LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVIII année, 1986, Numéro 1, Page 56

 


LORD LOTHIAN
 
 
Philip Henry Kerr, plus connu sous le nom de Lord Lothian, est né à Londres en 1882 et mort en 1940 aux États-Unis d’Amérique où il remplissait les fonctions d’ambassadeur du Royaume-Uni.
Issu d’une famille aristocratique, il effectue ses études d’histoire au Nouveau Collège d’Oxford et, une fois celles-ci achevées, il se rend en Afrique du Sud. Là, avec d’autres jeunes sortis d’Oxford, il établit un projet d’unité fédérale entre les quatre colonies britanniques ; son succès le pousse à fonder, avec Lionel Curtis, le Round Table Movement, qui se donnait pour objectif la transformation de l’Empire britannique en fédération.
En 1916, nommé secrétaire privé de Lloyd George, alors Premier Ministre, il l’assista durant la totalité des travaux de la Conférence de Versailles. Après avoir constaté l’échec de la Conférence quant à son objectif de doter l’Europe et le monde d’une paix durable, Lord Lothian décide de démissionner de son poste et de se consacrer à l’étude de la politique internationale. Les fruits de cette étude sont réunis dans quelques œuvres inspirées par les thèmes de l’anarchie internationale, de la paix et du fédéralisme.
Les extraits que nous présentons ici sont tirés d’une œuvre de Lord Lothian[1] dont le titre devrait faire réfléchir tous ceux qui, au cours de ces années, ont alimenté le débat sur la paix et se sont engagés pour bâtir une culture de la paix. « Le pacifisme ne suffit pas » : la prétention de désarmer le monde alors qu’il est justement fondé sur les armes, sans éliminer le pouvoir des États de s’armer, est vaine. C’est seulement le dépassement du système politique international en tant que système de pouvoirs souverains, exclusifs et armés qui fera en sorte que la paix que Lord Lothian qualifiait de « négative »,c’est-à-dire l’absence temporaire de guerre, deviendra une paix « positive », c’est-à-dire « cet état de la société dans lequel les controverses politiques, économiques et sociales sont réglées par des moyens constitutionnels sous le règne de la loi ».
L’exigence de substituer le règne de la loi à celui de la force est d’autant plus pressante que le développement des forces productives a engendré un système mondial toujours plus caractérisé par des rapports d’interdépendance, accroissant ainsi la sphère de la politique internationale et, en conséquence, la pression de l’anarchie, du désordre et de l’autoritarisme.
La possibilité de penser et de projeter l’avenir est donc liée à la possibilité de contrôler les rapports entre les États, en se représentant les relations internationales comme un processus fait par les hommes et soumis à leurs choix. Dans le cas contraire, les conflits entre États devraient être considérés comme une donnée intangible et la politique internationale, avec ses traits caractéristiques constitués par la guerre, les rapports de force et la répartition inégale du pouvoir dans le monde, échapperait au contrôle de l’homme et, par conséquent, il serait seulement possible de connaître ce qui est arrivé mais pas de projeter ce qu’il serait bon qu’il advienne.
Le projet, le seul projet qui puisse permettre d’affronter de manière positive les problèmes mondiaux et de réaliser la paix dans le monde d’une manière définitive et irréversible, c’est pour Lord Lothian la création d’un État mondial fédéral qui, en tant que tel, soustrairait les États au jeu aveugle des rapports de force sans effacer leur individualité.
Lord Lothian arrive à cette conclusion après avoir pris conscience du fait que l’État national, qui avait pourtant constitué le cadre du processus de l’émancipation humaine avec les révolutions libérale, démocratique et socialiste, était désormais totalement inadapté par rapport au développement des forces productives et demeurait arcbouté sur la défense de sa souveraineté absolue, cause première de l’anarchie internationale et de la guerre.
« Jusqu’à ce que le mouvement pour la paix admette ce fait qui commande tous les autres et fonde sur lui sa politique à longue échéance, il continuera à figurer dans les rangs des disciples de Sisyphe. Chaque fois qu’il aura réussi, après y avoir consacré d’immenses efforts, à pousser le rocher de la souveraineté nationale près du sommet de la colline de la coopération internationale, il verra ce rocher lui glisser des mains, lui échapper et dégringoler en écrasant ses chefs et ceux qui les suivent ».
 
 
II
Qu’est-ce que la guerre ? Et qu’entendons-nous réellement par la paix ? La guerre est un conflit armé entre États souverains ou se déclarant tels. Elle peut avoir pour objet de réaliser des changements politiques ou économiques ou de satisfaire l’avidité ou l’ambition ; elle peut résulter d’un malentendu ou d’un cas de légitime défense ; ou elle peut être provoquée par un incident ou par un désir chevaleresque de secourir les faibles. La cause occasionnelle de la guerre n’a rien à voir avec la question. La guerre est l’ultima ratio regum, le seul instrument législatif au moyen duquel peuvent être réglées les contestations entre des États souverains qui ne veulent pas se plier à un accord volontaire. La guerre est un affrontement de volontés entre États ou groupes d’États, chacun utilisant tous les moyens en son pouvoir — y compris la destruction massive des vies humaines —, qui sont nécessaires pour permettre à l’un des camps d’imposer sa volonté à l’autre.
