LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VII année, 1965, Numéro 3-4, Page 178

 

 

“PETITS RIENS” STASBOURGEOIS
L’EUROPE, L’AFRIQUE, LE TIERS MONDE
 
 
I
La crise du Marché commun a relégué encore plus à l’arrière-plan de la vie communautaire le Parlement européen, qu’il est désormais difficile de distinguer d’un deuxième “Comité économique et social” n’ayant aucune prise politique et discutant les mêmes problèmes techniques avec encore moins de compétence spécifique. Dans ces conditions, les discussions les plus intéressantes sont encore celles de l’Assemblée consultative : car, si elles sont tout aussi académiques, elles concernent au moins, de temps à autre, de grands problèmes d’intérêt mondial.
Deux discours, ceux des ministres des Affaires étrangères du Sénégal et du Chili, et la récente intervention à Strasbourg de M. Thant nous paraissent mériter retenir l’attention des fédéralistes. Venons-en, tout d’abord, aux discours des représentants des deux pays “neufs”, africain et sud-américain.
Deux aspects méritent d’être soulignés dans ces discours (qui ont été respectivement prononcés à Strasbourg le 29 septembre 1965 et le 25 janvier 1966) : politique et économique.
Du point de vue de la politique générale, les deux discours confirment ce que nous avons toujours affirmé : que la Fédération européenne représenterait le meilleur “modèle” et le plus grand stimulant pour la réalisation de grandes unités continentales même en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, étape nécessaire pour arriver à la Fédération mondiale. Elle représenterait donc la meilleure contribution que l’Europe puisse apporter à la paix mondiale comme à l’indépendance économique et politique des pays sous-développés. La preuve en est que même les pas timides, contradictoires, confus de l’intégration européenne officielle suscitent tant d’intérêt, et tant de propos d’émulation dans ces pays.
Laissons la parole à M. Doudou Thiam et à M. Gabriel Valdés. Le ministre sénégalais a affirmé : « Des raisons immédiates plus contraignantes font que les regards de l’Afrique se tournent vers l’Europe : c’est l’analogie d’un certain nombre de nos objectifs. En Europe, on veut faire une Europe qui soit européenne ; en Afrique, nous voulons faire une Afrique qui soit africaine ; cela nous impose certaines options similaires sur le plan politique comme sur le plan économique.
Sur le plan politique, il s’agit de constituer progressivement, en mettant en commun les moyens dont vous disposez, un potentiel suffisant et qui permette à l’Europe de disposer librement de sa politique, c’est-à-dire d’elle-même. En Afrique, le problème se pose dans les mêmes termes, si le choix des moyens est différent. Il s’agit pour l’Afrique de mettre en œuvre une stratégie qui la place en dehors des blocs, de suivre son propre destin sans négliger pour autant l’impératif majeur de notre siècle, qui est la coopération internationale.
Sur le plan économique, il s’agit pour l’Europe de détruire progressivement les grandes murailles dressées autour de chaque pays au cours d’une longue période de nationalismes exacerbés, de combattre l’exiguïté des espaces économiques, cause de faiblesse et d’asphyxie. Pour l’Afrique, la préoccupation est la même aujourd’hui. En regardant la carte de l’Afrique, on ne peut manquer d’être frappé par une mosaïque de petits Etats. Cette physionomie de l’Afrique n’est, à vrai dire, que le reflet de ce qu’était l’Europe elle-même pendant la période de colonisation, et alors que l’Europe fait tant d’efforts aujourd’hui pour faire éclater les cadres dans lesquels elle s’était enfermée, on constate les mêmes efforts persévérants en Afrique ».
Cela prouve l’efficacité du processus d’intégration européenne comme modèle. Voilà maintenant les contrecoups africains des hésitations, des erreurs, du manque de courage montrés parles Six : « Le troisième problème, disions-nous, est celui de la réalisation technique de l’intégration. Ici également nous assistons aux mêmes controverses en Europe qu’en Afrique : c’est le problème de la supranationalité. Une fois d’accord sur l’objectif qu’est l’unité africaine, le problème se pose de savoir quels sont les voies et moyens pour y parvenir. A l’échelon de l’Afrique de l’Ouest, ce débat, a souvent pris un tour passionné. Certains disent qu’il faut créer un organe supranational, que c’est la condition nécessaire de l’intégration. Les adversaires de cette thèse soutiennent qu’il faut aborder le problème par le biais économique. Ils disent : ‘Créons une union douanière et une union monétaire, harmonisons nos législations fiscales, économiques et sociales ; lorsque tout cela sera réalisé, le supranational nous sera donné par surcroît’.
