LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 1, Page 30

 

 

L’ASSEMBLEE DE L’U.E.O.
ET LA FORCE ATLANTIQUE MULTILATERALE
 
 
En ce qui concerne la défense nous serions prêts à répéter sans modification, et en le considérant comme tout à fait actuel, ce que nous avons écrit il y a quelque temps à ce sujet.[1] Certes il y a eu depuis lors un fait indubitablement nouveau : l’accord russo-américain de moratoire nucléaire. Aucun démocrate sérieux ne peut manquer de s’en réjouir, lorsqu’il constate (comme le fait justement une résolution approuvée par l’Assemblée de l’U.E.O. au cours de sa dernière session) que cet accord peut porter à l’« élimination des risques de contamination de l’atmosphère par les substances radioactives » ; qu’il peut retarder (mais comment et pour combien de temps ?) « la diffusion des armes atomiques et améliorer les perspectives de paix mondiale » et de détente.
Mais aucun démocrate européen ne peut, d’autre part, s’empêcher de constater (nous citons un extrait de la relation de M. Kliesing à cette même Assemblée) que « tout de suite après la signature du traité de Moscou (5 août 1963) on aurait pu s’attendre à ce que, au moins dans quelques-uns des nombreux organismes européens, dans les conseils des Communautés européennes, au sein de l’Union de l’Europe Occidentale, ou dans une réunion ministérielle ad hoc, les ministres des Affaires étrangères se réunissent pour discuter cette première et importante tentative de mettre fin à la guerre froide. Mais il n’en a pas été ainsi, et il eût été difficile qu’il en fût autrement, parce qu’un pays européen avait adhéré au traité encore avant même que les signatures apposées par les parties originaires n’aient eu le temps de sécher. Cette absence de consultations étonne d’autant plus que les gouvernements auraient dû savoir que l’une des principales puissances européennes avait un intérêt considérable à ne pas signer le traité, et que d’autre part cela ne manquera pas d’avoir des incidences sur l’attitude future de l’Europe en matière de défense ».
Tel est l’état actuel de la coopération européenne : et c’est justement ce que nous appelons “Europe année zéro”. Or cet état (c’est-à-dire dans le cas qui nous intéresse le fait que l’Europe ait été totalement absente des négociations et de la conclusion de l’accord) ne peut manquer de donner à ce traité, du moins en partie, et quels que soient par ailleurs ses mérites, l’aspect d’un marché conclu par les deux grandes puissances à l’insu du reste du monde, et en particulier de notre continent, non pas essentiellement dans le but de réduire la tension ou de diminuer la dépense militaire, ou dans celui de purifier l’atmosphère, mais pour perpétuer leur supériorité atomique et pour cristalliser ainsi leur hégémonie sur la part du monde que le sort a dévolue à chacun d’eux : “la moitié pour toi, la moitié pour moi, en bons copains”. La ligne rouge Washington-Moscou est comme le symbole de ce trend toujours plus rapide de la Weltgeschichte qui repousse de plus en plus l’Europe des Etats vers la marge de l’histoire. Tout cela ne peut pas manquer, par ricochet, de donner force et crédit à la position gaulliste, inconsistante en soi, mais qui masque habilement sous l’étiquette de “l’indépendance européenne” son anachronique nationalisme français.
Le problème de la défense européenne se présente avec une clarté aveuglante sous la forme d’un dilemme extrêmement précis. Ou les Etats européens renoncent une fois pour toutes, définitivement et complètement, à la force de frappe, et alors ceux qui défendent cette thèse n’ont plus aucune ligne de défense contre ceux qui sont partisans du désarmement unilatéral total de nos Etats, de la neutralisation complète de l’Europe, de l’acceptation sans réserves et sans lamentations de la “marginalisation historique” dont nous avons parlé, dans l’espoir (à notre avis sans fondement) que la détente, ou même éventuellement les conflits entre les grands (un son plus un autre son peuvent parfois produire le silence) créent autour de notre continent cette zone durable de calme, de sécurité, de désengagement, qui, dans des circonstances historiques complètement différentes et qui, selon nous, ne peuvent se répéter, se créa par le passé autour de la Suisse et de la Suède et qui permit à ces Etats de se développer dans un isolationnisme (et un égoïsme) béat et oublieux.