Qu’est-ce que la paix ? La paix n’est pas seulement cet état négatif dans lequel on ne fait pas la guerre. C’est un fait positif. La paix est cet état de la société dans lequel les controverses politiques, économiques et sociales sont réglées par des moyens constitutionnels sous le règne de la loi et dans lequel la violence et la guerre entre individus, groupes, partis et nations en conflit sont interdites et rendues impossibles.
La paix au sens politique du mot n’est pas simplement quelque chose qui arrive. Elle est la création d’une institution politique spécifique. Cette institution est l’État. La raison d’être de l’État est qu’il est l’instrument par excellence qui permet aux êtres humains de mettre fin à la guerre et de réaliser des changements et des réformes par des moyens constitutionnels et pacifiques. Jamais, depuis que l’histoire existe, sur aucune portion de la surface de la terre, la paix n’a existé si ce n’est à l’intérieur d’un État. L’État peut être une primitive domination tribale en Afrique ou un vaste empire communiste comme la Russie soviétique. Il peut être une république démocratique avancée comme les États-Unis, une dictature totalitaire comme l’Allemagne national-socialiste ou une paisible monarchie constitutionnelle comme la Suède moderne. Mais la paix n’apparaît que lorsqu’il existe un gouvernement dont le rôle est de prendre en considération les intérêts et d’exiger l’allégeance de chaque habitant à l’intérieur des limites de son territoire et qui est investi du pouvoir de faire des lois régissant la société et auxquelles les citoyens sont tenus d’obéir, lois qu’il est en mesure de faire appliquer lorsqu’il y a refus d’obéissance. Jusqu’à ce que l’État apparaisse, il n’y a qu’anarchie, violence et guerre privée ou civile. Et on n’a jamais conçu une autre institution qui soit un substitut de l’État, parce que la naissance de l’État est en elle-même la fin de la guerre et la substitution à la guerre du règne de la loi.
L’État en tant qu’institution, est fondamentalement le même sous toutes les formes différentes que j’ai mentionnées. Les différences résident dans les méthodes selon lesquelles et dans les fins pour lesquelles le pouvoir omnipotent de l’État est employé. L’autorité en matière d’action exécutive et de législation peut appartenir à un chef autocrate, à une aristocratie, à la bourgeoisie possédante, au prolétariat ou à la majorité des représentants du peuple votant au suffrage universel. La façon dont sont nommés ou élus ceux qui détiennent le pouvoir de l’État est de la plus grande importance pour les conditions pratiques de la vie car la nature des lois et la considération qu’accordent celles-ci aux intérêts des différentes classes de la communauté en dépendent. La civilisation se développe à mesure qu’une opinion publique libre prend en mains, à la place de la dictature, les pouvoirs de l’État. Mais aucun de ces caractères n’affecte le principe de l’État lui-même. L’État est l’institution qui met fin à l’anarchie et à la guerre qui en est la conséquence en créant une communauté unie par des liens organiques et qui met en place les organes législatifs, judiciaires et exécutifs, grâce auxquels ses citoyens parviennent à vivre sous le règne de la loi et sont empêchés, collectivement ou individuellement, de tenter de faire prévaloir leur volonté par la fraude ou la violence.
L’État ne renonce pas lui-même à la violence. Au contraire, il se prétend seul qualifié pour employer la violence. En fait, il ne pourrait pas exister sans l’usage de la violence. Il fait de la violence un usage habituel. De plus, la violence qu’il exerce est une violence irrésistible. Une grande partie des lois qu’il promulgue et des changements qu’il introduit se heurte inévitablement à l’opposition de certains particuliers ou de différentes parties de la collectivité. Souvent les minorités ne s’y conforment que parce qu’elles savent que la désobéissance aurait pour conséquence les amendes, la prison ou la mort. Cependant si l’État n’imposait pas le respect de la loi, et ne l’imposait pas de manière irrésistible, les particuliers et les groupes useraient inévitablement de la violence ou de la fraude pour défendre ou pour promouvoir leurs droits ou leurs intérêts, et la société elle-même sombrerait dans l’anarchie. En un sens, par conséquent, l’État est fondé sur la violence, mais la violence exercée seulement en accord avec la loi et, dans un État démocratique et constitutionnel, selon les intérêts de la collectivité dans son ensemble, et en tant que résultat d’une décision prise par la majorité de ses citoyens.
 
III
Dans le monde moderne les fonctions de l’État croissent régulièrement. Une raison — mais non la seule — est eue les inventions scientifiques modernes ont multiplié démesurément les changements incessants dans tous les aspects de la vie humaine. Le besoin de procéder à des adaptations constantes sur le plan législatif comme sur le plan administratif de façon à assurer un fonctionnement sans heurt de la société et de permettre à ses éléments de vivre en harmonie les uns avec les autres est plus grand qu’il n’ait jamais été. A moins que les lois de l’État ne soient changées pour faire face aux besoins de la collectivité, une révolution se produit, c’est-à-dire qu’un certain groupe s’efforce de s’emparer par la violence de l’appareil de l’État pour en utiliser la puissance à ses propres fins ou selon ses propres vues.