Voilà comment se pose le problème en Afrique. Je vais vous dire très exactement le point de vue du Sénégal. Nous avons fait l’expérience de la fédération. Il est vrai, comme on dit, que nous avions à l’époque un fédérateur extérieur. L’ancienne Afrique Occidentale Française était certainement plus avancée dans la voie de l’intégration que l’Europe d’aujourd’hui. Nous formions une fédération de huit territoires ; nous avions un tarif extérieur commun ; nous avions supprimé les barrières douanières entre nous ; nous avions une même législation sociale, une même législation des prix, une même législation fiscale. En somme, nous avions déjà réalisé le marché, commun vers lequel l’Europe tend par étapes. Nous avions aussi un budget très important pour faire fonctionner des organes fédéraux, un exécutif et une Assemblée.
Le Sénégal, après l’indépendance de nos, Etats, s’est battu pour le maintien de ce magnifique exemple d’intégration économique et politique ; ce fut en vain. Le fédérateur extérieur s’étant retiré, s’érigèrent partout de grandes barrières, et aujourd’hui, malheureusement, nous pouvons dire, reprenant une certaine image, que c’est une ‘inextricable cacophonie de réglementations et de politiques économiques nationales disparates et désaccordées’.
Nous avons voulu reconstruire la fédération, mais nous nous sommes heurtés à des difficultés considérables, et l’embryon que nous avions constitué avec le Mali disparut moins de deux ans après sa formation. L’expérience nous a enseigné qu’il est dangereux de faire des constructions par le sommet. On ne construit pas une maison en commençant par la toiture, mais par les fondations. C’est pourquoi nous avons repris patiemment notre labeur en commençant modestement par la coopération et la coordination économiques ».
Laissons maintenant : la parole au ministre des Affaires étrangères du Chili : « Sortant d’une grande crise — a dit M. Gabriel Valdés, à propos de l’intégration de notre continent — l’Europe donnait de nouveau une leçon au monde, remplaçant la volonté d’unifier par la volonté de s’unir.
Plusieurs Etats de l’Amérique latine ont assimilé cette leçon et les nouvelles formules unitaires font aussi des progrès dans notre continent.
La destinée de l’Amérique est paradoxale. Depuis cent cinquante ans les idéaux d’intégration continentale se sont maintenus présents chez des intellectuels, chez les hommes politiques et aussi dans le peuple, chez l’homme moyen. Mais on n’a rien obtenu, ou presque rien. Vingt nations ayant une même origine, une même religion, des luttes communes, des langues qui ne se différencient pas ; vingt nations qui ont obtenu leur indépendance en étroite association des armées et d’efforts des dirigeants politiques, n’ont pas encore réussi à se réintégrer. Si l’union est une nécessité historique pour l’Amérique latine, les gouvernements, et certains secteurs réduits, ont conspiré contre elle. Cependant, nombreux sont ceux qui aujourd’hui dirigent leurs regards vers l’Europe en quête de l’exemple qui montrera à l’Amérique le chemin de son unité. Ils se tournent vers l’Europe pour approfondir les questions qui découlent du processus de son union, pour connaître les faits qui ont rendu possible l’existence de ce Conseil, et pour profiter de cette expérience ».
Et voilà maintenant, ici encore, les contrecoups de nos incertitudes : « Dans l’histoire de la coopération européenne, nous ne trouvons pas de formules toutes faites pour avancer vers l’unité, mais certainement une grande richesse de faits et d’expérience dont nous devons tirer profit. De cette façon nous éviterons beaucoup d’erreurs et connaîtrons mieux les réalités ».
Ces deux discours confirment d’autre part quelle est la valeur profonde — le message d’une nouvelle société, plus juste et plus humaine — que les pays sous-développés attendent de l’unité européenne- :
Doudou Thiam :
« Nous croyons comprendre que, si l’Europe a décidé de se construire, de se renforcer, ce n’est pas pour ensuite, juchée sur un piédestal, exercer sur le monde une magistrature suprême, une sorte de souveraineté universelle. C’est encore moins pour contempler, indifférente et dédaigneuse, l’humanité déshéritée. C’est pour mieux réaliser sa vocation, qui est de promouvoir le progrès universel en contribuant au développement des pays qui en ont besoin ».
Gabriel Valdés :
« La création d’une Fédération européenne, en tant que bloc opposé à d’autres dans la politique mondiale, ou comme expérience séparée et indépendante des problèmes du monde, ne résoudrait rien, ni en Europe, ni dans d’autres continents. Ce serait tourner le dos à une responsabilité essentielle. Ce serait exalter à un niveau continental le nationalisme, le pire vice de notre époque, dont l’Europe a donné des exemples qui ont coûté des millions de vies et de terribles souffrances.
C’est pour cela que nous devons parler d’une plus grande ouverture de l’Europe vers l’Amérique ».
Et M. Thant, dans son discours à Strasbourg du 3 mai 1966, a répété, lui aussi : « Je ne crois pas un seul instant que les dirigeants et les peuples de l’Europe aient la moindre intention de se laisser aller à une sorte de provincialisme prospère ou de revenir au nationalisme agressif d’autrefois. Ce que je voudrais souligner aujourd’hui, c’est le besoin impérieux d’orientation et d’action concertée qui se fait sentir dans le monde ».
 