Le premier et essentiel instrument de la défense, c’est la volonté de se défendre, sans laquelle on est perdu fût-on armé jusqu’aux dents ; et ceux qui savent que l’ultima ratio, l’argument décisif qu’est l’armement nucléaire, est aux mains des autres, et que son usage sera décidé par d’autres selon leurs propres intérêts supérieurs et non selon les intérêts européens, ceux-là ne peuvent pas réellement vouloir, au plus profond de leur âme, se défendre même au prix de leur propre vie, et ils feront mieux alors d’accepter tout à fait, sans feintes ni récriminations, leur propre hétéronomie : il faut vouloir les conséquences de ce que l’on veut ; ou, pour parler comme un vieux poète libertin français, il faut estre putain tout outre — ou du tout ne l’estre point.
Ou bien l’on pense que notre continent ne peut pas faire ce gran rifiuto (à la fois peu courageux et peu sage) et qu’il doit assumer ses propres responsabilités : et alors le propos de se défendre sérieusement (même atomiquement si c’est nécessaire) ou tout au moins celui d’exercer un poids réel sur la politique défensive de l’alliance occidentale et du monde en général (si c’est possible, et au moins à la longue, dans le sens d’un désarmement général, c’est-à-dire d’une fédération mondiale, puisque les deux termes sont étroitement corrélatifs) mène tout droit au préalable fédéral comme condition sine qua non pour que cette politique ne soit pas seulement une velléité ridicule et sans conséquences.
Puisque de Gaulle s’est mis décidément sur le chemin d’une telle velléité, il y aurait lieu de s’attendre à ce que les forces politiques intérieures françaises et les gouvernements des Six, que l’on a l’habitude de définir, tant les unes que les autres, comme “démocratiques”, adoptent clairement, jusque dans le domaine de la défense, la thèse fédéraliste de l’Europe démocratiquement — donc réellement, de façon supranationale — unie contre l’Europe des Etats (avec la France en tête, “plus égale” que les autres) soutenue par le général. Mais au contraire, tous ces imbéciles font, sans exception, le jeu de de Gaulle, en soutenant une solution encore plus fausse que la sienne, c’est-à-dire en faisant les chevaliers de la “force multilatérale” proposée par les Américains. (Et dire y a même des fédéralistes qui croient qu’il convient de faire les sots et de feindre d’avaler la pilule, sans-se rendre compte que c’est là le meilleur moyen pour être vraiment dupes, outre que de soi-même, de la politique gaulliste, et de faire au mieux le jeu de cette politique !).
L’Assemblée de l’U.E.O., le produit le plus hypocrite et le plus inconsistant du faux européisme officiel, est à cet égard ineffable comme toujours. Ecoutez le rapport de M. Duynstee sur la force nucléaire O.T.A.N., discuté au cours de la dernière session, et qui conclut ainsi : « La force nucléaire stratégique à effectifs mixtes que nous propose l’Alliance est de loin la formule la plus réaliste pour créer une force de dissuasion indivisible, un système de contrôle politique centralisé. Elle constitue un noyau central autour duquel pourront être créées des forces intégrées de l’O.T.A.N. jusqu’à ce que les différentes forces nationales existant actuellement soient fondues en un instrument de défense unique contre lequel un agresseur ne pourra pas se heurter avec des chances de vaincre. Peut-être cette formule contient-elle en germe une future force des Nations-Unies qui assurera un jour la paix du monde ».
Et dire que les arguments permettant de démanteler ce fatras de banalités, de demi-vérités et de franches absurdités, se trouvent dans les citations adjointes à ce même rapport et dans d’autres rapports discutés par la même Assemblée ! Celle-ci par exemple du Secrétaire d’Etat américain Dean Rusk : « Nous n’avons pas l’intention de transférer des armes nucléaires à un autre Etat dans le cadre de notre force multilatérale » (cité dans la relation Kliesing, doc. 288, p. 10).