Le besoin toutefois de changements constants e d’adaptations constantes est tout aussi grand aujourd’hui sur le plan international que sur le plan national. Il fut un temps où le monde était statique, où l’on se faisait la guerre entre rois et oligarchies pour obtenir pour soi des territoires et des ressources, la vie de paysans et des marchands restant pratiquement inchangée. Cela n’existe plus. Le monde est devenu économiquement un tout interdépendant. Il y a de moins en moins de gens qui se suffisent individuellement à eux-mêmes. Il y en a de plus en plus qui exercent une profession étroitement spécialisée à l’intérieur d’une suite immense d’opérations économiques qui a des racines et des ramifications dans toutes les parties du monde. L’humanité ne put désormais vivre dans la paix et dans la prospérité que si les adaptations constantes, qui sont nécessaires à l’intérieur de l’État, sont aussi réalisées sur le plan international. Cependant lorsque les négociations échouent, le monde dans son ensemble n’à aujourd’hui aucun moyen de procéder à des changements en dehors du recours à la guerre. L’État, instrument de la paix et des transformations politiques et économiques par de moyens pacifiques, n’existe pas pour le monde dans son ensemble.
Mon propos est aujourd’hui de tenter de démonter trois propositions. La première est que la guerre est inhérente à un monde composé d’États souverains et qu’elle ne peut y être empêchée. La seconde est que la Société des Nations et le Pacte Briand-Kellog, si précieux qu’ils soient en tant qu’institutions intermédiaires à portée éducative, ne peuvent ni mettre fin à la guerre, ni préserver la civilisation et la paix. La troisième est que la paix, au sens politique du mot, c’est-à-dire la suppression de la guerre, ne peut être établie qu’en plaçant le monde entier soue le règne de la loi, grâce à la création d’un État mondial, et que, tant que nous n’aurons pas réussi à créer une communauté fédérale de nations, qui n’aura pas besoin, au début, d’embrasser la terre entière, nous n’aurons pas jeté les bases de l’action pour mettre fin à l’institution de la guerre su la terre. Je m’efforcerai en concluant de montrer que les événements nous contraignent à agir beaucoup plus rapidement que bien des gens ne s’en rendent compte et je formulerai quelques observations sur la nature d’une réelle fédération et sur le moyens qui permettront de la créer.
 
IV
Si l’on demandait à un citoyen intelligent de désigner la causes principale de la guerre, il retiendrait probablement quelques-unes des causes suivantes : traités injustes, querelles raciales, religieuses ou culturelles, persécutions des minorités, besoin de matières premières ou de marchés, ambitions impérialistes, considérations stratégiques ou trafic d’armes et il pourrit conclure sur l’un de ces deux mots significatifs : capitalisme ou nationalisme. Je me permets de penser qu’aucun de ces faits n’est la cause de fondamentale de la guerre.
La plupart de ces prétendues causes da la guerre : griefs des minorités, influence des compétitions économiques, rivalité de classes, querelles de race, de religion, de culture, de langue, existent à l’intérieur des États. Elles entraînent des controverses et des conflits politiques. Masi elles n’entraînent pas la guerre. Elles n’entraînent pas la guerre pour deux raisons. D’abord parce qu’à l’intérieur de l’État, le gouvernement a le pouvoir et le devoir de formuler et d’applique des solutions pour ce qu’il considère être le plus grand intérêt de la collectivité dans son ensemble. Ensuite parce qu’aucune considération stratégique n’entre en jeu. La cause fondamentale de la guerre consiste en ce qu’il n’y pas d’autorité pour examiner les problèmes internationaux du point de vue de la communauté mondiale dans son ensemble et en ce que, dans les négociations internationales, les considérations de raison, de justice, de bonne volonté sont constamment et inévitablement chassées par des considérations de sécurité, par la nécessité suprême et primordiale qui force les nations, dans un monde anarchique, à tenir compte dans leur jugement de ce qui leur arriverait dans l’hypothèses o§ la guerre éclaterait.
Que l’on me permette d’appliquer ce raisonnement à l’explication passe-partout de la guerre : la capitalisme et le nationalisme.
 
V
Quand ces gens — autres que les socialistes informés — disent que le capitalisme est une cause de guerre, ils veulent dire que dans leur esprit la crise, la misère et le chômage actuels, qui certainement contribuent puissamment à nous conduire à la révolution, à la dictature, à la tension internationale et par conséquent à la guerre, sont dus à l’incapacité du système capitaliste de fonctionner sur le plan économique. Les socialistes, de leur côté, considèrent la propriété privée des moyens de production comme la racine de tout le mal et la guerre comme l’inévitable résultat du système capitaliste.
J’ose m’en tenir à la vue exactement opposée. Quels que puissent être les mérites ou les démérites du capitalisme, c’est l’anarchie internationale qui détraque le capitalisme et ce n’est pas le capitalisme, en tant que système, qui entraîne soit le nationalisme économique, soit la guerre.
