencherait un débat bien plus important que celui qui est en cours en Italie sur les problèmes des réformes internes. En substance, les gouvernements prennent des décisions européennes d’intérêt primordial d’une manière non démocratique. Ce n’est donc pas un hasard si le véritable sujet de discorde ne concerne pratiquement que quelques questions de défense et de sécurité et non pas également, comme cela a été décidé à Rome, les problèmes que constituent les notions de citoyenneté et de démocratie européennes.

Mais quel serait l’intérêt d’une quasi-Union ne concernant que la monnaie et la sûreté en tant que telle ? Comment la cohésion de la Communauté sera-t-elle assurée dans le cadre plus large qui se dessine rapidement sur la base des accords déjà conclus avec les pays de l’Association européenne de libre échange (AELE) et de l’entrée inévitable, et en soi souhaitable, de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie dans la Communauté ? Le facteur temps va-t-il jouer contre ou en faveur de l’Europe, alors qu’il remet même en question la survie de l'ex-URSS et qu’il rapproche le monde de l’alternative finale entre intégration et désintégration ?

Certains gouvernements proposent de répondre à ce défi en créant une petite armée européenne à côté de la véritable défense, qui est toujours confiée aux armées nationales, intégrées ou non à l’OTAN. Mais de cette façon, ils font passer l’entreprise de l'intégration européenne dans le domaine de la division, car ils continuent à proposer le choix entre une défense européenne autonome et une défense dépendante des États-Unis, avant même de disposer des bases d’une défense autonome, à savoir un pouvoir politique européen. Il n’y a qu’une seule base sur laquelle l’Europe peut être véritablement unie : celle de la démocratie européenne, et du dépassement du cadre national comme référence politique suprême.

En réalité, nous devons nous affronter au problème historique fondamental, qui n’est pas celui du monde monopolaire, comme on dit, mais de son échec inévitable si, dans un avenir pas trop lointain, la force aujourd’hui empreinte de sagesse des États-Unis n’est pas accompagnée par celle de l’ex-URSS, qui reste une puissance nucléaire efficace, et par un centre européen fort ; ou du moins de celui-ci, s’il est déjà trop tard pour défendre l’unité de l’ex-URSS. C’est dans cette optique que nous devons évaluer ce que l’Europe pourra faire dans les années à venir si ses structures sont encore celles qui sont actuellement en place et qui prévalent dans les Conférences intergouvernementales, ou ce qu’elle pourra faire en revanche si elle est dotée d’un véritable gouvernement démocratique. En accordant à l'Europe un potentiel théorique de 100 à terme, il est certain qu’aujourd’hui que comme elle est encore divisée politiquement, elle n’utilise en fait qu’une faible fraction de ce potentiel. Cette observation devient encore plus grave si l’on garde à l'esprit que, plutôt qu’un potentiel d’hégémonie, l’Europe possède un potentiel d’unification interne et externe suffisant pour orienter le monde vers la démocratie internationale et non vers les hégémonies et les anciens rapports de force.
  

2. Pour aborder le problème de ce qu’il faut faire, nous ne pouvons pas nous contenter de nous demander si nous réaliserons ou non quelques petits progrès dans tel ou tel domaine. Jusqu’à présent, l’intégration européenne a vécu à l’abri de l’Alliance atlantique et du monde bipolaire, ce qui rendait possible et positif tout progrès, même lent, vers l’unification. Or, la Communauté ne peut progresser que si elle devient l’un des principaux facteurs de développement du nouveau système mondial. Si elle veut mettre de l’ordre en son sein, elle doit contribuer à mettre de l’ordre dans les pays de l'Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique ; et, sur cette base, reconsidérer ses relations avec les États-Unis et le Japon. Si elle n’y parvient pas, nous enregistrerons non seulement l’échec d'une politique, mais aussi celui de la tentative d’union elle-même. Tant l’échec de la Communauté que son succès prennent déjà une forme précise : soit la dilution de la Communauté dans une grande zone de libre-échange incapable de se maintenir politiquement dans un monde qui se désintègre, soit la démocratie européenne tout de suite, sans plus attendre.

C’est là le point essentiel. Certains gouvernements semblent penser que de réels progrès dans l’unification pourraient être réalisés grâce à la seule création de la monnaie européenne après 1997, accompagnée de l’engagement de développer une petite force d'intervention européenne, en étendant prudemment les pouvoirs de codécision du Parlement européen, ou avec d’autres mesures de ce type, inspirées par la politique des petits pas. Mais tout le monde sait que vous ne pouvez faire une grande politique que lorsque vous obtenez le consentement spécifique d’une majorité populaire. Et tout le monde doit maintenant admettre, comme ne cessent de le répéter sans en prendre les moyens de nombreux chefs d'État et Delors lui-même, que soit la Communauté se dote d’une politique de grande envergure, soit elle disparaît. Sans préjudice du marché unique, de la monnaie européenne, de l’engagement de sécurité et d’une extension appropriée de la codécision législative, il faut ajouter que : a) la nomination de la Commission européenne et son programme de gouvernement doivent être soumis à un vote de confiance du Parlement européen ; b) le principe de la prise de décision à la majorité au Conseil européen et au Conseil des ministres doit être généralisé ; c) l’intervention constitutionnelle du Parlement européen est indispensable.