II
Les deux hommes d’Etat américain et africain se trouvent d’accord même dans la définition de cette tâche, l’une des tâches essentielles de l’Europe fédérée, qui est d’offrir au monde, et en particulier au monde sous-développé, une alternative concrète de progrès dans la liberté.
Ecoutons cette fois tout d’abord M. Valdés — et nous en venons, ainsi, aux aspects économiques du problème — : « Lorsque le président Frei parlait à Rome il y quelques mois, il déclarait : ‘Nous espérons que l’Europe prenne conscience de sa mission, des questions urgentes qui nous sont vitales et qu’elle comprenne que la défense de la liberté, davantage que sur les fronts de bataille, se trouve au cœur même de nos grandes masses pauvres d’Amérique latine. Ces grandes masses ne demandent qu’à comprendre que la démocratie et la liberté ne sont pas de vains mots, seulement valables pour ceux qui possèdent maison, terres et éducation, mais qu’elles signifient aussi un moyen capable et efficace de construire, dans la liberté, un développement qui leur rendra possible la conquête d’une place digne dans leur propre pays. Cette place, elles ne pourraient la trouver que par la compréhension et la coopération des nations avec qui elles se sentent si étroitement liées’».
Si de l’énonciation des faits on passe aux problèmes économiques et techniques on se heurte à la même identité de points de vue — et aux mêmes difficultés : « Au cours des cinquante dernières années — a dit M. Doudou Thiam, citant un rapport officiel français —,90% des produits tropicaux ont subi des fluctuations annuelles moyennes de 14% de leur prix, de 19% de leur volume, de 23% des recettes d’exportation procurées par eux.
La détérioration des termes de l’échange aboutit pour les pays exportateurs à des pertes de recettes qui représentent une partie importante des aides qu’ils reçoivent et qui, parfois même, sont supérieures à l’ensemble de ces aides. La baisse des prix des matières premières exportées par les pays pauvres est aggravée par la hausse des produits industriels qu’ils importent.
Tant que l’Afrique continuera d’exporter presque entièrement ses matières premières, et d’importer presque entièrement les produits finis qu’elle consomme, le problème du commerce extérieur sera un des problèmes vitaux de notre continent. En Europe, on nous dit que la plupart des pays développés ne sont pas profondément affectés par les fluctuations des cours mondiaux, notamment pour les produits agricoles. Pourquoi ? Parce que chaque pays a un marché intérieur dans lequel il peut écouler une grande partie de sa production agricole à un cours de soutien pour les paysans. En Afrique, il n’en est pas ainsi. Et alors, se pose nécessairement pour nous le problème de l’écoulement de notre production à l’extérieur à un prix rémunérateur.
En premier lieu, organisation mondiale d’un marché des matières premières qui nous protège contre les difficultés de placement et les fluctuations des prix.
En deuxième lieu, garantie d’un prix rémunérateur, afin de permettre l’accroissement des ressources des pays exportateurs.
En troisième lieu, développement industriel des pays sous-développés, par un régime préférentiel à l’exportation de nos produits industriels.
Il faut aussi assurer la même protection de cette production sur place, en évitant que la production des pays développés vienne faire concurrence à la production de ces pays sur place. Cela semble logique car, comme on dit, entre le fort et le faible, c’est la liberté qui asservit et c’est le contrôle qui affranchit.
S’agissant maintenant de l’aide à proprement parler, il nous paraît également que deux règles devraient être posées.
La première serait que les pays riches s’engagent, pendant une période à fixer, à verser 1% de leur revenu national à l’aide aux pays en voie de développement. C’est là quelque chose qui peut paraître excessif, une prétention abusive ; mais, vous le savez, le tiers monde est ce qu’il est. Et nous avons toujours dit, et nous le pensons sincèrement, que, si nous voulons assurer une paix stable sur la terre, il ne faut pas créer un antagonisme persistant entre les pays développés et les pays pauvres ; il faut, au contraire, développer le sens de la solidarité universelle.
