LE FEDERALISTE

revue de politique

 

X année, 1968, Numéro unique, Page 40

 

 

LA CROISEE DES CHEMINS :
NATIONS ET EUROPE
 
 
La fin de la période transitoire du Marché commun est un fait historique complexe ; ce n’est pas seulement un fait économique. C’est pourquoi il ne faut pas en chercher la signification dans les seuls résultats économiques, considérés en eux-mêmes, mais aussi, et surtout, dans le caractère de la situation politique qui les a rendus possibles. Mais cette signification n’a pas encore été pleinement comprise par la classe politique de nos pays et c’est pour cette raison qu’elle n’est pas encore devenue le point d’application d’une volonté politique égale aux possibilités qu’elle a créées. C’est pourquoi elle offre un tableau d’ombres et de lumières et une grande incertitude quant à ses conséquences prochaines et lointaines.
C’est dans le Marché commun que l’aspect fondamental de la politique d’après-guerre en Europe occidentale, la prédominance de l’unité européenne sur toute autre orientation de politique générale, a pris la forme la plus avancée et la plus profonde. Ce fait, qui a été l’expression de la volonté de reprise de l’Europe, a été décisif non seulement pour l’évolution des Six, mais aussi pour celle de l’espace atlantique tout entier. Il pourrait, d’autre part, être décisif même pour l’avenir, parce qu’il constitue la base indispensable pour développer une politique qui se propose, pour fin dernière, d’unifier toute l’Europe, de la délivrer définitivement et de contribuer à la formation d’un équilibre international plus ouvert aux grandes transformations sociales partout en cours.
Si nous considérons le passé qui est désormais derrière nous, nous devons attribuer sans autre forme de procès au développement de l’unité européenne les aspects positifs de l’après-guerre. Pour les apprécier à leur juste valeur, il suffit de les confronter aux aspects négatifs et lourds de conséquences tragiques de l’entre-deux-guerres. Nous avons eu la collaboration entre Etats au lieu de l’affrontement des puissances et des passions nationalistes, l’installation d’une économie en expansion dans sa dimension continentale au lieu du protectionnisme, de l’autarchie et de l’appauvrissement. Ce sont ces barrières qui ont empêché ce qu’il y a encore d’irresponsable parmi nos forces politiques de reproduire des situations désastreuses. Mais il ne faut pas oublier que tout est encore en jeu. Cette prédominance de l’unité européenne a été, sauf exceptions louables, le fruit de la force des choses plus que de la volonté des hommes, et c’est pourquoi elle ne s’est pas encore traduite par un ordre durable.
Encore aujourd’hui, malgré l’évidence des faits qui montrent la société européenne en pleine formation, l’unité européenne est confiée à la force des choses plus qu’à la volonté des partis démocratiques. Tout en admettant la finalité européenne, ces partis concentrent en effet leurs efforts sur d’autres buts. Ils cherchent encore, et de plus en plus vainement, à mobiliser la volonté des citoyens sur les objectifs, anachroniques et irréalisables, du renouvellement de l’Etat national, de la politique nationale et de la société nationale, sans se rendre compte de la contradiction entre la construction de l’Europe et la restauration des Etats nationaux, sans comprendre l’alternative historique : Fédération européenne ou crise irréversible des Etats nationaux.
Voilà qui est inquiétant parce que la force des choses ne suffit plus pour assurer la prédominance de l’unité européenne sur les autres orientations de politique générale et, avec cette prédominance, un minimum d’ordre évolutif. Il est vrai que l’unité européenne semble revêtir le caractère d’une nécessité historique. Mais cette hypothèse n’exclue pas du tout la possibilité d’éclipses périodiques dans la marche dialectique vers l’unité. En fait, le nationalisme a déjà relevé la tête en Europe. En repoussant le « budget fédéral » de la Commission de la C.E.E. et l’élection populaire du Parlement européen, il a déjà bloqué les développements fédéralistes de la Communauté. S’il n’est pas battu, en temps utile, il empêchera la transformation de l’union douanière en une union économique accomplie et son élargissement aux autres pays au fur et à mesure qu’ils seront prêts à en faire partie. Et ce qui est plus grave encore, il rendra impossible la solution du problème qui nous a déjà mis en présence des premiers signes de la possibilité d’une nouvelle crise ruineuse du pouvoir politique en Europe : la crise de la participation politique et surtout de son aspect le plus important, même s’il est moins en vue.