La cause principale du chômage dans le monde d’aujourd’hui est que la division internationale du travail, l’ajustement sur le plan mondial de l’offre et de la demande qui, dans un système de libre entreprise, est réalisé par l’effet des prix sur les marchés, ont été interrompus par l’action des États souverains quand ils ont fait la guerre — acte politique —, quand ils ont élevé des droits de douane et d’autres barrières au nom de l’indépendance économique et quand ils ont refusé de procéder volontairement aux aménagements des dettes internationales que le nationalisme économique provoque. A considérer le monde dans son ensemble, on s’aperçoit que le nationalisme économique, expression caractéristique de la souveraineté de l’État, a graduellement changé les feux de signalisation en barrières de péage, avec cet inévitable résultat que les gens sont forcés de produire dans leur pays des marchandises dont il y a surabondance dans le monde pris dans son ensemble, de sorte que certains producteurs sont forcés de les vendre sur le marché mondial à des prix inférieurs au coût de production, ou de les brûler, ou de les jeter à la mer. Ce nationalisme économique, produit de la souveraineté de l’État, a rendu impossible ce mouvement constant des capitaux et de la main-d’œuvre vers les lieux et les branches d’industrie où ils fournissent des marchandises et des services qui peuvent être échangés dans leur totalité les uns avec les autres, mouvement qui est nécessaire au plein emploi et à l’élévation constante du niveau de vie. C’est l’anarchie entre États qui est, dans le monde moderne, la cause fondamentale de la misère et du chômage, de l’effondrement partiel du capitalisme et de la guerre.
Dire que le capitalisme est cause de guerre me semble être une complète erreur. Le capitalisme en soi est une force internationale. Les hommes d’affaires ont en affaires peu de préjugés raciaux ou nationaux. Ils se livrent à des opérations de commerce, de construction ou de banque partout où ils peuvent le faire avec profit. Il est parfaitement exact que les capitalistes aussi bien que les syndicats sont largement responsables de la montée permanente des droits de douane et s’efforcent de s’assurer le concours des ministères des Affaires Etrangères dans la recherche des débouchés extérieurs ou pour la défense de leurs intérêts à l’étranger ou de leur niveau de vie chez eux — autant de facteurs qui ajoutent à la tension internationale. Il est parfaitement exact que certains fabricants d’armements et certains journaux ont fomenté la suspicion internationale de façon à obtenir des commandes profitables ou à accroître leur propre tirage. Mais ces faits sont la conséquence et non la cause de la division du monde en soixante États souverains. Le partage du monde entre souverainetés d’État a précédé de longue date le capitalisme moderne. Le capitalisme n’entraîne pas la guerre à l’intérieur de l’État. Il n’entraînerait pas davantage la guerre dans une fédération de nations. C’est la division de l’humanité entre des États souverains qui perturbe le fonctionnement pacifique du capitalisme en tant que force internationale et qui cause la guerre, ce n’est pas le capitalisme qui est la cause de la division anarchique du marché entre des États souverains.
Le socialisme peut-il remédier à ces maux ? Dans le cas seulement où il créera une communauté fédérale des nations. A mon point de vue, il n’y a que deux systèmes fondamentaux qui permettent de diriger la vie économique du monde. L’un est le communisme — système dans lequel la production, la distribution et les échanges sont conçus et menés à bien comme un tout par un état-major économique qui décide de toutes choses comme dans une armée et dans lequel l’initiative individuelle et la propriété privée sont nécessairement supprimées en totalité parce qu’en les autorisant on disloquerait le plan. L’autre est le système avec lequel nous sommes familiarisés jusqu’à maintenant et selon lequel le droit d’initiative en matière économique et par conséquent le droit à la propriété privée sont accessibles aux particuliers et où la production, la distribution et les échanges sont en définitive gouvernés par le libre choix du consommateur qui se traduit par les prix sur les marchés, système subordonné cependant à la réglementation sociale croissante de l’État et au domaine considérable de l’activité et de la planification exercées sous forme de monopole par l’autorité publique.
Ce n’est pas mon propos d’examiner aujourd’hui les mérites de ces deux systèmes. Je veux simplement souligner que l’anarchie internationale inhérente à la souveraineté des États rend impossible le fonctionnement de chacun d’eux. La catastrophe que le nationalisme économique a fait subir au prétendu système capitaliste est devenue maintenant un lieu commun. Tout le monde l’admet. Mais le problème ne serait pas résolu si les soixante États devenaient tous des États socialistes. Soixante États socialistes ne peuvent pas plus se suffire à eux-mêmes que soixante États capitalistes. Seuls la Russie et les États-Unis, au prix d’efforts prodigieux, pourraient se rendre indépendants dans le cadre de l’un ou de l’autre système. Il ne sera donc pas plus facile à soixante États socialistes souverains de s’entendre sur ce que chacun devra produire pour les autres et en recevoir, avec les immenses conséquences que cela implique sur le niveau de vie et sur la répartition du travail et de l’emploi à l’intérieur de chacun d’eux, qu’il ne l’est pour soixante États capitalistes de conclure des accords de troc ou des accords douaniers avantageux pour les deux parties. Leurs relations pourraient même devenir plus violentes parce que chaque décision économique serait une décision d’État susceptible d’entraîner la ruine ou la famine dans les autres États. La racine de nos difficultés économiques comme de nos difficultés politiques est la division du monde entre des États souverains. Ni le capitalisme, ni le socialisme ne peuvent fonctionner tant que cette anarchie n’est pas surmontée.
 
VI
J’en viens maintenant au nationalisme. Qu’est-ce que le nationalisme ? Tient-il à la race, à la langue, à la culture, à la religion, à la civilisation ? Ou est-il fondamentalement le résultat de la possession du titre d’État souverain ? Je n’ai pas le moindre doute que, dans son aspect malfaisant — car le nationalisme dans des limites convenables est une force noble et créatrice — c’est le produit de la souveraineté de l’État.
