LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VIII année, 1966, Numéro 1, Page 16

 

 

LA VOIE COMMUNISTE AU NATIONALISME
DANS UN DISCOURS DE NICOLAS CEAUSESCU
 
 
L’internationalisme socialiste, la vieille réthorique qui le soutient et, avec elle, les valeurs authentiques qui l’inspiraient, continuent à faire naufrage au moins à partir du moment où le premier parti socialiste a acquis un certain pouvoir à l’intérieur d’un certain Etat. Après la première défaite colossale de l’internationalisme socialiste en Allemagne à l’époque de la première Guerre mondiale, d’autres ont suivi. Avec la formation des blocs jusqu’au moment où la prépondérance incontestée de l’Union Soviétique dans le camp communiste fut entamée par la naissance de la Chine comme grande puissance, l’internationalisme socialiste fut, en employant le langage marxiste, l’idéologie qui recouvrait l’impérialisme soviétique, qui donnait un vernis de légitimité au système des Etats satellites et à la théorie de l’Etat guide. L’apparition de la Chine, en enlevant à l’Union Soviétique le monopole du leadership dans le camp communiste, a libéré à l’intérieur du système les tendances centrifuges du nationalisme des divers Etats socialistes, a créé un espace où peuvent à nouveau se développer des formes d’indépendance relative et de souveraineté relative, et donc des sentiments et des attitudes nationales. Il est inutile de rappeler que l’Occident a suivi un chemin parallèle, si bien que l’on peut parler d’un réveil tardif du nationalisme en Europe. Cela ne signifie pas, comme certains le voudraient, que le nationalisme en Europe a encore un avenir — l’ère des nations en Europe est irrévocablement proche de sa fin — mais que les idéologies qui ont gouverné le monde divisé en blocs au cours d’un passé récent n’ont pas réussi a fonder un ordre international stable et à éviter la naissance de querelles de nationalité.
La position de la Roumanie confirme historiquement la vérité de ce processus dans le camp communiste. Il y a quelques années, elle s’opposa à la tentative soviétique d’imposer une forme de planification supranationale dans le domaine économique, ce qui, a-t-on dit alors, aurait favorisé les Etats communistes industriellement plus puissants au détriment des plus faibles, riches en matières premières et en produits agricoles, mais à l’organisation industrielle déficiente, comme précisément la Roumanie et la Bulgarie. L’opposition de la Roumanie joua alors un rôle décisif dans l’échec virtuel du plan soviétique visant à opposer au Marché commun un bloc de pays communistes économiquement intégrés. Aujourd’hui la volonté d’indépendance de la Roumanie tend à s’étendre dans les secteurs de la politique étrangère et militaire, suivant la lente et graduelle, mais certaine, désagrégation des blocs. Le discours de Nicolas Ceausescu, secrétaire général du parti communiste roumain à l’occasion du 45e anniversaire de la fondation du parti est particulièrement significatif pour saisir les aspects de ce que l’on peut appeler, en renversant la formule habituelle, la voie communiste au nationalisme (voie qui, soit dit en passant, ne diffère pas beaucoup de n’importe quelle autre voie au nationalisme).[1]
La première partie du discours vise à démontrer la thèse que l’indépendance nationale doit être placée à l’origine même du mouvement socialiste roumain, ce que l’enquête historique ne peut que reconnaître si elle ne se laisse pas entraîner loin du chemin de l’objectivité pour suivre quelque but idéologique et mystificateur. Le rappel à l’objectivité historique est le premier accent polémique indirect antisoviétique, bien qu’il soit voilé par l’orthodoxie du langage.
« L’histoire doit présenter le processus intégral de la lutte révolutionnaire dans sa complexité, doit se fonder sur l’analyse scientifique de la réalité sociale, et décrire les faits non pas sur la base des désirs subjectifs des gens, non pas sur la base d’exigences politiques mercenaires et de critères éphémères, mais comme ils se produisirent et en accord avec la vérité (éthique) ».
L’objectivité historique et l’analyse scientifique de la réalité sociale ont surtout le devoir de mettre en lumière la validité permanente de la "nation" comme catégorie explicative du devenir historique et social à côté, bien entendu, de la classe (même si le fait que cela ne soit pas dit explicitement est on ne peut plus symptomatique).