Le consensus général que l’on constate réellement en Europe ne suffit plus. Même les dictatures peuvent parfois gagner les faveurs de l'opinion publique. Ce dont l’Europe a besoin, c’est d’un consensus déterminé pour une politique déterminée dans un débat ouvert. Aucun autre moyen ne peut unir l’Europe et exprimer tout son potentiel. Des progrès dans le domaine de la défense et de la sécurité qui ne s’accompagneraient pas de la création d'un gouvernement démocratique ne rendraient pas l’Europe plus sûre, mais plutôt moins sûre qu’une Europe qui certes manque encore de compétences spécifiques en matière de défense mais qui est déjà gouvernée démocratiquement. Que la construction européenne doive se poursuivre après l’expiration des Conférences intergouvernementales est un fait. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que ce progrès, qui implique désormais de faire des choix stratégiques dans le cadre mondial, ne peut que s’appuyer sur une Europe déjà dotée d’institutions démocratiques.
  

3. L’alternative énoncée dans le Manifeste de Ventotene trouve désormais son application immédiate : pour les peuples et les partis le choix se trouve entre le progrès de la démocratie européenne, et rester prisonniers de la souveraineté nationale, ce qui constituerait une régression. En réalité, le tournant auquel la Communauté est confrontée est en même temps aussi le tournant de la démocratie. L’Histoire a confirmé sans équivoque la supériorité de la démocratie par le renversement des régimes tyranniques en Europe de l’Est et la tentative de démocratisation de l’Union soviétique elle-même. Mais il ne faut pas oublier que la démocratie est sur la défensive dans les pays où elle est établie depuis longtemps, qu’elle est en difficulté dans les pays d’Europe de l’Est eux-mêmes et qu’elle est affaiblie, humiliée ou piétinée sur de nombreux fronts par la résurgence du nationalisme. Pour que la démocratie puisse s’épanouir, elle doit montrer qu’elle peut aller de l’avant, et la seule façon dont elle peut vraiment aller de l’avant aujourd’hui est de s’étendre progressivement aux relations internationales. Le problème de l’unité européenne est l’un des grands problèmes mondiaux, précisément parce qu’en Europe il est possible de faire la première tentative et la première expérience de démocratie internationale. Le monde est en effet confronté à la perspective de l’intégration ou de la désintégration. Ce qu’il n’a pas encore compris, c’est que l’alternative se situe précisément entre le fédéralisme et le nationalisme. L’humanité est confrontée à de terribles problèmes et la démocratie doit encore prouver qu’elle peut atteindre un niveau raisonnable de liberté et d’égalité non seulement entre les individus mais aussi entre les peuples ; elle doit également prouver qu’elle peut garantir une paix permanente. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de rapprocher la politique des citoyens, et de retrouver la confiance dans la pensée politique et sa capacité à construire l’avenir.
  

4. Chacun des douze gouvernements de la Communauté peut, par hypothèse, admettre comme le font beaucoup d’hommes d’État que ce que disent les fédéralistes est vrai, mais que malheureusement les grandes décisions européennes ne dépendent pas des gouvernements pris individuellement un par un, mais de l’expression d'une même volonté, au même moment et ensemble, par tous les gouvernements, c’est-à-dire d'une circonstance difficile et fortuite. C’est en partie vrai, et c’est précisément la raison pour laquelle la bataille européenne est difficile. Mais c’est seulement en partie vrai, car l’'Europe a progressé malgré cela. Pour qu’il y ait réellement un combat pour l’Europe, ce qui compte, c’est qu’un gouvernement — ou un groupe de gouvernements — soit en mesure de proposer des objectifs européens dont le caractère raisonnable et la nécessité sont évidents. Dans ce cas, même les gouvernements réticents sont contraints de marcher sous la pression de l’opinion publique et la poussée des intérêts et des idéaux. C’est ainsi que la Communauté est née, et c’est ainsi qu’elle a survécu aux grandes péripéties de sa construction. C’est ce que le MFE, en tant que section italienne de l’UEF, demande à l’Italie ; et ce qu’avec l’UEF il demande aux autres gouvernements. La tâche de l’Italie est double : d’une part, elle doit contribuer à la formation de la démocratie européenne, car elle ne peut rester en Europe que si l’Europe existe ; d'autre part, elle doit redresser sa situation interne. De telles tâches ne peuvent être accomplies par un seul parti mais par la nation dans son ensemble, qu’elle s’exprime par un gouvernement commun à tous les partis ou par un gouvernement et une opposition en accord sur la question essentielle qu’est l’Europe.

Déjà dans le passé, grâce à De Gasperi et Spinelli, l’Italie était parvenue à imposer aux pays qui tentaient de construire avec elle l’armée européenne de tenter de construire en parallèle une Communauté politique élaborée par une Assemblée de nature constituante (Assemblée ad hoc). La situation est aujourd’hui immensément plus favorable et il est certain, compte tenu également de l'orientation de l’Allemagne, de la Belgique, de la Hollande et, quoique plus difficilement, de la France elle-même, que l’Italie peut gagner la bataille de la démocratie européenne immédiatement, dès Maastricht, ou immédiatement après Maastricht.

Mais ce ne sont pas seulement les gouvernements qui doivent s’engager, ce sont aussi les partis, qui sont encore inertes en l’état actuel des choses, comme doivent le faire les médias et toutes les personnes de bonne volonté. L’Europe est à notre portée et nous ne l'aurons que si nous savons la vouloir.

Mario Albertini


[*] Document rédigé par, Mario Albertini, président du Movimento federalista europeo (MFE, Mouvement fédéraliste européen italien), dans le cadre de la Campagne pour une Europe démocratique capable d’agir, approuvé par le Comité central du MFE le 26 octobre 1991 et publié dans Il Federalista, 33 n. 3 (1991), p. 251.

 

 

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