Les différences de race, de langue, de culture, de religion ou de civilisation ne sont pas, en elles-mêmes, les fondements nécessaires de l’État, quoique, dans le monde moderne, elles aient tendu à le devenir. Il y a eu beaucoup d’États dont les habitants étaient divisés sous ce rapport et qui ont maintenu longtemps leur unité et la paix. L’Empire russe en était un. L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques en est un autre. L’Empire britannique en a été un troisième. Les États-Unis en ont été un quatrième. Des différences de cette sorte existent. Elles continueront à exister pendant très longtemps. Il ne sera jamais souhaitable que l’humanité forme une seule nationalité uniforme. La variété des originalités collectives aussi bien qu’individuelles est l’assaisonnement d’une société intéressante. De l’aveu général, ces différences rendent l’union ou la fédération des États extrêmement difficile. Elles sont peut-être le principal obstacle sur la voie qui y mène. Mais elles ne sont pas en elles-mêmes incompatibles avec l’unité, pas plus qu’elles ne sont la cause de la guerre. Elles existent et conduisent aux controverses et quelquefois aux conflits politiques à l’intérieur de l’État. Elles existent, en fait, à un plus ou moins grand degré dans chaque État. Et cependant, elles ne sont pas une cause de guerre à l’intérieur de l’État. Pourquoi ? Parce que c’est le rôle de l’État de procéder aux changements dans l’intérêt de l’harmonie de l’ensemble et chaque particulier doit loyalisme et obéissance à l’ensemble avant de les devoir à la fraction à laquelle il appartient lui-même.
Ce qui fait que ces différences semblent être la cause de la guerre, c’est le fait qu’elles coïncident si souvent avec les divisions entre souverainetés d’État. Alors elles enflamment démesurément chaque controverse entre États du fait de la peur, de la haine et de la méfiance. Mais le nationalisme, au fond, ne se confond ni avec la race, ni avec la langue, ni avec la culture, bien que ces facteurs soient certes importants ; il est le sentiment d’une citoyenneté commune, d’un loyalisme collectif à l’égard de l’État, étayé par tous les moyens possibles par la loi, par la toute puissance des pouvoirs législatif et exécutif, par les antagonismes diplomatiques avec les autres États, par le devoir de chaque citoyen de sacrifier sa vie pour la défense de l’État si celui-ci est attaqué ou si ses droits sont contestés. Tout dans l’État souverain est centré sur l’État lui-même.
D’où il suit que c’est la coexistence anarchique des États souverains, et non la race, la langue ou la culture, qui est la source vive du nationalisme, le facteur qui accentue la séparation entre chaque citoyen et ses semblables à l’étranger, qui l’encourage à considérer les problèmes internationaux de son strict point de vue national, à envisager avec crainte et méfiance tout acte d’un autre État qui peut affecter la sécurité ou la prospérité de son propre État, à confondre l’égoïsme national et la vanité nationale avec la grande vertu du patriotisme. Voilà, pour ce qui est de la guerre, le fin mot de l’affaire.
On peut soutenir que le progrès de la démocratie a été un facteur de l’intensification des divisions entre les États. Cela est vrai dans la mesure où le jeu des élections tend à exciter les appels à la race, à la langue, à la religion et à d’autres éléments du nationalisme avec pour objectif de gagner des voix. Ainsi, c’est l’expansion de la démocratie qui a accentué le nationalisme des Dominions et qui, rompant l’ancienne unité de l’Empire britannique, a conduit à l’association sous la même couronne de six États souverains de fait. L’exigence de l’autodétermination nationale qui a balkanisé l’Europe a été dans une certaine mesure un sous-produit du mouvement démocratique. C’est le droit de suffrage, avec cette conséquence que ceux qui sauront obtenir une majorité disposeront du pouvoir politique, qui a exacerbé dans l’Inde la division des communautés et qui, si l’exemple de l’Europe l’emporte, tendra à briser l’unité de l’Inde au profit d’États fondés sur la race et la religion lorsque se retirera le pouvoir unificateur de la Grande-Bretagne. Il est indubitablement exact que les négociateurs de la paix de 1919 avaient une tâche infiniment plus difficile que les diplomates de 1815 parce qu’ils étaient sous la dépendance de majorités dans des démocraties qui avaient été enflammées par quatre années de propagande de guerre unilatérale.
Mais bien que jusqu’à présent la démocratie ait exacerbé le nationalisme populaire, je crois que la démocratie n’est pas plus que le capitalisme une cause de guerre ou un obstacle permanent à l’instauration d’un État mondial. La démocratie démembre les empires, mais si l’autonomie lui est accordée, elle n’a pas besoin d’aller jusqu’aux souverainetés séparées. Ainsi le fédéralisme, en Inde comme partout, est le remède contre la force centrifuge du particularisme. Toutes les grandes fédérations, en fait, ont été démocratiques. Effectivement les démocraties, par tempérament, sont moins belliqueuses et moins expansionnistes que les dictatures car elles respectent le droit des autres de se gouverner eux-mêmes. Elles acceptent plus volontiers, me semble-t-il, l’idéal représenté par la Société des Nations, le concept de la fraternité et de l’égalité des nations, les postulats fondamentaux sur lesquels doit reposer une communauté mondiale organisée. Dans le cas de la démocratie, comme dans le cas du capitalisme et du nationalisme, c’est l’existence de l’État souverain qui est la force vive qui conduit à la guerre. Si l’État indépendant n’existait pas, la démocratie ne le créerait pas. Elle demanderait seulement l’autonomie provinciale à l’intérieur d’une fédération de nations. […]
 
VIII
Considérons maintenant ce qui est arrivé depuis 1918. Pendant la guerre, des groupes de penseurs des nations alliées, notamment en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, recherchant d’abord l’explication et ensuite le remède de la catastrophe qui s’était abattue sur la civilisation, avaient été amenés à conclure que la cause principale en était l’anarchie internationale. Ils se rendirent compte que la guerre était inhérente à un monde sans gouvernement — comme c’était le cas avant 1914 — qu’elle y resterait chronique, notamment en raison du fait que le progrès scientifique réduisait d’heure en heure le temps et l’espace, et que le seul remède était de mettre fin à l’anarchie en créant un ordre mondial fondé sur le règne de la loi.