La seconde règle serait que le taux maximum d’intérêt soit de 3%. Je ne m’étendrai pas sur ce point ; l’aide au développement ne peut pas suivre les conditions de l’aide commerciale normale ».
M. Valdés a répété toutes ces choses presque à la lettre, et en plus a dit ce que M. Doudou Thiam n’a pas osé, c’est-à-dire quelles sont les responsabilités des pays européens dans cet état de choses. Ecoutons-le : « Comme premier pas, il faudrait dans les pays européens supprimer le protectionnisme concernant les activités qui font concurrence aux produits que nous exportons, lorsque ceux-ci sont produits dans de bonnes conditions économiques en Amérique Latine.
Les problèmes du commerce ont une importance fondamentale pour nous. L’accès de nos produits manufacturés et semi-manufacturés aux marchés européens nous permettrait d’acquérir dans ce continent les produits dont nuos avons besoin pour notre développement.
Nous avons toujours été des acheteurs dans ce continent, mais au prix d’un endettement qui limite nos possibilités de progresser et d’augmenter nos exportations.
(…) C’est ainsi que s’expliquent le retard de l’Amérique Latine et les pénuries de son existence. L’origine de cet état de choses remonte au fait que l’Europe, pendant trois siècles de colonialisme, n’a pas permis à ses propres fils d’employer leur imagination ni leur intelligence à développer ce qu’ils avaient conquis.
(…) Pendant des siècles, on a empêché tout un continent de se regarder lui-même ; c’est, ainsi que nous continuons à être rattachés à d’autres régions, tant dans le domaine politique que dans celui de l’économie et notre indépendance n’existe que dans la forme…
Mais, il y a plus encore : les interdictions qui, durant l’époque coloniale limitaient un commerce plus libre, l’autorité bureaucratique — dépendante de la métropole — qui empêchait à ces territoires d’acquérir une expérience dans le domaine administratif — constituaient autant d’obstacles à un développement plus rapide…
Les termes d’échange entre l’Amérique Latine d’une part, l’Europe et les Etats-Unis de l’autre, tombent de 180 en 1925, à 143 en 1929, à 115 en 1930, à 70 en 1932, pour retrouver le niveau de 100 en 1938 ».
Et M. Thant, évoquant les mêmes problèmes, a conclu : « La tension est aujourd’hui un mal dont souffrent aussi bien les nations que les individus, et peut avoir des conséquences graves pour elles comme pour eux. Les tensions qui se font sentir actuellement dans le monde sont imputables à quatre grandes causes apparentées. Elles naissent de la rivalité entre les idéologies politiques — encore qu’il s’agisse là, à mon avis, d’une phase éphémère. Elles naissent de l’inégalité économique, qui est le plus grand problème pratique auquel nous ayons à faire face. Elles naissent de problèmes coloniaux non encore résolus qui pèsent lourdement sur les relations internationales. Enfin, ces tensions naissent de sentiments d’antagonisme racial exacerbés par un long passé de discrimination. Chacune de ces quatre sources de tension contribue dans une certaine mesure à renforcer l’influence mauvaise des autres, et c’est pourquoi on ne saurait considérer aucune d’elles isolément.
(…) C’est, à mon avis, l’inégalité économique toujours plus grande entre les différents pays du monde qui constitue pour nous la source de tension la plus grave et fait peser sur nous une menace réelle de catastrophe. En dépit des programmes internationaux de développement économique et des accords bilatéraux d’assistance, il faut bien dire que les pays riches et industrialisés s’enrichissent continûment, tandis que les pays peu développés sont, en mettant les choses au mieux, en stagnation. Si l’on considère d’autre part l’accroissement probable de la population au cours des trente ou quarante années à venir, une telle tendance offre des perspectives très alarmantes. Des cas de famine sont signalés dans diverses régions du monde et les difficultés évidentes et toujours plus grandes auxquelles se heurtent nombre de pays peu développés ne sont que les signes avant-coureurs de la crise qui se prépare ».
 