« Récemment, quelques théoriciens ont tenté de mettre en valeur l’idée que les nations sont une catégorie sociale périmée, dépassée par l’histoire, qu’elles ne se trouvent pas actuellement en mesure de jouer un rôle important dans le développement de la société. L’histoire démontre au contraire que l’apparition de la nation comme forme de communauté humaine et le développement de la vie nationale des peuples est un processus social gouverné par une loi naturelle, un stade nécessaire et obligatoire dans l’évolution de tous les peuples ».
« Il n’est pas douteux que la nation continuera pendant longtemps encore à être la base du développement de notre société pendant toute la période d’édification du socialisme et du communisme. La tentative pour présenter la nation socialiste, la Patrie socialiste comme une entité opposée à l’internationalisme socialiste est profondément injuste e profondément non-scientifique ».
L’internationalisme socialiste, comme tous les internationalismes, ne sait toutefois pas dépasser la contradiction entré exigences supranationales et réalité nationale ; dans l’interprétation de Ceausescu il ne peut que coïncider avec, ou se fonder sur le principe de l’auto-détermination des peuples.
« La doctrine marxiste-léniniste proclame le droit des peuples à l’auto-détermination, non dans le but de démembrer des Etats nationaux consolidés mais, au contraire, pour la libération des peuples opprimés et pour leur constitution en Etats nationaux souverains en accord avec la volonté et avec les décisions des grandes masses du peuple ».
L’internationalisme n’est plus qu’une superstructure des Etats nationaux souverains vus dans leur développement indépendant, mais parallèle, vers le socialisme.
« Il n’y a pas un communisme national et un communisme international. Le communisme est en même temps national et international… Dans la construction du socialisme chaque peuple remplit une tâche qui est en même temps une tâche internationale, en contribuant au progrès général de l’humanité vers le socialisme ». Le corollaire nécessaire de cette façon nationale de concevoir le développement du socialisme réside dans la défense du principe de non-ingérence de la part d’un parti socialiste dans les affaires intérieures d’un autre Etat ou d’un autre parti. Ceausescu interprète toutes les périodes obscures de l’histoire roumaine récente, les échecs dans l’édification du socialisme, comme la conséquence des ingérences de caractère impérial de l’Union Soviétique.
« A ces difficultés il faut ajouter les conséquences négatives de la pratique du Comintern de nommer les cadres dirigeants du parti, y compris les secrétaires généraux, en les choisissant parmi ceux qui ne connaissaient pas la vie du peuple roumain et ses besoins »… « Elles (les erreurs) étaient également dues à l’acceptation mécanique de certaines thèses élaborées à l’étranger comme résultat de la pratique du Comintern de donner des directives qui négligeaient les conditions concrètes de notre pays et fournissaient des instructions et des orientations tactiques qui ne correspondaient pas aux conditions économiques, sociales, politiques et nationales de la Roumanie ».
La polémique contre le Comintern devient encore plus précise quand Ceausescu accuse l’Union Soviétique d’avoir abandonné la Roumanie en 1939 et en 1940 au flot fasciste et hitlérien et même d’avoir critiqué le parti communiste roumain pour activité antifasciste et donc en faveur des puissances capitalistes, la France et l’Angleterre.
« En cet obscur moment du destin de son pays, le peuple roumain se trouva seul, sans aucun soutien externe, abandonné par tous les pouvoirs de l’Europe. La Roumanie fut contrainte d’accepter les conditions injustes du traité de Vienne et fut ainsi laissée à la merci de l’Allemagne ».