Le résultat de ces délibérations, adapté par les hommes d’État et les hommes politiques assemblés à Paris de manière à répondre aux exigences pratiques de l’époque, fut le Pacte de la Société des Nations. Le Pacte créait une Assemblée qui devait comprendre des représentants de tous les États du monde et qui devait se réunir une fois par an à Genève pour examiner les problèmes internationaux du moment et il donnait à cette Assemblée des organes exécutifs avec un Conseil se réunissant au moins quatre fois par an et un Secrétariat permanent. La principale fonction de ces organismes était de prendre connaissance des conflits qui pouvaient déclencher une guerre et de favoriser leur règlement par des moyens pacifiques. Tous les membres s’engageaient à soumettre leurs conflits à la Cour Internationale, à l’arbitrage ou à l’enquête suivie d’un rapport du Conseil ou de l’Assemblée de la Société des Nations, lequel rapport devait être rendu dans les six mois, et à s’abstenir de recourir à la guerre avant que trois mois se soient écoulés après la proclamation du jugement, de l’arbitrage ou du rapport. Le Pacte disposait en outre que l’Assemblée aurait le droit — en vertu de l’article XIX — de conseiller la révision des traités qui seraient devenus inapplicables et des clauses internationales dont le maintien pourrait mettre la paix en danger, et que les membres avaient l’obligation — en vertu de l’article XVI — d’entreprendre une action commune — sous le nom de sanctions — contre tout État, membre ou non de la Société, qui entrerait en guerre sans avoir d’abord recours à la procédure pacifique prévue par le Pacte. Une des tâches essentielles de la Société, et dont la réalisation était reconnue nécessaire pour son propre succès, était de réaliser une convention de désarmement général.
Il importe de remarquer que le Pacte interdisait le recours à la guerre, non d’une manière totale mais seulement avant que la procédure pacifique fixée par le Pacte ait joué. La renonciation totale à la guerre comme instrument de politique, souvent attribuée par erreur au Pacte de la Société des Nations n’apparut qu’avec le Pacte Briand-Kellogg de 1928.
Ce noble idéal a-t-il réussi à réaliser les espoirs de ses auteurs ? La Société, pour la première fois, a permis à des millions de gens de se rendre compte qu’il est possible de supprimer la guerre et de lui substituer la justice comme principe susceptible de gouverner les affaires mondiales. Elle a fait un travail admirable en réglant les conflits d’importance secondaire et en réalisant des réformes en dehors du domaine politique. Elle a donné aux petites nations une place dans les conseils de l’humanité. Elle a été le point de mire de l’opinion internationale. Et, ce qui est peut-être beaucoup plus important, son existence et ses activités ont rompu le vieux charme du nationalisme fermé sur lui-même et ont commencé à faire penser en termes collectifs, et non plus seulement en termes nationaux, des multitudes de gens à travers le monde. Sa création marqua indiscutablement un tournant de l’histoire mondiale. Mais point n’est besoin de discussion pour montrer que sur les questions fondamentales elle a jusqu’à maintenant échoué. Elle n’a pas été capable d’obtenir l’adhésion de toutes les nations. Elle n’a pas été capable de faire fléchir le nationalisme économique, ni d’abaisser les droits de douane, ni d’atténuer les restrictions qui ont provoqué le chômage partout et détruit la démocratie dans beaucoup de pays. Elle n’a pas été capable d’obtenir le désarmement général.
Elle n’a pas été capable de réviser les traités de paix sauf en ce qui concernait les clauses éphémères et mineures. Elle n’a pas été capable de mobiliser le genre d’énergie qui lui aurait permis de contraindre l’une des plus grandes puissances à se conformer à l’opinion publique ainsi formée. Aujourd’hui, les attitudes en politique internationale sont de moins en moins discutées en fonction de leur mérite, en termes de bien ou de mal, de justice ou d’injustice, mais de plus en plus en termes de puissance, de prestige et de sécurité dans l’éventualité d’une guerre. Quelle en est la raison ? Qu’est-ce donc qui a ainsi détruit inexorablement la portée réelle de la Société des Nations et qui est en train de ramener le monde impitoyablement aux armements, aux droits de douane, toujours plus élevés, à la misère et au chômage, à la diplomatie de la force et à la guerre ?
