LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 3-4, Page 169

 

 

EUROPEISME ET NATIONALISME
 
 
Dans les pays de l’Europe des Six, l’évolution de l’état d’âme de la population et des aspirations de la jeunesse semble présenter, depuis quelque temps, une reprise du nationalisme et une décadence de l’européisme. En réalité, dans les réactions des citoyens aux faits de la politique intérieure et internationale et dans les chiffres de quelques sondages d’opinion, il ne manque pas de signes qui peuvent être interprétés également dé cette façon. Mais avant d’en tirer des conclusions pessimistes au sujet de l’unification européenne, il s’agit de voir si cette interprétation est juste ou erronée.
Une première considération s’impose immédiatement. Le nationalisme peut s’exprimer pleinement, l’européisme non. S’il y avait déjà en Europe un premier noyau fédéral, pour lequel voter comme pour les gouvernements nationaux, l’européisme et le nationalisme se trouveraient dans des conditions d’égalité et l’on pourrait, en quelque sorte, mesurer objectivement leur force respective. Mais ce noyau n’existe pas et il n’y a même pas quelque chose d’autre, il n’y a rien d’européen pour la population et pour la jeunesse. Partis, syndicats, associations, journaux, votes, cérémonies : tout est national sauf le M.F.E., qui ne peut cependant pas encore exercer sa fonction car il ne connaît l’unité supranationale que depuis 1959 et il doit encore se structurer. Même l’Europe, aujourd’hui, est nationale. On fait des congrès, des échanges de jeunes, des cérémonies, des manifestations, mais il s’agit toujours de l’Europe des Allemands, des Français, des Italiens, etc., c’est-à-dire de l’Europe des Etats, jamais de l‘Europe des Européens. Pour cette raison le sentiment européen est invisible même quand il est présent ; pour la même raison il reste fragile même dans l’esprit de celui qui l’éprouve fortement, parce qu’aucun sentiment, si fort soit-il, ne peut s’épanouir pleinement sans point de repère, sans moyen d’expression, sans la certitude née du fait qu’on le rencontre chez autrui.
Pour juger la force respective du nationalisme et de l’européisme, il faut donc aller au-delà des chiffres des sondages et des réactions visibles des citoyens, et chercher à déceler la racine même de l’évolution de la conscience politique. A ce sujet, une seconde considération s’impose : les problèmes qui conduisaient hier au seul européisme conduisent également aujourd’hui au nationalisme. Tandis que dans les premières années de l’après-guerre, la sécurité des Etats et les lignes de développement de l’économie ne passaient qu’à travers l’unité européenne (sous la protection américaine), ces mêmes finalités passent aussi maintenant à travers le renforcement des défenses nationales et des choix nationaux de politique économique. C’est un fait que sans la force de frappe la France se sentait, et était, dans les mains des U.S.A. ; que sans une participation nationale à la stratégie nucléaire américaine l’Allemagne se sent, et est, sans défense ; que le Marché commun même exige désormais des choix de plus en plus engagés de la part des gouvernements nationaux, etc.
Mais c’est aussi un fait, et c’est là le point capital, que sans l’unité politique de l’Europe on n’obtiendra jamais ni une véritable sécurité, ni une base sûre pour le progrès économique et la reprise de la technologie d’avant-garde. Cela montre sans l’ombre d’un doute que les mêmes facteurs qui provoquent aujourd’hui la reprise du nationalisme contribueront demain à la reprise de l’européisme. D’ailleurs, s’il était possible de présenter dès maintenant la solution définitive de ces problèmes — la politique étrangère, militaire, économique et sociale d’un gouvernement européen —, cette déviation transitoire de l’européisme au nationalisme, qui constitue la force de de Gaulle, fondrait comme neige au soleil.
Le nationalisme d’aujourd’hui n’est donc qu’une maladie de croissance de l’européisme. Rassuré à cet égard, on peut rappeler sans crainte le résidu de vérité qu’il y a dans la distinction entre « bon nationalisme » (indépendance nationale comme libération de l’impérialisme) et « mauvais nationalisme » (hégémonie), et surtout tenir compte de la modification que le « bon nationalisme » subit dans le cadre fédéral. Prenons le cas de la Roumanie, un cas précisément de « bon nationalisme » en ce sens qu’il tend à la libérer de la domination soviétique. La Roumanie étant un Etat national souverain, sa juste aspiration au progrès économique, étouffée par l’impérialisme soviétique, n’a pu se manifester qu’à travers la forme de l’indépendance nationale, de la non-ingérence dans ses propres affaires, du refus de l’internationalisme. Mais si la Roumanie appartenait à un cadre fédéral européen, cette même exigence, au lieu de se formuler en termes nationalistes, se serait formulée en termes exclusivement sociaux. Il se serait agi du plan de développement roumain dans le cadre de la politique économique européenne.
Il n’y a pas de problème, en Europe, qui ne subirait une transformation semblable en passant du cadre national exclusif au cadre fédéral. Telle est la grande vérité qu’il faut avoir à l’esprit dans la lutte contre la dégénérescence nationaliste.
 
(novembre 1965)
Mario Albertini

 

 

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