La Roumanie perdit en ce moment (1940) toute la partie septentrionale de la Transylvanie, habitée surtout par des Roumains mais avec une importante minorité hongroise, qui fut annexée à la Hongrie alors gouvernée par le régime fasciste de Horty. Une fois abattus la domination nazie en Europe et les régimes fascistes des pays du Centre-Europe, la Transylvanie fut à nouveau réunie à la Roumanie, mais par ce fait s’est reposé le problème du sort réservé par le gouvernement roumain à la minorité hongroise, problème qui, en sommeil pendant des années vu la commune sujétion au grand "allié" soviétique, s’est réveillé récemment, à la suite également du relâchement de la structure interne du bloc oriental. Le bloc oriental aussi a son Tyrol du Sud qui s’appelle Transylvanie, mais il ne dispose pas d’instruments plus efficaces pour résoudre les problèmes provenant de la présence d’une minorité ethnique ; l’internationalisme socialiste est tout aussi impuissant que l’internationalisme "occidental" pour résoudre les querelles de nationalité.
Il est significatif que, de la part des Hongrois, toute tentative pour se soustraire à l’hégémonie soviétique soit considérée comme un attentat à l’idéologie de l’internationalisme socialiste, à la fraternité de tous les peuples socialistes. Au cours d’un récent discours, le secrétaire du Comité central du parti communiste hongrois, Zoltan Komocsin, a soutenu que « l’internationalisme prolétaire est une force qui empêche les sentiments nationaux de dégénérer en nationalisme » et que « la pierre de touche de l’internationalisme prolétaire est la solidarité avec l’Union Soviétique ».
On ne peut pas ne pas relever combien cette attitude recouvre ponctuellement celle de nombreux pays de l’Occident à l’égard des tendances indépendantes de la France gaulliste vis-à-vis de l’hégémonie américaine.
Là aussi, comme au-delà de ce qui avait été le rideau de fer, l’hégémonie est encore considérée comme la seule forme d’ordre international (même si c’est dans les deux cas sous le voile de l’idéologie) et celui qui tente de s’y soustraire est considéré non seulement comme un élément perturbateur de cet ordre mais comme un renieur des valeurs de solidarité entre les peuples. Le fond de la question doit être trouvé une fois de plus dans le fait qu’il n’y a pas d’alternative internationaliste à l’ordre hégémonique, anti-libéral de par sa nature et en dernière analyse fondé sur la force et non sur le consentement. Il est toutefois inutile de nier que toute tentative visant à entamer l’ordre hégémonique, donc à accélérer la désagrégation des blocs opposés qui divisent (ou mieux divisaient) le monde, même si elle ne présente pas une alternative capable de fonder un ordre international stable (donc un ordre fédéral) montre les caractéristiques d’un accroissement de la circulation de la liberté, non seulement de la liberté politique des Etats, mais aussi de la liberté personnelle des individus, puisqu’elle tend à saper le caractère absolu des crédos idéologiques sur lequel s’appuyait le système bipolaire. Quelques passages du discours de Ceausescu sont à cet égard extrêmement significatifs.
« D’importants changements économiques et sociaux sont en train de se produire dans le monde contemporain. La compréhension des changements et des lois objectives qui les gouvernent et la déduction des conclusions politiques correctes demandent une profonde analyse scientifique des événements.
Cela ne peut pas être fait en confrontant mécaniquement la situation actuelle avec celle qui prévalait il y a 50 ou 60 ans, ou en se référant exclusivement aux citations tirées des classiques. Cette façon d’affronter les problèmes n’est qu’un obstacle au développement de la pensée marxiste-léniniste. De même, personne ne peut sérieusement prétendre avoir le droit ou la capacité de pouvoir dire le dernier mot dans l’interprétation des phénomènes sociaux.
Le développement continu des études sociales, de la théorie marxiste-léniniste en accord avec les nouvelles conditions économiques, sociales et historiques, exige la présence d’un climat scientifique, le libre échange des opinions, des recherches et des questions. Il n’exige pas des qualificatifs et des étiquettes contre n’importe quelle nouvelle forme de pensée, étiquettes qui conduisent à la désagrégation de la pensée marxiste créatrice, en menaçant le développement et la marche en avant du mouvement communiste et ouvrier.
La vie peut présenter à un certain moment une différence de points de vue au sein du mouvement communiste au sujet de certains problèmes du développement social contemporain ».