La réponse est parfaitement claire. Ce n’est pas la malfaisance de quelque nation que ce soit. Ce n’est pas une mauvaise volonté internationale générale. Ces facteurs existent. Mais ce qui les envenime tous les deux et est plus important que tout le reste, c’est que le Pacte de la Société des Nations, comme le Pacte Briand-Kellogg, repose sur le principe de la souveraineté complète des États-membres et signataires. La reconnaissance de la souveraineté des États est le vice capital du Pacte. Car, en fait, l’acceptation de la souveraineté des États perpétue l’anarchie et, par conséquent, en dépit de nos espoirs et de nos déclarations, contribue puissamment à annuler l’effet des autres dispositions du Pacte et à donner libre cours aux maux auxquels aboutit inévitablement l’anarchie. La souveraineté des États nationaux a été la principale cause de l’échec de la Société des Nations et du mouvement d’après-guerre en faveur de la paix, tout comme elle fut la cause ultime de la Grande Guerre et comme elle sera le moteur qui déclenchera la prochaine guerre à moins que nous ne puissions la limiter à temps.
Vous pouvez répondre, non sans justesse, que rien d’autre n’était possible, que l’idée que les nations étaient en 1918 ou sont maintenant disposées à tempérer leur indépendance souveraine est absurde et qu’il faut vivre dans le monde comme il est. Je ne conteste pas cela le moins du monde. J’étais à la conférence de la Paix et je sais que rien d’autre n’était possible. Mais cela ne diminue en rien la vérité de ce dont j’essaie de vous convaincre aujourd’hui — que la Société des Nations ne peut pas nous protéger de la guerre et que nous n’échapperons pas à la guerre aussi longtemps que nous bâtirons sur la souveraineté de l’État national.
Jusqu’à ce que le mouvement pour la paix admette ce fait qui commande tous les autres et fonde sur lui sa politique à longue échéance, il continuera à figurer dans les rangs des disciples de Sisyphe. Chaque fois qu’il aura réussi, après y avoir consacré d’immenses efforts, à pousser le rocher de la souveraineté nationale près du sommet de la colline de la coopération internationale, il verra ce rocher lui glisser des mains, lui échapper et dégringoler en écrasant ses chefs et ceux qui les suivent.
 
IX
Qu’on me permette d’abord d’essayer de justifier ces vues par des arguments d’ordre théorique. Il y a quatre raisons principales pour que la Société des Nations, comme tout autre système fondé sur la coopération contractuelle d’États souverains, soit vouée tôt ou tard à l’échec et ramène à l’anarchie et à la guerre, comme cela a été le cas de tout système semblable, depuis la Confédération de Delos, en passant par la Confédération Américaine de 1781 à 1789, jusqu’à la Société des Nations aujourd’hui et comme ce sera peut-être le cas de la Communauté Britannique des Nations demain.
La première est que chaque membre de la Société ou de la Confédération tend inévitablement à considérer chaque problème de son point de vue propre et non du point de vue de l’ensemble. Il n’y a pas d’organe dont le rôle soit de prendre en considération les intérêts de l’ensemble. Chaque représentant au Conseil ou à l’Assemblée est, en dernier ressort, délégué par son État, placé sous son autorité et responsable devant lui. Chaque problème important, par conséquent, tend à être considéré comme un conflit de points de vue nationaux. Le Conseil et l’Assemblée sont, par essence, des conférences diplomatiques. Ainsi la Société des Nations n’a presque rien fait pour créer un patriotisme européen ou mondial. Le patriotisme national est, en définitive, plus fort aujourd’hui qu’il ne l’était en 1920.
La seconde raison de l’échec est que le Conseil, pas plus que l’Assemblée ne dispose d’aucun pouvoir véritable. De par la nature même de sa constitution il ne possède pas de ressources propres et il ne peut forcer à l’obéissance un seul citoyen. Pour ses ressources et ses armées, il dépend des contributions et des contingents des États souverains. S’ils lui sont refusés, il est impuissant. S’il y a un conflit d’opinion entre la Société des Nations et n’importe quel membre ou État, le citoyen individuel doit son allégeance à l’État et non pas à la Société des Nations. Toutes les expériences montrent que dans les Ligues et les Confédérations, les membres souverains invariablement n’arrivent pas à agir de concert. Ils n’y arrivent pas, soit en raison des difficultés particulières qui leur sont propres, soit parce qu’ils sont hostiles à la politique entreprise, soit parce qu’aucun de leurs intérêts nationaux particuliers n’y est impliqué. Dès qu’un membre important se dérobe, les autres commencent à se dérober aussi. Aucune ligue d’États souverains ne peut procéder par décisions prises à la majorité. Il est généralement impossible de parvenir à un accord dans les situations critiques et l’on ne peut prendre de mesure décisive par crainte de provoquer une sécession. La Société des Nations, par conséquent, est incapable à la fois de prendre une décision et de faire face à ses responsabilités. Ses réunions peuvent avoir une autorité morale. Elle peut refléter l’opinion mondiale. Mais elle n’a aucun des attributs du pouvoir, qu’il s’agisse de ceux d’un gouvernement, d’une assemblée législative ou d’un tribunal.