Après les coups de boutoir du mouvement des étudiants, tout le monde admet l’existence de cette crise. Mais combien comprennent que pour la résoudre, il faut, en premier lieu, faire participer les citoyens à la construction de l’Europe ? On admet, au moins à contrecœur, que pour rétablir la participation des citoyens à la vie politique et sociale il faut mettre entre leurs mains, au fur et à mesure qu’ils s’en montrent capables, leur vie de travail, d’études et de communauté. Mais personne ne se rende compte qu’il s’agit aussi, et surtout, de remettre entre leurs mains leur destin historique.
Voilà le nœud de la question. C’est un fait : la frontière décisive entre la compression et la libération des énergies positives passe par ce point ; c’est un fait que ce point est à la croisée des chemins entre les nations et l’Europe. En Europe, le destin des hommes dépend de la possibilité d’orienter l’économie européenne vers des fins sociales et humaines, de contribuer à une détente qui ne s’évanouisse pas dans l’impérialisme, d’agir vraiment pour diminuer l’écart croissant entre pays riches et pays pauvres. Mais la citoyenneté et le vote dans le cadre des Etats nationaux ne sont pas des moyens adaptés à ces fins. Ce sont, au contraire, des cloisons étanches qui empêchent le peuple de participer activement, à la première personne, aux événements cruciaux de notre temps. Seuls la citoyenneté et le vote dans le cadre d’un Etat fédéral européen permettraient aux Européens de ne pas subir passivement les choix dont dépend leur destin. Les Etats nationaux, dépassés par la dimension de la vie économique, sociale et culturelle, écrasés par les puissances continentales, ont réduit injustement les Européens au rang d’hommes inférieurs aux Russes et aux Américains. Aussi faut-il aller au-delà des Etats nationaux : il faut construire, sur la base économique qui s’est déjà formée dans la partie occidentale, le premier noyau des Etats-Unis d’Europe.
L’obstacle à surmonter ne réside plus dans la situation objective mais dans la conscience des hommes. L’existence d’une base économique, c’est-à-dire sociale, européenne, démontre sans l’ombre d’un doute qu’il n’est pas vrai, comme on croit même dans les milieux européistes, qu’un pouvoir étatique européen est un objectif politique encore lointain, encore hors de la portée réelle de la volonté humaine, parce qu’encore étranger aux intérêts et aux luttes du peuple. La vérité est qu’on le juge lointain seulement parce qu’on ne se bat pas pour l’atteindre, parce qu’on le place en dehors de l’orientation de l’action et donc, ipso facto, en dehors du cadre de la connaissance. La vérité est que l’Etat européen, comme objectif politique, a un caractère réaliste parce qu’on peut agir pour le construire. C’est un fait qu’il est possible d’associer les citoyens et les bases des partis à la construction de l’Europe en réclamant fermement, suivant la lettre du traité, l’élection populaire du Parlement européen et en mettant en mouvement partout cette revendication par l’élection directe des délégués des pays où aucun obstacle sérieux n’empêche cette élection, pour renverser les obstacles existant ailleurs.
Si l’on ne se place pas dans la perspective de la lutte pour le pouvoir étatique européen, on ne parvient pas à comprendre la nature et la portée de cette action. Au contraire, si l’on se place dans cette perspective, on n’a pas de peine à voir que mettre en mouvement sur le plan électoral, par des élections européennes, les membres d’une communauté qui n’est pas encore un Etat, signifie justement faire le premier pas — et en même temps le pas le plus important, le pas décisif — pour le construire. Du reste, il suffit de se rendre compte de la signification historique qu’aurait ce vote dans la conscience des hommes. Par ce vote, ils acquerraient la dignité de citoyens européens. Cela signifie qu’ils donneraient naissance, sur le plan de la conscience politique, même si ce n’est pas encore sur celui de la formation juridique accomplie, au peuple européen : un peuple fédéral, un peuple de nations, le peuple qui peut exprimer les possibilités sociales et politiques du stade actuel de développement de nos pays. La lutte politique retrouverait un grand point de repère, capable de guider notre classe politique paresseuse et notre intelligentsia désorientée. Des échos infinis s’élèveraient dans toute l’Europe et dans le monde entier, las de l’hégémonie soviéto-américaine.
Il est difficile de penser que ce peuple, s’il est mis en mouvement par les élections européennes et constitué en conscience, puisse s’arrêter avant d’avoir conquis son moyen d’expression démocratique : l’Etat fédéral européen. C’est-à-dire, avant d’avoir achevé sur son vrai terrain, qui est celui de la Constituante, le processus de formation de l’Europe politique, que les partis se proposent vainement de construire sans l’intervention directe des citoyens, hors de la démocratie. De toute façon, l’histoire a jeté ce défi aux Européens. Il s’agit pour eux de le relever ou d’être défaits sans même avoir eu le courage de se battre.
 
Mario Albertini
(juillet 1968)

 

 

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