Voilà qui s’appelle parler clairement. Et ce qu’il ajoute et qui n’a qu’une valeur formelle, à savoir que « la propriété elle contrôle des missiles et des ogives nucléaires seraient communs et ces derniers ne pourraient pas être retirés unilatéralement » (cité dans la relation Duynstee, doc. 290, p. 24) a bien peu de sens, car ce qui, compte c’est que, unilatéralement, c’est-à-dire par les Etats-Unis seulement, sera décidé en quelque cas que ce soit, ce qui est logique et naturel, l’emploi de ces engins. Pour une fois, même ce dadais de Fritz Elier arrive à dire à ce sujet quelque chose qui n’est pas tout à fait absurde, quand il affirme dans la revue Vehrkundeque : « en ce qui concerne l’avenir prévisible, seul le président des Etats-Unis peut disposer du pouvoir de prendre cette décision. Il n’existe pas encore de président de la Communauté Atlantique. Les décisions prises par des commissions liées à des systèmes de vote compliqués ou même au principe de l’unanimité ne contribuent certes pas à rendre la dissuasion plus croyable » (passage cité lui aussi dans la relation Duynstee, p. 21). Mais pour ne pas se démentir il ajoute tout de suite une bêtise qui révèle toute la logique (ou plutôt l’absurdité) de la force multilatérale : « Les choses étant ainsi, il s’agit de donner aux Européens leur place au sein des mécanismes qui préparent outre Atlantique les décisions du président américain » (oui, mais quelle place, et comment ?).
Nous avons déjà dit, mais nous jugeons opportun de le répéter, qu’on ne saurait rendre un meilleur service à de Gaulle que de continuer à employer ces “mots en liberté” — art dans lequel, comme nous l’avons vu, Duynstee est passé maître — : mots sous lesquels ne se cache aucune idée précise, ni aucune volonté sérieuse ; de même, comme nous l’avons déjà dit, mais comme nous jugeons également opportun de le répéter, ces fédéralistes qui croient faire les malins, en secondant ces imbéciles (parce qu’ils espèrent rester ainsi accrochés à la politique atlantique américaine, qui cherche de cette façon, mais assez maladroitement et sans perspectives lointaines, à ligoter de Gaulle), non seulement ne réussiront pas à opposer au général des obstacles valables, mais ils n’auront même pas, quand ce dernier disparaîtra, la satisfaction de voir faire par les imbéciles susdits, une politique substantiellement différente de la sienne.
Les cinq articles parus dans Le Monde entre le 5 et le 11 mai, et qui résument la philosophie défensive des “nouvelles gauches” françaises, nous le confirment encore une fois. En apparence c’est une critique impitoyable adressée à de Gaulle (les citations suivantes sont extraites du numéro du 10-11 mai) : « La politique actuelle dénonçant l’intégration des forces militaires comme périmée, retirant du commandement de l’O.T.A.N. ses forces aériennes, navales et terrestres, à la seule exception des unités stationnées en Allemagne, sacrifiant la modernisation de nos forces classiques à un armement nucléaire stratégique contestable, cette politique va à contre-sens du pacte atlantique. Tant qu’elle se poursuit à l’abri de la garantie américaine, elle peut n’avoir aucune conséquence fâcheuse pour la France. Mais la crainte de voir un jour les Etats-Unis se lasser d’alliés mettant perpétuellement en doute leur volonté de les défendre, ne doit pas être prise à la légère. La tentation isolationniste n’est pas totalement absente aux Etats-Unis », et si ces tentations avaient le dessus, elles porteraient, étant donné que la prétendue « indépendance militaire » de la France est un non-sens, « à la neutralisation totale de ce pays » avec des risques de guerre renouvelés.
En réalité il s’agit de contrepropositions pour une politique substantiellement gaulliste, même si c’est sans de Gaulle : poursuivons la grandeur nationale, mais puisque nous n’arrivons pas à faire la force de frappe stratégique, contentons-nous d’une robuste force de frappe tactique. Ainsi nous aurons la barrique pleine et la femme saoule ; en effet l’alliance atlantique, du moins dans la forme, restera sur pied, et par conséquent, (et c’est ce qui compte) « les réalisations atomiques militaires de la France seront bénéfiques », parce qu’elles auront le mérite de « contribuer au renforcement de sa puissance tout en ménageant à notre pays une place plus importante dans les charges acceptées et les responsabilités prises ».
Nous souvenant de l’enseignement contenu dans le mythe platonicien de la caverne, plutôt que cette ombre de de Gaulle, nous préférons de Gaulle en chair et en os, qui lui au moins parle un langage relativement plus clair et moins hypocrite que ces chicaneurs, et qui contribue ainsi, même si c’est de façon indirecte et involontaire, à cette œuvre pédagogique et morale dont l’Evangile lui-même proclame la nécessité, quand il affirme que « il faut que le scandale arrive ».
 
Andrea Chiti Batelli


[1] Voir notre article Nouvelle stratégie atlantique et défense de l’Europe, “Le Fédéraliste”, IV, 4.

 

 

 

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