La troisième raison est que le Conseil, pas plus que l’Assemblée ne peut ni réviser aucun traité, ni modifier aucun tarif douanier, ni aucune mesure commerciale discriminatoire, ni remodeler en aucune façon la structure politique de l’Europe ou du monde, sauf si l’État ou les États directement concernés sont d’accord de leur propre gré. Dans les affaires importantes, il n’est jamais capable d’obtenir cet accord. Et il est incapable de l’obtenir non seulement parce que les États souverains ont de la difficulté à ne pas se conduire de manière égoïste mais aussi parce que, dans un monde organisé selon le principe de la souveraineté nationale, leur politique est invariablement subordonnée au besoin de sécurité. Les considérations morales sont éclipsées par les considérations stratégiques. C’est pourquoi le désarmement est impossible dans le cadre d’une Ligue. Il est possible de réaliser le désarmement pour un certain temps dans une région si tous les États sont satisfaits du statu quo politique, c’est impossible là où certaines nations sont mécontentes et il n’y a aucune chance de remédier à la situation par des moyens pacifiques.
La quatrième et dernière raison pour laquelle un tel système ne peut supprimer la guerre est que la seule arme dont il peut user, soit pour introduire un changement, soit pour empêcher telles nations de tenter de le faire par une agression, est la guerre ou la menace de guerre. Quand la Société des Nations peut mobiliser à son profit des forces économiques et militaires dont la prépondérance est écrasante, des sanctions peuvent être efficaces sans qu’il soit besoin de recourir à la guerre. Quand cette prépondérance n’est pas écrasante, on risque simplement, en faisant appel aux sanctions, de transformer un conflit local en une guerre mondiale. Ainsi M. Baldwin, s’adressant à la Chambre des Communes en juillet 1934, déclarait : « Il n’existe pas de sanction efficace qui ne comporte de risque de guerre ; en d’autres termes, si vous êtes sur le point d’adopter une sanction vous devez vous préparer à faire la guerre ». User de sanctions consiste à tenter de contraindre un État souverain contre sa volonté, et cela signifie la guerre si la puissance ou les puissances en question résistent. En d’autres termes, le moyen d’action de la Société des Nations est, en dernière analyse, la guerre. Ce n’est pas une organisation de paix. C’est seulement une organisation visant à faire de la guerre l’instrument d’une politique collective au lieu d’une politique nationale.
C’est ce fatal point faible qui força, en 1786, la Convention de Philadelphie à décider que la seule solution au problème auquel avaient à faire face les treize colonies américaines révoltées et désormais indépendantes était de former une fédération. Elle vit non seulement que le Gouvernement Fédéral ne pouvait pas réussir s’il avait à compter sur le soutien volontaire des États mais aussi que, même s’il était autorisé à leur donner des ordres, la seule manière par laquelle il pouvait les contraindre à obéir était la guerre. L’essence de l’organisation fédérale, la seule véritable organisation de paix, est le partage de l’autorité gouvernementale entre deux organes responsables chacun à l’égard du peuple de l’exercice du pouvoir dans sa propre sphère et dont aucun n’a de pouvoir sur l’autre ou n’est responsable devant lui.
Il en est exactement de même à l’échelle plus grande du monde. Vous ne pouvez pas édifier une organisation de paix sur la base de la soumission par la contrainte de certains gouvernements à d’autres gouvernements, parce que ce serait bâtir une organisation de paix sur la base de la guerre. La seule base d’une organisation de paix est la mise en commun de la souveraineté pour la réalisation d’entreprises supranationales, c’est-à-dire la création d’une nationalité commune qui coiffe les diverses nationalités locales mais qui en soit entièrement distincte. Pour mettre fin à la guerre, le principe de l’État — instrument de la paix — doit être appliqué à l’échelle mondiale. Nous devons faire naître une union constitutionnelle d’États nationaux pourvue d’un gouvernement en mesure de considérer les problèmes mondiaux en vue de la prospérité de l’ensemble, habilitée à légiférer dans les matières d’intérêt commun et à disposer du pouvoir irrésistible de l’État pour assurer, dans le domaine supranational qui est le sien, le respect de la loi, non par les gouvernements mais par les particuliers, et autorisée à exiger le loyalisme et l’obéissance de chaque individu dans ce domaine.
Un pacifiste peut mettre sa vie en jeu pour affirmer son refus de tuer ses frères. Il aura fait peu de chose pour supprimer la guerre. Un partisan enthousiaste de la Société des Nations peut au nom de la sécurité collective s’engager à prendre des sanctions et à partir en guerre contre n’importe quel agresseur. Il aura fait peu de chose pour supprimer la guerre. Un isolationniste peut espérer échapper à la guerre. Il n’y arrivera pas car toute guerre aujourd’hui tend à devenir une guerre mondiale, à mettre ainsi en péril la sécurité de son propre État et à le forcer à prendre parti. Il n’y a pas d’autre façon de supprimer la guerre et de faire régner la paix et la liberté sur la terre que de créer une véritable Fédération (et non pas une Société) des Nations. C’est la vérité fondamentale que je désire faire entendre aussi bien aux pacifistes qu’aux réalistes. Alors seulement nous commencerons à avancer, si peu que ce soit, vers notre véritable objectif.


[1] Lord Lothian, Pacifism is not enough nor Patriotism either, Oxford University Press, Londres, 1935, (trad. Fr. en Mario Albertini, Qu’est-ce que le Fédéralisme ?, SEDEI, Paris, 1963, p. 123 à 127).

 

 

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