LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VIII année, 1966, Numéro 1, Page 23

 

 

UNITE ALLEMANDE ET UNITE EUROPEENNE
 
 
L’unité allemande n’est pas encore devenue un problème concret à court ou à moyen terme. Toutefois, en tant que principe d’animation de la politique allemande, elle a été, et elle est toujours, un facteur important du processus politique. Par conséquent, il est nécessaire de se rendre compte de ce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a quelques années, pour deux raisons. Avant tout, parce qu’elle ne semble plus, à tort ou à raison, aussi éloignée, au moins en ce sens que l’on pourrait déjà faire quelques pas pour en hâter d’une façon ou d’une autre la solution. On doit en grande partie à cette opinion la lente, mais constante modification d’aspects importants de la politique allemande au sujet du problème des frontières, des rapports avec l’Europe de l’Est, avec l’Union Soviétique et avec l’Allemagne orientale elle-même. En second lieu parce que l’unité allemande ne semble plus liée étroitement comme avant, à l’unification européenne. Et, ainsi détachée, elle pourrait à la longue constituer un facteur nationaliste de désagrégation de l’Europe, aussi et même plus dangereux que le nationalisme français, même s’il se présente surtout, pour le moment, avec le visage de la détente, du pacifisme, voire du neutralisme.
Jusqu’à ces dernières années, tous les Etats de l’Europe occidentale étaient solidement intégrés, en ce qui concerne la défense et la politique étrangère, dans l’O.T.A.N., qui garantissait, sous la protection américaine, une unité européenne effective ; et, en ce qui concerne l’économie, dans diverses institutions dont certaines comprenaient, et d’autres non (les Communautés), la Grande-Bretagne. Dans cette situation on pensait, en théorie comme en pratique, que la réalisation de l’unité allemande n’était possible qu’au cours du processus de l’unification européenne. Mais cette situation se détériore, et sous certains aspects n’existe plus. C’est ce changement qui, dans la conscience ou dans le subconscient de beaucoup, a détaché l’unité allemande de l’unité européenne. C’est précisément pour cela et avant même de démontrer qu’il ne peut pas y avoir d’Allemagne en paix sans une Europe en paix, c’est-à-dire unie, qu’il faut mettre en pleine lumière les termes agissants du rapport entre le problème allemand et le problème européen. Les voici, dans leur caractère fondamental.
L’unité européenne n’exclut pas du tout l’unité allemande, mais en constitue la garantie la plus solide, en ce qu’elle peut la réaliser d’une façon nouvelle, satisfaisante pour tous et pas seulement pour les Allemands, à savoir comme unité des Allemands, sans Etat national, allemand de caractère traditionnel (unité exclusive et armée d’Etat et nation). Il s’agit d’un des nombreux aspects révolutionnaires du projet d’unification fédérale de l’Europe. Personne, sauf les fédéralistes, n’a jamais expliqué aux Allemands, ni aux Européens, que, dans la perspective de la division nationale de l’Europe, l’unité allemande ne peut être réalisée qu’avec un Etat allemand traditionnel (dont les frontières seraient instables et incertaines comme dans le passé) ; tandis que, dans la perspective des Etats-Unis d’Europe, l’unité allemande peut être réalisée de deux façons qui excluent toutes deux, pour les Allemands comme pour les autres groupes nationaux du continent européen, la souveraineté militaire. C’est un fait que, dans le cadre de l’unité européenne, on peut obtenir la réunification des Allemands de l’une des deux façons suivantes : a) avec un seul Etat allemand membre de la Fédération européenne ; b) avec plusieurs Etats allemands membres de la Fédération européenne (hypothèse plausible car, étant donné la division de l’Allemagne en Länder, l’embryon de développement régional de la France et de l’Italie, les dimensions et les problèmes de la Belgique et des Pays-Bas, le premier noyau fédéral européen pourrait se fonder, au moins en partie, plus sur les régions que sur les nations).
L’unité allemande traditionnelle peut au contraire exclure, pour un temps historiquement limité mais réel, l’unité européenne. En ce qui concerne les Allemands, l’unité allemande pourrait se présenter, dans certaines limites, comme une alternative à l’unité européenne. L’Allemagne occidentale est trop petite pour une politique étrangère et économique indépendante, mais une Allemagne unifiée pourrait au contraire être considérée, par ceux qui ne tiennent pas compte de la véritable nature des rapports internationaux, comme une entité suffisamment vaste pour mener une politique autonome. D’autre part, en ce qui concerne les autres Européens, une unité allemande poursuivie, ou, qui pis est, réalisée, avant l’unité européenne, pourrait faire surgir le spectre, injustifié, mais non moins réel pour autant comme sentiment humain, d’une Europe dominée par l’Allemagne.
Après avoir évalué attentivement les termes agissants du rapport entre le problème allemand et le problème européen, il ne devrait subsister aucun doute sur le choix à faire. Avec l’unité allemande, avant ou sans l’unité européenne, il y a tout à perdre, avec l’unité européenne il y a tout à gagner. Mais la partie est incertaine parce que les partis ne parviennent pas à comprendre la nature de ces rapports.
Mario Albertini
(mars 1966)

 

 

 

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