III
Reste à se demander ce que l’Europe officielle a fait et peut faire pour accomplir la tâche à laquelle elle est appelée, on l’a vu, par les représentants mêmes des pays sous-développés. Et la réponse est décevante.
Il ne faut pas un long discours pour comprendre que l’influence que l’Europe actuelle peut exercer en Amérique Latine est très faible. Seul un nouvel Etat continental pourrait contrecarrer la puissance écrasante des Etats-Unis en Amérique du Sud, renouveler — comme Valdés le propose — l’Alliance pour le Progrès qui, après la mort de Kennedy a été complètement abandonnée au bénéfice d’une politique franchement réactionnaire, et soutenir énergiquement et sur tout le continent une alternative de renouvellement dans la liberté et dans l’unité, seul moyen de rendre inactuelle l’alternative castriste qui, en cas contraire, ne pourra ne pas continuer à garder sa validité et à fasciner les intellectuels, les jeunes, les démocrates.
Jusqu’alors, tout ce que l’Europe pourra donner à l’Amérique latine, ce seront surtout des discours : et il ne sera pas d’une grande importance que ces discours soient prononcés par le général de Gaulle, ou par M. Saragat, ou par n’importe quel autre chef d’Etat européen.
Quelque chose de plus précis — mais hélas, d’encore plus décevant — peut au contraire et doit être dit au sujet des rapports entre C.E.E. et Afrique. Ici, en effet, un Traité d’Association existe et opère. Quels en sont les tendances, les objectifs, les premiers résultats ?
Hélas, nous ne pouvons pas ne pas donner raison sur le fond, malgré un certain nombre d’exagérations et d’inexactitudes, à un récent ouvrage d’un auteur communiste[1] qui, dans un chapitre consacré à la C.E.E. (“Un type de contrat néo-impérialiste : l’association au Marché commun européen”), développe la thèse suivant laquelle l’association de la C.E.E. avec les 18 pays d’outre-mer reste en substance dans le cadre néo-colonialiste.
« Les deux principaux instruments du colonialisme classique, écrit-il, sont : l’union douanière, ou la zone de libre-échange selon les cas ; la libre circulation des capitaux, généralement assortie de l’intégration monétaire.
Par l’union douanière ou le libre-échange, la métropole pouvait recevoir de ses colonies, sans droits de douane, les matières premières requises par ses industries, les grands produits tropicaux demandés par son marché de consommation. Inversement, les marchés de ses colonies et dépendances étaient protégés et réservés aux productions de ses industries et à tous ses ‘produits de traite’.
La libre circulation des capitaux permettait de créer dans les colonies des entreprises d’extraction de matières premières, notamment minières, ainsi que toutes entreprises commerciales ou bancaires, et de rapatrier sans limitation ni contrôle leurs plantureux bénéfices.
(…) L’union douanière et le libre échange interdisent toute réelle industrialisation, des industries jeunes ne pouvant lutter sans protection contre de puissantes industries européennes qui peuvent au surplus se permettre un dumping le temps qu’il faut. La libre circulation des capitaux autorise la fuite des bénéfices réalisés par les sociétés installées ou qui s’installeraient encore dans le pays ex-colonisé, ce qui est incompatible avec l’accumulation de capital indispensable à une rapide croissance. La libre circulation des capitaux est en outre inconciliable avec l’autonomie monétaire, sans laquelle il n’est d’indépendance que de façade.
Par conséquent, ces deux structures de base typiquement coloniale constituent des critères : tout pays ou groupe de pays qui entend les maintenir à l’égard d’ex-dépendances est néo-colonialiste ; tout pays du tiers monde qui les accepte à titre permanent accepte, consciemment ou non, le néo-colonialisme.
Or, qu’en est-il de la convention de Yaoundé ? ».
Et P. Jalée démontre avec facilité que la convention est fondée justement sur ces principes, à peine assortis de quelque clause de sauvegarde, et il en conclut que « le résultat de cette construction sera la confirmation de la division internationale du travail de caractère impérialiste : aux uns les productions primaires, aux autres les usines », ou, en d’autres termes, que « le régime de la convention de Yaoundé est typiquement, dans son essence, celui de l’exploitation coloniale la plus classique », de laquelle il diffère seulement parce que « au lieu d’être imposé après conquête, il est contractualisé » (ce qui ne change pas sa nature) et parce que dans la C.E.E., « il est mis en coopérative ou en société par action », selon les nouvelles des économies des pays exploiteurs.
Répétons-le : ce tableau est brossé d’une main trop lourde et avec des simplifications arbitraires : il suffirait de remarquer que P. Jalée ne fait presque pas mention de l’aide financière et technique que la C.E.E. concède aux pays associés.[2] Mais les observations de notre auteur gardent leur validité. L’Europe communautaire, qui est, au point de vue institutionnel, le prolongement des Etats nationaux, l’est aussi quant à la politique économique — interne ou extérieure — qu’elle suit. On le voit pour la politique agricole commune, inspirée d’un protectionnisme insensé. On le voit dans le domaine de l’énergie, et surtout de l’énergie nucléaire, où les intérêts divergents des membres empêchent toute synthèse communautaire. On le voit, à plus forte raison, dans le domaine “africain”.
 