A ce point la polémique de Ceausescu devient encore plus explicite, en se déplaçant du terrain idéologique et de la discussion de principes au terrain politique immédiat.
« L’existence de blocs militaires et de troupes sur le territoire d’autres Etats est l’un des obstacles sur la voie de la collaboration entre les peuples. L’existence des blocs comme l’envoi de troupes dans d’autres pays est un anachronisme incompatible avec l’indépendance et la souveraineté nationale des peuples et avec des relations normales entre les Etats…
L’abolition des blocs militaires et des bases étrangères est devenue le but d’un nombre de plus en plus grand d’individus dans un nombre de plus en plus grand de pays ».
L’objectif de la politique étrangère roumaine semble donc clair : sortie du pacte de Varsovie et liberté d’action sur la scène politique internationale. Révélatrice est dans ce contexte la position particulière accordée aux relations avec la France.
« La Roumanie est en train de développer des relations de collaboration avec tous les pays sans considérer leur système social, en estimant que cela constitue une des voies pour renforcer la confiance et la collaboration entre les peuples. La Roumanie est en train de développer des relations économiques, culturelles et scientifiques avec la France, l’Italie, l’Angleterre, l’Autriche et d’autres pays.
Je voudrais souligner tout particulièrement les possibilités existant pour le développement de relations économiques, culturelles et scientifiques entre la Roumanie et la France, pays liés par de vieilles traditions d’amitié et de collaboration ».
Le discours de Ceausescu, dont nous avons choisi quelques uns des passages les plus significatifs, met très nettement en lumière, nous semble-t-il, quelques aspects essentiels de la situation politique mondiale dans ses répercussions sur l’équilibre de l’Europe, et confirme l’exactitude du diagnostic que les fédéralistes ont fait ces dernières années de la situation européenne dans la perspective d’une solution fédérale. Ces aspects sont en gros les suivants :
1) Le bipolarisme qui a caractérisé la structure des relations internationales dans les trois lustres qui ont suivi la fin de la seconde Guerre mondiale a pris fin ; la structure des blocs se désagrège.
2) La désagrégation des blocs libère les forces comprimées par les rapports hégémoniques, permet de dépasser les barrières idéologiques artificielles qui ne reflétaient que la structure de pouvoir dans le monde, et crée l’espace à l’intérieur duquel devient possible une réorganisation des rapports internationaux et en particulier le nouvel équilibre de l’Europe.
3) La réapparition des petits Etats nationaux, jaloux de leur propre souveraineté, et celle (conséquence de la première) d’attitudes nationalistes n’est pas en mesure de combler le vide créé par la désagrégation des blocs. Les exemples de la Roumanie et de la France témoignent de la maturité du problème, mais aussi de l’impossibilité d’une solution satisfaisante sur la base de l’Etat national.
4) La crise actuelle de l’alliance atlantique et du pacte de Varsovie laisse entrevoir comme alternative politique réelle à échéance non déterminée la possibilité de fonder un premier noyau d’union fédérale européenne entre les pays du Marché commun, indépendante des exigences de la politique américaine, capable d’entamer un dialogue avec les pays de l’Est européen qui sont en train de se soustraire péniblement à l’hégémonie soviétique, d’abord dans la perspective d’un rapprochement et ensuite d’une unification de l’Europe continentale.
Il est nécessaire que les forces politiques, et notamment celles de gauche, reconnaissent que la voie du rapprochement entre l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest ne passe pas, comme l’a affirmé récemment au conseil de l’O.T.A.N. Amintore Fanfani, par l’alliance atlantique, mais au contraire par l’unification de l’Europe sur une base d’amitié, mais aussi d’indépendance, vis-à-vis des Etats-Unis d’Amérique.
Alessandro Cavalli


[1] Les passages du discours de Ceausescu cités dans cette note ont été traduits de la version anglaise du New York Times du 14 mai 1966.

 

 

 

 

 

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