LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 1, Page 27

  

 

LE MARCHE COMMUN
ET LA TECHNOLOGIE D’AVANT-GARDE
 
 
Les paroles prononcées par M. Gaston Palewski, ministre français chargé de la recherche scientifique, le 16 avril, à l’occasion de l’inauguration de la Société d’électronique et d’automatisme (S.E.A.) jettent une lumière intéressante sur les perspectives de développement de certains secteurs de l’économie européenne, en l’occurrence sur celui des calculatrices électroniques, et confirment un diagnostic que les fédéralistes ont porté depuis longtemps. « Est-il concevable, se demande M. Palewski à propos de l’industrie électronique, que la France et l’Europe, dont l’essor économique a été si rapide depuis la fin de la guerre, ne détiennent pas cet instrument capital ? Pour ma part je le crois d’autant moins que (…) nous possédons les bases scientifiques et techniques nécessaires à l’épanouissement d’une grande industrie de la calculatrice électronique. Nécessaires, il est vrai, mais non pas suffisantes. L’exemple prouve que, dans cette technique en continuelle progression, il est vain de vouloir exister vraiment sans une infrastructure très large et prête à suivre dans l’application le rythme très rapide du développement. Puisse l’Europe nous apporter un jour proche les éléments essentiels de cette infrastructure ».
Ce discours met en évidence un problème que le développement économique européen récent a tenu caché, mais qui est destiné à se manifester à l’avenir de plus en plus gravement : le problème des possibilités de développement des secteurs les plus avancés de l’économie, c’est-à-dire de ceux qui concernent les biens dont la production est rendue possible par les dernières conquêtes de la science et de la technique ; l’un de ces secteurs est justement celui de l’industrie électronique.
La plupart de ces secteurs d’avant-garde de l’économie qui, en tant que tels, sont destinés à jalonner la route au long de laquelle se développera tout le reste du système productif, sont caractérisés tant par la nécessité d’employer des capitaux énormes que par les prix unitaires très élevés des biens produits.
C’est pourquoi aux Etats-Unis l’industrie électronique, qui conditionne pourtant si profondément l’économie américaine tout entière, en contribuant puissamment à la rendre dynamique et moderne, ne peut prospérer que parce qu’elle est étroitement liée à l’administration fédérale ; celle-ci soutient efficacement ce secteur, comme elle soutient tous les autres secteurs d’avant-garde de l’industrie, en les protégeant, en leur accordant des crédits, en finançant la recherche[1] et, surtout, elle est de loin son plus important client ; qu’on n’oublie pas, par exemple, la place que tiennent les machines électroniques dans le programme spatial du gouvernement des Etats-Unis, leur très large emploi dans le domaine militaire et dans tous les autres secteurs de l’administration publique.
Ce n’est que grâce à cette impulsion gigantesque qu’une branche industrielle, qui serait autrement si hasardeuse en raison de ses coûts énormes, peut trouver la base nécessaire pour maintenir la production à un très haut niveau et organiser la recherche nécessaire pour perfectionner continuellement la production et l’adapter à des exigences toujours nouvelles, y comprises celles des industries privées, fussent-elles moyennes ou petites.
Toutes ces conditions ne peuvent pas être structuralement réalisées dans le cadre du Marché commun : il ne peut y avoir ni protection efficace, ni concession de crédits massive et continuelle, ni vaste financement de la recherche scientifique, ni enfin une masse de commandes telles qu’elles puissent faire de l’administration publique le client de loin le plus important dans ce secteur ; et ces conditions ne peuvent pas être créées parce qu’elles supposent l’existence préalable d’un pouvoir capable de mener une politique économique, c’est-à-dire d’un Etat qui prenne la place de l’impuissant chaos des institutions européennes actuelles ; d’un Etat qui puisse disposer d’un budget du niveau du budget américain ou soviétique, qui soit en mesure d’utiliser un système de crédit moderne et riche, d’assurer un financement convenable à la recherche scientifique, et qui dispose enfin d’une armée et d’une organisation administrative modernes et efficientes, donc d’un Etat européen remplaçant les anachroniques Etats nationaux actuels. La coopération internationale (c’est à quoi équivaut en substance le Marché commun) peut dans certains cas remédier à l’absence d’unité étatique. Il est hors de doute que dans le secteur de la coopération nucléaire, en tirant parti du cadre de l’Euratom ou d’organisations similaires, on a fait et l’on fait encore quelque chose de positif. Mais quand tous les facteurs positifs et négatifs qui conditionnent le développement de ces secteurs entrent en jeu (que l’on pense d’une part à l’importance des commandes qui dépendent de l’importance des besoins militaires ou en tout cas de puissance — la course à l’espace — des Etats, d’autre part à l’obstacle que constitue, dans le cas d’une simple coopération internationale, non seulement la faible importance de ces besoins, mais la jalousie même entre les Etats, laquelle peut s’atténuer mais non disparaître), quand tous ces facteurs entrent en jeu, disais-je, il est évident que la coopération internationale ne suffit plus et que sont au contraire, nécessaires la force politique, la force économique et l’unité d’orientation que seul un Etat peut assurer.
Quand on dit que le Marché commun ne suffit pas, on ne veut pas dire seulement qu’il ne rapproche pas de l’unification politique, on veut également dire que, même dans le domaine économique, il n’est pas en mesure de garantir la survivance des industries-guides de l’économie et que, par conséquent, ses perspectives de développement sont extrêmement incertaines et que son infériorité par rapport au marché américain est destinée à se prolonger tant que l’unification politique de la zone des Six ne sera pas réalisée.
 
Francesco Rossolillo


[1] A ce propos Pierre Drouin, dans Le Monde du 13 mai, rappelle que, selon des études effectuées récemment du côté français il résulte justement que « la puissance économique des Etats-Unis se fonde sur un marché unifié depuis longtemps et encore bien protégé, ainsi que sur un marché financier actif et important, mais surtout sur une politique de progrès technique beaucoup plus audacieuse qu’en Europe. Les crédits investis dans la recherche représentent en moyenne 3% du produit national brut aux Etats-Unis (les crédits sont assurés pour les deux tiers par l’Etat, mais sont utilisés à proportion de 60% par l’industrie privée) et 1% du produit national brut en France. La part de recherche commandée à l’industrie et financée par le gouvernement n’est chez nous que d’un vingt-cinquième du chiffre américain… ».

 

 

 

 

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