IV
Pour compléter ce petit tableau mondial, que ces trois discours prononcés à Strasbourg par d’éminentes personnalités du Tiers Monde nous ont permis de brosser, il faudrait encore ajouter un mot sur le continent le plus vaste et le plus peuplé de la planète — l’Asie. Ici la C.E.E. est tout simplement absente : pas d’influence politique réelle sur la guerre du Vietnam (seule la France a essayé, d’ailleurs sans succès, de dire ce que l’Europe entière devrait dire) ; pas de politique chinoise ; pas de plan pour résoudre les problèmes de plus en plus préoccupants dont parle M. Thant et dont la récente famine en Inde n’est qu’un exemple prémoniteur.
Qu’il suffise de rappeler que l’Europe fédérée trouverait dans la Chine un allié naturel, devant les deux colosses, U.R.S.S. et U.S.A., dont les intérêts convergent de plus en plus ; qu’elle aurait tout avantage à favoriser les revendications territoriales chinoises par rapport à l’Amérique (Formose) comme à la Russie et en général à lui reconnaître une zone d’expansion vers les pays du Sud-est asiatique, dans lesquels des régimes communistes peuvent avoir des effets bénéfiques ; que la fin des interventions américaines en Asie amènerait entre autre et nécessairement un engagement accru dans ce continent de la part de l’Union soviétique, affaiblissant considérablement la position de celle-ci en Europe ; enfin que l’Europe fédérée pourrait non seulement infléchir la politique des grandes puissances en Asie dans le sens que nous venons d’indiquer, mais aussi élaborer un programme sérieux d’industrialisation de l’Inde, capable de faire demain de ce pays, vis-à-vis de la Chine, un modèle de développement dans la liberté et un exemple des grandes unités continentales et subcontinentales qui doivent préparer la Fédération mondiale.
« Ce que je voudrais souligner — a dit, répétons-le, M. Thant, résumant une pensée largement diffusée, on l’a vu, dans les pays du Tiers Monde — c’est le besoin impérieux d’orientation et d’action concertée qui se fait sentir dans le monde ».
On peut être certain que personne plus que les classes dirigeantes nationales de nos pays ne restera aussi sourd à un tel appel.
 
Andrea Chiti Batelli


[1] P. Jalée, Le pillage du Tiers Monde, Paris, F. Maspero, 1965.
[2] Pour corriger ce qu’il y a d’exagéré dans les thèses de P. Jalée on peut lire J. Chapperon, « L’associazione fra CEE e Stati africani », Comunità, février 1965. Encore faut-il ne pas oublier que la même revue s’est prononcée, à plusieurs reprises, en faveur d’une interprétation de l’« association » euro-africaine très proche de celle de P. Jalée (M. Dell’Omodarne, « La CEE e i Paesi africani », février 1963 ; et, encore plus univoquement, G. Calchi Novati, « Il patto del neo-colonialismo »,décembre 1963).

 

 

 

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